Les Bons Enfants/La pêche aux écrevisses

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Hachette (p. 343-356).
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LA PÊCHE AUX ÉCREVISSES.


L
e lendemain, madame de Rouville proposa aux enfants une pêche aux écrevisses. Ils acceptèrent avec des transports de joie.

Elisabeth.

Il y a longtemps que je désirais pêcher des écrevisses.

Madeleine.

Et il est temps de les pêcher, car l’été finit, et bientôt il fera trop froid.

Jeanne.

Ce sera bien joli et bien amusant d’attraper ces petites bêtes rouges.

Henriette.

Elles ne sont pas rouges du tout, elles sont grises.

Jeanne.

Ah ! par exemple ! Où as-tu jamais vu des écrevisses grises ? Quelle bêtise ! Des écrevisses grises !

Henriette.

J’en ai vu partout, car elles sont toujours grises.

Jeanne.

Et moi, je te dis qu’elles sont rouges ; j’en ai assez mangé pour le savoir.

Henriette.

Je vous dis, mademoiselle, qu’elles sont grises avant d’être cuites, quand elles sont vivantes.

Jeanne.

Je vous dis, mademoiselle, que vous ne savez ce que vous dites. Nous allons demander à Camille. Camille, n’est-il pas vrai que les… ?

Henriette.

Ce n’est pas comme cela qu’on demande. Camille, les écrevisses sont-elles grises ou rouges ?

Camille.

Elles sont grises et rouges : grises quand elles sont en vie, rouges quand elles sont cuites.

Jeanne.

Tu vois bien que j’avais raison.

Henriette.

Comment, toi ! c’est moi, au contraire.

Jeanne.

Puisque Camille a dit qu’elles étaient rouges !

Henriette.

Pas du tout ; elles étaient grises.

Jeanne.

Camille, n’est-il pas vrai que les écrevisses que nous avons mangées l’autre jour étaient rouges ?

Camille, riant.

Certainement, tu le sais bien.

Jeanne.

Tu vois ! je t’avais bien dit.

Henriette.

Camille, n’est-ce pas que les écrevisses sont grises ?

Camille.

Certainement ; vous vous disputez et vous avez raison toutes les deux, puisque les écrevisses vivantes sont grises et qu’elles deviennent rouges en cuisant.

Jeanne.

C’est tout de même moi qui avais raison.

Henriette.

C’est trop fort cela ! Si je ne me retenais, je te dirais des sottises.

Jeanne.

Dis toujours ; je saurais bien t’en répondre.

Henriette.

Non, je veux me retenir et être douce comme Sophie.

Jeanne.

Douce comme Sophie ! C’est comme tes écrevisses grises, cela.

Henriette.

Précisément ! Comme mes écrevisses qui sont grises et rouges. Sophie est colère par sa nature et douce par sa volonté. »

Pendant cette discussion on faisait les préparatifs de la pêche ; les unes apportaient les pêchettes ; les autres y mettaient de petits morceaux de viande crue, d’autres visitaient les ficelles qui attachaient les pêchettes. Quand tout fut prêt, on partit pour commencer la pêche. Il y avait une grande pelouse à traverser ; elle descendait en pente douce jusqu’à un petit ruisseau ombragé de saules, de bouleaux et d’aunes. L’eau y était si peu profonde, qu’on pouvait le traverser en se mouillant seulement jusqu’à mi-jambes ; elle était si claire, qu’on voyait les cailloux qui tapissaient le fond.

Quand on fut arrivé, chacun s’élança pour jeter les pêchettes dans l’eau. Mme  de Rouville les arrêta.

« Vous ne prendrez rien si vous vous précipitez tous à la fois, mes enfants. Et puis vous faites trop de bruit, les écrevisses resteront au fond de leurs trous.

Valentine.

Comment, ma tante, elles sont dans des trous ? Je croyais qu’elles nageaient comme les poissons.

Madame de Rouville.

Elles ne se mettent dans l’eau que pour attraper leur nourriture ; elles restent habituellement dans des trous formés par des pierres. Maintenant mettez-vous à l’ouvrage ; les garçons vont placer les pêchettes sans faire de bruit, les filles prendront les écrevisses qui se trouveront dans les pêchettes quand on les relèvera.

Jeanne.

Avec quoi les prendrons-nous, ma tante ?

Madame de Rouville.

Avec nos mains, comme de raison.

Henriette.

Mais elles pincent, elles nous feront mal.

Sophie.

Poltronne, va ! Je les prendrai bien, moi !

Élisabeth.

Oh oui ! j’en ai pris bien des fois dans mes mains.

Jacques.

Il faut seulement les prendre avec précaution par le milieu du corps.

Pierre.

Commençons !… Deux pêchettes à l’eau.

Léonce.

Et encore deux. »

Ils mettent leurs pêchettes dans le ruisseau, et les autres continuent jusqu’à ce que les douze y soient. Ensuite, ils s’asseyent sur l’herbe et attendent quelques instants. Ils tirent leurs pêchettes : celles de Pierre, de Léonce et de Henri ont plusieurs écrevisses ; celles de Jacques, d’Arthur et de Louis en ont à peine une ou deux.

Les filles accourent et veulent toutes, à l’exception de Camille et de Madeleine, prendre les écrevisses ; pour en avoir davantage, Sophie les prend à poignée dans la pêchette de Léonce ; aussitôt après les avoir saisies, elle pousse un grand cri, ouvre la main, les écrevisses retombent dans l’eau.

« Mes écrevisses ! s’écrie Léonce.

— Ma main ! elles m’ont pincée au sang ! s’écrie Sophie.

Madame de Rouville.

Voilà ce que c’est que d’être si impatiente et égoïste. Tu as voulu en avoir plus que les autres, et non seulement tu n’as rien, mais tu t’es fait pincer.

Sophie, pleurant.

Dieu, que cela pince fort ! Ma main saigne.

Camille.

Mets ta main dans le ruisseau ; la fraîcheur de l’eau te fera du bien. »

Pendant que Sophie baignait sa main, les autres ne perdaient pas leur temps ; elles prenaient les écrevisses une à une et les mettaient dans un panier à salade d’où elles ne pouvaient s’échapper. Léonce était très contrarié d’avoir perdu ses écrevisses.

« C’est dommage, dit-il, il y en avait deux qui étaient énormes. Cette Sophie fait toujours des bêtises !

— Nous les retrouverons ; j’ai une manière ; tu vas voir, dit Jacques en ôtant ses souliers, ses bas, et en retroussant son pantalon.

Pierre.

Qu’est-ce que tu vas faire ?

Jacques.

Entrer dans le ruisseau et les reprendre à la main.

Louis.

Tu vas avoir les pieds gelés.

Jacques.

Bah ! l’eau est tiède par un beau temps comme ça. »

Et Jacques, sautant dans l’eau, se mit à chercher avec ses mains dans les trous et sous les pierres.

Jacques.

En voici une déjà ! Oh ! qu’elle est belle !

Léonce.

Magnifique ! Je crois que c’est la mienne.

Jacques.

Encore une, deux ! »

Les autres garçons, voyant la pêche à la main si bien réussir, firent comme Jacques, et tous barbotèrent dans l’eau. Le bruit qu’ils firent attira l’attention de leurs cousines et de Mme  de Rouville.

Madame de Rouville.

Mais vous allez vous enrhumer, mes enfants !

Henri.

Pas de danger, ma tante. L’eau est chaude.

— Moi aussi, je voudrais aller dans l’eau, s’écria Sophie.

Madame de Rouville.

Quelle idée tu as ! tes jupons seraient trempés !

Sophie.

Je les relèverai !

Madame de Rouville.

Ce serait joli ! Est-ce que les filles peuvent faire comme les garçons ! Ramasse les écrevisses avec tes cousines ; voici encore des pêchettes qui en ont beaucoup.

Sophie.

Non, non, ma tante ! Je ne veux plus y toucher.

Madame de Rouville.

Tu as tort ; parce que tu as fait une bêtise en les prenant à poignée, cela ne veut pas dire que tu ne puisses y toucher.

Sophie.

C’est vrai, ma tante ; je vais essayer. »

Elle en prend une avec précaution et la pose dans le panier sans avoir été pincée. Enhardie par ce succès, elle continue à les prendre et finit par ne plus en avoir peur. En peu de temps les enfants en prennent une si grande quantité, que le panier se trouve plein.

Pierre.

Quelle belle pêche nous avons faite !

Jacques.

Oui, et en si peu de temps ! Il y a deux heures que nous avons commencé.

Henriette.

Tu vois bien, Jeanne, que les écrevisses sont grises.

Jeanne.

C’est vrai ; mais tout de même elles deviennent rouges.

Henriette.

Oui, en cuisant.

Jeanne.

Si nous allions voir comment on les cuit ?

Henriette.

Oui, ce sera très amusant ; je voudrais bien voir comment on les fait mourir. Sais-tu, toi ?

Jeanne.
Non ; mais je pense qu’on les égorge comme des moutons.

Tous les garçons barbotèrent dans l’eau. (Page 349.)

Henriette.

Comment veux-tu qu’on les égorge, puisqu’on ne voit rien à leur cou quand on les sert à table ?

Jeanne.

C’est vrai ! Alors… on les étouffe peut-être.

Henriette.

Ce n’est pas facile d’étouffer des écrevisses avec leur grosse écaille dure. Au reste nous allons le savoir, puisque nous les verrons cuire à la cuisine, et tu penses bien qu’avant de les cuire il faut les tuer.

Jeanne.

Certainement ; je sais bien. »

On ne fut pas longtemps à arriver à la cuisine, et on remit au cuisinier le panier rempli d’écrevisses.

« Allez-vous les tuer tout de suite, Luche ? lui dit Jeanne.

Luche.

Oui, mademoiselle, je vais les faire cuire tout de suite.

Jeanne.

Tant mieux, car je voudrais bien voir comment vous les tuez.

Luche.

Je ne les tue pas, mademoiselle ; elles meurent toutes seules.

Jeanne.

Et de quoi donc ? Est-ce de peur ?

Luche.

Je ne pense pas, mademoiselle : c’est la chaleur qui les étouffe.

Henriette.

Que c’est singulier ! Eh bien ! qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi leur tirez-vous la queue ?

Luche.

C’est pour les vider, pour arracher leurs entrailles, mademoiselle.

Henriette.

Mais vous leur faites mal, à ces pauvres bêtes ! C’est méchant, ce que vous faites, Luche.

Luche.

Que voulez-vous, mademoiselle ? il le faut bien. La queue serait amère si je ne leur ôtais leurs entrailles. »

Tout en causant, Luche préparait le court-bouillon, c’est-à-dire la marmite ou casserole dans laquelle on devait cuire les écrevisses ; et les enfants virent avec surprise qu’il les mettait dans la casserole toutes vivantes.

Henriette.

Vous n’allez donc pas les tuer ?

Luche.

Non, mademoiselle, elles vont mourir en cuisant.

Henriette.

Mais c’est très cruel, cela ! c’est abominable ! Pourquoi les faites-vous mourir si méchamment ?

Luche.

C’est toujours comme cela qu’on accommode les écrevisses : il n’y aurait pas moyen de faire autrement. »

Jeanne et Henriette ne voulurent pas assister jusqu’à la fin au supplice des pauvres écrevisses ; elles s’en allèrent raconter à leurs cousins et cousines ce qu’elles venaient de voir.

Camille.

Mais, Jeanne, on fait souffrir toutes les bêtes que nous mangeons ; vois les poissons : on leur ouvre le ventre tout vivants, on leur arrache les entrailles, et on les coupe en morceaux ; chaque morceau remue encore quand on les met frire. Et les poulets, les moutons, et toutes les autres bêtes, crois-tu qu’elles ne souffrent pas quand on leur coupe le cou ?

Jeanne.

C’est vrai ça ! Elles souffrent, ces pauvres bêtes… Je conçois que cela est nécessaire… Mais ce qui est singulier, c’est que le bon Dieu, qui est bon, permette que les hommes aussi souffrent si souvent.

Camille.

Quand tu seras plus grande, tu le comprendras, et tu verras que cela n’empêche pas le bon Dieu d’être bon.

Jeanne.

Dis-le-moi tout de suite, Camille ; je le comprendrai, je t’assure.

Camille.

Eh bien, le bon Dieu permet que les hommes souffrent pour nous faire voir que notre vraie bonne vie n’est pas dans ce monde, et puis pour nous punir du mal que nous faisons tous les jours et continuellement.

Jeanne.

Je comprends très bien,… c’est bien cela ; c’est juste ; mais tout de même, si j’étais le bon Dieu, je crois que je ferais autrement.

Camille.

Si tu étais le bon Dieu, je te respecterais et je te vénérerais autrement que je ne le fais, parce que tu serais autrement que tu n’es. Mais comme tu n’es que la petite Jeanne, je t’engage à aller rejoindre ta bonne, parce que je vais prendre mes leçons avec maman.