Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/30

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Calmann Lévy (tome premierp. 253-260).



XXX


À peine furent-ils en selle, que le marquis, s’adressant à Adamas, lui dit d’une voix émue :

— Vite, mon hausse-col, ma bourguignote, mes armes, mon cheval et deux hommes !

— Tout cela est prêt, monsieur, répondit Adamas. Maître Jovelin nous a tout commandé, disant, de votre part, que, si M. d’Ars repartait ce soir, vous lui feriez escorte… Mais à quelles fins ?…

— Tu le sauras quand je serai revenu, dit le marquis en remontant à sa chambre pour s’équiper. À-t-on eu soin d’apprêter les chevaux dans la petite écurie, de manière que les gens qui me doivent escorter fussent seuls dans le secret ?

— Oui, monsieur ; j’y ai eu l’œil en personne.

— Est-ce que tu vas bien loin ? s’écria Mario, qui venait de souper avec Mercédès et qui rentrait dans la chambre à coucher.

— Non, mon fils, je ne vais pas loin. Je serai ici dans deux petites heures. Vous devez dormir tranquille ; et vite, embrassez-moi !

— Oh ! comme tu te fais beau ! dit ingénument Mario ; est-ce que tu vas encore à la Motte-Seuilly ?

— Non, non. Je vais danser dans un bal, répondit en souriant le marquis.

— Emmène-moi, que je te voie danser, dit l’enfant.

— Je ne puis ; mais patientez, mon Cupidon ; car, à partir de demain, je ne ferai plus un pas sans vous.

Quand le vieux gentilhomme fut coiffé de son petit casque de cuir jaune rayé d’argent, doublé d’une coiffe ou secrète de fer, et orné de longs panaches tombant sur l’épaule ; quand il eut endossé son court manteau militaire, attaché sa longue épée, et bouclé, sous sa fraise de dentelle, le hausse-col d’acier brillant, Adamas put jurer sans trop de flatterie qu’il avait un grand air, d’autant plus que, les émotions de la soirée ayant fait tomber son fard, il avait à peu près sa figure naturelle, qui n’était point celle d’un dameret.

— Vous voilà prêt, monsieur, dit Adamas. Mais n’irai-je point avec vous ?

— Non, mon ami ; tu vas fermer toutes les portes de mon pavillon, et passer la soirée avec mon fils. S’il s’endort, tu lui feras un lit de campagne avec des cousins. Je le veux trouver là quand je rentrerai ; et, maintenant, éclaire-moi, je veux causer au salon avec maître Jovelin.

Il embrassa Mario à plusieurs reprises avec attendrissement, et descendit un étage.

— Où allez-vous, et qu’avez-vous résolu ? lui dirent les yeux expressifs de Lucilio.

— Je vais à Ars pour achever l’enquête… Et puis après, n’est-ce pas ? Après, s’il y a lieu, je me concerterai avec Guillaume pour que le traître ne se puisse échapper, et je reviendrai me consulter avec vous pour le reste. Au revoir donc bientôt, mon grand ami.

Lucilio soupira en regardant partir le marquis. Il lui semblait occupé de projets plus sérieux qu’il n’en avouait dans son programme.

Pendant que, sans se presser, le marquis se disposait à sortir, Guillaume et d’Alvimar, celui-ci suivi de Sanche, l’autre de ses quatre hommes d’escorte, se dirigeaient assez lentement vers le château d’Ars par le chemin d’en bas, c’est-à-dire par celui qui laisse les plateaux du Chaumois sur la droite et qui passe assez près de La Châtre.

La lune n’étant pas levée et les chevaux de Guillaume étant très-fatigués, on ne pouvait aller plus vite.

D’Alvimar profita de cette circonstance pour prendre, comme malgré lui, un peu d’avance avec son écuyer.

Alors, ralentissant sa monture :

— Sanche, lui dit-il, n’avez-vous rien oublié à Briantes de ce qui m’appartient ?

— Je n’oublie jamais rien, Antonio !

— Si fait, vous oubliez vos poignards dans le corps des gens que vous défaites.

— Encore ce reproche ?

— J’ai mes raisons pour le faire aujourd’hui. Dites-moi, mon cheval ne boite plus, mais le croyez-vous en état de fournir une longue course, cette nuit ?

— Oui. Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Écoutez bien, et tâchez de comprendre vite. Le colporteur était un gentilhomme, le frère du marquis de Bois-Doré. Le couteau dont vous vous servîtes est dans les mains de ce vieillard, qui a juré vengeance, et qui nous accuse par la bouche de je ne sais quel témoin.

— La Morisque.

— Pourquoi la Morisque ?

— Parce que ces maudits portent toujours malheur.

— Si vous n’avez pas d’autre raison…

— J’en ai d’autres, je vous les dirai.

— Oui, plus tard. Songeons à quitter ce pays sans d’autre explication avec le vieux fou. Je lui en ai dit assez pour lui faire prendre patience. Il m’attend demain.

— Pour un duel ?

— Non ; il est trop vieux !

— Mais il est fort rusé ; avez-vous envie de pourrir en quelque oubliette de son manoir ? N’importe, j’irai avec vous, si vous y allez.

— Je n’irai pas. Certaine prédiction me rend fort prudent. Quand nous serons auprès de cette petite ville dont vous voyez les feux là-bas, écartez-vous de l’escorte, disparaissez, et, un quart d’heure après, revenez me joindre en disant tout haut que quelqu’un de la ville vous a remis une lettre pour moi. J’irai jusqu’au château d’Ars comme pour la lire, et, aussitôt que j’aurai fait cette feinte, je dirai à M. d’Ars qu’il me faut partir à l’instant même. Est-ce entendu ?

— C’est entendu.

— Alors, attendons M. d’Ars et ne montrons aucune hâte.

Quand le bon M. de Bois-Doré, armé jusqu’aux dents et bien assis en selle sur le beau Rosidor, eut franchi l’enceinte du village de Briantes, il vit Adamas, monté sur une bonne petite haquenée fort paisible, se faufiler à son côté.

— Voire ! c’est vous, monsieur le rebelle ? dit le marquis d’un ton qui ne réussit pas à être courroucé ; ne vous avais-je point défendu de me suivre et ordonné de garder mon héritier ?

— Votre héritier est bien gardé, monsieur ; maître Jovelin m’a donné sa parole de ne le point quitter, et, d’ailleurs, je ne sache pas qu’en votre château il coure maintenant aucun risque, puisque l’ennemi est dehors et que nous lui allons sus.

— Je sais que le danger est pour nous maintenant, Adamas, et c’est pourquoi je ne voulais pas de toi qui est vieux et cassé, et qui, d’ailleurs, ne fus jamais un grand homme de guerre.

— Il est vrai, monsieur, que je n’aime guère à recevoir des coups, mais j’aime bien à en donner quand je peux. Je ne suis plus un jeune homme ; mais, si je n’ai pas bon pied, j’ai bon œil, et je prétends veiller à ce que vous ne tombiez pas dans quelque embûche. C’est pourquoi j’ai pris avec moi deux hommes de plus, qui nous rejoindront dans trois minutes. D’ailleurs, je serais devenu fou à vous attendre sans rien savoir et sans rien faire. Ah çà ! mon maître, où allons-nous, et de quelle façon allons-nous donner ?

— Tu vas voir, mon ami, tu vas voir ! Mais hâtons-nous. Il n’y a plus grand temps à perdre pour les rejoindre à mi-chemin d’Ars.

On prit le galop, et, en moins d’un quart d’heure, on se trouva en vue de Guillaume et de son escorte, qui continuaient d’aller un très-petit train.

La lune se levait et faisait briller les armes des cavaliers.

C’était à un endroit que l’on appelait et qu’on appelle encore La Rochaille, endroit assez voisin des habitations aujourd’hui, mais, en ce temps-là, très-aride et complétement désert.

Le chemin passait à mi-côte entre un petit ravin et une colline semée de grosses roches grises, parmi lesquelles poussaient d’assez maigres châtaigniers. Le lieu était mal famé ; les paysans de tous les temps ont attaché aux grosses pierres des idées superstitieuses, soit qu’ils les attribuent toujours indistinctement au travail des démons de l’ancienne Gaule, soit qu’ils les croient tombées du ciel, à l’effet d’exterminer le culte de ces mauvais diables.

Le marquis fit faire halte à sa petite troupe avant qu’elle eût été signalée par celle de Guillaume, et, piquant des deux, il alla se mettre en travers du chemin de son jeune parent.

En entendant approcher ce galop, Guillaume et d’Alvimar s’étaient retournés, le premier fort tranquille, pensant que c’était quelque voyageur épeuré, le second très-inquiet, et songeant toujours à la prédiction que semblaient confirmer et hâter les événements de cette soirée.

Lorsque Bois-Doré passa sur le flanc gauche de cette escorte, Guillaume ne le reconnut pas sous le costume militaire ; mais d’Alvimar le reconnut aux battements de son cœur troublé, et le vieux Sanche, averti par une émotion analogue, se rapprocha de lui.

Leurs anxiétés se dissipèrent lorsque Bois-Doré les devança sans leur parler. Ils pensèrent alors que ce n’était pas lui. Mais quand il se fut arrêté en présentant la tête de son cheval aux naseaux des leurs, ils se regardèrent et se serrèrent instinctivement l’un contre l’autre.

— Qu’est-ce donc monsieur ? dit Guillaume en prenant un de ses pistolets dans la fonte de sa selle. Qui êtes-vous et que demandez-vous ?

Mais, avant que Bois-Doré eût eu le temps de lui répondre, un coup de pistolet partait entre eux, et la balle coupait la bourguignote du marquis, lequel, voyant le mouvement de Sanche pour l’assassiner, s’était rapidement baissé en criant :

— Guillaume ! c’est moi !

— Mille tonnerres du diable ! s’écria Guillaume effrayé ; qui a tiré sur le marquis ? Au nom du ciel, marquis, êtes-vous touché !

— Nullement, répondit Bois-Doré ; mais je dois dire que vous avez, en votre compagnie, de sales poltrons, qui tirent sur un homme seul avant de savoir si c’est un ennemi ?

— Oui, certes, et sur l’heure j’en ferai justice, reprit le jeune homme indigné. Misérables drôles, lequel de vous a tiré sur le meilleur homme du royaume !

— Pas moi !… Ni moi !… Ni moi ! s’écrièrent à la fois les quatre valets de M. d’Ars.

— Non, non ! dit le marquis ; aucun de ces bons enfants n’eût fait pareille chose. J’ai vu celui qui a fait le coup, et le voilà !

En parlant ainsi, Bois-Doré, avec une dextérité, une vigueur et une promptitude dignes de ses meilleurs jours, coupait d’un coup de fouet la figure de Sanche, et, tandis que l’assassin portait les mains à ses yeux, il le prenait au collet, et, l’arrachant de sa selle, il le poussait à terre et fouaillait son cheval, qui s’emporta et disparut dans la direction de Briantes.

Au même instant, les quatre hommes du marquis, forçant la consigne qu’il leur avait donnée d’attendre ses ordres, arrivaient bride avalée, avec Adamas, que le bruit du coup de pistolet et celui du cheval en fuite avaient jeté dans l’inquiétude la plus vive.

— Ah ! vous voilà ! dit le marquis à ses gens. Eh bien, ramassez-moi ce cavalier démonté. Il m’appartient, vu que j’ai le droit d’épave sur cette route. Il est mon prisonnier. Liez-le ; il y a à se méfier de ses mains.