Les Bons Enfants/La leçon

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Hachette (p. 79-90).

LA LEÇON.


ophie était seule dans sa chambre, assise sur une chaise basse ; devant elle était une table, et sur cette table deux livres, un cahier de papier rayé, une plume et un encrier. Sophie ne lisait pas, elle n’écrivait pas ; elle restait devant sa table les bras croisés, des larmes dans les yeux. La porte de la chambre s’entr’ouvrit ; une jolie tête blonde se fit voir, Sophie se retourna et reconnut sa cousine Valentine ; mais elle ne lui parla pas et resta tristement sur sa chaise.

« Tu ne me reconnais donc pas ? dit Valentine entrant tout à fait.

— Oui, je te reconnais ; mais je ne peux pas bouger, répondit tristement Sophie.

Valentine.

Pourquoi cela ?

Sophie.

Parce que ma maîtresse m’a ordonné de rester là jusqu’à ce que j’eusse fini ma leçon.

Valentine.

En as-tu encore beaucoup à faire ?

Sophie.

Je crois bien ; je n’ai pas seulement commencé !

Valentine.

Oh ! que c’est ennuyeux ! Commence vite, pour finir vite, et puis nous irons jouer.

Sophie.

Je ne peux pas finir, car j’en ai trop à faire.

Valentine.

Il faut pourtant que tu finisses.

Sophie.

Non, parce que je ne commencerai pas. Il y a plus d’une demi-heure que je suis ici.

Valentine.

Mais tu ne peux pas rester toute la journée assise devant ton cahier à ne rien faire.

Sophie.

Il le faut bien, puisque j’en ai trop à écrire et à apprendre par cœur.

Valentine.

Écoute, fais-moi voir ce que ta maîtresse t’a laissé à faire.

Sophie.

Tiens, regarde. Dix grandes lignes à apprendre par cœur, et puis il faut que je les écrive d’une écriture soignée. Et encore des chiffres auxquels je ne comprends rien.

Valentine.

Tu trouves que c’est beaucoup ? Moi, qui ai sept ans, comme toi, on m’en donne bien plus, et je le fais pourtant. Montre-moi ce que tu dois apprendre par cœur. »

Si j’étais roi, disait Gros-Jean à Pierre,
Si j’étais roi, voici ce que je ferais, moi :
J’aurais un cheval avec deux panaches
Pour mieux garder mes moutons et mes vaches,
Si j’étais roi, si j’étais roi.

Si j’étais roi, lui répondit Gros-Pierre,
Si j’étais roi, voici ce que je ferais, moi :
J’adoucirais le sort de mon vieux père,
Je donnerais du pain blanc à ma mère,
Si j’étais roi, si j’étais roi.

Valentine, lisant.

« C’est très joli, cela, et très amusant à apprendre ; moi, on me donne des choses bien plus ennuyeuses et difficiles, car je n’y comprends rien. Essaye, tu vas voir comme tu le sauras vite.

Sophie.

Non, je ne veux pas ; je ne le saurais jamais.

Valentine.

Je t’en prie, Sophie, essaye un peu. Je t’aiderai, veux-tu ? Je te ferai répéter. Commence… « Si j’étais roi… 

Sophie.

Et à quoi cela m’avancera-t-il de le savoir, puisque je dois encore l’écrire après ?

Valentine.

Cela t’avancera beaucoup, car, à mesure que tu sauras une phrase, tu l’écriras, ce qui fait que tu ne l’oublieras plus.

Sophie.

Comment ? je ne sais pas faire cela.

Valentine.

Tu vas voir. Commençons… « Si j’étais roi… » Répète donc : « Si j’étais roi… »

Sophie.

« Si j’étais roi… » Et puis ?

Valentine.

À présent, écris : « Si j’étais roi ». Fais attention, écris bien ; ce n’est pas long, trois mots.

Sophie, écrivant.

Là ! c’est fait. Et après ? Que faut-il faire ?

Valentine.

Répète : « Disait Gros-Jean à Pierre… »

Sophie.

« Disait Gros-Jean à Pierre… » Et puis ?

Valentine.

Eh bien ! écris sur ton cahier.

Sophie.

Quoi ?

Valentine.
Mais ce que tu viens de dire : « Disait Gros-Jean à Pierre. »


« C’est très joli, cela. »

Sophie écrit. Valentine continue de lui dicter sa leçon, phrase par phrase, avec une patience d’autant plus méritoire que Sophie faisait exprès comme si elle ne comprenait pas, et redemandait sans cesse : « Et puis ? — Et après ? — Que faut-il faire ? »

Valentine fut plusieurs fois sur le point de jeter le livre, de dire à Sophie qu’elle faisait la bête ; mais elle réprima si bien son impatience, que Sophie ne s’en aperçut pas. À mesure qu’elle avançait la leçon, grâce à sa bonne petite cousine, Sophie sentait son humeur se dissiper ; elle reprenait courage, et tout était fini qu’elle demandait encore : « Et puis ?

— Et puis rien ! répondit Valentine triomphante. C’est fini, tu as tout écrit.

— Fini ? dit Sophie avec surprise. Je croyais que ce serait bien plus long.

— Tu vois que je te disais vrai. Tu as la bonne manière à présent, et tu feras tes leçons bien plus facilement. Voyons maintenant si tu la sais. »

Sophie commença, continua et termina sans s’arrêter, sans hésiter un instant.

« Merci, bonne Valentine, s’écria-t-elle en l’embrassant ; c’est toi qui m’as sauvée d’un ennui ! ah ! d’un ennui qui me faisait pleurer.

Valentine, souriant.

Pleurer… un peu par humeur plus que par chagrin, n’est-ce pas, Sophie ?

— C’est vrai, dit Sophie en rougissant ; j’étais si en colère contre ma maîtresse que, sans toi, je n’aurais rien fait du tout.

Valentine.

Et que serait-il arrivé ?

Sophie.

Je n’en sais rien, moi.

Valentine.

Mais moi je le sais ; tu te serais ennuyée et fâchée de plus en plus jusqu’au retour de ta maîtresse ; elle t’aurait grondée, tu aurais répondu avec humeur ; elle serait allée se plaindre à ma tante, qui t’aurait grondée…

Sophie.

Et mise en pénitence, bien sûr.

Valentine.

Tu vois combien tu te serais rendue malheureuse ; et à présent, au contraire, comme tu es gaie et contente.

Sophie.

C’est encore vrai ; une autre fois je ferai comme tu m’as montré, et c’est ce que je ne savais pas… Mais j’ai encore quelque chose à faire. Regarde comme c’est difficile. Je n’y comprends rien.

Valentine.

« Sophie a trouvé 2 noix dans un coin, 4 dans son panier, 3 dans sa poche et 5 dans le tiroir de sa table. Son petit frère lui en prend 2 ; une souris lui en emporte 1 ; le petit chat en fait rouler 2 dans le feu. Combien lui en reste-t-il ? »

Sophie.

Comment veux-tu que je devine, au milieu de tous ces chiffres, ce qui reste de noix.

Valentine.

C’est très facile, tu vas voir. Voyons d’abord combien tu as trouvé de noix. Écris : 2,… 4,… 3,… 5. Combien cela fait-il ?

Sophie.

Cela fait : 2, 4, 3, 5. Deux mille quatre cent trente-cinq. »

Valentine la regarde avec surprise, prend le cahier et éclate de rire. Sophie commence à se fâcher.

Sophie.

Que trouves-tu de si drôle ? j’ai écrit comme tu me l’as dit.

Valentine, riant.

Tu as mis les chiffres à côté les uns des autres.

Sophie, piquée.

Et comment veux-tu que je les mette ?

Valentine.

Au-dessous les uns des autres ! Comme cela :

2
4
3
5
Sophie.

Et qu’est-ce que cela fera ?

Valentine.

Cela fera 2 et 4 font 6, et 3 font 9, et 5 font 14.

Sophie.

Ah ! c’est vrai ! tu as raison ! J’avais oublié.

Valentine.

C’est donc 14 noix que tu as.

Sophie.

C’est-à-dire que je voudrais avoir, et que je n’ai pas.

Valentine.

Tu vois bien que c’est une leçon pour t’apprendre à compter. À présent, compte combien on t’a pris de noix. »

Sophie écrit :

2
1
2

« Cela fait… cela fait… Attends… 2 et 1, 3, puis 2, cela fait 5.

Valentine.

Très bien ; à présent, écris 14, et 5 au-dessous :

14
5
Valentine.

Très bien ; combien reste-t-il ?… Il reste 9. Tu vois comme c’est facile.

Sophie.

C’est vrai ! Comme tu as vite fait cela ! je ne l’aurais jamais trouvé. Ma maîtresse ne m’explique rien d’avance.

Valentine.

Comment s’appelle-t-elle ?

Sophie.

C’est une Anglaise ; elle s’appelle miss Albion.

Valentine.

Moi, j’ai une Française excellente, Mlle Frichon.

Sophie.

Je voudrais bien que maman me la donnât, je n’aime pas les Anglais, et jamais je n’apprendrai l’anglais ; j’aimerais mieux savoir l’allemand, comme toi.

Valentine.

C’est que j’ai une bonne allemande ; voilà pourquoi je le sais si bien. Demande à ma tante de te donner une bonne allemande.

Sophie.

Je tâcherai de faire renvoyer miss Albion.

Valentine.

Comment feras-tu ?

Sophie.

Je n’apprendrai rien ; je ne saurai rien ; alors on croira que c’est la faute de miss Albion.

Valentine.

Oh ! ce serait mal, Sophie ; ne fais pas cela, c’est toi qui en serais punie ; tu penses bien que miss Albion se plaindrait de toi ; tu serais en pénitence et tu te ferais un mauvais cœur en faisant du mal.

— C’est vrai, répondit Sophie en soupirant ; c’est pourtant bien ennuyeux d’apprendre l’anglais. »

Tout en causant, les cousines rangeaient les livres et les cahiers. Valentine acheva de convaincre Sophie qu’elle devait se soumettre à la volonté de sa maman, faire les devoirs que lui donnait miss Albion, et même apprendre l’anglais. Malgré sa bonne volonté, Sophie ne faisait pas beaucoup de progrès, ni en écriture, ni en calcul, et surtout en anglais ; au bout d’un an elle ne pouvait ni causer en anglais, ni comprendre facilement ce qu’elle lisait ; il en était de même pour le reste.

Un jour, jour de triomphe, miss Albion dit à Sophie en s’en allant :

« Je vous dis adieu pour tout à fait, miss Sophie, car je pars pour la Grande-Bretagne et je ne reviendrai plus. »

Sophie poussa un cri de joie, que miss Albion prit pour un cri de désespoir ; elle en fut très flattée et raconta partout que « cette bonne petite miss Sophie aimait tant elle, que lorsqu’elle s’est séparée, la petite avait presque tombé de douleur ».

La maman de Sophie lui donna pour maîtresse Mlle Frichon, et, à partir de ce jour, Sophie fit de tels progrès, qu’elle rattrapa bientôt sa cousine Valentine. Enfin, le dernier vœu de Sophie fut comblé quand sa maman lui annonça qu’elle allait avoir une bonne allemande, la sœur de celle de Valentine. Sophie fut si contente qu’elle se mit à sauter dans le salon sans regarder où elle allait, et qu’elle renversa une table sur laquelle étaient une lampe et un verre d’eau sucrée ; l’huile et l’eau se répandirent sur le tapis ; la maman cria, le papa gronda, et Sophie se sauva dans sa chambre, où elle trouva la bonne qui venait d’arriver.