Les Bons Enfants/Esbrouffe, Lamalice et la souris

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Hachette (p. 149-166).

ESBROUFFE, LAMALICE ET LA SOURIS.


A
près le dîner les enfants allèrent s’asseoir sur l’herbe, près de Camille, qui leur raconta l’histoire qu’ils attendaient avec impatience.

Il y avait une fois une petite fille nommée Lamalice ; elle était pauvre et orpheline ; elle avait été recueillie par charité chez des parents pauvres ; aussi quelquefois on manquait de pain à la maison, mais jamais Lamalice n’avait l’air de s’en inquiéter.

Ces parents, nommés Sanscœur, traitaient Lamalice avec froideur, et pourtant elle était très bonne.

Tout le monde l’aimait dans le pays, à l’exception d’un gros garçon appelé Esbrouffe, qui avait une maison près de celle des parents de Lamalice. Il était riche, avare et méchant ; il faisait toutes sortes de méchancetés à Lamalice et à ses parents : tantôt il arrachait leurs légumes, tantôt il couvrait d’ordures le linge qu’ils faisaient sécher dans leur jardin. Il leur avait demandé de lui vendre la moitié de ce jardin pour agrandir le sien, et surtout pour avoir un poirier qui donnait de si beaux fruits, qu’il était connu sous le nom de poirier merveilleux. Esbrouffe était gourmand et avare ; il voulait manger et vendre ces poires merveilleuses. Plusieurs fois il avait essayé d’en voler ; chaque fois il lui était arrivé un accident fâcheux : une fois il tomba de l’arbre et se démit le poignet ; une autre fois il culbuta dans un baquet d’eau sale.

Lorsque Sanscœur refusa son jardin et son poirier à Esbrouffe, celui-ci jura de s’en venger.

« J’aurai votre poirier, ou je vous ferai mourir de misère et de chagrin ! » dit-il avec colère.

Sanscœur leva les épaules, sa femme aussi ; Lamalice sourit. Esbrouffe, n’osant s’attaquer aux parents, se tourna vers la petite :

« Tu me payeras ton sourire insolent ! dit-il en lui montrant le poing.

— Vas-tu nous laisser tranquilles, faiseur d’embarras, amateur de poires ! » dit Sancœur en se levant et en marchant sur Esbrouffe.

Ce dernier était poltron ; il crut prudent de ne pas trop laisser approcher son ennemi, et, ouvrant la porte avec empressement, il sortit en la refermant avec violence. Un petit cri doux, mais aigu, se fit entendre. Lamalice regarda d’où il avait pu venir, et aperçut une souris dont la patte se trouvait prise dans la porte et qui se débattait vainement pour se dégager. Un cri plaintif lui échappait par moments ; Lamalice courut à elle,
« Tu me payeras ton sourire insolent ! »
entrouvrit la porte et la mit en liberté ; mais, la douleur l’empêchant de se sauver, Lamalice la prit et vit sa petite patte sanglante et à moitié coupée.

« Pauvre petite bête ! comme elle souffre ! Cousine, donnez-moi, je vous prie, de l’huile de mille-pertuis.

— Pour quoi faire, enfant ? Tu sais que j’en ai bien peu et que je la ménage.

— Cousine, c’est pour en mettre quelques gouttes à cette pauvre souris, qui a eu la patte écrasée dans la porte.

— Tu crois que je vais user mon huile pour une souris ! Jette cette vilaine bête ! qu’elle se guérisse comme elle pourra ! »

Lamalice ne répondit pas ; dans la chambre à côté, quelques parcelles de beurre restaient sur une assiette ; elle les ramassa, les mit délicatement sur la patte malade de la souris, et l’enveloppa d’un petit chiffon qui traînait dans un coin ; puis elle la posa à terre.

« Lamalice ! » dit une petite voix flûtée.

Lamalice se retourna de tous côtés et ne vit rien.

« Lamalice ! répéta la même petite voix.

— Qui donc m’appelle ? Je ne vois personne, dit Lamalice avec surprise.

— Par ici ! en bas, à tes pieds », dit la petite voix.

Lamalice regarda à ses pieds, et ne vit que la souris, qui la regardait fixement.

« C’est moi qui t’appelle, dit la souris ; je te remercie de m’avoir délivrée, d’avoir soulagé ma souffrance, au lieu de me tuer, comme l’auraient fait tant d’autres. Je veux te témoigner ma reconnaissance ; demande-moi ce que tu voudras, je te raccorderai.

Lamalice.

Vous êtes donc fée, petite souris, que vous parlez si bien ?

La souris.

Oui, je suis fée, et je peux beaucoup.

Lamalice.

À votre place, je profiterais de mon pouvoir pour me donner une autre forme que celle d’une pauvre souris, que tout le monde poursuit et que mange le chat.

La souris.

Ce n’est pas moi qui ai choisi mon triste état, c’est la reine des fées, qui m’a condamnée à rester souris pendant mille ans, pour me punir d’avoir résisté à ses ordres.

Lamalice.

Quels ordres ?

La souris.

Tu es bien curieuse, Lamalice ; au lieu de tant parler, tu devrais me demander ce que tu désires avoir : je t’ai dit que je te l’accorderais. Veux-tu de l’or, des terres, des bijoux, des maisons ?

— Non, dit Lamalice en secouant la tête d’un air réfléchi ; à quoi servent la fortune, l’or et tout cela ? à rendre paresseux, méchant, orgueilleux. Non, je ne veux rien de ce que vous m’offrez.

La souris.

Tu ne désires rien ?

Lamalice.

Pardonnez-moi, je désire quelque chose, mais vous ne pouvez pas me l’accorder.

La souris.

Qu’en sais-tu ? Essaye. Dis ce que tu veux.

— Je voudrais, dit Lamalice en rougissant légèrement, débarrasser mes parents du voisinage d’Esbrouffe et l’obliger à s’en aller si loin nous n’en entendions plus parler.

— Ce sera facile, répondit la souris. Ouvre la porte et suis-moi. »

Lamalice ouvrit la porte ; la souris s’élança dehors avec la même vitesse que si elle n’avait pas eu la patte cassée ; elle courait si vite que Lamalice avait peine à la suivre : mais elle n’alla pas loin. Au bout du jardin, au pied du poirier, la souris entra dans un petit trou et disparut.

« Il m’est impossible de vous suivre dans ce trou, madame la souris, cria Lamalice en riant. Adieu donc, portez-vous bien, vous et votre patte.

— Tu es bien vive, ma fille », dit une voix derrière elle.

Lamalice se retourna et vit un équipage, qu’elle examina avec la plus grande surprise. Quatre gros rats étaient attelés à une énorme carapace (ou coquille) de tortue, dans laquelle était assise la souris sur un coussin de peau de chat. Devant elle était un coffret à barreaux, au travers desquels on voyait un chat garrotté et muselé, et qui ne pouvait exprimer sa fureur que par ses regards étincelants.

« C’est pour te rendre service que j’ai disparu, continua la souris. J’ai pris et muselé le protecteur de ton ennemi Esbrouffe, qui ne pourra plus résister à mon pouvoir et au tien. Voici, ajouta-t-elle, un dé que tu garderas soigneusement : quand il sera à ton troisième doigt, il te fera travailler avec une vitesse et une adresse merveilleuses ; si tu le mets au second doigt, il te rendra invisible ; au quatrième il te donnera une force extraordinaire et la puissance de te transporter où tu voudras ; au petit doigt, il te donnera tout l’or que tu voudras avoir. Au moyen de ce dé, tu pourras effrayer et tourmenter Esbrouffe au point de lui faire fuir le pays. »

Lamalice sourit malicieusement, remercia la


Lamalice se retourna et vit un équipage.

fée avec toute la vivacité de son caractère et se disposait à s’en aller, lorsque la souris la rappela.

« J’ai oublié de te dire que si tu as jamais besoin de moi, tu n’as qu’à toucher ton pied gauche en disant : « Patte cassée, viens à mon secours. » Conserve soigneusement ton dé et n’en parle à personne. Si tu le perdais ou si tu en faisais connaître la puissance, ton ennemi reprendrait tous ses avantages.

— Merci, madame la souris ; je n’oublierai pas vos recommandations. »

La souris et son équipage disparurent, laissant Lamalice enchantée du présent de la fée ; elle voulut l’essayer sur-le-champ, et, le mettant au quatrième doigt, elle souhaita d’être près d’Esbrouffe. Aussitôt elle se trouva en face de lui et d’un gros tas de pièces d’or qu’il comptait avec avidité.

Quand il vit Lamalice souriante devant lui, il fut saisi d’une grande frayeur.

« Comment es-tu entrée ? Toutes les portes sont fermées ! »

Pour toute réponse, Lamalice passa son dé au second doigt et disparut aux yeux d’Esbrouffe terrifié.

« Lamalice ! dit-il d’une voix tremblante.

— Par ici », dit Lamalice en lui appliquant un violent soufflet sur la joue droite.

Esbrouffe se retourna avec colère, et, ne voyant personne ni auprès, ni devant, ni derrière lui, il resta tremblant et immobile.

« Je l’ai pourtant vue, cette maudite enfant ! là, devant moi, regardant mon or.

— Qui est plus beau que toi, dit Lamalice.

— Où est-elle, cette petite insolente, que je la fustige de la bonne façon ?

— Par ici, dit Lamalice en lui appliquant un second vigoureux soufflet sur la joue gauche.


Soufflet sur la joue droite.
— Aïe ! aïe ! Oh ! là là ! Que veut dire cela ? s’écria Esbrouffe en retombant sur sa chaise.

— Hou ! hou ! » lui cria Lamalice dans l’oreille, en répandant d’un coup de main tout son or, qui alla rouler de tous côtés.

Esbrouffe tomba par terre, et, se jetant à plat ventre sur son or, il étendit les bras pour en ramasser le plus possible. Lamalice, satisfaite de ce premier essai des vertus de son dé, souhaita de se trouver chez elle, et, se plaçant près de la porte d’entrée, elle mit le dé dans sa poche.

« Te voilà, petite, dit la mère Sanscœur. Tu as perdu bien du temps. Où as-tu été ?

— Dans le jardin, cousine ; je vais réparer le temps perdu.

— Le temps perdu ne se rattrape pas, petite. Tu auras beau faire, tu ne finiras pas ton jupon aujourd’hui.

— Vous allez voir, cousine. Quand je m’y mets, mon ouvrage avance. »

Et Lamalice,
Soufflet sur la joue gauche.
s’asseyant près de sa cousine, prit son jupon, à peine commencé et qu’une ouvrière habile aurait difficilement terminé en une journée. Ses mains, son aiguille allaient, allaient avec une telle promptitude qu’elle excita l’attention de la mère Sanscœur.

« Pas si vite, pas si vite, petite ; tu vas gâcher l’ouvrage, et ce sera à recommencer. Ça a-t-il du bon sens, deux coutures en un quart d’heure !

— Pas de danger, cousine ; voyez si c’est mal. »

La mère Sanscœur prit l’ouvrage, l’examina, regarda la petite avec un étonnement qui fit sourire Lamalice, et le lui rendit en disant :

« Je ne te croyais pas si habile que cela, ma fille ; je ne t’ai jamais vue faire de si bon ouvrage et si vite. »

Lamalice ne répondit pas et reprit son travail en souriant ; deux heures après, le jupon était entièrement fini. La mère Sanscœur n’en pouvait croire ses yeux.

C’est pourtant vrai, disait-elle à mi-voix en tournant et retournant le jupon dans tous les sens. Elle a fini !… Et très bien cousu !… C’est que je n’en ferai pas autant… Où donc a-t-elle appris à si bien faire ? Et comme c’est venu vite !… Ça ne ressemble pas à son ouvrage d’hier… Enfin, c’est comme ça. »

La journée s’avançait ; le père Sanscœur allait rentrer de son travail pour souper. Pendant que la mère Sanscœur préparait la soupe et les pommes de terre, Lamalice mit son dé au quatrième doigt.

« Une petite visite à Esbrouffe, se dit-elle ; voyons où il en est. »

Elle se trouva en face d’Esbrouffe, qui soupait : devant lui était une assiette de soupe aux choux, à côté un poulet rôti et une tarte aux cerises. À peine eut-il aperçu Lamalice qu’elle disparut.

« Quel cauchemar ! dit-il à mi-voix. Je croyais encore voir devant moi cette petite sotte de ce matin ! Heureusement que je m’étais trompé.

— Pas tout à fait, dit Lamalice en jetant à terre son assiette de soupe.

— Au secours ! Le diable ! c’est le diable !

— Pas tout à fait, reprit Lamalice, enlevant le poulet et la tarte, qui devinrent invisibles comme elle.

— Minet ! Minet ! viens à mon secours. Où es-tu, mon fidèle Minet ? »

Lamalice, laissant Esbrouffe en face de son pain sec, se souhaita chez une pauvre famille dans le besoin ; elle se trouva dans une misérable chaumière ; une pauvre femme partageait entre ses quatre enfants un morceau de pain qui aurait à peine suffi à un seul de ces petits affamés. Le père, pâle et hâve, se cachait le visage de ses deux mains et priait le bon Dieu de venir à son secours.

« Hélas ! mon Dieu ! disait-il, je n’ai plus la force de travailler sans manger. Du pain, mon bon Dieu ! du pain pour mes enfants, pour ma femme et pour moi ! »

Un cri joyeux lui fit lever la tête ; quelle ne fut pas sa surprise en voyant un gros poulet rôti et une belle tarte ! Au moment où il allait demander qui leur avait apporté ce secours si nécessaire, un gros pain, une bouteille de vin et une vaisselle complète vinrent se placer près du poulet. La faim se faisant sentir cruellement, toute la famille commença par manger pain, poulet et tarte, et boire de ce bon vin qui leur donna des forces. Ils se demandèrent ensuite comment tout cela était venu, sans pouvoir répondre à cette question. L’étonnement du père redoubla quand il aperçut quelques pièces d’or au fond d’un verre.

« C’est le bon Dieu qui nous envoie ces trésors. Mes enfants, remercions-le du fond de nos cœurs. »

Lamalice, enchantée d’avoir si bien employé le souper du méchant Esbrouffe, se souhaita bien vite à la maison ; elle s’y retrouva au moment où la mère Sanscœur apportait leur modeste souper : elle mangea sa part, et de bon appétit, ne regrettant ni ne désirant le poulet gras et la tarte, et se réjouissant d’en avoir régalé la pauvre famille.


« Je suis fatiguée, dit Camille en s’interrompant ; il y a longtemps que je parle.

Valentine.

Quel dommage ! c’est si amusant !

Marguerite.

Quand pourras-tu achever ?

Camille.

Demain soir, si vous voulez.

Sophie.

Il faut bien que nous voulions, puisque tu ne veux pas ce soir.

Camille.

D’ailleurs il est trop tard ; nous allons nous coucher tout à l’heure.

Élisabeth.

Dites-moi, mes amis, ne trouvez-vous pas, comme moi, que Lamalice est un peu méchante ?

Jacques.

Un peu, mais pas trop ; elle a fait peur à ce méchant Esbrouffe ; il n’y a pas grande méchanceté à cela.

Élisabeth.

Non ; mais pourtant il a eu une peur terrible, il reçoit deux soufflets et il soupe avec du pain sec.

Pierre.

Bah ! on n’est pas mort pour cela. En voyage, on n’a même pas toujours du pain.


Elle partageait un morceau de pain entre ses quatre enfants.

Valentine.

Où donc ? dans quel pays n’a-t-on pas du pain sec ?

Sophie.

D’abord chez les Chinois, puis chez les Arabes, puis chez les Grosses-Têtes, puis chez les Grosses-Jambes.

Léonce, riant.

Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ? Où as-tu pris des Grosses-Têtes, des Grosses-Jambes ?

Sophie.

Je les ai pris où je les ai trouvés, monsieur. Si vous ne savez rien, ce n’est pas une raison pour que je sois comme vous. Je sais des choses très amusantes sur les Chinois.

Henri, d’un air moqueur.

Où les as-tu apprises ? Dans ton dernier voyage en Chine ?

Sophie.

Non, monsieur ; je les ai entendu raconter par un ancien missionnaire en Chine, qui s’appelait l’abbé Huc.

Henri.

Et que te racontait ce missionnaire ?

Sophie.

Vous ne le saurez pas, monsieur ; je le raconterai aux autres, mais pas à vous.

Henri.

Qu’ai-je donc fait, pour te mettre en colère contre moi ?

Sophie.

Ce que tu as fait ? Tu t’es moqué de moi, comme tu fais toujours ; je voudrais avoir le dé de Lamalice pour te donner quelques tapes sans que tu pusses me les rendre.

Henri.

Tu n’as pas besoin du dé de Lamalice pour taper : nous en savons tous quelque chose.

Sophie.

Bah ! bah ! Quand j’ai le malheur de vous toucher, vous savez bien me le rendre ; et c’est pourquoi je voudrais être invisible pour vous taper à mon aise quand vous m’impatientez.

Camille.

Heureusement pour nous que tu es très visible, et, heureusement pour toi, tu es plus méchante en paroles qu’en actions : à t’entendre on croirait que tu es en colère, injuste, égoïste, et au fond tu es très bonne et très aimable.

Sophie.

Merci de le dire, et surtout de le penser, ma bonne Camille ; c’est bien toi qui es bonne et aimable.

Marguerite.

Quand finiras-tu Esbrouffe et Lamalice ? Je voudrais bien savoir si Lamalice parvient à le chasser.

Camille.

Demain j’espère finir ; mais c’est très long ; je ne sais si je pourrai. »

Des bâillements commençaient à se faire entendre ; les plus jeunes se pelotonnaient ou s’étendaient sur l’herbe pour dormir ; les plus grands même cherchaient à appuyer leurs têtes et leurs coudes. Ces mouvements, accompagnés de silence, attirèrent l’attention des mamans, qui les envoyèrent tous se coucher, ce que firent les enfants avec empressement.

Le lendemain soir il faisait un temps superbe, on s’assit de nouveau sur l’herbe, et Camille reprit son histoire.