Les Blasphèmes/Le Pape

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Les Blasphèmes
G. Charpentier et Cie, éditeur (p. 212-214).

LE PAPE


 
Hum !… Benedicat vos Omnipotens Deus !
Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus !
Quel chemin parcouru, souvent louche et nocturne,
Avant l’heure où mon nom sortit enfin de l’urne
Comme un soleil levant sort d’un lac ténébreux !
Que de métiers j’ai faits, et combien de scabreux !
Marchand de drogues, chien de bourreau, condottiere.
Ma mémoire tient plus de morts qu’un cimetière.
Dans l’infamie encore et dans la saleté
J’ai ramassé du pain quand on m’en a jeté.
Mignon de prêtre, amant de courtisane riche,

Valet qu’on bat, filou qu’on pend, joueur qui triche,
Mendiant, proxénète, et pamphlétaire enfin,
J’ai su manger de tout pour manger à ma faim.
Mais mon fier appétit avait d’autres fringales.
Orgueil, farouche orgueil, c’est toi seul qui régales
L’insatiable ardeur d’un cœur ambitieux ;
Et j’aurais sans pâlir escaladé les cieux
Pour y renverser Dieu, si je n’étais athée.
Son ombre au moins vivait, son ombre redoutée,
Cette ombre dont ma force est vêtue aujourd’hui,
Faite des lâchetés de ceux qui croient en lui.
Oh ! ce qu’il m’a fallu d’obscure patience.
De forte hypocrisie et de vaine science,
Pour ramper jusqu’au sceptre avant de le saisir !
J’ai su châtrer mes sens en rut vers le plaisir.
Ma chair servait d’hostie au fond du Saint-Ciboire.
Dans le calice, au lieu du vin qu’on doit y boire,
Moi, je buvais mes pleurs et ma bile et mon fiel.
Même quand les honneurs y versèrent leur miel,
L’absinthe remontait aux lèvres du calice.
Sous les splendeurs de la pourpre cardinalice
La haire m’enfonçait dans le ventre ses crins
Et le cilice en feu ceinturonnait mes reins.
Mais qu’importe ! À présent, je ne m’en souviens guère.
Je suis le Souverain Pontife, le vicaire
De ce Dieu que je crée en prononçant son nom.

Quel que soit mon désir, nul ne me dira non.
Je fais ce que je veux. Demain, si je l’ordonne,
Je peux faire de ma maîtresse une madone.
Donc, benedicat vos Omnipotens Deus !
Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus !
Amen ! … Prosternez-vous, ô troupeau de fidèles !
Mes gestes envolés font à leurs grands coups d’ailes
Passer sur vos fronts las chargés de péchés noirs
Le vent rafraîchissant des célestes espoirs.
Allez, pauvres croyants, humbles que je méprise,
Laissez vos pauvres cœurs s’enfler à cette brise
Pour voguer vers un ciel aux décevants appas
Où nul n’abordera puisqu’il n’existe pas.
Moi, je vis désormais mon rêve grandiose.
Je me pavane, athée, en pleine apothéose,
Et seul au monde j’ai cet orgueil inouï
De représenter Dieu pour tous sans croire en lui.