Les Blasphèmes/L’apologie du Diable

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Les Blasphèmes
G. Charpentier et Cie, éditeur (p. 129-142).

VII

L’APOLOGIE DU DIABLE


Ne croyant pas à Dieu, je ne crois pas au Diable.

*


Et pourtant je l’ai vu l’autre nuit, l’Effroyable,
Le Malin, le Cruel, l’Envieux, le Trompeur,
Celui dont tous les noms terribles nous font peur,
Celui qu’on n’ose pas nommer. J’ai vu l’Archange
Tentateur et damné qui demande en échange

De son appui notre âme à perpétuité.
Le Diable, je l’ai vu, vous dis-je, en vérité.
J’étais au coin du feu, seul, relisant le livre
Du vieux Lucrèce dont la parole m’enivre,
Ce livre obscur, gonflé d’une amère liqueur,
Où le sage Épicure a versé son grand cœur.
Je le buvais avec une soif obstinée,
Quand tout à coup je vis, près de la cheminée,
À l’autre coin, vautré dans le fond d’un fauteuil,
Le Malin souriant et qui clignait de l’œil.
Il n’avait pas cet air grotesque qu’on lui prête,
Le nez noir, le pied bot, les cornes sur la tête,
La queue au cul. C’était un monsieur fort bien mis.
Il ressemblait à l’un de mes meilleurs amis,
Félix Bouchor, qui fut un des rois de la mode.
Sa jaquette, à la fois très collante et commode,
Moulait sa taille. Un nœud fait d’un ruban étroit
Planait en papillon à son col raide et droit.
Sa chemise à plastron lui cuirassait le buste.
Son pantalon tombait sur sa bottine juste
En un rond tracé net sans plis inélégants.
Quant aux cornets de ses manchettes sur ses gants
Jaunes, deux-porte-fleurs avec deux giroflées !
Pas de bijoux voyants ; pas de poches gonflées ;
Rien qui puât la pose ou bien le luxe faux.
Un goût riche et discret, sans excès ni défauts.

C’était le plus correct des modernes dandies.
Mais ses yeux roux flambaient comme deux incendies.

*


« Mon cher, fit-il soudain en taquinant le feu
Avec son stick, je crois que vous pensiez à Dieu.
Vous me direz que non, que vous lisiez Lucrèce,
Épicure, et que vous savouriez l’allégresse
De voir qu’ils ont tué les Dieux. Mais, entre nous,
Ne sentez-vous jamais monter dans vos genoux
Un frisson de terreur, quand leur voix révoltée
Dit le ciel vide ?… Bref, êtes-vous bien athée ?
Êtes-vous très certain que Dieu n’existe point ?
Si Dieu n’est rien, pourquoi lui montrez-vous le poing ?
Si ce n’est qu’un brouillard dont votre âme est trompée,
Pourquoi dans ces vapeurs donner des coups d’épée ?
Don Quichotte chargeait, pour frapper un géant,
Sur un moulin ; mais vous, c’est contre le néant
Que vous vous colletez avec l’ombre. C’est drôle.
Si Dieu n’existe pas, vous jouez un sot rôle ;

Vous n’êtes qu’un roseau pensant… comme mon stick.
Donc, au fond, vous croyez à Dieu, voilà le hic.
Vous ne l’avouez pas ; la honte est pitoyable.
Vous y croyez, my dear. J’y crois bien, moi, le Diable !
Si nous n’y croyions pas, nous autres les damnés,
Quel plaisir aurions-nous à lui cracher au nez ?
Heureusement, il est. On peut blaguer son œuvre.
Il est partout, il est toujours, comme une pieuvre
Au corps informe, aux bras infinis et flottants,
Nageant sous les flots noirs de l’espace et du temps,
Et tenant l’Univers avec ses tentacules.
Ce n’est pas un de ces grands-pères ridicules,
À barbe blanche, à l’air folâtre et bon enfant.
C’est un monstre hideux et fantasque, étouffant
Le monde dont il boit le sang par ses ventouses.
Il a des désirs fous, des rancunes jalouses,
Des caprices, des cris de haine, des remords.
Il fait les hommes, puis il voudrait les voir morts.
Son Eden est un guet-apens. Il se déjuge
Et sa création aboutit au déluge.
Ensuite il se repent du tour qu’il a joué
En voulant vous détruire : il conserve Noé.
Pourquoi ? Pour amener ce résultat, en somme.
Que son Fils, éternel, infini, se fasse homme,
Naisse sans déflorer sa mère, et meure en croix.
C’est un original, allez, le Roi des Rois !

Il fait martyriser ses bons catéchumènes
Pour amuser la plèbe et les catins romaines.
Il fait verser du sang, brûler des corps, afin
De pouvoir dire un jour en riant d’un air fin :
« Saint-Pierre, tu seras dans l’Église ma pierre. »
Le voyez-vous d’ici, gai, plissant sa paupière,
Ayant fait massacrer des milliers d’hommes pour
Accoucher à la fin d’un piètre calembour ?
Heureux s’il n’eût commis que de pareilles bourdes !
Mais, plus que son esprit encor, ses mains sont lourdes.
Quand nous dirions de lui pis que pendre en effet,
Nous n’en dirions jamais autant qu’il en a fait.
Je ne suis pas, mon cher, un professeur d’histoire,
Et je ne veux pas prendre un ton déclamatoire
Ni m’emballer en vous contant par le menu
Un tas de crimes dont le cours vous est connu.
Partout où la pensée éclate, où le cœur vibre,
Quand on s’efforce d’être heureux ou d’être libre,
Quand on travaille afin de conquérir un droit,
Quand dans un bénitier l’on se trouve à l’étroit,
Quand on ne veut pas être une bête de somme,
On voit paraître Dieu pour assassiner l’homme.
Oui, persécutions, exils, bagnes, cachots,
Huile en feu, plomb fondu, poix bouillante, fers chauds,
Tenailles arrachant les ongles, lames torses,
Brodequins pour les pieds, chevalets pour les torses,

Fouets, grils, bûchers, gibets, croix, écartèlements,
O couronne de Dieu, voilà tes diamants ! »

*


Comme il jactait sa tirade,
L’hôte assis près de mon feu,
Le dandy, le camarade,
Avait changé peu à peu.

Ses habits à la moderne,
Mêlant leurs discrets accords
De toilette sobre et terne,
S’étaient fondus sur son corps,

Et sa nudité d’Archange
Resplendissait à présent
Avec la lueur étrange
D’un gouffre phosphorescent.

Je sentais une brûlure
À voir les deux soleils clairs
De ses yeux. Sa chevelure
Formait un fouillis d’éclairs.


Ce n’était plus le jeune homme
À qui tantôt je rêvais ;
C’était l’être que l’on nomme
L’Orgueilleux et le Mauvais ;

C’était celui que le prêtre
Chasse en lui disant : Va-t’en !
C’était le Puissant, le Maître,
Le beau, le divin Satan.

*


« Oui, reprit-il, je suis le laid, le noir, l’immonde,
Le vaincu. Dieu m’écrase. Il a tout. Je n’ai rien.
Eh bien ! il faut m’aimer. Dieu fait le mal au monde
C’est moi qui fais le bien.

C’est moi qui mis aux mains de votre premier père
Le fruit d’autant plus doux qu’il était défendu,
Quand il perdit l’Éden, c’est moi qui dis : Espère,
Il te sera rendu.


Dieu te ferme à jamais son jardin solitaire
Et tourne à l’éternel exil tes pas maudits.
Mais malgré lui tu peux être heureux. C’est sur terre
Qu’est le vrai Paradis.

Dieu, s’amusant à voir souffrir sa créature,
T’a dit : « Gagne ton pain aux sueurs de ton front. »
Moi, je ferai pour toi pulluler la nature
Et tes fils en vivront.

Pour te rendre odieux à ta compagne aimée,
Dieu mit l’enfantement dans le sang et les pleurs.
Moi, je t’offre une couche où la femme pâmée
Oubliera ses douleurs.

Quand elle te tiendra sur sa gorge et sa bouche,
Tout pantelant d’amour entre ses deux genoux,
Vous jouirez assez pour que ce Dieu farouche
En devienne jaloux.

Et ce que j’ai promis, je l’ai tenu. Paresses,
Plaisirs, amour, et les rires du nouveau-né,
Et les baisers profonds, et les longues caresses,
Je vous ai tout donné.


J’ai réduit à néant tous les décrets du Juge.
Il a voulu noyer la terre, mais en vain ;
Et je me suis servi de l’eau de son déluge
Pour en tirer le vin.

Dieu vous tenait courbés sous la noire ignorance.
Moi, j’ai cherché pour vous les sciences, les arts.
Aux mains des inventeurs mon souffle d’espérance
Fit fleurir les hasards.

Je vous donnai le feu pour dissiper les ombres,
Le fer, l’or, le travail dompté des animaux,
Et je vous enseignai les lettres et les nombres.
L’écriture et les mots.

En vain Dieu vous roulait dans des voiles funèbres
Et vous entortillait d’inextricables nœuds ;
Je défaisais les nœuds, je fendais les ténèbres
De mes doigts lumineux.

Le chercheur, le penseur, le poète, le sage,
Tous ceux qui vous ont dit les causes et les lois,
C’est moi qui leur ai mis cet éclair au visage
Et ce cri dans la voix.


C’est moi qui vibre dans toute âme révoltée,
Dans tout âpre génie où vous voyez un fou.
C’est moi le noir Caïn, et c’est moi Prométhée
Le sublime filou.

C’est moi Lucrèce, et c’est moi Job, et Galilée,
Kepler, Newton, Fulton, Volta, tous les savants,
Et Gutenberg par qui votre pensée ailée
S’envole aux quatre vents.

Grâce à moi vous avez dominé la matière,
Subjugé ses secrets les plus mystérieux,
Et vous êtes les rois de la nature entière ;
Non pas les rois ; les dieux !

Vous avez éventré les montagnes énormes,
Franchi les mers, bâti des cités. Exigeants,
Obéis, vous donnez à la terre les formes
De vos rêves changeants.

Vous avez maintenant fait de chaque mystère
Votre esclave. Tout cède à votre volonté,
Même la foudre : vous avez pour secrétaire
Le tonnerre dompté.


Encore un peu de temps et vous aurez des ailes,
Et l’on verra voguer vos flottilles dans l’air,
Traînant pour pavillon derrière leurs nacelles
Le serpent d’un éclair.

Oui, Dieu m’a foudroyé ! Mais, pour sa récompense,
Moi, je vous rends heureux, que Dieu le veuille ou non.
Oui, je suis le Malin ! Mais le Malin, je pense,
N’a pas volé son nom.

Oui, je suis l’orgueilleux vaincu ! Mais je me venge
En disant au petit, au pauvre, au mécontent :
Voici mon sang, voici ma chair, prends, bois et mange !
Dieu n’en fait pas autant.

Aussi c’est moi qu’il faut aimer, moi qui vous aime.
Venez à moi, venez, tous les déshérités,
Venez tremper chez moi dans le vin du blasphème
Le pain des vérités.

Venez, redressons-nous de toute notre taille !
Venez, rebâtissons une tour de Babel !
Venez, recommençons ensemble la bataille
De l’orgueil éternel !

À moi ! à moi ! Voici le jour de la revanche
Formidable. Je vois frissonner le Très-Haut.
À moi ! Faisons crouler son vieux trône qui penche
Sous un dernier assaut !

Homme, ô mon frère, monte avec moi si tu l’oses !
Je vais escalader le firmament en feu,
Et nous nous vautrerons dans les apothéoses
À la place de Dieu. »

*


Et l’Ange, ouvrant ses larges ailes
Qui firent sauter le plafond,
Devint si grand que ses prunelles
Semblaient deux abîmes sans fond.

Puis je ne vis plus sa figure
Ni ses yeux tant il était loin.
Mais sa bouche, béante, obscure.
Avait un pôle à chaque coin ;

Et dans ces ténèbres compactes
Les blasphèmes tonnaient pareils
À des milliers de cataractes
Tombant sur des tas de soleils.

On eût dit que sous la tempête
Des cris furieux Dieu puni
Roulait et se cassait la tête
En s’écrasant dans l’infini.

Brusquement au fond de l’espace
Tout se tut ; l’ombre s’envola
Comme une hirondelle qui passe ;
Et le Diable n’était plus là.

*


Je me retrouvai seul, effaré, sans lumière,
À genoux. Je priais, « Salut, disais-je, ô fière,
Héroïque, superbe, et divine vertu !
Salut ! Je suis à toi, je t’appartiens, veux-tu ?

Toi qui fis tous nos biens et qui les fais encore,
C’est toi, Maudit, c’est toi que j’aime et que j’adore.
Salut, consolateur béni des pauvres gens,
Bon nourricier, donneur de pain aux indigents,
Semeur d’espoirs qui nous font prendre patience,
Inventeur des plaisirs, des arts, de la science.
Accoucheur des esprits ! Salut, grand révolté
Qui préféras l’enfer avec la liberté,
Toi dont on a cassé, mais non ployé les ailes,
Toi qui dois endurer des peines éternelles
Sans pouvoir aspirer aux douceurs du trépas,
Toi qui souffres sans fin et qui ne te plains pas,
Toi dont l’orgueil damné reste irrémédiable… »

*


Si je croyais à Dieu, je serais pour le Diable.