Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/55

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Calmann Lévy (tome 2p. 152-163).



LV


Tout allait bien.

Macabre et ses acolytes, vaincus par le fier regard et le fier silence du majestueux cuisinier, étaient charmés, d’ailleurs, de pouvoir faire honneur à ses plats, et peut-être n’eût-il pas été forcé de se montrer de nouveau ; mais une malheureuse distraction de sa part vint tout gâter.

La Proserpine laissa tomber l’éventail de plumes qu’elle portait à sa ceinture en compagnie d’une daguette et de deux pistolets ; et, par une fatale habitude de galanterie dont il ne s’était jamais départi, même envers sa gouvernante, le marquis se baissa pour ramasser l’objet, qu’il présenta avec émotion, s’apercevant trop tard de sa bévue.

Il y eut un moment de surprise et d’incertitude dans les yeux de la Proserpine, un moment long comme un siècle ; enfin, la dame s’écria en portant la main à ses pistolets :

— Je veux mourir de la grand’mort, si c’est là maître Pignoux !

— Quoi ? qu’est-ce à dire ? s’écria à son tour le Macabre. Arrive ici, vieux fricotier, et montre ton sale museau à la compagnie. Par la mort-diable ! s’il y a ici quelque supercherie et qu’un vil gâte-sauce ait usurpé les fonctions de maître-queux, je prétends faire de son cuir une écumoire.

Le marquis n’écouta pas les menaces du brigand ; il sentit que le moment de la crise était venu, et poussa Mario hors de la salle, en lui disant :

— Va donc en bas, toi ! ma femme t’appelle !

Puis il se présenta résolûment en face de la Proserpine et la regarda avec cette suprême dignité que l’homme de cœur est seul capable d’invoquer contre de lâches adversaires.

Malgré le grotesque accoutrement de son maître, la servante Bellinde ne put se défendre d’un sentiment de respect et de remords. Elle tenait dans ses mains la vie de celui qu’elle voulait humilier et piller, mais non pas faire tourmenter et égorger. Elle hésita encore un instant, et dit :

— Ma foi, maître Pignoux, je vous reconnais à cette heure ! mais par la mordi ! vous êtes bien changé ! Vous avez donc fait une grosse maladie ?

— Oui, madame, répondit Bois-Doré touché de ce bon mouvement : j’ai eu beaucoup de fatigue dans ma maison depuis que j’ai été forcé de me séparer d’une personne qui me servait fort bien.

— Je sais de qui vous parlez, reprit la Bellinde. C’était un trésor que vous avez méconnu et jeté à la porte comme un chien. Oui, oui, je sais comment la chose s’est passée. Tout le tort est de votre côté, et, à présent, vous en êtes aux regrets ! Mais il est trop tard, ma foi ! elle ne vous servira plus !

— Elle fera bien de ne plus servir personne, si elle peut s’en dispenser ; mais je me flatte que, en quelque situation qu’elle soit, elle n’a point oublié ma générosité envers elle. Je la quittai sans reproche et sans lésinerie, elle pourra vous le dire.

— Il suffit ; nous parlerons de ça plus tard. Servez-nous bien, et, pour ce, retournez à votre ouvrage, mon vieux. Allez !

En sortant, Bois-Doré la vit parler bas à un de ses hommes.

— Nous sommes sauvés ! dit-il à Mario dans l’escalier. Elle ne m’a pas trahi, et elle vient de donner l’ordre de nous laisser sortir !

Et, dans sa candeur, le marquis se dirigeait avec Mario vers la porte de la cuisine ; mais il s’était bien trompé : la Proserpine avait, au contraire, renouvelé l’ordre du blocus.

Il fallait donc feindre encore et s’occuper de la confection de la fameuse omelette aux pistaches.

Une heure environ s’écoula sans apporter de changement à cette burlesque et tragique situation.

On faisait grand bruit dans la salle. Macabre criait, jurait et chantait. C’était tantôt de la gaieté brutale et tantôt de la colère.

Voici ce qui se passait :

Le lieutenant Saccage était un homme positif et net comme son nom. Il trouvait absurde que l’on se préparât à un coup de main qui exigeait une marche rapide et silencieuse, par un souper qu’il savait bien devoir dégénérer en orgie.

Macabre était un bandit adonné à tous les excès qui étaient le véritable but de ses courses. Il n’avait pas, comme son lieutenant, les qualités du spéculateur, et, si je ne craignais de profaner les mots, je dirais que, dans sa vie d’aventures, il portait une sorte d’ivresse qui en était la poésie sombre et brutale. Il était aussi bohémien que larron, mangeant tout et n’étant riche que par crises.

L’autre amassait froidement et plaçait à mesure. Il entendait les affaires, ne donnait rien au plaisir et s’amassait une fortune. De nos jours, il eût été un fripon mieux posé : il eût filouté en habit noir et vécu dans le monde, au lieu de courir les routes et de détrousser les passants.

Chaque siècle a son trafic, et, dans les guerres civiles du XVIe et du XVIIe siècle, le brigandage s’était organisé en industrie régulière et en calculs positifs.

Saccage aspirait à se débarrasser du Macabre. Il n’eût osé l’attaquer de front ; mais il faisait comme M. le Prince avec le roi de France. Il poussait son maître dans le danger, comptant qu’une arquebusade l’emporterait et lui ferait la place nette.

Dans cette prévision, il tâchait de plaire à la Proserpine, gardienne de la caisse et des bijoux, et la dame, tout en ménageant l’époux de rencontre, ne décourageait pas l’époux en herbe que les hasards de la guerre pouvaient lui rendre utile à un moment donné.

Ce système de coquetterie commençait à être visible pour Macabre, et il se sentait partagé entre le besoin de se laisser mener par le nez et celui d’administrer une solide correction à sa déesse.

Il eût voulu aussi, à chaque instant, casser les brocs sur la tête de son rival, et cependant il sentait combien l’activité et la constante lucidité de ce lieutenant lui étaient nécessaires, à lui qui ne pouvait se résigner à être sobre et à vivre sur le qui-vive.

Si bien que, fatigué de cette alternative de colères et de réconciliations qui se renouvelait à chaque repue, le capitaine prit le parti de noyer ses soucis dans le vin clairet des coteaux de La Châtre, et commença, après avoir beaucoup déraisonné, à éprouver l’invincible besoin de faire un somme, le nez sur son assiette, dans un reste de pâté.

Alors, seulement, Saccage put parler raison à la Proserpine.

— Vous voyez, ma Bradamante, lui dit-il, que cet ivrogne n’est bon à rien, et, si vous m’en croyez, nous le laisserons dormir ici tout son soûl et courrons piller le susdit manoir. Au retour, demain, nous reprendrons ici ce beau capitaine, qui ne servirait maintenant qu’à gêner notre expédition.

Proserpine nourrissait une idée toute fraîche éclose, idée hardie et bizarre, dont elle n’avait garde de faire part au lieutenant.

Elle feignit d’acquiescer à son désir de tout préparer pour le départ.

— Allez faire manger la troupe, répondit-elle ; je vais veiller ce dormeur, et, s’il s’éveille, je le ferai boire pour qu’il reprenne son somme.

Saccage descendit à l’office, se fit livrer toutes les provisions en porc salé et conserves de gros gibier, puis passa à l’écurie, où ses hommes et ceux du capitaine s’étaient installés.

La distribution des vivres et surtout du vin fut faite sous ses yeux avec une prudente parcimonie ; il veilla lui-même à ce que la garde fût bien montée. Les hommes de Proserpine étaient attablés dans la cuisine et soupaient joyeusement de la copieuse desserte des officiers.

Pendant ce temps, la lieutenante fit monter le maître-queux, qui la trouva chauffant ses grosses jambes bottées, dans une attitude masculine.

Ils étaient seuls, car le capitaine ronflait dans son pâté.

— Asseyez-vous là, marquis, et causons, dit-elle d’un air affable assez risible. Il faut que vous connaissiez votre situation et la mienne, et je vous ferai voir bien des choses en peu de mots, car le temps presse.

Le marquis s’assit en silence.

— Il faut vous dire, reprit la dame-brigand, que, lorsque vous me renvoyâtes incivilement de votre gentilhommière, j’entrai au service de madame de Gartempe, qui s’en allait dans le pays Messin de Lorraine, où elle a des biens de conséquence.

— Je le sais, dit le marquis ; vous étiez là chez une dame fort qualifiée, et ce n’était point déroger. Comment se fait-il !…

— Que je l’aie si tôt quittée ? Je m’étais mis la dévotion en tête chez vous, parce qu’on aime à faire le contraire de ce que font les gens qui nous commandent ; et c’est pour cela que, trouvant ma grande dame trop exigeante pour ma conscience, je me tournai du côté des réformés, ce qui me servit à me faire chasser par elle, beaucoup plus durement que par vous, je le confesse !

» Sur ces entrefaites, il arriva au pays Messin un corps d’aventuriers de tous les pays, qui avaient servi ce brave capitaine que l’on appelle là-bas le bâtard de Mansfeld, et qui, battus sur l’autre rive du Rhin par les troupes catholiques de l’empereur cherchaient fortune en Alsace et en Lorraine.

» On avait grand’peur de ces gens-là, moi tout comme les autres ; mais le hasard me fit rencontrer parmi eux quelqu’un que vous voyez ici, et qui, ayant sauvé une bonne somme, venait de congédier ses soldats et songeait à revenir à Bourges pour s’établir et vieillir en paix.

» Il se rappelait si bien le Berry, que la connaissance fut bientôt faite et qu’il m’offrit son cœur et sa main.

» Je ne sais pourquoi j’hésitai à me lier ; mais en ce qui est très-assuré, mon cher marquis, c’est que votre château sera pris cette nuit et brûlé demain matin.

— C’est donc là véritablement le but de votre expédition ? dit le marquis affectant un grand calme. Est-ce vous qui avez suggéré cette idée au capitaine Macabre ? Je ne puis croire que vous soyez une personne vindicative et perverse à ce point.

— L’idée n’est pas venue de moi ; mais, sans le vouloir, je l’ai suggérée à cet animal rapace, pour lui avoir imprudemment parlé de votre trésor. À peine sut-il le fait, qu’il m’accabla de questions, et moi, sans savoir où il voulait en venir, je lui donnai assez de détails pour le convaincre qu’il serait facile de s’en emparer.

» À mes paroles imprudentes se joignirent des lettres que j’eus aussi l’imprudence de lui montrer. L’une venait de M. Poulain ; l’autre de Sanche. Tous deux me donnaient des nouvelles de M. d’Alvimar ; tous deux me croyaient encore dans ce qu’ils appellent les bons principes, et, comme il est utile d’avoir des amis partout, je me gardais de leur faire savoir en quelle compagnie je me trouvais.

» Si bien, mon cher marquis, qu’un beau jour Macabre s’en alla en Alsace et y retrouva plusieurs de ses anciens reîtres ; il en enrôla d’autres qui ne demandaient qu’à rentrer en campagne, et s’adjoignit le lieutenant Saccage, qui est un homme habile et infatigable, et, tout cela fait, il vint à Linières, d’où, avec quelques-uns des siens, il s’en alla, la nuit dernière, à Brilbault, donnant rendez-vous aux autres pour cette nuit à l’auberge isolée où nous voici. »

Bois-Doré écoutait avec grande attention, mais en cachant la surprise et l’inquiétude que lui causaient toutes ces découvertes.

En se rappelant les apparitions de Brilbault, il jeta machinalement les yeux sur la muraille de la salle où il se trouvait et vit se répéter la figure à gros nez crochu, à longue moustache et à morion empanaché du capitaine Macabre.

C’était bien là le profil qu’il avait vu à Brilbault, et nul doute que le recteur Poulain, qu’il avait cru y reconnaître, ne fût aussi de la partie. D’ailleurs, le marquis ne venait-il pas d’entendre de la bouche de Proserpine que d’Alvimar avait survécu au terrible duel de la Rochaille ?

Il s’abstint de toute réflexion, et se contenta d’interroger la dame, qui le confirma dans toutes ses appréhensions.

D’Alvimar avait vu avec horreur le huguenot Macabre à son lit de mort.

Mais Sanche avait fait serment de se joindre aux reîtres, avec ceux des bandits bohémiens qui voudraient le suivre, aussitôt que d’Alvimar aurait rendu le dernier soupir.

— Dès ce matin, ajouta Proserpine, Macabre est retourné à Thevet, où nous l’attendions, Saccage et moi, avec nos gens, et où nous étions campés hors la ville sans vouloir effrayer ni maltraiter personne. C’est ainsi que, grâce à la prudence et à la bonne discipline de nos aventuriers, nous avons pu faire plus de cent lieues à travers la France, sans être forcés de livrer bataille. Nous nous faisions passer pour des volontaires vendus au roi, et nous montrions un faux brevet. De cette manière, ceux de nos gens qui voudront aller chercher fortune dans le camp huguenot ou ailleurs pourront gagner le Poitou. Macabre compte leur donner carrière, sauf à tirer de son côté avec vos dépouilles, s’il voit nos cavaliers s’aventurer dans de trop mauvaises affaires. Donc, mon cher marquis, nous voici en mesure de vous ruiner, et, pour votre malheur, vous êtes venu vous jeter ici dans les mains de gens bien décidés à vous ôter la vie.

— C’est-à-dire que mon sort est dans les vôtres, répondit le marquis, et vous me le dites pour me faire comprendre la reconnaissance que je vous dois. Comptez, Bellinde, qu’elle ne se bornera point à des paroles, et que, si vous renoncez également à faire marcher sur Briantes, vous y trouverez plus de profit qu’à partager mes dépouilles avec cette bande de larrons.

— Pour cela, je vous l’ai dit, marquis, ce n’est pas moi qui dirige ; mais je puis vous aider à vous débarrasser du capitaine, et faire entendre raison au lieutenant, qui aime mieux l’argent que les coups.

— Donc, c’est ma rançon et celle de mon château que vous voulez. Évaluez d’abord celle de ma personne, laquelle est, je le confesse, sans défense, en votre pouvoir. Quant au château…

— Quant au château, vous pensez qu’une fois libre, vous le défendrez ! Aussi ne serez-vous point libre avant que nous en soyons sortis, à moins que…

— À moins que je ne paye ?

— À moins que vous ne signiez, monsieur le marquis ! car votre seing est sacré pour qui, comme votre fidèle Bellinde, connaît l’honneur d’un gentilhomme tel que vous.

— Que voulez-vous donc que je signe ? dit le marquis, facilement résigné toutes les fois qu’il s’agissait d’argent.

La Proserpine garda un instant le silence. Son visage prit une expression de malice diabolique, et cependant il s’y peignit, en même temps, une anxiété singulière, comme si elle eût rougi quelque peu de ses exigences.

— Allons, allons, lui dit le marquis, parlez et finissons vite, avant que votre compagnon s’éveille.

— Mon compagnon n’est pas mon époux, vous le savez, monsieur le marquis, reprit la lieutenante en minaudant. Il est fort laid et fort bête… et, bien que vous ne soyez pas plus jeune que lui, vous avez encore des agréments… auxquels je n’ai pas toujours été aussi insensible que je le paraissais.

— Quelles folies me contez-vous là, ma pauvre Bellinde ?… Allons, trêve de plaisanteries… Concluons !

— Je ne plaisante pas, marquis ! J’ai toujours eu la passion d’être une femme de qualité, et, s’il faut conclure, voici mon unique et dernier mot : Soyez libre ! pas de rançon ! Partez, courez défendre votre manoir, si je ne puis empêcher qu’on l’attaque, et, quel que soit le résultat de l’affaire, vous tiendrez la parole que vous allez m’écrire de me prendre pour votre femme légitime et légataire universelle.

— Ma femme, vous ! s’écria le marquis en reculant de stupeur ; y songez-vous ? ma légatrice ! quand Mario…

— Ah ! nous y voilà ! c’est le beau petit qui est l’achoppement. Mais soyez tranquille, j’aurai des bontés pour lui, s’il se conduit avec moi comme il le doit, et, à ma mort, votre bien pourra lui revenir, pourvu que je sois contente de lui.

— Bellinde, vous êtes folle ! dit le marquis en se levant ; à moins que tout ceci ne soit un jeu…

— Ce n’est point un jeu, et, mort de ma vie ! dit-elle en se levant aussi, si vous n’écrivez tout de suite ce que j’exige, j’éveille le capitaine et je fais monter mes gens !

— Faites-moi donc massacrer, si bon vous semble, répondit Bois-Doré : je ne me prêterai jamais à votre fantaisie ! Mais sachez que je ne me laisserai point égorger comme un mouton et que…

Le marquis, dégainant son couteau, s’était élancé vers la porte pour recevoir les assassins, que Bellinde, étranglée de dépit, s’efforçait en vain d’appeler, lorsque le Macabre se leva tout à coup en trébuchant, et lança à la tête de son épouse un broc qui l’eût tuée, s’il eût eu la main plus assurée.

— Détestable carogne ! s’écria-t-il en la poursuivant par la chambre ; ah ! tu veux épouser ton vieux marquis ? Tu me crois sourd peut-être, et tu ne sais pas que le capitaine Macabre ne dort que d’un œil et d’une oreille ! Reste-là, toi, marquis ! Je ne t’en veux point, car tu as refusé les offres de cette damnée Putiphar. Reste, dis-je ! Aide-moi à attraper la diablesse ! Je lui veux tordre le cou en bonne forme et faire un tambour de sa peau !

Malgré ces séduisantes invitations, le marquis, laissant les deux amants aux prises, s’était élancé dans l’escalier, et Mario, effrayé du bruit qui se faisait dans la salle haute, s’était aussi élancé vers lui. Mais ils ne purent ni remonter ni descendre.

D’un côté, Proserpine, poursuivie par le Macabre, qui l’assommait à coups de bâton de chaise, roulait sur eux dans l’escalier, de l’autre, les reîtres de la lieutenante accouraient pour apaiser cette scène conjugale.

Ce fut bientôt fait.

La Proserpine, échevelée, se releva et se jeta au milieu d’eux, qui, sans respect pour le capitaine, le saisirent assez brutalement, l’emportèrent dans la salle et l’y enfermèrent en se moquant de ses cris et de ses menaces.

La lieutenante, habituée à ces orages, ne fut pas longtemps non plus à se remettre.

À peine eut-elle avalé un verre de genièvre de Marche, que lui présenta un de ses pages, qu’elle chercha d’un œil d’oiseau de proie sa victime, réfugiée dans un coin.

— Le cuisinier, le cuisinier ! s’écria-t-elle. Amenez devant moi le cuisinier.