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Les Bijoux indiscrets/30

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Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 250-253).
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CHAPITRE XXX.

suite de la conversation précédente.

Mangogul était le seul qui eût écouté la leçon de philosophie de Mirzoza, sans l’avoir interrompue. Comme il contredisait assez volontiers, elle en fut étonnée.

« Le sultan admettrait-il mon système d’un bout à l’autre ? se disait-elle à elle-même. Non, il n’y a pas de vraisemblance à cela. L’aurait-il trouvé trop mauvais pour daigner le combattre ? Cela pourrait être. Mes idées ne sont pas les plus justes qu’on ait eues jusqu’à présent ; d’accord : mais ce ne sont pas non plus les plus fausses ; et je pense qu’on a quelquefois imaginé plus mal. »

Pour sortir de ce doute, la favorite se détermina à questionner Mangogul.

« Eh bien ! prince, lui dit-elle, que pensez-vous de mon système.

— Il est admirable, lui répondit le sultan ; je n’y trouve qu’un seul défaut.

— Et quel est ce défaut ? lui demanda la favorite.

— C’est, dit Mangogul, qu’il est faux de toute fausseté. Il faudrait, en suivant vos idées, que nous eussions tous des âmes ; or, voyez donc, délices de mon cœur, qu’il n’y a pas le sens commun dans cette supposition. « J’ai une âme : voilà un animal qui se conduit la plupart du temps comme s’il n’en avait point ; et peut-être encore n’en a-t-il point, lors même qu’il agit comme s’il en avait une. Mais il a un nez fait comme le mien ; je sens que j’ai une âme et que je pense : donc cet animal a une âme, et pense aussi de son côté. » Il y a mille ans qu’on fait ce raisonnement, et il y en a tout autant qu’il est impertinent.

— J’avoue, dit la favorite, qu’il n’est pas toujours évident que les autres pensent.

— Et ajoutez, reprit Mangogul, qu’en cent occasions il est évident qu’ils ne pensent pas.

— Mais ce serait, ce me semble, aller bien vite, reprit Mirzoza, que d’en conclure qu’ils n’ont jamais pensé, ni ne penseront jamais. On n’est point toujours une bête pour l’avoir été quelquefois ; et Votre Hautesse… »

Mirzoza craignant d’offenser le sultan, s’arrêta là tout court.

« Achevez, madame, lui dit Mangogul, je vous entends ; et Ma Hautesse n’a-t-elle jamais fait la bête, voulez-vous dire, n’est-ce pas ? Je vous répondrai que je l’ai fait quelquefois, et que je pardonnais même alors aux autres de me prendre pour tel ; car vous vous doutez bien qu’ils n’y manquaient pas, quoiqu’ils n’osassent pas me le dire…

— Ah ! prince ! s’écria la favorite, si les hommes refusaient une âme au plus grand monarque du monde, à qui en pourraient-ils accorder une ?

— Trêve de compliments, dit Mangogul. J’ai déposé pour un moment la couronne et le sceptre. J’ai cessé d’être sultan pour être philosophe, et je puis entendre et dire la vérité. Je vous ai, je crois, donné des preuves de l’un ; et vous m’avez insinué, sans m’offenser, et tout à votre aise, que je n’avais été quelquefois qu’une bête. Souffrez que j’achève de remplir les devoirs de mon nouveau caractère. »

« Loin de convenir avec vous, continua-t-il, que tout ce qui porte des pieds, des bras, des mains, des yeux et des oreilles, comme j’en ai, possède une âme comme moi, je vous déclare que je suis persuadé, à n’en jamais démordre, que les trois quarts des hommes et toutes les femmes ne sont que des automates.

— Il pourrait bien y avoir dans ce que vous dites là, répondit la favorite, autant de vérité que de politesse.

— Oh ! dit le sultan, voilà-t-il pas que madame se fâche ; et de quoi diable vous avisez-vous de philosopher, si vous ne voulez pas qu’on vous parle vrai ? Est-ce dans les écoles qu’il faut chercher la politesse ? Je vous ai laissé vos coudées franches ; que j’aie les miennes libres, s’il vous plaît. Je vous disais donc que vous êtes toutes des bêtes.

— Oui, prince ; et c’est ce qui vous restait à prouver, ajouta Mirzoza.

— C’est le plus aisé, » répondit le sultan.

Alors il se mit à débiter toutes les impertinences qu’on a dites et redites, avec le moins d’esprit et de légèreté qu’il est possible, contre un sexe qui possède au souverain degré ces deux qualités. Jamais la patience de Mirzoza ne fut mise à une plus forte épreuve ; et vous ne vous seriez jamais tant ennuyé de votre vie, si je vous rapportais tous les raisonnements de Mangogul. Ce prince, qui ne manquait pas de bon sens, fut ce jour-là d’une absurdité qui ne se conçoit pas. Vous en allez juger.

« Il est si vrai, morbleu, disait-il, que la femme n’est qu’un animal, que je gage qu’en tournant l’anneau de Cucufa sur ma jument, je la fais parler comme une femme.

— Voilà, sans contredit, lui répondit Mirzoza, l’argument le plus fort qu’on ait fait et qu’on fera jamais contre nous. »

Puis elle se mit à rire comme une folle. Mangogul, dépité de ce que ses ris ne finissaient point, sortit brusquement, résolu de tenter la bizarre expérience qui s’était présentée à son imagination.