Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/20

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Calmann Lévy (tome premierp. 170-178).



XX


Pendant que cette terrible partie se jouait, à deux pas de Lauriane inattentive, un étrange témoin veillait ; c’était le jeune loup élevé au chenil, qui avait pris les habitudes et les manières d’un chien, mais non les instincts, et le caractère. Il caressait volontiers tout le monde, mais n’était attaché à personne.

Couché aux pieds de Lucilio, il avait regardé avec inquiétude le jeu cruel de l’Espagnol, et le poignard étant tombé deux ou trois fois près de lui, il s’était levé et retranché derrière l’arbre, sans autre souci que celui de sa propre sûreté.

Cependant, comme le jeu continuait, l’animal, qui commençait à sentir ses dents, les montra plusieurs fois en silence, et, se croyant attaqué, eut, pour la première fois de sa vie, l’instinct de la haine de l’homme.

L’œil en feu, le jarret tendu, l’échine hérissée et frissonnante, il était caché à d’Alvimar par la tige colossale de l’il, d’où il guettait le moment favorable, et d’où il s’élança tout à coup pour lui sauter à la gorge.

Il l’eût, sinon étranglé, du moins blessé, s’il n’eût été vigoureusement repoussé par un coup de pied de Lucilio, qui l’envoya rouler à distance.

La brusque interruption du chant et le son plaintif que rendit la musette abandonnée par l’artiste, firent retourner vivement Lauriane.

Ne comprenant rien à ce qui se passait, elle accourut pour voir d’Alvimar, qui, transporté de colère, éventrait l’animal avec son couteau.

Il accomplit cet acte de répression avec toute l’ardeur de la vengeance. Il était facile de voir, sur sa figure pâle et dans son œil injecté, la joie mystérieuse et profonde qu’il éprouvait d’avoir quelque chose à égorger.

Il plongea trois fois l’acier dans les entrailles palpitantes, et, à la vue du sang, sa bouche se contracta d’une manière voluptueuse, que Lauriane, toute tremblante, serra de ses deux mains le bras de Lucilio, en lui disant à voix basse :

— Voyez, voyez ! César Borgia ! c’est lui en personne !

Lucilio, qui avait vu maintes fois à Rome le portrait peint par Raphaël, fut encore plus à même de saisir cette ressemblance, et fit signe de la tête qu’il en était vivement frappé.

— Mais quoi, monsieur ? dit la jeune dame, tout émue, à l’Espagnol triomphant ; vous croyez-vous ici au cœur d’une forêt, et pensez-vous m’être agréable en me présentant la tête ou les pattes d’un animal que j’ai nourri de mes mains et caressé encore tout à l’heure devant vous ? Fi ! vous n’avez point de civilité, et, avec ce couperet tout sanglant, vous avez l’air d’un boucher plus que d’un gentilhomme !

Lauriane était en colère, elle ne sentait plus que de l’aversion pour cet étranger.

Lui, sortant comme d’un rêve, s’excusa en disant que ce loup avait voulu le dévorer ; que c’était une mauvaise compagnie en une maison, et qu’il était content d’avoir délivré madame d’un accident qui eût pu arriver à elle aussi bien qu’à lui.

— Vous a-t-il donc attaqué ? reprit-elle en regardant Lucilio, qui faisait signe que oui. — Alors, il vous a donc mordu ? dit-elle encore ; où est la blessure ?

Et, comme d’Alvimar n’avait pas été touché, elle s’indigna de la frayeur qu’il avait eue d’une bête encore si jeune et si peu dangereuse.

— Le mot de frayeur n’est pas très-juste, répondit-il avec une sorte de rage ; je ne croyais pas qu’on pût le jeter à celui qui tient encore l’arme de mort ?

— Vous voilà bien fier d’avoir tué ce louveteau ! Un enfant l’eût fait, et la chose lui serait pardonnable, mais non point à un homme, à qui un coup de fouet eût suffi pour s’en débarrasser. Je le dis, messire, vous avez eu grand’peur, et c’est la maladie de ceux qui aiment à verser le sang.

— Je vois, dit l’Espagnol soudainement abattu, que j’ai encouru votre disgrâce, et je retrouve ici, comme dans tout, l’effet de ma mauvaise fortune. Elle est si obstinée, qu’en bien des moments j’ai eu la pensée de lui céder le gain d’une bataille où je ne trouve que désavantage et déplaisir.

Il y avait beaucoup de vrai dans ce que d’Alvimar venait de dire, et, comme, après avoir machinalement essuyé son poignard, il semblait hésiter à le remettre dans sa gaîne, Lauriane, frappée de l’expression sinistre de son regard, le crut un peu fou, par suite de quelque grand malheur, et disposé à s’ôter la vie.

— Pour vous pardonner, lui dit-elle, j’exige que vous me remettiez l’arme dont vous venez de faire un si méchant emploi. Je n’aime point cette lame traîtresse, que les gentilshommes de France ne portent plus, si ce n’est à la chasse. L’épée suffit à un chevalier, et, pour la sortir du fourreau devant une dame, il faut le temps de la réflexion. J’aurais toujours peur d’un homme qui cache sur lui une arme trop prompte et trop facile à manier, et, comme je ne vois point que celle-ci soit d’un grand prix, je vous demande de m’en faire le sacrifice, en réparation du déplaisir que vous m’avez causé.

D’Alvimar crut qu’en le désarmant, on le caressait. Néanmoins il lui en coûtait de se séparer d’une arme aussi fidèle, et il hésita.

— Je vois bien, lui dit Lauriane, que c’est le don de quelque belle à laquelle vous n’êtes point libre de désobéir.

— Si vous avez cette pensée, répondit-il, je vous veux l’ôter bien vite.

Et, mettant un genou en terre, il lui présenta le poignard.

— C’est bien, dit-elle en lui retirant sa main, qu’il voulait baiser. Je vous pardonne comme à un hôte qu’on ne veut point mortifier ; mais ce n’est rien de plus, je vous jure ; et, quant à cette méchante lame, si je la garde, ce n’est point pour l’amour de vous, mais pour empêcher le mal qu’elle peut faire.

Ils étaient alors au pied du donjon, où ils rencontrèrent le marquis et M. de Beuvre discourant avec feu.

Lauriane allait leur raconter ce qui venait de se passer ; mais son père ne lui en donna pas le temps.

— Écoutez ça, ma très-chère fille, lui dit-il en prenant sa main, qu’il passa sous le bras du marquis ; notre ami veut vous dire un secret, et, du temps qu’il vous le contera, je tiendrai compagnie de mon mieux à M. de Villareal. Vous le voyez, ajouta-t-il en s’adressant à Bois-Doré, je vous confie ma brebis sans crainte de vos grandes dents, et je ne lui dis rien pour vous déconsidérer devant elle ! Parlez-lui donc comme vous l’entendrez. S’il vous en cuit, je m’en lave les mains, vous l’aurez cherché !

— Je vois bien, dit madame de Beuvre au marquis, que vous avez quelque requête à me présenter.

Et, comme elle croyait qu’il s’agissait, comme de coutume, de quelque partie de chasse chez lui, elle ajouta que, quoi que ce fût, elle le lui octroyait d’avance.

— Prenez-y garde, ma fille ! s’écria M. de Beuvre en riant, vous ne savez point à quoi vous vous engagez !

— Vous ne m’effrayez point, répondit-elle ; il peut vitement parler.

— Ouais ! vous croyez ! mais vous vous trompez bien, reprit M. de Beuvre. Je gage que son compliment durera plus d’une heure. Allez donc tous les deux en quelque salle où vous ne serez point dérangés, et, quand vous aurez tout dit, vous viendrez nous rejoindre.

Le marquis ne se démonta point de ces plaisanteries. Il n’en était pas venu à la résolution de faire sa demande sans étouffer en lui-même quelques vives appréhensions de cet état de mariage ajourné par lui depuis une quarantaine d’années.

S’il était enfin décidé, c’est parce qu’il voulait faire la fortune et le bonheur de quelqu’un, et, cette idée une fois adoptée, il regardait comme un devoir de ne pas s’en laisser détourner.

À peine donc fut-il au salon, qu’il offrit son cœur, son nom et ses écus en style de l’Astrée, avec cette passion échevelée qui ne parle de rien moins que de tourments effroyables, de soupirs qui pourfendent le cœur, de frayeurs qui causent mille morts, d’espérances qui ôtent la raison, etc. ; tout cela d’une convention si chaste et si froide que la plus farouche vertu ne pouvait s’en effaroucher.

Quand Lauriane eut compris qu’il s’agissait de mariage, elle n’en fut pas aussi étonnée que son père.

Elle savait le marquis capable de tout, et, au lieu d’en rire, elle en eut pitié. Elle avait de l’amitié pour lui, et même du respect pour sa bonté et sa loyauté. Elle sentit que le pauvre vieillard se livrerait à d’interminables brocards, pour peu qu’elle en donnât l’exemple, et que les railleries amicales et modérées dont il était l’objet allaient devenir blessantes et cruelles.

— Non, pensa cette jeune et sage enfant, il n’en sera pas ainsi, et je ne souffrirai pas que mon vieil ami soit la risée des valets. — Mon cher marquis, lui dit-elle en s’efforçant de lui parler dans son style, j’ai souvent songé à la possibilité et à la convenance du projet que vous me communiquez. J’avais deviné votre belle et honnête flamme, et, si je ne l’ai point partagée, c’est que je suis encore trop jeune pour que le malin Cupidon ait fait attention à moi. Laissez-moi donc prendre encore un peu mes ébats dans l’île enchantée de l’Ignorance d’amour ; rien ne me presse d’en sortir, puisque je suis heureuse avec votre amitié. De tous les hommes que je connais, vous êtes le meilleur et le plus aimable, et, si mon cœur me parle, il se pourra bien qu’il me parle de vous. Mais ceci est écrit dans le livre des destinées, et vous me devez laisser le temps d’interroger la mienne. Si, par quelque fatalité, je devais être ingrate envers vous, je vous le confesserais avec candeur et avec repentance, car ce serait tout dommage et toute honte pour moi ; mais vous avez le cœur si grand et si excellent que vous me seriez encore ami et frère en dépit de ma sottise.

— Certes, je vous le jure ! s’écria Bois-Doré avec un naïf enthousiasme.

— Eh bien donc, mon loyal ami, reprit Lauriane, attendons encore. Je vous demande sept années d’épreuve, comme c’est l’antique usage des parfaits chevaliers, et faites-moi la grâce que cette convention demeure secrète entre nous. Dans sept ans, si mon âme est restée insensible à l’amour, vous renoncerez à moi, de même que, si je partage votre passion, je ne vous en ferai pas mystère. Je vous jure également que, si, avant le terme de cette convention, je suis touchée, malgré moi, des soins de quelque autre, je vous en ferai l’humble et sincère confession. À cela, il n’y a guère d’apparence ; pourtant je veux tout prévoir, tant je souhaite, perdant votre amour, de garder au moins votre amitié.

— Je me soumets à tout, répondit le marquis, et je vous jure, adorable Lauriane, la foi d’un gentilhomme et la fidélité d’un amant parfait.

— C’est sur quoi je compte, dit-elle en lui tendant la main ; je vous sais homme de cœur et berger incomparable. Sur ce, retournons auprès de mon père, et laissez-moi lui dire ce qui est convenu, afin que notre secret n’ait point d’autre confident que lui.

— Je le veux, répondit le marquis ; mais n’échangerons-nous point quoique gage ?

— Quel ? Parlez, j’y consens ; mais que ce ne soit point un anneau. Songez qu’étant veuve, je ne puis en porter d’autre que celui d’un nouveau mariage.

— Eh bien, permettez-moi de vous envoyer demain un présent digne de vous.

— Non pas ! ce serait mettre du monde dans la confidence… Donnez-moi la première babiole que vous aurez sur vous… Tenez, ce petit drageoir d’ivoire émaillé que vous avez là en la main !

— Soit ! mais que me donnerez-vous donc ? Car je vois que vous entendez comme il faut cet échange. Il faut que ce soit chose que l’on ait sur soi au moment où l’on s’est donné parole.

Lauriane chercha dans ses poches et n’y trouva que son mouchoir, ses gants, sa bourse et le poignard de M. Sciarra.

La bourse venait de sa mère : elle donna le poignard.

— Cachez-le bien, dit-elle, et, tant que je vous le laisserai, espérez en moi ; de même que, si je viens à vous le redemander…

— Je m’en percerai le sein ! s’écria le vieux Céladon.

— Non ! c’est une chose que vous ne ferez point, dit Lauriane avec un grand sérieux ; car j’en mourrais de douleur, et ce serait, d’ailleurs, manquer à la promesse que vous me faites de rester mon ami quand même.

— C’est juste, dit Bois-Doré en s’agenouillant et en recevant le gage. Je vous fait le serment de n’en point mourir, comme je vous fais celui de n’aimer ni seulement regarder aucune autre belle, tant que vous ne m’aurez point arraché l’espoir de vous plaire.