Les Billets de la Banque de France sous le régime du cours forcé

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Les Billets de la Banque de France sous le régime du cours forcé
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 388-409).
LES
BILLETS DE LA BANQUE DE FRANCE
SOUS LE RÉGIME DU COURS FORCE.

En 1806, au moment de l’organisation de la Banque de France, Napoléon Ier s’écriait : « La France manque d’hommes qui sachent ce que c’est que la banque; c’est une race d’hommes à créer. » Il paraît que la création n’a pas eu lieu encore, car un publiciste éminent de la Revue d’Edimbourg disait il y a quelques années : « On est étonné de voir avec combien peu de science financière sont conduites des affaires commerciales immenses. » Serait-il donc vrai en effet que, pour ce qui touche un des intérêts essentiels des sociétés, le monde soit à peu près livré à l’empirisme, et qu’il n’y ait pas de science à laquelle on puisse rattacher le mouvement des capitaux et particulièrement ce qui concerne la circulation monétaire, autrement dit l’instrument d’échange? On serait tenté de le croire en voyant ce qui s’écrit tous les jours, ce qui se dit même du haut des tribunes parlementaires dans les pays les plus avancés.

En 1810, lors de la fameuse enquête qui eut lieu en Angleterre à propos de la dépréciation des bank-notes, pendant la suspension des paiemens, il y eut des hommes d’état considérables, des financiers, des administrateurs de la banque principale, qui vinrent déclarer que cette dépréciation n’existait pas. Si les bank-notes perdaient 25 pour 100 par rapport à l’or, ce n’était pas, selon eux, qu’elles eussent moins de valeur ; seulement le prix de l’or avait monté par suite de circonstances exceptionnelles et surtout à cause de l’agiotage dont il avait été l’objet. On cherchait comment on pourrait bien rendre fixe la valeur de la livre sterling, de façon à la mettre à l’abri de ces oscillations qui résultaient de la spéculation sur les métaux précieux. Les uns proposaient de dire qu’elle était égale à l’intérêt de 33 livres 6 shillings 8 deniers placés en rentes 3 pour 100 consolidées; d’autres, et parmi eux lord Castlereagh, soutenaient que c’était une valeur idéale indépendante de la monnaie métallique destinée à la représenter. On ajoutait qu’on ne pouvait pas savoir s’il y avait dépréciation, attendu que les bank-notes n’avaient jamais eu d’autre valeur que celle qui leur était attribuée par la confiance du public, et que cette confiance était encore entière. Voilà où l’on en était en 1810 en Angleterre dans les régions les plus élevées du gouvernement, et, je le répète, parmi les administrateurs de la banque principale elle-même, car il y en eut plusieurs qui défendirent ces théories : on niait la dépréciation, et on ne voyait dans l’état des choses aucun motif pour restreindre la circulation fiduciaire. Il est vrai que ces idées ne furent point partagées par la majorité de la commission qui fît l’enquête. Celle-ci rédigea au contraire dans un sens entièrement opposé un excellent rapport qui est devenu célèbre sous le nom de Bullion’s report. Elle reconnut la réalité de la dépréciation, déclara qu’elle était la cause de l’élévation de tous les prix, de l’émigration de l’or, et qu’il était du devoir de la Banque d’Angleterre de se guider sur le change avec le dehors pour augmenter ou restreindre la circulation fiduciaire ; mais ces conclusions, soumises au parlement, ne furent pas adoptées ; on prétendit de nouveau que l’abondance de l’émission était sans influence sur le prix des choses et sur le taux du change, et que les bank-notes avaient conservé leur valeur. Robert Peel, qui devait faire plus tard l’acte de 1841, fut de cet avis et vota avec la majorité pour condamner les principes du Bullion’s report.

On pourrait croire qu’aujourd’hui, en 1874, on est plus avancé, et que personne ne se fait plus illusion sur le danger qu’il y a d’augmenter la circulation fiduciaire, et surtout qu’on ne se méprend plus sur la dépréciation dont elle est l’objet lorsque l’or fait prime. Il n’en est rien : des hommes très autorisés dans le monde financier nient encore les inconvéniens du cours forcé et s’inquiètent peu de la dépréciation possible des billets de banque ; on pourrait même, si on le voulait, trouver une certaine analogie entre ce qui se passe chez nous en ce moment et ce qui a eu lieu en Angleterre en 1810. De même que nos voisins, nous avons eu en 1865 notre enquête sur la circulation fiduciaire ; les thèses les plus étranges furent également professées devant la commission qui la dirigeait par des banquiers, des commerçans et même des économistes. Cette commission eut le bon sens aussi d’en faire justice, et d’adopter un certain nombre de résolutions très rationnelles ; mais, si ces résolutions ne furent pas condamnées par le parlement comme en Angleterre, elles n’eurent pas un meilleur sort devant le public, et ne parvinrent pas à faire la lumière. Il est vrai que le rapport très concluant qui fut rédigé par M. de Lavenay, alors conseiller d’état, n’eut pas toute la publicité qu’il aurait dû avoir, et quand on vint en 1871, à propos de l’augmentation des billets de la Banque, discuter devant l’assemblée nationale sur le cours forcé que des nécessités douloureuses nous avaient imposé, on se retrouva devant les mêmes erreurs qui avaient eu cours en Angleterre en 1810. On prétendit de nouveau qu’il n’y avait pas à s’inquiéter de la dépréciation des billets malgré la prime de 2 1/2 pour 100 dont jouissait l’or à ce moment, que cette prime était le résultat de l’agiotage, et que la circulation fiduciaire qui était demandée par le public, qui répondait à des besoins, pouvait être augmentée sans inconvénient. On vota l’augmentation proposée, et en effet, comme si la thèse soutenue était absolument vraie, la prime sur l’or quelques mois après avait baissé de moitié pour disparaître entièrement un peu plus tard.

Ce qui s’est passé en France depuis la guerre en fait de circulation fiduciaire, ce qui se passe encore aujourd’hui, est un phénomène très curieux et destiné à tromper bien des gens. C’est en apparence le renversement des idées économiques et financières que les meilleurs esprits avaient essayé de faire triompher jusqu’à ce jour. On disait : « Gardez-vous de trop émettre de papier-monnaie avec cours forcé; la quantité doit en être limitée très sévèrement, sinon la confiance fera défaut, et on sera exposé à la dépréciation. Or il s’est trouvé qu’on en a émis tout d’un coup au milieu de nos malheurs pour plus de 1,800 millions avec une encaisse de moins de 600 millions, et il s’est maintenu au pair; il n’a perdu un moment de sa valeur que lorsque sont arrivés les premiers paiemens à faire à la Prusse. La prime sur les métaux précieux fut alors de 2 à 2 1/2 pour 100, et, chose curieuse, elle baissa aussitôt qu’on fut autorisé à franchir la limite de 2 milliards 400 millions, qui avait d’abord été assignée à l’émission des billets. Au mois de novembre 1871, la circulation fiduciaire n’atteignait encore que 2 milliards 300 millions, et la dépréciation était de 2 1/2 pour 100 ; à la fin de janvier, elle dépassait 2 milliards 450 millions, et cette dépréciation n’était plus que de 1 pour 100. Enfin au bout d’un certain temps, après une nouvelle autorisation, la limite fut encore reculée et portée à 3 milliards 200 millions; personne n’y fit plus attention. La prime sur l’or était devenue insignifiante, et s’il avait fallu aller plus loin, comme on l’a cru un instant lorsque la circulation atteignit, au 31 octobre 1873, 3 milliards 71 millions, il est probable qu’on ne s’y serait pas opposé, on aurait laissé faire tout ce que le gouvernement aurait voulu. Pour ajouter à la singularité du fait, il faut dire encore que cette émission si extraordinaire avait lieu dans les conjonctures les plus graves, pendant que nous payions notre grosse indemnité aux Prussiens, que nous cherchions à nous procurer des ressources en numéraire le plus possible, et qu’en apparence elle était destinée à combler les vides qui se faisaient dans la circulation métallique. Jamais un phénomène semblable ne s’était accompli dans le monde financier. En Angleterre, pendant la suspension des paiemens de 1797 à 1819, on émit aussi des billets à cours forcé pour parer à l’insuffisance du numéraire. On en émit dans des limites restreintes, qui ne dépassèrent jamais 700 millions. Cependant les bank-notes tombèrent en 1810 à 25 pour 100 de perte, et ne purent jamais se relever au pair avant la reprise des paiemens.

Que s’est-il donc passé qui ait si profondément modifié le cours des choses ? La science financière va-t-elle nous apparaître sous un nouveau jour, et nous montrer qu’on a eu très grand tort de s’effrayer du papier-monnaie? Allons-nous apprendre qu’un progrès s’est fait dans les idées, et qu’on est tout près de réaliser enfin ce fameux chemin dans les airs dont ont parlé Smith et Ricardo, c’est-à-dire un papier de circulation sans base métallique?

Il y a toujours eu dans les divers pays et particulièrement dans le nôtre une école de gens qui se sont récriés contre la tyrannie du numéraire et qui lui ont attribué la plupart des crises financières et commerciales qui éclatent dans les sociétés. C’était l’opinion de Law en 1720 : elle n’a jamais été complètement abandonnée. Toutes les fois qu’il y a des embarras, on cherche à s’affranchir du numéraire et à lui substituer des équivalons qui ne coûteraient rien. On pense que, si on arrivait à résoudre ce problème, il n’y aurait plus de difficultés monétaires; les transactions pourraient toujours s’accomplir régulièrement sans être arrêtées par la rareté de l’instrument d’échange, on n’aurait qu’à proportionner celui-ci aux besoins, et tout serait dit. On ne serait plus obligé de recourir à ces élévations subites de taux de l’escompte et à d’autres mesures rigoureuses qui apportent le trouble dans l’activité commerciale, et sont autant de formes de cette tyrannie du numéraire. Tout le monde assurément ne va pas jusque-là et ne serait pas disposé à sacrifier la monnaie métallique; mais on voudrait au moins l’économiser le plus possible, d’abord parce qu’elle coûte cher et ensuite parce qu’il est plus ou moins difficile de s’en procurer à certains momens. Seulement dans quelle mesure peut-on l’économiser? et comment peut-on la remplacer? Là est le nouveau problème qui agite les esprits, et au sujet duquel on est plus incertain que jamais après ce qui vient d’avoir lieu en France. Qui aurait jamais osé prétendre en effet qu’au milieu des plus grandes calamités qui aient affligé une nation, avec une rançon énorme à payer à l’étranger, de grands désastres à réparer à l’intérieur, on pourrait garder une circulation fiduciaire quatre fois plus forte que l’encaisse métallique destinée à la garantir, qu’elle s’élèverait à 3 milliards et ne se déprécierait pas? Les plus téméraires disaient : Lorsque le billet de banque est émis dans des proportions limitées en échange de valeurs commerciales sérieuses à brève échéance, il est soutenu par le besoin qu’on en a, et ne doit pas perdre de son prix. C’est le langage qu’on a tenu notamment à toutes les époques de crise, quand on a proposé d’augmenter les émissions de la Banque de France; mais personne, excepté les partisans absolus du papier-monnaie, n’aurait voulu soutenir qu’on pouvait créer des billets aussi en très grande quantité en représentation d’une dette de l’état, laquelle dette n’est recouvrable que dans un certain espace de temps. C’est cependant ce qui a eu lieu. Dans les 2 milliards 1/2 de billets qui circulent encore aujourd’hui, il y en a pour près de 1 milliard qui sont la contre-partie de la dette de l’état. Le public n’y fait plus attention, il accorde sa confiance quand même.

A côté de cela pourtant il y a une autre opinion tout opposée qui commence à se faire jour dans quelques pays, et qui a trouvé de l’écho jusque chez nous : elle conteste en principe l’utilité de la circulation fiduciaire, même lorsqu’elle est appuyée sur une encaisse métallique qui est considérée comme suffisante. Elle prétend que le surplus de cette circulation qui n’est pas couvert par du numéraire et ne peut pas être remboursé à tout moment est de la fausse monnaie, c’est-à-dire un instrument d’échange des plus dangereux, qui altère les rapports commerciaux, change les prix et prépare des catastrophes. Elle veut bien reconnaître que le billet au porteur a sa raison d’être et peut rendre des services, mais c’est à la condition qu’il ait une encaisse métallique correspondante et ne la dépasse jamais. En un mot, elle propose d’en revenir aux banques de dépôts, comme étaient autrefois celles d’Amsterdam et de Hambourg. Là paraît être, selon elle, je ne dirai pas le progrès, car il s’agit de retourner en arrière, mais la vérité en fait de circulation fiduciaire. Je voudrais dans ce travail, au milieu de toutes ces théories, chercher ce qu’est le billet au porteur et ce qu’on peut en attendre dans l’avenir, montrer enfin ce que vaut l’exemple donné par la France.


I.

Il n’est pas nécessaire d’insister longuement sur les raisons qui ont fait adopter certains métaux comme instrumens d’échange. Il fallait que ces instrumens fussent faciles à transporter, suffisamment ductiles et malléables pour être taillés à la mesure qu’on voudrait et recevoir toutes les empreintes ; ils devaient de plus ne pas être trop susceptibles de s’altérer à l’air, et enfin offrir assez de résistance pour ne pas s’user facilement. L’or et l’argent possédaient toutes ces qualités, ils se sont imposés par cela même. Plus tard, à mesure que la civilisation s’est avancée, on s’est aperçu que, si l’or et l’argent étaient les véritables instrumens d’échange, la base sur laquelle devaient reposer les transactions, on pouvait les utiliser autrement qu’en les gardant chez soi et en s’exposant à les perdre. Il parut plus simple de les déposer dans un établissement public, d’en tirer un reçu et de faire circuler ce reçu comme aurait circulé le métal lui-même. C’est ce qui a donné lieu aux banques de dépôts, à celles qui ont été établies d’abord à Venise, puis à Amsterdam, enfin à Hambourg. Il faut dire aussi qu’en dehors de la crainte de perdre les métaux précieux qu’on gardait chez soi, on avait celle de les voir altérer par les exactions des souverains qui ne se faisaient aucun scrupule, pour se procurer des ressources exceptionnelles, de diminuer le titre et le poids des monnaies. Les banques de dépôts furent donc organisées aussi pour mettre à l’abri de ce danger. Elles délivrèrent des récépissés donnant droit à une certaine quantité d’or et d’argent fin ; on stipula que les transactions seraient acquittées avec ces récépissés, et de cette façon on échappait à l’altération des monnaies. Ce fut le commencement de la circulation fiduciaire, si tant est qu’on puisse donner ce nom à un papier qui reposait encore exclusivement sur le numéraire, et qui n’avait le caractère fiduciaire que par la confiance qu’on avait dans la banque qui avait reçu les dépôts. C’était en réalité une circulation métallique, seulement on avait adopté une forme qui la rendait plus commode et moins périlleuse. Plus tard, en voyant la facilité avec laquelle circulaient les récépissés, sans que l’on en demandât le remboursement, on imagina de faire un pas de plus. Pourquoi garder en espèces métalliques dans les banques la représentation complète de tous les récépissés qui circulaient? L’expérience avait appris qu’on ne demandait jamais le remboursement de tous à la fois; il suffirait d’avoir en réserve de quoi faire face aux demandes qui pouvaient se présenter, le reste servirait à d’autres emplois qui profiteraient à la société. C’est sur cette idée que fut établie la Banque d’Angleterre en 1694, et ce fut la véritable origine des billets au porteur tels que nous les connaissons aujourd’hui. La Banque d’Angleterre fut autorisée à émettre des billets à la condition de les rembourser toujours à vue et en espèces; mais, comme elle n’avait pas une réserve métallique équivalente, la plupart de ces billets n’eurent pas d’autre garantie que le capital social qu’elle possédait et qu’elle avait prêté à l’état.

Les principes sur lesquels doit reposer la circulation fiduciaire ont été parfaitement établis par Adam Smith ; il a dit : « La masse totale du papier-monnaie qui peut circuler sans inconvénient dans un pays ne doit jamais excéder la valeur de la monnaie d’or et d’argent dont ce papier tient la place et qui y circulerait, le commerce étant toujours supposé le même, s’il n’y avait pas de papier-monnaie. » Le papier-monnaie est en effet le suppléant du numéraire, suppléant économique et d’un maniement plus commode; mais il n’est pas le numéraire lui-même, il n’en a pas les qualités, il ne doit jamais viser à le remplacer complètement. Le numéraire est un capital, parce qu’indépendamment de l’utilité il est le produit d’un travail plus ou moins coûteux; le papier-monnaie n’en est pas un, parce qu’il ne coûte rien et qu’on peut le multiplier à volonté. C’est en vain qu’on parlerait de l’utilité qu’il a pour lui assigner un prix. L’eau aussi est extrêmement utile, c’est même la première des utilités pour l’homme, cependant elle n’a généralement aucune valeur, parce qu’on peut se la procurer sans peine et en grande abondance. Le papier-monnaie est un perfectionnement dans la manière de faire circuler la richesse d’un pays, et rien de plus; quand on l’accepte, c’est non pour la valeur propre qu’il possède, mais à cause de celle qu’il promet, et qui est généralement réalisable en espèces; en un mot, c’est une promesse de payer et non un paiement. Ce point est très important à établir; il marque l’erreur dans laquelle on s’engage quand on considère le billet au porteur comme faisant partie de la richesse publique.

Suivant la théorie d’Adam Smith, le papier-monnaie « ne doit jamais excéder, toutes choses égales, ce qu’il y aurait d’or et d’argent, s’il n’existait pas. » C’est à merveille; mais quel moyen pratique a-t-on de reconnaître la quantité de numéraire qui serait nécessaire, s’il n’y avait pas de billets au porteur, et celle qui peut être utilement remplacée? En déclarant que les billets seraient toujours remboursables à vue, on avait cru se mettre à l’abri des excès d’émission et faire que le public exercerait lui-même un contrôle efficace et demanderait le remboursement du papier qui dépasserait la mesure. M. de Sismondi a parfaitement caractérisé le peu de foi qu’on doit avoir dans ce contrôle. « Si, dit-il, quiconque reçoit et donne un billet de banque était obligé de l’endosser comme une lettre de change, on n’aurait pas lieu de craindre qu’aucune banque usurpât sur le numéraire sans donner de suffisantes garanties; mais, quand le billet est au porteur, celui qui le reçoit a un intérêt si fugitif, si dénué de toute responsabilité à refuser un crédit abusif, que la nation, pour qui cet intérêt est de première ligne, ne peut pas lui déléguer toute sa vigilance. » Ce qui trompe en effet, c’est la facilité avec laquelle le public accepte le papier et le fait circuler comme la monnaie elle-même. Il le trouve très commode, n’en demande pas le remboursement, et alors on n’aperçoit plus la limite où l’on doit s’arrêter. L’illusion s’empare des esprits; on se dit qu’après tout les billets reposent sur la confiance générale. Du moment qu’ils sont acceptés du public et émis en échange de valeurs sérieuses, qu’ils ont une garantie supplémentaire dans le capital de la banque, pourquoi ne circuleraient-ils pas en dehors de toute réserve métallique? Cette opinion se trouve singulièrement fortifiée par ce qui vient de se passer en France. Voyons donc ce que signifie l’exemple de notre pays.

Au moment de la déclaration de la guerre au mois de juillet 1870, l’encaisse métallique de la Banque de France était de 1,145 millions, et la circulation fiduciaire de 1,255; trois semaines après, au 10 août, sous l’influence des premiers événemens, qui nous furent défavorables, la circulation s’était élevée à 1,500 millions, et l’encaisse avait baissé au-dessous de 1 milliard. Il n’y avait encore rien de fâcheux dans cette situation; mais, comme on prévoyait de grands besoins et que les demandes de remboursement affluaient déjà à la Banque de France, on décréta le cours forcé en limitant l’émission à 1,800 millions. Cette limite fut bientôt étendue et portée par le gouvernement de la défense nationale à 2 milliards 400 millions. On en était là lorsque la France reprit possession d’elle-même après les terribles événemens de la commune. Le premier bilan qui fut publié au mois de juin 1871 accusa une circulation de 2 milliards 212 millions et une encaisse de 549 millions; le change sur Londres était alors de 25, 35 et 40 centimes. On contracta un emprunt de 2 milliards pour commencer les paiemens de l’indemnité prussienne, le change sur l’Angleterre monta bientôt à 25,75 et 25,80; il toucha 26 francs au 3 novembre de la même année, et il était de 216 sur la Hollande, de 383 sur Berlin, ce qui indiquait une perte variant entre 3 et 5 pour 100. Quant à la dépréciation du papier-monnaie, elle fut marquée par la prime dont jouissait l’or, et qui était de 2 1/2 pour 100; quelle pouvait en être la raison?

D’abord, lorsque commencèrent nos paiemens à la Prusse, la France n’avait pas eu le temps de rétablir sa situation commerciale. Elle manquait de tout, elle avait à faire venir du dehors des matières premières et des approvisionnemens de toute nature; c’était la condition indispensable de la reprise du travail, mais il fallait solder ces acquisitions, et au lieu d’avoir, comme d’habitude, la balance du commerce favorable, notre pays se trouvait encore débiteur de ce chef. De plus le gouvernement, encore inexpérimenté sur les moyens de s’acquitter envers la Prusse et ne sachant trop sur quelles ressources compter, avait mis beaucoup de hâte à se procurer les traites disponibles sur l’étranger; il fit concurrence au commerce par ses besoins exceptionnels, et le change s’éleva tout à coup à un taux inusité. Ajoutez enfin que la spéculation qui se produisit à la suite du premier emprunt de 2 milliards, et qui en fit monter rapidement les cours à 88 et à 90 francs, nous fut encore très préjudiciable. Elle nous priva du concours des capitalistes étrangers qui avaient bien voulu prendre part à cet emprunt. Ceux-ci, séduits par l’appât d’une prime aussi immédiate, s’empressèrent de réaliser leurs souscriptions, et nous eûmes à leur rendre, avec le premier versement, les bénéfices qu’ils faisaient. Toutes ces raisons nous mirent dans un assez grand embarras; nous éprouvâmes la gêne d’une personne qui est riche assurément, mais sur laquelle tombent à la fois toutes sortes d’exigences qu’elle n’avait pas prévues et auxquelles elle n’avait pas pu se préparer. Dans la situation qui nous fut faite au mois de novembre 1871, qui porta le change sur l’Angleterre à 26 francs, la dépréciation du papier-monnaie à 2 1/2 pour 100, il y eut sans doute l’influence des nécessités que nous subissions et des malheurs qui nous avaient accablés, mais aussi celle des fautes qui furent commises et qu’on aurait pu éviter. Avec moins de précipitation et plus d’ordre dans l’achat des traites sur l’étranger, avec moins d’agiotage à la suite du premier emprunt, on aurait empêché le change de s’élever aussi haut. Quoi qu’il en soit, cette situation effraya un peu les esprits, et quand on vint à la fin de l’année proposer d’élever encore la circulation fiduciaire, de la porter de 2 milliards 400 millions à 2 milliards 800 millions, on put se demander quelles seraient les conséquences de la mesure, et si le papier-monnaie ne se déprécierait pas davantage; n’allait-on pas créer un abîme dans lequel s’effondrerait la richesse publique comme au temps du système de Law? L’autorisation fut accordée, et elle n’eut pas le résultat fâcheux qu’on avait craint; mais il faut dire, à la louange du gouvernement et de la Banque de France, qu’on en fit un usage très réservé. La circulation ne dépassa qu’un moment, au mois de février 1872, d’une cinquantaine de millions la limite primitive de 2 milliards 400 millions; elle redescendit bien vite au-dessous et ne la franchit de nouveau définitivement qu’au mois de septembre, après la négociation du deuxième emprunt de 3 milliards. Dans l’intervalle, le bon effet de notre activité commerciale s’était déjà produit, nos exportations avaient dépassé nos importations dans des proportions considérables, et nous étions redevenus les créanciers de l’Europe. De plus on avait négocié une partie des valeurs étrangères que nous possédions et que nous avions amassées dans des temps prospères. Les hommes les plus compétens estiment à environ 1,500 millions l’importance de cette négociation. Il faut noter aussi la part prise par les capitaux étrangers à notre emprunt de 3 milliards; cette fois, tant par suite de la confiance plus grande qu’inspirait notre crédit que par la prudence qu’on mit à ne pas trop faire monter les cours, ces capitaux restèrent engagés plus longtemps dans nos fonds, et nous procurèrent des ressources sur le dehors. Enfin un arrangement fut conclu avec un groupe de banquiers pour qu’ils nous fournissent des traites à un taux déterminé. Par tous ces motifs, la situation fut complètement modifiée, et malgré les paiemens que nous eûmes à faire à l’Allemagne, malgré ce qui nous était nécessaire pour réparer nos désastres, le change nous redevint favorable.

Il ne faudrait pas croire pourtant qu’il ne nous en a rien coûté pour qu’il en fût ainsi. Nous avons d’abord sacrifié 1 milliard 1/2 de valeurs étrangères, et ensuite les banquiers qui nous ont prêté leur concours ne l’ont pas fait pour rien, on a dû le payer fort cher. On pourrait en trouver le compte au chapitre des frais de négociation du dernier emprunt; mais, quelque cher qu’il ait été, on doit se féliciter d’en avoir usé, car il nous a rendu de grands services. La première chose à sauvegarder dans l’intérêt du commerce et pour nos relations extérieures était la valeur intégrale de notre circulation fiduciaire : elle eût été singulièrement compromise, si nous avions eu le change défavorable. En traitant avec des banquiers moyennant une commission très forte, nous les avons intéressés à ce que le change ne s’élevât pas trop haut; ils firent tous leurs efforts pour cela, et y réussirent en créant eux-mêmes des traites sur leurs correspondans, dont ils auraient à faire les fonds plus tard. De cette façon, nous eûmes le bénéfice d’un change d’abord un peu artificiel, mais qui devint bientôt naturel, à mesure que les ressources de l’emprunt et d’autres encore rentrèrent pour nous permettre de rembourser les banquiers de leurs avances. Voilà comment nous sommes arrivés sans secousse à la fin du paiement de notre indemnité, sans avoir eu à exporter beaucoup de métaux précieux, et en maintenant au pair une circulation fiduciaire qui s’est élevée un moment à 3 milliards. Et non-seulement nous avons payé notre indemnité, mais nous avons pu réparer le gros de nos désastres et reprendre possession de la plus grande partie de nos emprunts qui avaient été placés à l’étranger. C’est un résultat merveilleux qui fait honneur à la grandeur de notre richesse acquise, à la puissance de notre crédit, à l’élasticité de notre commerce, et, il faut le dire, aux sages mesures du gouvernement de M. Thiers; mais il n’a rien de contraire aux lois économiques.


II.

En 1848, la circulation fiduciaire, après quelques momens d’hésitation, s’est maintenue également au pair malgré le cours forcé; la limite en avait été fixée à 545 millions, et l’encaisse ne tarda pas à se reconstituer rapidement; elle atteignait 241 millions au mois de décembre 1848, et un an après, en 1849, elle était de 420 millions; au moment de la reprise des paiemens en numéraire, elle dépassait 500 millions. Cette fois il s’est agi d’une circulation fiduciaire qui a monté à 3 milliards avec une encaisse de 750 millions. Les proportions étaient très différentes; mais ce qui était différent aussi, c’était la situation économique du pays. En 1848, la France suffisait à tous ses besoins avec une réserve métallique qu’on estimait au plus à 3 milliards ; les billets au porteur ne dépassaient pas en moyenne 350 millions, et le chiffre des opérations de la Banque de France et de ses succursales se traduisait en 1847 par 1 milliard 854 millions. En 1869, avant la guerre, la réserve métallique était évaluée à 6 milliards au moins, les billets au porteur dépassaient 1 milliard 200 millions; on faisait déjà un certain usage d’un instrument de crédit complètement inconnu en 18/18, le chèque, et le chiffre des opérations de la Banque de France s’élevait à 8 milliards 325 millions. En un mot, les ressources monétaires ou instrumens d’échange avaient plus que doublé, pour répondre à un mouvement d’affaires qui avait triplé. Et quand en 1870 et années suivantes il fallut, comme après 1848, remplacer les espèces métalliques, qui ne circulaient plus par suite du cours forcé, la monnaie de papier, qui avait suffi il y a vingt-quatre ans, ne pouvait plus suffire maintenant. Il le pouvait d’autant moins qu’on avait à satisfaire à la fois aux demandes du commerce et à celles de l’état.

La Banque dut avancer sous diverses formes près de 3 milliards; mais, dira-t-on, l’avance ne signifie rien pour la valeur que peut conserver la monnaie de papier. Les bank-notes qu’émettait la Banque d’Angleterre pendant la suspension des paiemens étaient aussi parfaitement employées; cela ne les empêcha pas de perdre 20 ou 25 pour 100 en 1810. En ce moment, le papier-monnaie qui circule en Autriche et en Italie a également un rôle très utile, et il est déprécié de 15 à 20 pour 100. Cela est vrai; seulement les billets qu’émettait la Banque d’Angleterre avaient pour but de remplacer les espèces métalliques qui s’en allaient, le change était défavorable, on faisait tout l’opposé de la théorie d’Adam Smith, qui veut « que les billets varient comme aurait varié la monnaie métallique elle-même. » On aurait dû les restreindre, puisque la monnaie métallique diminuait ; on les augmentait au contraire pour remédier à l’insuffisance de celle-ci. De même aujourd’hui en Autriche et en Italie le numéraire est exporté à cause de l’adversité du change, et, comme il faut pourvoir aux besoins de la circulation, on le fait avec du papier-monnaie. Il en est tout autrement en France; le change ne nous est point défavorable, le numéraire ne s’en va pas, il reste, il se thésaurise dans la poche de chacun de nous et ne circule plus, mais on sait qu’il existe, qu’on le retrouvera un jour, et cela suffit pour donner aux billets qui le remplacent une stabilité qu’ils n’ont pas ailleurs.

Dans la discussion qui a eu lieu au corps législatif à la fin de 1871 pour l’augmentation de l’émission, on s’est appuyé sur l’utilité du billet de banque, sur les besoins qu’en a le commerce et les opérations auxquelles il sert, pour en expliquer la valeur. Cette explication est loin d’être satisfaisante. Les besoins du commerce sont extrêmement trompeurs, et, si on s’en rapportait à eux pour déterminer la quantité de billets au porteur qu’on peut répandre dans la circulation, on s’exposerait à de graves mécomptes. Il y a dans le monde commercial une loi qui domine tout, c’est de mettre autant que possible la production en rapport avec la consommation. Si elle reste en dessous, il en résulte un renchérissement dans les marchandises qui est fâcheux pour la consommation et nuisible au bien-être général. Si elle est de beaucoup supérieure, les produits n’ont plus de débouchés immédiats. Ils s’amassent inutilement dans les fabriques, dans les magasins, et finissent par se déprécier ; des pertes plus ou moins considérables s’ensuivent, et la production se trouve arrêtée. La production et la consommation sont comme les deux roues d’un char, qui doivent marcher ensemble et avec la même vitesse ; mais comment les faire marcher toujours ensemble et trouver le moment précis où l’une doit se ralentir ou s’activer pour avoir le même mouvement que l’autre ? Cela est facile encore lorsque la consommation va plus vite, on est averti par le renchérissement des prix : alors la concurrence s’organise et vient bien vite combler les vides, elle est excitée par les bénéfices ; mais, si c’est la production qui prend l’avance et qu’elle soit soutenue, comme cela arrive souvent, par la spéculation qui achète les produits pour les revendre plus tard, quel indice a-t-on qu’il y a excès dans la production et que l’équilibre est troublé ? Le fabricant trouve à vendre, il fabrique toujours ; le spéculateur trouve à escompter le papier qu’il met en circulation pour l’acquisition de ces produits, il achète toujours ; de cette façon, on est lancé bien vite en dehors des voies régulières du commerce, on ne peut plus s’arrêter. Et pourquoi s’est-on ainsi aventuré ? Parce que toutes les opérations de vente et d’achat ont été faites au moyen d’un papier de banque accepté comme monnaie et qui n’a pas de valeur par lui-même. Vous dites qu’il prend sa valeur dans les opérations commerciales auxquelles il sert ; mais, si ces opérations sont factices et ne répondent plus à des besoins réels, où est la valeur ? Il faudra bien un jour que la liquidation se fasse, et alors on s’apercevra qu’il y a trop de papier-monnaie.

Quand les affaires se font au contraire avec la monnaie métallique, on a un moyen infaillible de reconnaître si elles sont sérieuses et se tiennent dans des limites raisonnables : c’est le prix de cette monnaie. Comme elle a une valeur par elle-même, qu’on ne peut pas la multiplier à volonté, si elle arrive à être rare, c’est la preuve certaine que l’équilibre est troublé, et que la spéculation joue un rôle exagéré. De même que le thermomètre marque les variations de la température, le prix des métaux précieux indique l’état des rapports commerciaux. L’Angleterre le comprend; elle regrette parfois d’avoir à payer l’argent cher, mais elle ne récrimine jamais contre cette nécessité, elle la subit sans se plaindre. Chez nous au contraire et dans d’autres pays non-seulement on s’irrite contre l’élévation du prix de l’argent quand elle a lieu, mais on se figure qu’on peut y échapper avec des suppléans tels que le papier-monnaie. Cela ressemble au fait de gens qui, voyant le baromètre marquer le mauvais temps, pousseraient l’aiguille pour lui en faire indiquer un meilleur. Le mauvais temps continue néanmoins, et, pour la question qui nous occupe, les expédiens qu’on imagine afin de conjurer la crise ne font que l’aggraver. On peut se rappeler ce qui s’est passé en 1857, 1863 et 1864, lors des derniers embarras commerciaux que nous ayons subis : l’encaisse de la Banque de France baissait avec une rapidité effrayante. Il n’y eut bientôt plus, en 1863 notamment, que 205 millions pour rembourser 807 millions de billets au porteur, sans compter les dépôts publics et particuliers, qui s’élevaient à une somme de 218 millions. La situation était grave, et la Banque était menacée de ne plus pouvoir continuer ses paiemens. Fallait-il, comme le proposèrent certaines personnes qui firent du bruit à cette époque, courir le risque de l’épuisement complet de la réserve métallique, et adopter le cours forcé plutôt que d’élever sensiblement le taux de l’escompte? Nous avions le change défavorable, on demandait le remboursement des billets non par défiance, mais parce qu’on avait besoin d’envoyer au dehors des espèces métalliques, et l’on ne pouvait s’en procurer directement qu’à la Banque. Si, pour éviter les inconvéniens du remboursement des billets, on avait adopté le cours forcé, on aurait fait le contraire de ce qu’il y avait à faire, de ce qui était commandé par les circonstances. Pourquoi avions-nous le change contre nous, et pourquoi le numéraire s’en allait-il? Parce qu’on avait dépassé la mesure dans les opérations commerciales, qu’on avait acheté au-delà de ce qu’on pouvait vendre et qu’il fallait payer la différence en numéraire. Nos magasins étaient pleins de marchandises portées à des prix où il n’y avait plus d’acheteurs. Et qu’est-ce qui alimentait cette spéculation? qu’est-ce qui l’avait fait arriver au point où elle était? C’était précisément la facilité avec laquelle elle trouvait à escompter son papier. Il en résultait une situation factice et même une apparence de prospérité qui trompait tout le monde. On se figurait que la hausse des prix était due au progrès de la richesse quand elle n’était que le produit de l’agiotage. Si on avait continué dans cette voie, maintenu l’escompte au taux où il était et adopté le cours forcé, on n’aurait pas tardé à voir le papier-monnaie se déprécier sensiblement et amener des catastrophes effroyables. — Grâce à Dieu, le bon sens finit par triompher; la Banque de France, pressée par la nécessité, se décida à élever rapidement le taux de l’escompte, d’autant plus rapidement qu’elle avait trop tardé : elle le porta successivement à 7, 8 et même 10 pour 100. La spéculation fut obligée de s’arrêter; elle ne put plus soutenir, dans les conditions nouvelles qui lui étaient faites, un mouvement commercial factice. Les marchandises baissèrent de prix, et reprirent le chemin de l’exportation, car c’est là le côté particulièrement fâcheux des excès de spéculation : lorsqu’ils se produisent dans un pays, ils ferment le marché à l’exportation et le rendent plus ouvert à l’importation. On a des prix qui ne sont plus en rapport avec ceux du dehors, on ne peut pas vendre à cause de l’élévation de ces prix, et on achète toujours parce qu’on trouve à l’étranger meilleur marché que chez soi. De là une situation anormale qui fait monter bien vite le change à un taux excessif.

Aujourd’hui la situation est toute différente. Il n’y a point eu de spéculation exagérée, point de ce que les Anglais appellent over-trade ; excepté un moment en 1871 où, par suite de fausses manœuvres, le change s’éleva un peu, il nous a été presque constamment favorable, et, lorsque l’émission atteignait 3 milliards, il était à 25,35 sur l’Angleterre, c’est-à-dire à la limite où cesse l’exportation du numéraire. Les 3 milliards de monnaie de papier sont un bien gros chiffre assurément comparé à celui des 800 millions de la crise de 1863 et 1864, mais ce n’est pas le chiffre qu’il faut considérer, c’est la situation elle-même. Dans ces derniers temps, nous n’avons point émis de papier pour suppléer aux espèces métalliques qui s’en allaient, nous n’avons point cherché à nous créer un instrument de spéculation; nous avons tout simplement remplacé le numéraire qui existait, mais qui ne se montrait pas. C’est à ce point qu’aujourd’hui, à bien considérer les choses, avec la quantité d’or et d’argent qui se trouve toujours en France, et qui, d’après les avis les plus compétens, n’est pas inférieure à 5 milliards, peut-être même à 6, la circulation fiduciaire ressemble en quelque sorte à celle des banques de dépôt d’autrefois. Elle est garantie par une réserve métallique plus qu’équivalente; seulement cette réserve, au lieu d’être dans les caisses de la Banque, où déjà du reste elle commence à s’amasser, est répandue dans le pays, mais elle est immobilisée de la même manière et ne sert pas davantage. Ainsi d’une part des affaires commerciales parfaitement régulières, de l’autre un stock métallique considérable qui n’a Jamais quitté le sol, voilà les causes pour lesquelles le papier-monnaie a pu se maintenir constamment au pair, tout en atteignant des proportions énormes. Ceux qui argueraient des 3 milliards d’hier et des 2 milliards 1/2 d’aujourd’hui pour dire qu’on aurait bien pu dépasser la limite de 800 millions en 1863, et que dorénavant on ne devra plus craindre d’augmenter la circulation fiduciaire plutôt que de trop élever le prix de l’argent, ceux-là se tromperaient complètement et prendraient un mirage pour la réalité.

En fait de circulation fiduciaire, il n’y a pas de chiffre qui soit sacramentel. Tout dépend des circonstances, c’est là l’enseignement qui est fourni par notre pays. Quand on a le change contre soi pour une raison ou pour une autre, soit parce qu’on s’est livré à des spéculations excessives, ainsi que nous l’avions fait en 1857 et en 1863, soit parce qu’on est débiteur à l’étranger par suite d’emprunts et autres opérations financières comme l’Italie, l’Autriche, la Russie et les États-Unis, on doit être très circonspect dans l’émission du papier-monnaie. Le véritable criterium, c’est, comme l’a fort bien dit le Bullion’s report de 1810, le taux du change, c’est lui qui marque la limite qu’on ne peut pas dépasser.

En 1857, en France, avec 600 millions, en 1863 avec 800, on était arrivé à cette limite; si on avait voulu la franchir, on eût été bien vite obligé de suspendre les paiemens, et le papier se serait déprécié. C’est en vain qu’on proposait pour remédier à la situation de donner plus de garantie aux billets en augmentant le capital de notre principal établissement financier, ou en l’obligeant à acheter des métaux précieux pour une somme plus ou moins considérable; ces moyens étaient empiriques et n’auraient remédié à rien. Les garanties supplémentaires de la Banque n’auraient pas corrigé le change, n’auraient pas fait qu’on se serait contenté de billets lorsqu’on avait besoin de numéraire, et, quant au projet d’acheter des métaux précieux, c’était chercher à remplir un vase qui fuyait. L’or et l’argent qu’on se serait ainsi procurés auraient disparu bien vite, et la crise se serait aggravée par l’illusion qu’ils auraient fait naître. Il n’y avait absolument d’efficace que l’élévation du taux de l’escompte. Malheureusement on n’est pas encore arrivé dans notre pays à reconnaître cette vérité. Déjà, lorsqu’il y a encore 2 milliards 1/2 de papier en circulation, beaucoup de personnes se récrient contre la cherté du taux de l’intérêt. Il était naguère à 5 pour 100, on a dû l’abaisser à 4; on voudra peut-être qu’on le diminue encore. Ce serait, selon nous, une grande faute d’y consentir. On comprend qu’on maintienne le cours forcé, il serait déraisonnable de le supprimer tant que la dette de l’état vis-à-vis de la Banque ne sera pas sensiblement diminuée; mais le corollaire indispensable du cours forcé, c’est l’escompte à un taux plus élevé que si l’on était dans des conditions normales. Quand la circulation fiduciaire est convertible à volonté, on peut se rendre compte dans une certaine mesure de la situation commerciale et financière par les demandes de remboursement. Si ces demandes ne se produisent pas, on est en droit d’abaisser le taux de l’intérêt, sauf à le relever aussitôt qu’elles se manifestent; lorsqu’il n’y a pas de conversion possible, qu’on est en présence du cours forcé, par quoi est-on averti qu’il y a trop de papier émis? Aujourd’hui, par comparaison avec la situation de l’année dernière, on paraît fondé à croire qu’on a de la marge et qu’on peut impunément abaisser le taux de l’intérêt; il faut réfléchir aux conséquences: l’abaissement du taux de l’intérêt, c’est généralement une certaine excitation donnée aux affaires et par suite à la spéculation. Supposez que celle-ci sorte des bornes, comme cela arrive presque toujours, il sera bien plus difficile de remédier au mal avec une circulation fiduciaire de 2 milliards 1/2 s’appuyant sur une encaisse même de 1 milliard que si cette circulation est de 800 millions avec une réserve métallique de 200. Dans le premier cas, on est à découvert de 1,500 millions, et dans le second de 600.

Dira-t-on que la réserve métallique est de plus du tiers, et qu’elle satisfait ainsi à toutes les exigences probables? C’est une grosse erreur. De même qu’il n’y a pas de chiffre sacramentel pour l’émission, il n’y en a pas non plus pour l’encaisse. Il a plu de considérer la proportion du tiers comme généralement suffisante; mais c’est là un chiffre illusoire qui ne signifie rien en temps de crise. Il est arrivé souvent que dans ces momens-là on a été débordé avec une encaisse supérieure au tiers. En 1848, au mois de janvier, la réserve métallique était de 107 millions à la Banque de France en dehors des succursales, et la circulation de 233 millions; trois mois après, sous l’influence des événemens, il fallut décréter le cours forcé. Il n’est pas même nécessaire qu’il y ait une révolution politique pour cela, une simple crise commerciale et financière suffit. Pendant l’année 1857, l’encaisse à la Banque fut toujours en moyenne de 240 millions contre 600 millions de billets, et au plus fort de la crise, lorsque les régens de cet établissement, par une imprévoyance inconcevable, allèrent demander à l’empereur le cours forcé, cette encaisse était encore de 189 millions contre 580 millions de billets; par conséquent la proportion du tiers était à peu près gardée. Cependant le monde financier était aux abois, il fallut recourir aux mesures les plus rigoureuses et porter l’escompte à un taux excessif pour conjurer le péril. Le rapport du tiers n’a donc rien de décisif et ne peut pas être tenu à tout moment pour une garantie suffisante.

D’ailleurs les banques d’émission n’ont pas que leurs billets à rembourser, elles reçoivent aussi des dépôts qui sont généralement exigibles à vue, il n’y a toujours que l’encaisse pour en répondre, et il se peut que celle-ci, du tiers vis-à-vis des billets, ne soit plus que du quart ou du cinquième, si on y joint les dépôts; mais, serait-elle du tiers vis-à-vis des deux réunis, elle pourrait encore ne pas suffire, et dans tous les cas la responsabilité s’accroît à mesure que les chiffres prennent des proportions plus fortes. Il ne sera pas aussi aisé de rembourser 3 milliards de billets et de dépôts avec 1 milliard de numéraire que 800 millions des uns et des autres, même avec 200 millions d’espèces. Aujourd’hui la circulation fiduciaire à 2 milliards 1/2 est parfaitement assurée, et le public la prend avec confiance par les raisons que nous avons indiquées; s’ensuit-il qu’il en sera toujours ainsi, et qu’on peut désormais considérer comme à peu près normale une circulation de papier-monnaie aussi considérable? Pas le moins du monde.

A mesure que les espèces métalliques reparaîtront et s’amasseront à la Banque, elles donneront en apparence à la circulation plus de solidité. Cependant celle-ci devra diminuer, — ce qui du reste commence déjà à se produire. Si elle continuait à être aussi étendue, elle ferait double emploi avec le numéraire. L’instrument d’échange serait trop abondant et se déprécierait; alors la partie de cet instrument qui a une valeur intrinsèque universelle s’en irait au dehors chercher un pays où cette valeur serait intacte. Aujourd’hui plus que jamais, avec la facilité des communications, l’économie des transports, tous les marchés financiers sont solidaires les uns des autres. Ceux où il y a un trop-plein en fait d’espèces métalliques déversent sur ceux où il y a du vide, jusqu’à ce que le niveau se rétablisse à peu près partout, niveau de prix, bien entendu, car la différence comme quantité peut être très grande sans qu’il y en ait une dans la valeur. Cette émigration du capital monétaire, suivant les prix qu’il trouve dans tel ou tel pays, a lieu tous les jours, et c’est là-dessus qu’est fondée la loi du change. Pourquoi les 5 ou 6 milliards de numéraire restent-ils en France conjointement avec les 2 milliards 1/2 de monnaie de papier? Tout simplement parce qu’ils ne sont pas dans la circulation, qu’ils ne font point concurrence au papier; par conséquent ils ne subissent pas la dépréciation qui les ferait fuir. On ne peut trop insister sur ce point, il est capital dans la question, et mérite d’être considéré avec soin, si on veut se rendre compte de ce qui a eu lieu dans le passé et de ce qui pourra se produire dans l’avenir.

Étant donnés le mouvement commercial d’un pays et ses habitudes en fait de crédit, il faut une certaine quantité d’instrumens d’échange. Si ceux-ci ne sont pas en proportion suffisante, il y a souffrance, le capital devient cher, et on ne se le procure que difficilement. On a beau dire que l’instrument d’échange, même lorsqu’il est en métal précieux, n’est pas tout le capital, qu’il n’en représente qu’une très faible portion. Cela est vrai, mais il est le mode par lequel on est mis en possession de tout le capital. On peut le comparer aux chemins de fer, qui ne sont pas non plus toute la richesse d’un pays ; seulement, comme ils transportent la plupart des marchandises, les mettent à la disposition des consommateurs, s’ils ne sont pas assez nombreux ni assez étendus pour rendre les services qu’on attend d’eux, les marchandises reviennent plus cher. L’année dernière, le capital a été très cher en Angleterre, parce que les espèces métalliques étaient devenues assez rares; cependant la Grande-Bretagne n’avait pas fait de spéculations excessives : elle avait réalisé ses économies ordinaires, la tendance aurait dû être plutôt vers le bon marché des capitaux; mais elle éprouvait le contre-coup du paiement de notre indemnité et des difficultés qui existaient ailleurs, elle était obligée de fournir du numéraire à ceux qui en manquaient, à l’Allemagne d’abord, ensuite à l’Amérique, qui subissait une crise. Et comme elle se trouvait embarrassée pour répondre à toutes ces demandes et que son stock métallique diminuait sensiblement, le prix du capital s’en ressentit, et les affaires devinrent difficiles. Il faut donc avoir tout le numéraire nécessaire pour que le mouvement commercial s’opère dans des conditions régulières; il n’en faut pas non plus avoir trop, car il se déprécie, comme toute marchandise qui excède les besoins. Qu’arriverait-il, si nous continuions à maintenir les 2 milliards 1/2 de circulation fiduciaire après avoir repris les paiemens en espèces? Celles-ci s’en iraient tout naturellement, et nous nous trouverions avec un papier-monnaie qui n’aurait plus la base qu’il doit avoir. On en demanderait le remboursement, les réserves des banques s’épuiseraient, et il faudrait peut-être revenir de nouveau au cours forcé, mais on y reviendrait dans de plus mauvaises conditions qu’en 1848 et en 1870, avec le change défavorable. On émettrait alors du papier, non pas pour remplacer le numéraire qui se cache comme à ces deux époques, mais le numéraire qui s’en va, ce qui est bien différent.

Il est évident que le chiffre de 2 milliards 1/2 est appelé à baisser sensiblement. Il est difficile de dire à quelle limite il s’arrêtera. Cela dépendra de plusieurs choses, d’abord du genre de métal qui sera en circulation. Si c’est l’argent, comme c’est une monnaie incommode qui n’est plus en rapport avec les besoins nouveaux de la civilisation, on le déposera le plus possible dans les banques, et on le remplacera par des billets au porteur. Dans ce cas, ceux-ci pourront encore rester à un chiffre assez élevé. Si c’est l’or au contraire qui est l’agent monétaire, on aura moins besoin de papier, les petites coupures disparaîtront, et le chiffre total de la circulation fiduciaire se trouvera diminué sensiblement. L’étendue de cette circulation est encore subordonnée aux progrès qu’on fera en matière de crédit. On est toujours dans notre pays à peu près dans l’enfance pour l’usage des dépôts en comptes-courans, des chèques et des mandats de viremens ; c’est à peine si on les connaît dans les grandes villes, le reste de la France y est complètement étranger. Il faut espérer pourtant que cet usage se répandra, et que, comme en Angleterre, comme aux États-Unis, les paiemens s’opéreront davantage par l’entremise de banquiers et par des viremens de comptes. Si cela arrive, on économisera à la fois beaucoup le numéraire et le billet au porteur, car il est à remarquer que celui-ci ne prend un grand développement que là où l’habitude des dépôts en comptes-courans existe peu, témoin notre pays par comparaison avec l’Angleterre. Il est donc difficile de dire à quelle limite on pourra descendre pour la circulation fiduciaire; mais, quelle qu’elle soit, le papier ne sera solide que s’il s’appuie sur une encaisse métallique très sérieuse, s’il s’allie avec le change favorable.

Notre précédent des 3 milliards de billets sans dépréciation ne prouve rien contre cela; il s’est accompli avec une réserve métallique considérable et avec le change favorable; il a parfaitement réussi, et on peut dire que, financièrement parlant, il a sauvé la France. Cependant il y avait bien quelques risques à courir : si notre activité commerciale n’avait pas repris très vite aussitôt après la commune, si les étrangers n’avaient pas eu confiance dans les destinées de la France et n’avaient pas souscrit à nos emprunts, si nous avions dû exporter une grande quantité de numéraire pour payer l’indemnité prussienne, en un mot, si le change avait continué de nous être défavorable, comme il l’a été un moment à la fin de 1871, notre papier-monnaie se serait bien vite déprécié, et la dépréciation aurait fait des progrès rapides, d’autant plus rapides qu’on aurait augmenté les émissions. Le contraire a eu lieu, rendons grâce au ciel, mais n’en tirons aucune conclusion pour l’avenir et disons-nous bien que les principes qui régissent la circulation fiduciaire sont les mêmes en 1874 qu’avant 1870, que le cours forcé est toujours un malheur; on le subit quand on ne peut faire autrement, mais il faut se hâter d’en sortir dès qu’on en a les moyens.

Maintenant à ceux qui, dans le sens opposé, prétendent que la circulation fiduciaire, même lorsqu’elle repose sur une encaisse métallique considérée comme suffisante, est de la fausse monnaie qui altère les rapports commerciaux, et qu’il n’en faut pas du tout, on peut répondre que c’est une exagération d’un autre genre. Le billet au porteur a sa raison d’être, et c’est en vain qu’on chercherait à le remplacer par le chèque avec le système des dépôts en comptes-courans. Le chèque est assurément un instrument d’échange puissant, très perfectionné; grâce à lui, on arrive par de simples viremens de comptes à liquider des sommes considérables sans presque aucune intervention de numéraire. C’est aussi le moyen d’utiliser toutes les ressources d’un pays et de les mettre à la disposition du commerce; mais il ne peut pas tenir lieu du billet au porteur : d’abord il n’a pas une circulation aussi étendue, il n’est admis qu’entre gens qui se connaissent et ne jouit pas de la confiance générale. De plus il n’est reçu qu’à titre provisoire, à la condition qu’il sera payé. Jusque-là le règlement auquel il sert n’est pas définitif, et on peut toujours en réclamer le montant, si la banque sur laquelle il est tiré ne payait pas. Le billet au porteur au contraire a force libératoire. Du moment qu’il est accepté, on n’a plus à réclamer, quand même la banque qui l’a émis deviendrait insolvable. Cette distinction est capitale, car c’est elle qui donne au billet au porteur le caractère de monnaie qu’il possède et que le chèque ne peut avoir; elle explique aussi pourquoi, dans tous les pays, les banques d’émission ont un privilège et sont en général placées sous la surveillance directe de l’état; elles exercent en quelque sorte un droit régalien, celui de battre monnaie.

On dit en faveur du chèque qu’il représente une économie faite, un capital réalisé, et qu’il a sur le billet au porteur l’avantage de n’être pas une anticipation sur l’avenir. Cette distinction n’est pas aussi vraie qu’on le suppose. Sans doute le chèque représente un capital réalisé; mais la banque qui l’a reçu en dépôt et qui en paie un intérêt ne le laisse pas improductif, elle l’utilise sous une forme quelconque, et quand le déposant voudra en disposer à son tour, comment fera la banque pour le rembourser? Le même capital ne peut pas servir à deux usages à la fois, aux opérations d’escompte et au paiement des chèques; par conséquent, si ces deux usages viennent en concurrence, il y en a un qui ne pourra être satisfait. Or sur quoi est fondée la sécurité du chèque? Sur ce que les dépôts ne seront pas tous retirés en même temps, qu’il en restera toujours un certain nombre; il suffira, pour être dans des conditions normales, d’avoir en réserve de quoi parer aux éventualités de remboursement qui peuvent se présenter. C’est absolument comme pour les billets au porteur qui dépassent le niveau de l’encaisse métallique; mais nul ne peut garantir que les dépôts resteront toujours à un certain chiffre, — pas plus qu’on ne peut dire que telle ou telle encaisse métallique sera toujours suffisante. À ce point de vue donc, il n’y a pas plus de sécurité avec le chèque qu’avec le billet au porteur; le premier peut même donner lieu à des découverts encore plus considérables que le second.

D’après une note que nous empruntons à un ouvrage fort estimé en Angleterre, the Money market, par M. Walter Bagehot, il y avait à Londres seulement, à la fin de 1872, dans les principales banques, 3 milliards de dépôts, et la réserve, pour faire face aux remboursemens, était de 337 millions, c’est-à-dire d’environ 11 pour 100 : c’était celle de la Banque d’Angleterre exclusivement. Or en France et dans les pays où il y a plus de billets au porteur et moins de dépôts, la réserve, pour répondre des uns et des autres, est toujours au minimum de 25 ou 30 pour 100. Dira-t-on que les dépôts sont moins susceptibles de varier en temps de crise? C’est une grosse erreur. Aux États-Unis, en 1857, ils ont baissé en quelques mois de plus de 50 pour 100; ils diminuent aussi très sensiblement en Angleterre lorsqu’il y a des embarras financiers. Seulement on n’en remarque pas les effets à la banque principale, et en voici la raison. Les établissemens financiers sont obligés, pour leur réputation, de conserver à la Banque d’Angleterre une certaine réserve; s’ils la diminuaient trop, leur crédit en souffrirait. Que font-ils dans les momens de crise? Ils demandent à la Banque de leur avancer, sous forme d’escompte, ce qu’ils seraient obligés de réaliser par le retrait des dépôts. Pour ne parler que de la dernière crise de 1866, la Banque d’Angleterre en une seule semaine, du 9 au 16 mai, avait augmenté son portefeuille de près de 200 millions. À cette condition, le chiffre des dépôts n’avait pas diminué, il s’était plutôt accru; mais le résultat était le même, la réserve était épuisée, et c’est cette réserve qui constitue la seule ressource disponible. Par conséquent il ne faut pas croire que le crédit qui s’appuie sur les dépôts soit plus solide que celui qui repose sur les billets au porteur; il l’est plutôt moins, parce qu’il peut créer de plus grands découverts : quand les crises éclatent, elles ont une violence extraordinaire, le moindre incident les fait naître.

En 1866, il a suffi de la faillite d’une seule maison de banque, celle d’Overend, Gurney et Cie, pour mettre tout le crédit de la Grande-Bretagne en péril ; la panique fut telle que le jour où elle se manifesta est resté dans le souvenir sous le nom de Black-Friday, c’est-à-dire du vendredi noir. Ce jour-là, il n’y avait plus de chèques en circulation, plus de confiance en personne, et si on n’avait pas accepté encore les billets au porteur, la vie commerciale en tant qu’elle a besoin du crédit se serait trouvée suspendue, et on n’aurait plus fait d’affaires qu’avec des espèces métalliques. Le billet au porteur est, dit-on, une anticipation sur l’avenir, l’escompte d’une espérance, cela est vrai ; mais si le commerce est dans de bonnes conditions l’espérance se réalisera certainement. Est-il donc défendu d’escompter l’avenir? Tous les jours on s’engage dans des opérations qui n’auront de résultat que plus tard. Les sociétés industrielles qui empruntent des capitaux pour construire des chemins de fer, l’usine qui se crée par l’émission d’actions ou obligations, ne font pas autre chose que d’engager l’avenir. Tout le travail des sociétés est fondé sur des espérances. On sème pour recueillir, autrement il n’y aurait pas de progrès dans la richesse publique. Le billet au porteur est dangereux, s’il est trop considérable et donne lieu à des spéculations téméraires; mais s’il est contenu dans de sages limites, s’il n’encourage que des opérations régulières et à court terme, il rend des services incontestables. Que s’est-il passé depuis qu’on a établi des banques d’émission? L’argent auparavant était rare et se payait fort cher, il est devenu aussitôt après plus abondant et à meilleur marché. Et cela pourquoi? Parce qu’il y a eu des établissemens qui ont eu la faculté d’escompter l’avenir au moyen de billets acceptés comme un capital qui, bien que factice, rend momentanément les mêmes services qu’un capital réel. Quand une circulation fiduciaire n’est pas trop étendue par rapport à l’encaisse métallique sur laquelle elle repose, et que l’établissement qui l’émet tient grand compte de l’état du change, on est dans des conditions régulières, et les risques que l’on court sont aussi minimes que possible.

En résumé, il doit résulter de ce travail deux choses : d’abord qu’on aurait tort de s’appuyer sur l’exemple de la France pour prétendre que le cours forcé des billets de banque peut être considéré désormais comme sans aucun danger. La bonne tenue de nos billets, malgré le cours forcé et l’émission exceptionnelle, est due à des circonstances tout à fait exceptionnelles, aux efforts que l’on a faits et qui ont réussi pour conserver le change favorable, et ensuite à l’importance d’un stock métallique considérable qui en somme n’a jamais cessé d’exister dans le pays, ce qui n’est pas le fait des états où le papier est déprécié, comme en Autriche, en Italie, etc. Il doit en résulter aussi, vis-à-vis de cette autre exagération qui ne voudrait pas de billets de banque du tout et chercherait à les remplacer par le chèque, que ce moyen n’est rien moins qu’efficace pour prévenir les crises et les embarras financiers. Il les provoque au contraire en créant de plus grands découverts : on en a la preuve par ce qui se passe fréquemment en Angleterre et aux États-Unis; par conséquent il en est des billets au porteur comme de toutes les formes du crédit, il faut s’en servir et n’en pas abuser. Si on en abuse, on s’expose à de grands dangers, et on bâtit un édifice commercial sur une base peu solide; mais, si on s’en sert avec prudence, on a un instrument d’échange très commode, tout à fait en rapport avec les exigences de la civilisation, et qui agit comme un frein pour modérer le taux de l’intérêt.


VICTOR BONNET.