Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/63

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Calmann Lévy (tome 2p. 220-228).


LXIII


Ce fut par une délicieuse soirée de printemps que Mario, courant dans la prairie de l’enclos avec Lauriane, tous deux riant d’une voix aussi harmonieuse que le chant des rossignols, vit accourir Mercédès effrayée.

— Venez, venez, ma bien-aimée dame, dit la Morisque en entourant de ses bras sa jeune amie ; tâchons de fuir, on ne vous prendra qu’après m’avoir tuée.

— Et moi donc ! s’écria Mario en ramassant sa petite rapière, dont il s’était débarrassé pour jouer. Mais qu’est-ce donc, Mercédès ?

Mercédès n’avait pas le temps de s’expliquer. Elle savait que l’huis était gardé par les soldats de la prévôté ; elle voulait essayer de rentrer au château en cachant Lauriane sous sa mante, et de la faire évader par le passage secret.

Mais l’entreprise était impossible, et Mario s’y opposa en voyant que l’huisset était également gardé.

Pendant qu’ils délibéraient, le marquis était fort en peine : il avait déclaré aux agents de la prévôté, qui lui exhibaient leurs pouvoirs en bonne forme, que madame de Beuvre était sortie à cheval avec son fils. Mais, comme on exigeait sa parole d’honneur et qu’il feignait d’être offensé du soupçon, afin de se dispenser de faire un faux serment, le soupçon grossissait, et, tout en lui demandant humblement pardon, on gardait les huis au nom du roi, et on procédait à de minutieuses perquisitions dans la maison.

La garde prévôtale de La Châtre n’était pas si nombreuse et si bien équipée qu’elle eût pu envoyer une grosse troupe à Briantes.

En outre, officiers et soldats obéissaient à contrecœur, et eussent fort souhaité de ne point fâcher le bon M. de Bois-Doré. Mais ils craignaient d’être dénoncés à M. le Prince, qui était fort redouté dans la ville et dans le pays.

Ils faisaient donc consciencieusement leur office, espérant que M. de Bois-Doré ferait menace et résistance, auquel cas, n’étant peut-être pas les plus forts, ils étaient tout prêts et tout disposés à déguerpir, comme c’était assez la coutume dans les différends entre la force provinciale exécutive et les seigneurs de campagne récalcitrants.

Le marquis voyait bien la situation, et Aristandre se mangeait les poings d’impatience, attendant le signal de tomber sur le dos de MM. les gardes. Mais Bois-Doré sentait que le cas était grave, et qu’il ne s’agissait pas seulement de rosser le guet dans une affaire de clocher.

M. de Beuvre était trop compromis pour que la défense de sa cause ne fût pas un acte de rébellion contre l’autorité royale, et ces portes gardées au nom du roi l’étaient mieux en cette circonstance que par une armée, aux yeux de tout châtelain patriote.

Bois-Doré, malgré son antique bataillerie de caractère et son vieux fonds de protestantisme incorrigible, avait toujours, depuis la fin des Valois, personnifié la France dans le roi, et, à cette époque, où les derniers efforts de la Réforme allaient, involontairement sans doute, mais fatalement, à nous livrer aux ennemis de l’extérieur, Bois-Doré était dans le vrai sentiment de la nationalité.

Cependant il ne voulait à aucun prix abandonner la fille de son ami.

Il savait quelles persécutions on exerçait dans les couvents contre les enfants des familles protestantes, et par quelle résistance énergique Lauriane aggraverait peut-être contre elle-même la rigueur de ces persécutions.

Il fallait échapper à cette nouvelle crise par adresse, et il implorait du regard, à la dérobée, le génie fécond d’Adamas.

Adamas allait et venait, faisant l’agréable avec les archers, se grattant la tête avec désespoir quand on ne le voyait pas.

Il songea bien à inonder le préau en levant, de ce côté-là, les pelles de l’étang, ou à mettre le feu à la maison au moyen de quelques fagots entassés dans le hangar, sauf à se griller un peu la barbe pour l’éteindre quand on aurait réussi à éloigner l’ennemi ; mais, au milieu de ses perplexités, il vit arriver Lauriane calme et fière, donnant le bras à Mario pâle et pensif.

La Morisque les suivait en pleurant.

Quatre gardes de la prévôté les accompagnaient assez respectueusement.

Voici ce qui s’était passé.

Lauriane s’était fait expliquer de quoi il s’agissait. Elle avait compris que toute résistance pour la sauver attirerait sur ses amis l’accusation de haute trahison. Elle savait bien que son père avait joué sa tête, et, en le voyant partir, elle avait bien prévu que sa propre liberté serait menacée un jour ou l’autre. Elle n’en avait jamais dit un mot ; mais elle était prête à tout subir plutôt que de renier ses opinions.

Ce fut en vain que Mario et Mercédès la supplièrent avec passion de se taire et de se tenir tranquille : elle éleva la voix en déclarant et jurant qu’elle voulait se livrer ; et, lorsque les gardes qui la cherchaient approchèrent de la prairie, elle en était déjà sortie et marchait droit à eux.

Ils hésitaient à s’emparer d’elle, doutant, à son assurance, que ce fût elle, en effet.

Mais elle se nomma, en leur disant :

— Ne portez pas la main sur moi, messieurs ; je me rends de bonne grâce. Permettez-moi seulement d’aller saluer mon hôte, et veuillez m’accompagner.

Le marquis fut douloureusement ému de cette apparition ; mais il ne put qu’admirer le grand cœur de cette généreuse enfant.

— Monsieur, dit-il au lieutenant de la garde prévôtale, vous me voyez résigné à obéir à votre mandat, puisque telle est la volonté de madame ; mais vous ne voudrez point demeurer en reste d’honneur avec elle. Vous souffrirez qu’avec mon fils et sa gouvernante, je la conduise à Bourges en ma carroche. Je n’emmènerai que deux ou trois valets, et nous seront escortés et surveillés par vous avec autant de rigueur qu’il vous conviendra.

Une si juste requête fut écoutée, et la famille eut une heure pour faire ses préparatifs de départ.

Lauriane s’en occupait avec un admirable sang-froid.

Mario, consterné et comme hébété, laissait Adamas l’habiller sans songer à rien.

Il était assis pendant qu’on le bottait, et semblait n’avoir pas la force de soulever ses petites jambes.

Lucilio s’approcha et lui mit sous les yeux ces paroles, écrites en italien :

« Ayez du cœur à l’exemple de ce brave cœur. »

— Oui, s’écria Mario en jetant ses bras autour du cou de son ami, j’y fais mon possible, et je comprends bien ce qu’elle fait. Mais ne pensez-vous point que mon père songera à la délivrer ?

— Si faire se peut, dit Adamas, n’en doutez point monsieur. Adamas ne vous quittera point, Dieu merci, et avisera à toute heure. Si monsieur se résigne, c’est qu’il y a bien de l’espérance à garder.

Le marquis emmenait effectivement, dans sa grand’carroche, Adamas et Mercédès. Clindor monta sur le siége avec Aristandre.

Il fut convenu que Lucilio, sur le compte duquel le marquis n’était pas très-rassuré, se rendrait secrètement à Bourges de son côté.

— Monsieur, dit Adamas au marquis, lorsqu’ils eurent dépassé La Châtre, je la tiens !

— Quoi, mon ami ? que tiens-tu ?

— Mon idée ! Quand nous serons à Étalié, nous demanderons à prendre un instant de repos chez madame Pignoux. Elle a une filleule de l’âge de madame Lauriane, avec laquelle nous la ferons changer d’habits et que nous emmènerons à la place de madame.

— Mais cette filleule se trouvera-t-elle là à point nommé ?

— Si elle ne s’y trouve point, dit Mario, que ranimaient les projets d’Adamas, c’est moi qui prendrai la jupe, l’écharpe de tête et le chaperon de Lauriane, et je serai censé rester chez madame Pignoux, tandis qu’elle restera en ma place dans l’auberge, d’où il lui sera aisé de se sauver chez Guillaume ou chez M. Robin, quand nous serons un peu loin.

— Mes enfants, dit le marquis, faites tout pour le mieux, mais ne me dites rien ; car on est bien gêné de ne pouvoir nier sur sa parole, et on me le demandera certainement quand la feinte sera découverte. Tentez donc quelque autre chose et parlez bas. Je ne vous écoute point du tout.

— Vous oubliez, dit Lauriane, que je ne me prêterai à aucune chose pour me mettre en liberté. Ne cherchez point, Adamas ; et toi, Mario, prends-en ton parti. J’ai juré à Dieu d’accepter mon sort.

En effet, Lauriane refusa de mettre pied à terre à l’auberge du Geault-Rouge, où l’échange projeté aurait pu avoir quelque chance de succès.

Mario espéra qu’un peu plus loin, sur la route, elle se raviserait et accepterait quelque autre combinaison ; mais on eut beau lui remontrer que les choses pouvaient s’arranger sans compromettre le marquis, elle fut inflexible.

— Non, non, disait-elle, personne ne croira que le marquis n’a pas fermé les yeux volontairement. Qui sait, mon pauvre Mario, si on ne te garderait pas en otage jusqu’à ce que l’on m’eût retrouvée ? Et quant à Adamas, il irait en prison certainement. C’est ce que je ne veux point, et, de gré ni de force, je ne consentirai à m’échapper ; car, si vous y tentez, je crierai et mènerai du bruit pour me faire reprendre.

Lauriane fut inébranlable dans sa résolution. Il fallut perdre l’espoir de la soustraire à la captivité, et l’on arriva à Bourges beaucoup plus abattu et découragé que l’on n’était parti de Briantes.

Le résultat de cette soumission fut assez favorable.

Le lieutenant-général, M. Biet, qui avait compté sur la rébellion du marquis pour gâter ses affaires, fut fort surpris de le voir se présenter devant lui avec Lauriane, et réclamer pour elle une retraite honorable et les égards auxquels la dignité de sa conduite lui donnait droit.

M. Biet dut se radoucir, feindre un grand regret de la mesure de rigueur qu’il attribuait aux ordres secrets du Prince, et consentir à ce que Lauriane fût conduite au couvent des religieuses de l’Annonciade, dont Jeanne de France, tante de son illustre aïeule Charlotte d’Albret, avait été la fondatrice. Lauriane avait là quelques amies, et il lui fut permis de garder Mercédès pour la servir.

Ce couvent était de ceux où l’ardente propagande jésuitique n’avait pas encore pénétré. Les religieuses cloîtrées, vouées à la vie contemplative, ne menaçaient pas Lauriane d’un prosélytisme trop rigoureux.

Le marquis eut avec la supérieure une conférence dans laquelle il sut la bien disposer en faveur de la jeune recluse, et il obtint la permission de la voir tous les jours avec Mario, au parloir, en présence de la sœur écoute.

Malgré cette espérance, le cœur de Mario se brisa lorsqu’il entendit retomber, entre lui et sa chère compagne, la lourde porte du couvent.

Il lui semblait qu’elle n’en sortirait plus jamais, et il n’était pas non plus sans inquiétude pour Mercédès, qui s’efforçait de sourire en le quittant, mais qui devint un instant comme folle quand elle ne le vit plus et qu’elle se sentit condamnée, pour la première fois de sa vie, à dormir sous un autre toit.

Aussi ne dormit-elle guère, non plus que Lauriane. Elles causèrent presque toute la nuit, et pleurèrent ensemble, ne craignant plus d’affliger Mario de leur douleur.

— Ma Mercédès, disait Lauriane en embrassant la Morisque, je sais quel sacrifice tu me fais en te séparant de ton enfant pour me consoler.

— Ma fille, lui répondit la Morisque, je te confesse que c’est encore Mario que je console en toi, puisque Mario t’aime peut-être encore plus qu’il ne m’aime. Ne dis pas que non : je l’ai bien vu ; mais je ne suis point jalouse de toi, car je sens que tu feras le bonheur de sa vie.

Il n’y avait pas moyen d’ôter à la Morisque la persuasion de ce mariage invraisemblable, et Lauriane n’osait la contredire, en ce moment-là surtout.

Bois-Doré avait quelques doutes sur les ordres donnés par le Prince à l’égard de Lauriane.

Le Prince était une perfide, avare et ingrate nature ; mais il n’était pas cruel, et son aversion pour les femmes n’allait pas jusqu’à la persécution.

D’ailleurs, le marquis avait cru voir quelque trouble chez le lieutenant-général lorsqu’il l’avait questionné sur les prétendus ordres secrets du Prince. Il espéra l’amener, par douceur et persuasion, à révoquer son arrêt.

Il envoya un exprès en Poitou pour tâcher de retrouver M. de Beuvre et l’engager à revenir au plus vite, et il s’établit à Bourges, autant pour suivre son plan auprès de M. Biet que pour ne pas perdre de vue sa chère pupille.

L’exprès ne put rejoindre M. de Beuvre : celui-ci était retombé en mer, on ne savait vers quels rivages.

Au bout de deux mois on n’avait pas reçu de ses nouvelles.

Lauriane le pleurait. Elle n’était pas dupe des contes que lui faisait le marquis pour lui persuader que certaines gens l’avaient aperçu et qu’il se portait bien. Il feignait d’être gêné par la présence de la sœur écoute, qui dormait tout le temps, et de n’oser communiquer les lettres à l’appui de ses assertions.

Lauriane prit le parti de paraître tranquille pour tranquilliser Mario, qui avait toujours les yeux fixés sur elle avec anxiété.