Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/51

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Calmann Lévy (tome 2p. 116-124).


LI


Mario entra sans obstacle, il n’y avait pas de porte.

Il alla toucher Rosidor, qu’il reconnut à son harnais, à sa robe fine, aussi bien qu’à sa voix caressante ; et cette circonstance du cheval de son père, caché dans cette ruine, lui donna à réfléchir.

Le marquis se cachait peut-être lui-même. Peut-être était-il là aussi.

Mario chercha, appela avec précaution, et, s’étant assuré qu’il était seul, il crut devoir imiter l’exemple qui lui semblait être donné, en attachant Coquet par la bride à côté de Rosidor, et en se dirigeant à pied, et sans bruit, vers la nouvelle auberge.

Il longea les buissons et arriva sans être vu, au beau milieu d’une troupe de cavaliers qui s’installaient dans ce lieu, les uns occupés de leurs montures, qu’ils faisaient entrer dans la grande écurie en face ; les autres, déjà débarrés de ce coin, restaient en travers du chemin, échangeant à demi-voix et d’un air de mystère des paroles que Mario ne comprenait pas.

Il se glissa entre eux sans être aperçu ; mais, quand il fut sur le seuil de la vaste cuisine de l’auberge, éclairé par la lueur du foyer qui se projetait au dehors, il se sentit prendre au collet par une main rude, et une grosse voix lui dit en français, mais avec un accent allemand bien prononcé :

— On ne passe pas !

En même temps, il vit de chaque côté de la porte deux grands hommes noirs armés jusqu’aux dents, et qui montaient la garde.

Alors lui revinrent en mémoire les paroles de Sanche, et ce que Pilar lui avait dit du renfort attendu par les bandits.

— Je suis tombé dans le guêpier, se dit-il ; mais je suis déguisé, et ils me prendront pour un petit mendiant. Il faut absolument que je sache si mon père est là.

Il se mit donc à tendre la main et à quémander, du ton piteux qu’il avait entendu affecter aux bohémiens, et qu’il avait quelquefois pris lui-même, en riant sous cape, durant son voyage avec cette honorable compagnie.

On le lâcha aussitôt, mais en lui ordonnant de s’en aller, et, comme il ne comprenait pas, on le menaça en faisant mine de le coucher en joue.

Il allait s’éloigner, bien décidé à revenir, lorsqu’une autre voix, partant de l’auberge, donna un ordre en allemand, et sur-le-champ, au lieu de le repousser de la porte, on le reprit au collet et on le poussa dans la cuisine :

Là, sans avoir le temps de se rendre compte de rien, il se trouva en présence d’un personnage long, sec et brun, en habit militaire, qui lui dit avec un accent italien :

— Approche, petit, et, si tu as une lettre, donne-la.

— Je n’ai pas de lettre, répondit Mario en regardant l’étranger avec assurance.

— Alors, une commission verbale ? Parle !

— Avant de parler, dit l’enfant avec beaucoup de présence d’esprit, il faut que je sache à qui je parle.

— Diable ! dit l’étranger avec un sourire dédaigneux, nous sommes un garçon avisé ; c’est bien, cela ! Voilà le mot de passe : Saccage et Macabre ! Et toi, quel nom t’a-t-on donné ?

— La Flèche, répondit Mario à tout hasard.

— Hein ! qu’est-ce que cela ? dit l’Italien en fronçant le sourcil. Ça ne rime à rien !

— Attendez ! s’écria Mario inspiré par cette réponse, ce n’est pas tout. N’y a-t-il pas du pillage, dans votre mot d’ordre ?

— Ça rime mieux, fit l’autre en souriant toujours d’un air lugubre ; ce n’est pas encore tout, petit singe ! La mémoire vous fait défaut !

— Peut-être, reprit l’enfant ; il y a un second mot, je le sais bien ! N’est-ce pas Sanche ?

— Nous y voilà ! Or donc tiens-toi là dans un coin et n’en bouge. C’est moi qui suis le lieutenant Saccage ; le capitaine Macabre sera ici dans un quart d’heure. C’est à lui que tu dois rendre compte de ton message, dont, quant à moi, je me soucie fort peu. Hé, là-bas, taisons-nous ! cria-t-il aux cavaliers qui allaient et venaient autour de la maison en causant un peu plus haut qu’il ne fallait apparemment.

Il se fit un grand silence, et celui qui s’intitulait lieutenant Saccage, s’adressant à Mario, qui avisait au moyen de s’introduire dans une autre pièce pour chercher son père ou quelqu’un qui pût lui en donner des nouvelles.

— Mon bel ami, lui dit-il, il est bon que tu saches la consigne, pour ta gouverne. On renvoie ou l’on arrête quiconque veut entrer céans ; on fait feu sur quiconque veut en sortir. Tu entends ça ?

— Mais je n’ai pas de raisons pour vouloir sortir, répondit prudemment Mario ; je cherche s’il y a ici quelque chose à manger ; j’ai faim.

— Ça m’est fort égal, mon petit. Nous aussi, nous avons faim, et nous attendons que le capitaine nous donne l’ordre de manger.

Mario n’avait pas faim. Il était fort inquiet. Il apercevait dans la pièce du fond, qui était une sorte d’office et de garde-manger, maîtresse Pignoux et sa servante allant et venant d’un air affairé. Il lui sembla que madame Pignoux le voyait et qu’elle le reconnaissait, et même qu’elle parlait à la servante, comme pour l’avertir de se taire sur cette découverte.

Mais tout cela pouvait bien être une illusion, et Mario guettait le moment où Saccage aurait le dos tourné pour tâcher d’échanger un mot ou un regard avec l’hôtesse. Il savait que son père et lui étaient adorés dans la maison.

Il prit le parti de faire semblant de s’endormir, et bientôt Saccage sortit pour donner des ordres.

Alors l’enfant s’élança vers madame Pignoux en lui disant :

— C’est moi ! ne dites rien ! Où est mon père ?

— Là-haut ! répondit à la hâte madame Pignoux, qui, bien que vieille, était encore maîtresse femme, ayant bon pied, bon œil.

Elle montrait à Mario l’escalier de bois qui conduisait à la salle à manger, dite salle d’honneur de l’auberge du Geault-Rouge.

Mais, comme l’enfant y grimpait déjà :

— Point ! dit-elle en le retenant ; ils ne savent pas qu’il est ici ! Ne bougez, mon jeune maître ! Ils le tueraient !

— Qui sont donc ces gens-là ?

— Du méchant monde ! Savez-vous ce que c’est que des arêtes ?

— Non !… Attendez !… Vous voulez peut-être dire… des reîtres ?

— Oui, c’est ça ! Mon valet Jacques, qui a servi, les a bien reconnus. C’est des bandits qui mettent tout à feu et à sang où ils passent.

— Pourtant, ils ne vous ont pas fait de mal ?

— Non ; ils veulent manger et boire ; après quoi, Dieu sait s’ils ne brûleront pas la maison, et nous avec ! C’est comme ça qu’ils payent leur dépense !

— Madame Pignoux, il faut que mon père se sauve d’ici ! Comment faire ?

— Pas possible à présent ! Ils gardent les portes de tous les côtés, et votre papa n’est plus d’âge à sauter par les fenêtres. D’ailleurs, à quoi bon ? La maison est entourée, et ils ne nous laissent pas seulement aller au poulailler et à la cave sans nous marcher sur les talons.

— Mais, au moins, il faut cacher mon père ! Ah ! je suis bien sûr, à présent, que c’est à lui qu’ils en veulent ! Où est-il ?

— Dans la chambre de mon homme, qui, par bonheur, n’est point céans ! Il a été faire un repas de noces à La Châtre et ne reviendra que demain. Ils l’ont demandé par son nom !

— Qui ? mon père ?

— Non, mon homme ! Voyez un peu comment il se fait qu’ils le connaissent ! J’ai dit qu’il était malade, et je l’ai dit bien fort, pour que votre papa l’entendît de là-haut. J’espère qu’il aura eu l’idée de se mettre dans le lit.

— Et eux, ils n’ont pas eu l’idée de monter ?

— Si fait, ils ont regardé la salle d’honneur, et ils ont dit…

— Mais ils reviennent ? taisons-nous, dit Mario.

Et il courut reprendre son coin dans la cuisine et son attitude assoupie.

— Allons, vieille sorcière, dépêchons-nous ! s’écria Saccage, qui rentrait accompagné de deux de ses acolytes ; mettez le couvert, et servez-nous du meilleur. Voici le capitaine Macabre qui arrive. Vous autres, dit-il à ses soldats, vous ferez observer la consigne : Silence et patience ! Personne ne songera à manger avant que le capitaine soit à table. Le capitaine s’arrête ici pour faire un bon souper, et n’entend pas qu’on pille le garde-manger pour ne laisser que les os à lui et à ses officiers. Souvenez-vous de ceux qui ont été pendus à Linières pour avoir fait main-basse sur les provisions. Allez ! — J’ai parlé français pour vos oreilles, madame la guenon, ajouta-t-il en s’adressant à l’hôtesse dès que ses soldats furent sortis ; c’est pour que vous sachiez qu’il ne s’agit point ici de pleurnicher et de pousser des soupirs… Travaillez bien et mettez la broche. Allons ! et, si le rôt brûle par votre faute, gare à votre vieille carcasse !

— Et comment voulez-vous que je me dépêche, étant à peu près seule pour tout faire ? dit madame Pignoux sans s’émouvoir des injures. Nous ne sommes ici que deux vieilles femmes. Faites-moi rendre mon valet pour qu’il mette le couvert ; je ne peux pas être en haut et en bas en même temps, peut-être ?

— Ton valet est suspect, la vieille. Il a eu l’air de se sauver en nous voyant, et il a ensuite essayé de cacher l’avoine. Il a reçu une bonne volée, et, à présent, il travaille pour nous.

— Eh bien, et ce galopin-là ? reprit l’hôtesse, qui parlait tout en embrochant ses volailles ; est-il de votre bande ? ne saurait-il m’aider ?

— Aide-la, vaurien, dit Saccage à Mario, et travaillons proprement !

Mario se leva avec une nonchalance affectée, en demandant ce qu’il fallait faire.

— Eh ! va-t’en là-haut, avec la servante, s’écria madame Pignoux, et mettez vivement la nappe !

Mario monta et dit à la servante :

— Mon père ? la chambre où il est ? Vite !

Elle le conduisit au second étage, et l’enfant gratta légèrement à la porte, qui était fermée et verrouillée en dedans.

Le marquis reconnut aussitôt cette petite main, qui grattait ainsi tous les matins à la porte de sa chambre à coucher.

— Oh ! Dieu ! s’écria-t-il en ouvrant vite, toi ici ? Mais ce costume, qu’est-ce à dire ? Avec qui es-tu venu ? comment ? pourquoi ?

— Je n’ai pas le temps de m’expliquer, répondit Mario. Je suis seul ; je veux que tu te sauves d’ici. Fais comme moi, père, déguise-toi !

— Tiens, c’est vrai ! dit la servante, voilà les affaires de notre maître ; mettez-vous-les dessus, monsieur le mar…

— Pas de marquis ! dit Mario ; va-t’en, ma bonne fille ; et vous, mon père, vous serez maître Pignoux.

— Mais pourquoi me montrer ? observa le marquis, tout en défaisant machinalement son pourpoint ; je ne saurai pas comme vous, mon fils, jouer la comédie qu’il faudrait !

— Si fait ! si fait, père ! Mais, dites-moi, ne connaissez-vous pas un reître qui s’appelle Macabre ? Je vous ai, je crois, entendu dire quelquefois ce nom-là.

— Macabre ? Oui, certes, je connais ce nom-là et l’homme aussi, si c’est le même qui…

— Y a-t-il longtemps qu’il ne vous a vu ?

— Diable ! oui ! quelque chose comme vingt ou trente ans… peut-être davantage !

— Eh bien, c’est bon ! Montrez-vous sans crainte ; faites l’aubergiste, et nous trouverons moyen de fuir.

— Ce ne sera pas possible, mon enfant, dit le marquis en continuant à se déshabiller. Nous avons affaire à de rusés compères. Imaginez-vous qu’ils sont venus sans plus de bruit que si c’eût été une troupe de mulets marchant au pas et conduits par un seul homme. Je ne me méfiais pas ; l’hôtesse dormait au coin de son feu ; moi, j’étais dans la salle, lisant l’Astrée en attendant l’heure.

— Cachons l’Astrée ! Les cuisiniers ne lisent pas des livres reliés en soie, dit Mario en saisissant le volume, que le marquis avait posé machinalement près de son chapeau, en prenant possession de la chambre de l’aubergiste.

Et, en même temps, à mesure que le marquis se dépouillait d’une pièce de son habillement, l’enfant la cachait sous les fagots d’un petit grenier voisin.

— Mais, toi, mon pauvre enfant, reprenait le marquis agité comme l’on peut croire, ils ne t’ont donc pas reconnu pour un gentilhomme ? Ils ne t’ont pas fait de mal, mon Dieu ?

— Non, non ; parlons de toi, mon père. Tu n’as donc pas essayé de sortir avant qu’ils eussent posé leurs sentinelles ?

— Non, sans doute. Je ne me doutais de rien ! Ils faisaient si peu de bruit que j’ai cru à une halte de muletiers, et c’est quand ils ont eu bloqué la maison qu’ils ont élevé un peu la voix, et que j’ai vu, à travers la fenêtre, que j’étais pris dans un traquenard par la pire espèce d’égorgeurs et de larrons que je connaisse. Je me suis tenu tranquille, pensant qu’ils partiraient bientôt ; mais j’ai entendu des mots italiens que j’ai un peu compris. Ils veulent, je crois, rester ici jusqu’au jour. Je me suis dit alors que, ne me voyant pas arriver à Brilbault, où je suis attendu à dix heures, mes gens, inquiets de moi, viendraient dans la nuit me trouver ici, où ils savent que je devais m’arrêter. Ce serait le mieux de les attendre. Ces reîtres ne sont qu’une douzaine ; j’ai pu à peu près les compter, et, quand je verrai arriver notre monde, je saurai bien nous frayer un passage vers eux à beaux coups d’épée sur ces drôles.

— Mon père, dit Mario, qui regardait à la fenêtre, ils sont vingt-cinq au moins à cette heure ! car en voilà encore une bonne bande qui vient d’arriver. Nos gens ne pensent pas encore à venir te chercher, et, d’un moment à l’autre, ces reîtres peuvent fouiller la maison du haut en bas pour piller.

— Eh bien, mon enfant, me voilà déguisé de pied en cap ; reste près de moi, comme pour soigner l’hôte malade. Si l’on vient, on nous laissera tranquilles. On ne maltraite et ne rançonne que les gens bien montés et bien vêtus… Ah ! à propos, mon cheval me fera reconnaître. Ils ont dû le voir !

— Ton cheval est caché, et le mien aussi.

— Vrai ? C’est donc le brave valet d’écurie qui aura trouvé moyen… Mais qu’ont-ils à crier ainsi, les brigands ? Les entends-tu ?

— C’est moi qu’ils appellent ! Reste-là, mon père ; ne t’enferme pas : ce serait donner des soupçons. Tiens, les voilà qui entrent dans la salle ici-dessous. J’y vais ! écoute tout ; les cloisons sont minces ; tâche de comprendre, et sois tout prêt à venir si je t’appelle à mon tour.