Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/45

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Calmann Lévy (tome 2p. 52-59).



XLV


Cet escalier en spirale est fort beau, large pour six personnes et léger comme les branches d’un éventail. Il est d’une pierre blanche assez friable ; beaucoup de marches sont entièrement rompues par la chute de quelque partie supérieure de l’édifice ; mais celles qui restent semblent fraîchement taillées et ne portent aucune trace d’usure. À chaque demi-tour de la spirale, une marche d’engagement est soutenue par une figure grimaçante, une bête fantastique, ou un demi-corps d’homme armé, sculpté en relief sur la muraille.

Le marquis s’amusa à regarder ces figures, qui semblaient s’agiter à la lueur vacillante de sa lanterne.

Il montait lentement, profitant de chaque repos pour écouter ; et, comme aucun autre bruit que celui du vent dans la toiture ne se faisait entendre, comme les portes des salles devant lesquelles il passait étaient fermées au cadenas, il doutait de plus en plus de la présence d’habitants quelconques. Il parvint ainsi jusqu’au dernier étage, où étaient situées les deux chambres destinées jadis au châtelain.

L’usage étant, au moyen âge, de se placer ainsi sous le faîte, et de rompre l’escalier, pour soutenir, en cas de besoin, un siége jusque dans son appartement, souvent les marches étaient interrompues dans la construction, et le châtelain n’entrait chez lui que par une échelle que l’on retirait le soir après lui. D’autres fois, les marches du dernier étage étaient, à dessein, tellement minces, qu’il suffisait de quelques coups de pic pour les briser.

C’était le cas, au château de Brilbaut ; mais les brisures dont le marquis avait à se méfier ne provenaient, comme nous l’avons dit, que d’accidents fortuits, et il put, avec ses grandes jambes, escalader les lacunes sans danger sérieux.

Ces deux chambres, dont le métayer lui avait parlé, étant celles que devait, au besoin, habiter Lucilio, le premier mouvement de Bois-Doré fut d’y entrer pour voir si elles avaient des châssis, ou tout au moins des volets pleins aux croisées ; car toutes celles de l’escalier, étroites et profondes, avec leur banc de pierre placé en biais dans l’embrasure, envoyaient des bouffées d’air impétueux contre lesquelles il avait eu de la peine à préserver sa lumière.

Mais, au moment d’ouvrir ces chambres seigneuriales, dont il avait les clefs, le marquis hésita.

Si le manoir servait de refuge à quelqu’un, ce quelqu’un était là, et, surpris dans son repos, il se mettrait en défense sans attendre d’explication. Cette exploration exigeait donc quelque prudence. Le marquis ne croyait pas aux esprits et avait d’autant moins de peur des vivants qu’il ne les cherchait pas à mauvaises intentions. Si quelque malheureux se trouvait caché là, quel qu’il fût, il était décidé à l’y laisser en paix et à ne pas trahir le secret qu’il aurait surpris.

Mais la première terreur du réfugié pouvait être hostile. Le marquis n’avait fait aucun bruit appréciable en entrant et en montant, puisque rien ne bougeait. Il devait, autant que possible, s’assurer de la vérité sans se laisser voir ni entendre, ou du moins sans se montrer brusquement.

À cet effet, il entra dans une salle sans porte, où régnait la plus profonde obscurité, les fenêtres étant toutes bouchées de planches ou de paille. Le plancher était couvert d’une couche de poussière et de ciment pulvérisé, d’une telle épaisseur, que les pas y étaient amortis comme sur de la cendre.

Bois-Doré marcha longtemps, voyant tout au plus à se conduire. Il avait fermé sa lanterne, qui n’était garnie ni de vitre ni de corne, mais d’un demi-cylindre de fer battu percé de petits trous, suivant l’usage du pays. Il ne se hasarda à la rouvrir que quand il eut atteint une extrémité de cet immense local, et après s’être bien assuré qu’il était en un lieu absolument tranquille et muet.

Il plaça alors son luminaire sur le plancher devant lui, et recula jusque dans une grande cheminée qui se trouvait près de lui.

De là, il put habituer peu à peu ses regards à une si faible clarté dans un si vaste espace, et distinguer une salle qui tenait toute la longueur du château.

Il examina la cheminée où il se trouvait. Elle était, comme tout le reste, en pierre blanche, et les socles angulaires, pénétrant dans le massif de la base, avaient leurs saillies si fraîches, qu’elles semblaient découpées de la veille ; les doubles baguettes de l’encadrement n’avaient ni entailles ni souillures d’aucune sorte, non plus que l’écusson vierge d’armoiries qui couronnait le manteau. Le tuyau même de la cheminée et l’âtre, non revêtu de plaque, n’avaient traces de feu, de fumée, ni de cendre. La construction inachevée n’avait jamais servi, cela devenait évident. Personne n’avait jamais occupé, personne n’occupait cette salle froide et nue.

Après s’être assuré de ce fait, le marquis s’enhardit à aller voir de près pourquoi une barrière de planches, à hauteur d’appui, coupait transversalement cet énorme vaisseau vers la moitié de sa profondeur. Arrivé là, il trouva le vide devant lui. Le plancher était tombé ou avait été supprimé tout entier, ainsi que celui des étages inférieurs, dans toute une moitié de l’édifice, peut-être pour faciliter l’engrangement des blés.

L’œil plongeait donc dans les ténèbres d’un local qui paraissait aussi grand qu’une église.

Bois-Doré était là depuis quelques instants, cherchant à se faire une idée de l’ensemble, lorsque, des profondeurs que son œil interrogeait en vain, une sorte de gémissement monta jusqu’à lui.

Il tressaillit, ferma et cacha sa lanterne derrière les planches, retint son haleine et prêta l’oreille, qu’il avait un peu dure et qui pouvait le tromper sur la nature des sons.

Était-ce une porte, un volet poussé par le vent ?

Il n’y avait pas trois minutes qu’il attendait, lorsque la même plainte, plus marquée encore, se répéta, et, en même temps, il lui sembla qu’un faible rayon de lumière, partant de bien loin au-dessous de ses pieds, illuminait ce fond d’édifice, qui, par rapport à lui, était bien littéralement un abîme.

Il s’agenouilla pour ne pas être vu, et regarda à travers les planches qui lui servaient de balustrade.

La clarté augmenta rapidement et bientôt devint assez vive pour lui permettre de voir, ou plutôt de deviner, dans un vague heurté d’ombre et de lumière, le fond d’une salle de rez-de-chaussée aussi grande que celle où il était, mais qui, avant l’écroulement des étages intermédiaires, avait dû être beaucoup plus élevée, ainsi qu’il en pouvait juger par la naissance des nervures de la voûte qui portaient sur des consoles chargées d’animaux et de personnages fantastiques, plus grands et plus saillants que ceux déjà vus dans l’escalier.

Pour tout ameublement, on distinguait quelques tas de fourrages secs, et des ais placés en barrière, vers le fond, avec des restes des crèches. Ce rez-de-chaussée avait longtemps servi d’étable à bœufs. Au milieu de ces ais, on apercevait des débris de jougs et de socs. Puis tout cela rentra dans l’ombre, et la clarté, en montant, vint frapper la grand pan de mur qui formait tout le pignon de l’édifice, et que le marquis voyait en face de lui sur une étendue d’une quarantaine de pieds.

Cette lumière, tantôt rougeâtre, tantôt blafarde, partait d’un foyer non visible, placé sous la voûte du rez-de-chaussée, c’est-à-dire dans la partie non écroulée, correspondant à celle d’où le marquis observait ce tableau sombre et flottant.

Tout à coup, il se fit un bruit de portes, de pas et de voix sous cette voûte, et une confusion d’ombres mouvantes et agitées, tantôt immenses, tantôt trapues, se dessina de la manière la plus bizarre sur le grand mur, comme si un grand nombre de personnes, allant et venant devant un vaste foyer, en eussent tour à tour masqué et démasqué le rayonnement.

— Voici, pensa le marquis, un jeu de cligne-musette assez curieux, et l’on ne saurait nier que ce château ne soit rempli d’ombres errantes et parlantes. Sachons ce qu’elles disent.

Il écouta ; mais, au milieu d’un murmure de paroles, de chants, de plaintes et de rires, il ne parvint pas à saisir une phrase, un mot, une intention.

L’effroyable sonorité de la voûte, qui renvoyait les sons comme les ombres sur la muraille opposée, confondait toutes les voix en une seule, toutes les interpellations en un bruissement confus.

Le marquis n’était pas sourd ; mais il avait la sensibilité auditive des vieillards, qui entendent très-bien une gamme de sons modérés et de paroles articulées, et qu’un vacarme, un pêle-mêle de voix trouble et offense sans résultat.

Il saisissait donc des inflexions et rien de plus : tantôt celle d’une grosse voix éraillée qui semblait faire un récit, tantôt un refrain de chanson interrompu brusquement par des accents de menace, et puis une voix claire qui semblait railler et contrefaire les autres, et qui soulevait un orage de rires violents et brutaux.

Parfois, c’étaient d’assez longs monologues, puis des dialogues à deux, à trois, et, tout à coup, des cris de colère ou de gaieté qui ressemblaient à des rugissements. En somme, il se pouvait que ces gens parlassent une langue que le marquis ne connaissait pas.

Il se persuada qu’il n’y avait là qu’une troupe de truands ou de bateleurs sans emploi, vivant de maraude et laissant passer les mauvais jours de l’hiver à l’abri de cette ruine, peut-être encore s’y cachant par suite de quelque méfait.

Ces rires, ces costumes bizarres qui se dessinaient devant lui en ombres chinoises, ces longs discours, ces dialogues animés avaient peut-être rapport à quelque étude d’un art burlesque.

— Si j’étais plus près d’eux, pensa-t-il, je m’en pourrais divertir ; il n’est point d’homme mal reçu en une compagnie, si mauvaise qu’elle soit, lorsqu’il entre en offrant sa bourse de bonne grâce.

Il reprit donc sa lanterne et se préparait à descendre, lorsque les conversations, les chants et les rires se changèrent en cris d’animaux si réels et si parfaitement imités, qu’on eût dit une basse-cour en rumeur. C’était le bœuf, l’âne, le cheval, la chèvre, le coq, le canard et l’agneau braillant tous ensemble. Puis tout se tut comme pour écouter les aboiements d’une meute, le son du cor, tous les bruits d’une chasse.

Était-ce un jeu ? Les acteurs songeaient-ils à se regarder sur la muraille ? Ils ne paraissaient pas simuler une action en rapport avec leur tapage.

Un enfant criait d’une voix aiguë au milieu de tout cela, soit pour faire comme les autres, soit effrayé dans son sommeil, et Bois-Doré vit passer l’ombre menue d’un petit corps qui avait des mouvements de singe. Ensuite, ce fut une grosse tête coiffée d’une sorte de morion empanaché, profilant sur le mur lumineux un nez grotesque, puis une tête chevelue qui semblait surmontée d’une calotte de prêtre, et qui parlait à une longue silhouette longtemps immobile comme celle d’une statue.

Puis tous les bruits cessèrent brusquement, et l’on n’entendit qu’une plainte sourde, qui ressemblait aux gémissements de la souffrance, et que Bois-Doré avait toujours saisie, revenant par intervalles, comme un douloureux point d’orgue dans les pauses de ce charivari effréné.

Le tumulte apaisé, l’ombre d’un crucifix gigantesque coupa en croix toute la muraille.

La lumière parut changer de place, et cette croix devint toute petite ; enfin, elle disparut, et une seule figure très-nettement dessinée prit sa place, tandis qu’une voix sépulcrale récitait d’un ton monotone une prière qui semblait être celle des agonisants.