Les Bohèmes de la mer (Aimard)/XVIII

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Roy (p. 127-134).
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XVIII

DOÑA CLARA

Vaincue par l’émotion qu’elle éprouvait, doña Clara, en achevant de prononcer avec une énergie étrange les paroles qui terminent le précédent chapitre, se laissa tomber à demi évanouie sur un siège.

Ses traits pâles, contractés par la douleur, ses yeux fermés, son corps roidi par une crispation nerveuse, lui donnaient l’apparence d’un cadavre.

Don Sancho fut effrayé de l’état dans lequel il voyait sa sœur, le seul être pour lequel en toute sa vie il eût éprouvé une amitié sincère ; son cœur se serra et une larme brûlante coula lentement sur sa joue sans qu’il songeât à l’essuyer.

— Pauvre sœur ! hélas ! murmura-t-il en la considérant avec une douce et paternelle compassion, sa vie tout entière ne doit-elle donc être qu’un long martyre ! Que ne puis-je faire rentrer l’espérance dans ce cœur brisé ! Mon Dieu, après tant d’années, est-ce ainsi que je devais la revoir !

Il soupira, laissa tomber sa tête sur la poitrine et commença à marcher avec agitation de long en large dans la chambre.

Pendant près d’un quart d’heure, le silence ne fut troublé que par les sanglots étouffés de doña Clara.

Tout à coup elle se redressa et posant la main sur le bras de son frère au moment où celui-ci passait devant elle :

— Don Sancho, lui dit-elle d’une voix étranglée, puis-je compter sur vous ?

— En doutez-vous, ma sœur ? lui répondit-il en s’arrêtant, et il lui prit la main qu’il baisa.

— Pardonnez-moi, fit-elle ; hélas ! je suis tellement malheureuse que souvent, malgré moi, je n’ose croire.

— Je ne vous adresse pas de reproches, ma sœur ; parlez, je vous écoute.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous aimiez ce don Gusman de Tudela ?

— Comme s’il était mon frère !

— Il est beau, n’est-ce pas ?

— Il est beau et brave, ma sœur.

— Ah ! fit-elle avec joie.

— Oui, c’est un fier gentilhomme.

— Il ne dément pas la race dont il sort.

— Il la porte écrite sur son mâle visage.

— Vous espérez le voir, m’avez-vous dit ?

— Je l’espère, oui ; mais je ne sais comment ni de quelle façon pourra s’effectuer cette entrevue.

— N’êtes-vous donc convenus de rien ?

— Le duc nous surveillait d’un œil jaloux, je n’ai pu échanger avec lui que quelques vagues paroles, seulement je crois qu’elles auront été comprises par lui.

— Savez-vous que la mission qu’il a à remplir est affreuse, que le rôle qu’il est forcé de jouer est infâme ?

— Hélas ! je le sais, mais il ne le suppose pas tel ; il est convaincu, au contraire, qu’il accomplit un devoir.

— Mais enfin, ne soupçonnez-vous rien de lui ? Cette soi-disant parenté est-elle réelle ?

— Que vous dirais-je, ma sœur ? tout cela est enveloppé pour moi d’un impénétrable mystère ; les Tudela, vous le savez aussi bien que moi, nous sont alliés de fort près, seulement ils n’ont jamais résidé à la cour et ont toujours vécu dans leurs domaines, au milieu de leurs vassaux ; nos relations avec eux ont forcément été presque nulles ; je ne me souviens pas avoir vu chez mon père un seul gentilhomme portant ce nom ; il m’est donc impossible de me prononcer et d’affirmer que don Gusman soit ou ne soit pas issu de cette famille, d’autant plus que le duc de Peñaflor, je dois l’avouer, ne m’a jamais témoigné la plus légère confiance et, connaissant l’amitié profonde que j’ai toujours professée pour vous, m’a tenu de parti pris dans la plus complète ignorance de ses actes, même les plus insignifiants.

— Ténèbres partout ! murmura doña Clara. Oh ! Dieu n’est pas juste, s’écria-t-elle avec accablement, de laisser ainsi succomber la vertu.

— Les voies de Dieu sont insondables pour les regards bornés des hommes, ma sœur, répondit le jeune homme avec conviction ; peut-être, quand vous accusez sa bonté et sa justice, vous prépare-t-il une éclatante justification et une vengeance terrible.

Doña Clara courba son front pâle, tandis qu’un sombre sourire crispait ses lèvres.

— Non, reprit-elle, je ne puis plus longtemps attendre ! l’heure est venue ; je vous le répète, dussé-je succomber dans la lutte, j’agirai.

— Que prétendez-vous faire ?

— Déchirer, une fois pour toutes, le voile étendu sur mes yeux.

— Vous ne réussirez pas.

— Il en sera ce qu’il plaira à Dieu, mon frère, j’y suis résolue ; j’ai d’ailleurs votre promesse formelle de me venir en aide.

— En tout ce qui dépendra de moi, ma sœur, vous pouvez y compter.

— Merci, don Sancho ; mais don Gusman, pour se mêler parmi les Frères de la Côte, n’a pas conservé son nom sans doute.

— En effet, sa qualité d’Espagnol l’eût perdu en le faisant considérer comme espion.

— Connaissez-vous le nom qu’il a adopté ?

— Je le connais, oui, ma sœur.

— Et quel est ce nom ?

— Martial.

— Bien, cela me suffit ; soyez tranquille, don Sancho, avant peu je saurai si ce jeune homme est mon fils.

— Mais, pardon si je vous interroge, ma sœur, quels moyens emploierez-vous pour obtenir cette certitude ?

Doña Clara sourit avec dédain.

— Mon cœur me le révélera ; une mère ne se trompe jamais lorsqu’il s’agit de reconnaître son fils.

— Mais pour cela il faut que vous le voyiez ?

— Aussi le verrai-je, et cela bientôt.

— Je n’ose vous comprendre, ma sœur ; ainsi vous voulez…

— Oui, interrompit-elle avec violence, je veux, moi aussi, me mêler avec les Frères de la Côte, vivre de leur vie, surveiller leurs actions, et, sans qu’il sache qui je suis, voir ce jeune homme, ce Martial, et me faire aimer de lui ; si, comme j’en ai la conviction secrète, il est mon fils, il se sentira malgré lui attiré vers moi et alors…

— Mais c’est de la folie, cela, ma sœur ! s’écria le marquis avec violence ; vous ne parlez pas sérieusement.

— Et pourquoi donc, s’il vous plaît, mon frère ?

— Vous, au milieu de ces bandits sans foi ni loi !

— Ces bandits sans foi ni loi, mon frère, ont plus d’honneur que la plupart de ceux qui les méprisent et les traquent partout comme des bêtes féroces ; mieux que personne vous devriez le savoir, il me semble.

— Il est vrai, ma sœur, que personnellement je n’ai jamais eu à me plaindre d’eux ; au contraire, ils se sont conduits à mon égard en hommes de cœur, et croyez-le bien, je leur en conserve une profonde reconnaissance.

— Puisqu’il en est ainsi, pourquoi supposez-vous que leur conduite ne sera pas envers une femme ce qu’elle a été pour vous ?

— Ce n’est point cela que j’ai voulu dire ; vous ne m’avez pas compris.

— Expliquez-vous, alors, répondit-elle avec une irritation fébrile.

— Avez-vous oublié que parmi ces hommes il en est un qui vous a défendu de vous présenter jamais devant lui ?

— À moins que je lui rende son fils ; c’est vrai.

— Ah ! fit-il.

— Eh bien ! ce fils, je le lui rendrai, mon frère ; croyez-moi, mon cœur ne me trompe pas.

Le marquis hocha la tête sans répondre.

Il y eut un silence de quelques minutes ; ce fut doña Clara qui le rompit.

— Ma résolution est prise ; aucune puissance humaine ne m’en fera changer, d’ailleurs, ajouta-t-elle avec tristesse, soyez tranquille, don Sancho, il ne me reconnaîtra point ; regardez-moi avec attention, vous qui êtes mon frère, et dites-moi si la malheureuse qui est devant vous brisée par le malheur, courbée sous le poids d’une honte imméritée, ressemble en rien à la jeune fille d’il y a vingt ans ? Non, non, Montbars ou le comte de Barmont, ainsi qu’il vous plaira de le nommer, ne me reconnaîtra pas ; hélas ! s’il me voit il passera près de moi sans que son regard se fixe seulement sur la malheureuse créature dont les traits si horriblement défigurés par les larmes ne rappelleront rien à son souvenir.

— Je n’ai ni le droit ni le courage de vous empêcher de faire cette tentative suprême, ma sœur ; quoique je n’en augure rien de profitable pour vous, mes souhaits les plus sincères vous accompagneront, mes plus vives sympathies vous sont acquises ; agissez donc à votre guise et puisse Dieu vous venir en aide !

— Il sera avec moi, mon frère, j’en ai l’espérance.

— Enfin ! reprit-il d’un air de doute, dans tous les cas, souvenez-vous que je suis gouverneur de l’île d’Hispaniola, et que, grâce à cette qualité, mon pouvoir sera peut-être assez grand pour vous venir en aide si vous aviez besoin d’un secours efficace. Bien que les ladrones soient nos ennemis mortels à nous autres Espagnols, ils sont cependant contraints bien souvent de compter avec nous.

— Je sais combien vous m’aimez, don Sancho, et cela me suffit pour être certaine que vous ne me faillirez pas dans l’occasion.

— Quoi que vous exigiez de moi, ma sœur, je le ferai ; soit de jour, soit de nuit, à votre premier appel je serai là.

— Merci, répondit-elle en lui tendant la main.

Le marquis serra affectueusement cette main dans les siennes.

— Pauvre sœur ! murmura-t-il avec tristesse.

— Don Sancho, reprit-elle, j’ai le pressentiment secret que mes chagrins touchent à leur terme, et, ajouta-t-elle avec exaltation, que bientôt je retrouverai mon fils et le serrerai sur mon cœur.

Le marquis s’inclina devant sa sœur en étouffant un soupir.

— Maintenant, dit-il, je suis contraint de vous quitter. Je suis accouru près de vous sans prévenir personne, cette absence prolongée doit sembler étrange ; il est temps que je reparaisse à Santo-Domingo pour faire cesser l’inquiétude causée par cette démarche incompréhensible pour tous ; je suis depuis si peu de temps gouverneur que je dois songer un peu à remplir dignement le rôle qui m’est imposé ; mais nous nous reverrons bientôt, je l’espère ; j’ai bien des choses à vous dire encore, après une si longue séparation.


Après quelques détours ils atteignirent l’extrémité de la caverne.

— Je ne sais quand nous pourrons nous revoir, mon frère, et si grand que soit mon désir de vous entretenir, je ne puis assigner d’époque à une nouvelle entrevue.

— Comptez-vous donc mettre bientôt votre projet à exécution ?

— Ce soir même je quitterai le rancho pour me rendre au Port-de-Paix.

— Si tôt, ma sœur ?

— Je n’ai déjà tardé que trop longtemps, n’insistez donc pas, je vous prie, ce serait inutile.

— Puisqu’il en est ainsi, ma sœur, je me tais ; il ne me reste plus qu’à vous souhaiter de réussir ; mais, hélas ! je ne l’espère pas.

— Je ne partage pas votre opinion ; adieu, mon frère.

— Adieu, ma sœur, répondit-il.

Ils s’embrassèrent et demeurèrent longtemps serrés dans les bras l’un de l’autre.

Doña Clara se dégagea enfin de cette douce étreinte.

— Du courage, dit-elle.

Ils sortirent ; le nègre Aristide tenait en bride le cheval du marquis et le promenait devant la maison.

Don Sancho lui fit un signe, embrassa une dernière fois sa sœur et se mit en selle.

— Adieu, lui dit-il d’une voix étouffée.

— Au revoir, répondit-elle.

Le marquis enfonça les éperons dans les flancs de son cheval et s’éloigna au galop. Doña Clara demeura immobile sur le seuil de la porte et le suivit des yeux aussi longtemps qu’elle put l’apercevoir ; lorsque enfin il eut disparu à un coude du sentier, elle fit le signe de la croix, poussa un soupir et rentra dans le rancho en murmurant à voix basse :

— Il m’a toujours aimée, lui ! bon frère.

Birbomono se tenait dans la première pièce, doña Clara s’approcha de lui.

— Mon ami, lui dit-elle d’une voix douce, je quitte le rancho.

Le mayordomo s’inclina sans répondre.

— Je compte partir aujourd’hui même ; dans une heure, si cela est possible.

— Dans une heure tout sera prêt, dit-il respectueusement.

Elle hésita, puis s’enhardissant elle reprit :

— C’est que, mon ami, je ne sais quand je reviendrai ici, mon voyage peut se prolonger plus longtemps que je ne le voudrais et j’aurais besoin d’emporter avec moi des bagages assez considérables.

— Pendant que la señora était avec son frère, j’ai tout préparé, répondit-il ; la señora partira aussitôt qu’elle le désirera.

— Tout préparé ! s’écria-t-elle avec surprise ; comment savez-vous donc ce que j’ai l’intention de faire, quand il y a une heure je l’ignorais moi-même ?

— Les murs ne sont que de simples cloisons en cañaverales, señora ; malgré moi et sans vouloir écouter, j’ai entendu presque tout ce qui s’est dit entre vous et Son Excellence le gouverneur.

Doña Clara sourit.

— Je ne vous en veux pas, Birbomono, dit-elle, car je n’ai pas de secrets pour vous ; d’ailleurs, mon intention était de vous instruire.

— Cela est inutile maintenant.

— En effet. Pendant mon absence, vous demeurerez ici ; qui sait, peut-être serai-je heureuse de revenir un jour dans ce rancho où ont coulé tant de larmes et qui pour cela même m’est devenu cher.

— Pardon, répondit le mayordomo en pâlissant, je n’ai pas bien compris les ordres que la señora m’a fait l’honneur de me donner ; n’a-t-elle pas témoigné le désir que je restasse ici ?

— Oui, mon ami.

— Alors vous me pardonnerez, señora, car cela est impossible.

— Comment, cela est impossible ?

— Voici vingt ans que je suis auprès de vous, señora, sans jamais vous avoir quittée une seconde ; je ne consentirai pas à me séparer de vous lorsque vous allez tenter une entreprise périlleuse pendant laquelle vous aurez plus que jamais besoin d’avoir près de vous un serviteur dévoué.

— Mais, mon ami, vous ne songez pas que je vais vivre au milieu des ennemis mortels des Espagnols et qu’en vous emmenant avec moi je vous expose à des dangers terribles.

— Pardon, señora, j’ai réfléchi à cela ; mai j’ai l’honneur de vous faire observer que là où nous allons se trouvent d’autres Espagnols qui vivent sans être inquiétés par personne à la simple condition de se soumettre aux lois des flibustiers et de ne pas se mêler de leurs affaires ; je ferai comme les autres, voilà tout.

— J’ignorais ce que vous me dites là, mon ami ; cependant je préférerais, pour éviter tout danger, que vous consentissiez à demeurer ici.

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, madame, que cela est impossible ; si vous m’ordonnez de ne pas vous suivre, je vous obéirai comme je le dois, mais je partirai, moi aussi, et je me rendrai seul au Port-de-Paix.

— Insister davantage serait méconnaître votre dévouement, mon ami ; vous m’accompagnerez donc ; mais qui gardera le rancho pendant mon absence ?

— Le nègre Aristide, señora ; il est intelligent, dévoué et probe, je lui ai donné mes instructions à ce sujet, vous pouvez avoir toute confiance en lui.

— Alors, puisqu’il en est ainsi, je me rends ; il faut faire ce que vous voulez.

— Je vous remercie de tant de bonté, madame, répondit avec émotion le vieux et brave serviteur ; vous m’auriez rendu bien malheureux si vous aviez exigé que je me séparasse de vous dans une circonstance aussi grave et de laquelle dépend peut-être le bonheur de votre vie tout entière.

— Peut-être mieux vaut-il qu’il en soit ainsi en effet, mon ami, reprit doña Clara d’un air pensif : lorsque les chevaux seront sellés et les mules chargées, vous me préviendrez, je serai prête.

Elle lui fit un signe affectueux et entra dans sa chambre à coucher, dont elle ferma la porte derrière elle.

Avant de faire cette dernière et suprême tentative, elle avait besoin de se recueillir et de calculer seule avec son cœur toutes les chances de réussite qu’elle pouvait avoir.

Birbomono, rendu joyeux par les dernières paroles de sa maîtresse, se mit en mesure de tout préparer pour le départ.

Un peu avant le coucher du soleil, la maîtresse et le serviteur quittèrent le rancho laissé aux soins d’Aristide, tout fier d’une telle confiance, et se dirigèrent vers le Port-de-Paix, en ayant soin de maintenir leurs chevaux à une allure assez lente pour n’arriver qu’à la nuit close, afin de moins attirer l’attention sur eux.