Les Boucaniers/Tome I/III

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 101-135).


III

Le Maquignon Mathurin.

— SUITE —

Le serviteur bas-breton avait une confiance illimitée dans l’efficacité des cierges brûlés ; aussi ne fut-il nullement surpris, en arrivant a la plage, de rencontrer son maître, qui lui apprit que, n’ayant aperçu aucun navire, ils ne devaient pas s’embarquer.

Alain, tout joyeux en songeant que si son premier souhait avait été si vite exaucé, il ne pouvait manquer d’en être de même du second, et que par conséquent la nuit ne se passerait pas sans amener de nombreux débris sur la plage, s’empressa de hâter le pas pour atteindre la maison de son maître avant le commencement de la tempête.

De larges gouttes de pluie, qui tombaient lourdement à intervalles inégaux, annonçaient qu’elle ne devait pas tarder.

En effet, à peine le chevalier de Morvan et son domestique eurent-ils franchi le seuil de leur demeure, que l’orage éclata avec une violence inouie : il était alors six heures.

Louis de Morvan, placé debout derrière les vitres de la fenêtre de son salon qui donnait sur la mer, contemplait d’un œil triste et mélancolique le spectacle sublime et horrible à la fois, de l’Océan en fureur : les pensées du jeune homme étaient tristes.

— Cette mer, se disait-il à voix basse et se parlant à lui-même, est l’image de mon cœur ; elle est soulevée par le vent de l’orage, comme mon cœur par le souffle des passions !

» Rêves insensés, projets audacieux, désirs de mon âge, ambition sans limites, qui m’avez tour à tour enivré et brisé, n’avez-vous pas aussi abouti pour mon âme à un naufrage ?

» Combien n’ai-je pas déjà espéré et souffert ! mais l’Océan, lui, quand il est déchaîné, laisse au moins des marques de sa colère ; tandis que moi, écrasé par l’humilité de ma position, par mon isolement, je n’ai pas même le pouvoir de peser sur la destinée du dernier des hommes : je suis à la société ce que le grain de sable est à la création, un atome sans consistance !

» Quel être humain s’occupe de ma vie ? qui pleurerait ma mort ? personne !

» Pourtant, je suis capable d’aimer et de haïr avec passion !

» Je sens en moi cette force opiniâtre et indomptable, qui fait sortir les inconnus de la foule et les conduit au pouvoir !…

» Oui, mais il me faudrait un point d’appui, un encouragement, un conseil…

» Et qui s’intéresse à moi ? je le répète : Personne !… »

Le chevalier de Morvan murmurait ces dernières paroles, quand un coup violent frappé à la porte de la maison le fit tressaillir.

Superstitieux comme la plupart des Bretons, il crut que la Providence répondait à son désir, et lui envoyait cet ami après lequel il soupirait.

Ce ne fut donc pas sans un certain battement de cœur qu’il vit apparaître Alain.

— Notre maître, s’écria le domestique, c’est un étranger qui demande l’hospitalité pour lui et son cheval.

— Place le cheval à l’écurie et dis à cet étranger que je suis tout à ses ordres… Mais, non, arrête… il est plus convenable que j’aille le recevoir en personne…

— Il est inutile que vous vous dérangiez, le voici qui monte sans attendre qu’on l’invite.

En effet, le serviteur n’avait pas achevé de prononcer ces mots, quand le cavalier fit son apparition dans le salon.

C’était ce même inconnu que le lecteur a déjà vu interroger Alain sur le compte de Morvan, et lui donner deux écus.

Le cavalier, en entrant, jeta un rapide coup d’œil autour de lui, puis, saluant légèrement le chevalier, et lui montrant ses vêtements ruisselants d’eau :

— J’ai pensé, monsieur, lui dit-il, que mon piteux état me servirait d’introduction auprès de vous, et me voilà.

Cette brusque façon de se présenter surprit assez le chevalier ; toutefois il ne laissa rien paraître de son étonnement, il se contenta de répondre avec une froide politesse :

— Vous n’avez nullement besoin d’introducteur, monsieur ; je regarde comme un devoir et comme un honneur d’ouvrir ma porte à tous ceux qui veulent bien me demander l’hospitalité.

— Un devoir, soit ; mais un honneur, c’est autre chose, — dit le cavalier en secouant sans façon devant lui son large chapeau de feutre imbibé de pluie. — Vous vous exposez à recevoir parfois fort mauvaise compagnie.. Après tout, et en y réfléchissant, cette plage de Penmark est tellement peu fréquentée par les voyageurs, que votre générosité doit avoir de rares occasions de s’exercer. Quel horrible temps ! Vous permettez que je m’asseye ?… On dirait le chaos !… Tiens ! d’où vient donc ce bruit lugubre qui domine la fureur des vagues et du vent ?…

— Du Saut-du-Moine, répondit de Morvan avec une teinte de mauvaise humeur, car le sans-façon et les manières vulgaires de son hôte commençaient à l’impatienter.

— Qu’est-ce cela, le Saut-du-Moine !

— Un puits naturel situé entre deux rochers à l’entrée du village de Penmark, et que la mer emplit à la marée montante. La tradition prétend qu’un moine tomba dans ce puits en poursuivant une jeune fille, et que depuis lors, à l’approche de la tempête, il se plaint et gémit. La vérité est que de vastes excavations souterraines existent à cet endroit, et que cette espèce de rugissement est produit par la mer qui s’y engouffre et cherche ensuite une issue pour sortir.

— Je m’étonne que vous, Breton, donniez une explication naturelle et logique à un phénomène, reprit le cavalier en riant d’un gros rire, car il faut avouer que vous êtes, vous autres Armoricains, bien singulièrement et bien ridiculement crédules !…

Le chevalier de Morvan eut besoin, en entendant ces paroles, de se rappeler, pour ne pas les relever comme elles le méritaient, les obligations que lui imposait son rôle d’hôte.

Toutefois il ne put s’empêcher de regarder avec plus d’attention qu’il n’en avait apporté jusqu’alors, l’homme qui reconnaissait si mal son hospitalité.

Âgé d’environ cinquante ans, cet individu, — vêtu comme l’étaient au dix-septième siècle les fermiers aisés et les gros marchands, — ne présentait rien de saillant dans sa personne ; il avait seulement le teint extrêmement basané ; son regard insignifiant dénotait une intelligence très ordinaire ; sa tête fort grosse de forme et un peu carrée, s’appuyait sur un cou de taureau ; sa taille épaisse, du moins elle semblait telle sous le large pourpoint qui la cachait, ne dépassait guère cinq pieds : il ne portait pas de barbe.

Quant à l’expression de physionomie de l’inconnu, elle était plutôt douce et joviale qu’impertinente ou grossière, ainsi que sa conversation aurait pu le faire supposer.

— C’est un pauvre homme mal élevé, pensa de Morvan, j’aurais mauvaise grâce à me formaliser de son manque de tact.

Le cavalier, sans paraître se douter de l’examen dont il était l’objet, avait abandonné son fauteuil et s’amusait à parcourir le salon, en s’arrêtant devant chaque meuble et chaque objet.

— Parbleu ! cher hôte, s’écriait-il en tombant pour ainsi dire en arrêt devant un fusil accroché par deux clous à la muraille, voilà une arme bizarre et comme je n’en ai jamais vu ! À quoi diable ça peut-il servir ? À tirer les canards sans doute. Vous permettez, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en s’emparant, sans terminer sa phrase, du fusil, qu’il se mit à considérer attentivement et en connaisseur.

— Cette arme a été fabriquée par Gélin de Nantes, répondit complaisamment de Morvan, qui avait pris son parti sur les façons de l’inconnu ; elle est d’une très grande portée et ne s’emploie pas en Europe.

— Comment elle ne s’emploie pas en Europe ! et où donc alors !

— À deux mille lieues d’ici, dans les îles.

— Ah ! oui, je connais ; un beau pays où les récoltes poussent d’elles-mêmes en pleine terre, et sans que l’on ait à s’en occuper.

— Vous avez été aux îles ? demanda de Morvan avec étonnement.

— Moi ! quelle plaisanterie ! Je suis marchand de chevaux, et je ne connais, dans l’univers entier, que la Normandie et la Bretagne ! Seulement j’ai un de mes cousins qui est resté dix années dans ces pays de là-bas, et qui m’a raconté les choses qui s’y passent. Il paraît qu’il y fait bon vivre, et que l’on y gagne gros, quand on a le poignet solide, le coup d’œil prompt, et pas trop peur du diable.

— Ah ! vous avez un cousin qui est resté dix années dans les îles ! répéta lentement de Morvan, comme si son esprit eût été distrait par de graves pensées ; et dites-moi, continuait-il en fixant l’inconnu ; votre cousin a-t-il réussi ?

— S’il a réussi, jour de Dieu ! ah ! je crois bien ! Quand il est parti, il avait pour toute fortune un écu en poche et des chausses qui ne valaient pas trente sols ! À l’heure qu’il est, il possède plus de cent mille écus et ne va plus qu’en carrosse.

— Il a eu de la chance, dit machinalement de Morvan, en accompagnant ces paroles d’un soupir.

— Certes qu’il en a eu ! Mais il paraît que tout le monde en a là-bas ! Tenez, si j’étais jeune, moi, je n’hésiterais pas à m’embarquer, comme a fait, il y a dix ans, mon cousin, dussé-je payer mon passage à bord d’un navire au prix du travail de mes mains ! Parbleu ! continua le marchand de chevaux après un court silence, pourquoi donc, vous qui êtes dans la force de l’âge, ne tenteriez-vous pas l’aventure ?

» Je ne vous connais pas, c’est vrai, mais il est facile de deviner, à la simple inspection de votre masure, que la fortune ne vous a pas comblé de ses dons… vous m’avez même l’air d’être assez misérable !…

» Mon Dieu, ne rougissez donc pas ainsi, et ne vous mettez pas en colère !…

» Mon intention n’est certes pas de vous être désagréable ou de vous humilier !…

» Je suis un garçon tout rond, moi, qui dit tout haut ce qu’il pense !

» Or, la vie que vous menez jure avec l’activité de votre âge !

» Que diable ! quand on a vingt-cinq ans, on ne se confine pas comme un hibou, dans une vieille masure solitaire !

» J’aimerais mieux, moi, à votre place, me faire ermite…

» Au moins, on saurait à quoi s’en tenir sur votre compte, et l’on trouverait un mot pour désigner votre profession. »

— Je suis gentilhomme, monsieur, dit de Morvan avec hauteur et croyant couper court par cette réponse aux observations et aux conseils du maquignon : mais son espoir fut déçu, car ce dernier s’écria en éclatant de rire.

— Parbleu, le contraire m’eût bien étonné ! Est-ce que tout le monde, en Bretagne, n’est pas gentilhomme ? Elle est jolie au reste votre baronnie !… quatre murs lézardés et un toit qui menace ruine ! Si votre castel en impose à vos vassaux, il faut que ces braves gens…

— Je vous prie, monsieur, de cesser cette conversation, dit de Morvan avec une froideur impérieuse et en se levant, le visage pâle et les lèvres, décolorées, par suite de l’effort qu’il faisait pour paraître calme et ne pas laisser éclater la colère qui grondait en lui : j’ai assez largement fait la part de l’hospitalité que je vous accorde et de votre manque complet d’éducation, pour avoir à présent le droit de vous imposer silence. Vous voudrez bien, pendant le temps que vous resterez encore ici, ne plus m’adresser la parole qu’autant que je jugerai à propos de vous interroger. Comment vous nommez-vous, monsieur ?

— Mathurin, répondit le maquignon sans paraître le moins du monde ému de la violente apostrophe du jeune homme.

— Eh bien ! monsieur Mathurin, descendez à la cuisine où vous trouverez mon domestique qui vous donnera ce dont vous pouvez avoir besoin ; je désire rester seul.

Le maquignon Mathurin, obéissant à ce congé si cruellement formulé, se dirigea docilement vers l’escalier sans que rien ne décelât dans sa contenance et son maintien la honte ou la colère.

Cette résignation fit regretter à de Morvan sa dureté ; il se dit qu’il n’aurait pas dû s’emporter contre un homme dont tout le tort était dans son ignorance du savoir-vivre, et il se promit de racheter, par ses prévenances, la façon brutale avec laquelle il avait agi.

Aussi, lorsqu’une heure plus tard, son domestique Alain vint l’avertir que le souper, était servi, de Morvan, en entrant dans la cuisine — qui servait aussi de salle à manger — s’en fut droit à Mathurin et lui tendit la main, en disant :

— Je recommande, mon cher monsieur, à votre indulgence, le mauvais repas qui vous attend. N’oubliez point, je vous prie, que vous m’avez pris à l’improviste.

Le maquignon serra avec bonhomie la main du gentilhomme et s’assit sans mot dire ; quant à Alain, il se plaça, suivant l’usage breton, au haut bout de la table.

La première partie du souper se passa dans un grand silence ; ce fut en vain que de Morvan essaya à deux ou trois reprises différentes, d’engager la conversation.

Mathurin accueillit chaque fois les paroles du jeune homme par un signe de tête approbatif, accompagné d’un bon sourire, mais il ne prononça pas un mot.

D’assez mauvaise humeur de voir que ses avances n’avaient abouti à rien, de Morvan se pressait, afin de quitter la table, d’achever la tranche de viande froide placée dans son assiette, lorsque Alain, fort occupé de son côté à vider une énorme écuelle pleine de bouillie de sarrazin, s’interrompit au beau milieu de son exercice gastronomique, et regardant son maître d’un air effaré :

— Avez-vous entendu, monsieur le chevalier ? lui demanda-t-il.

— Ce dernier coup de tonnerre ? Certes ! Pourquoi cette question ?

— Pour rien, dit Alain en replongeant à moitié sa tête dans son écuelle.

— Ce coup de tonnerre annonce-t-il donc, d’après toi, la fin ou le redoublement de l’orage ?

— Pour moi, monsieur le chevalier ! il ne m’annonce rien du tout ! répondit Alain en ingurgitant une énorme cuillerée de bouillie. J’ai parlé pour parler.

Une minute s’était à peine écoulée, que le chevalier, repoussant loin de lui son assiette, parut écouter à son tour avec une extrême attention le bruit de l’orage.

— Mais ce n’est point le tonnerre ! s’écria-t-il en abandonnant vivement sa place et en se dirigeant vers la porte, c’est le canon !…

— Pardi, je le savais bien, moi ! murmura Alain, ce sont mes cierges qui réussissent… Merci, notre brave Sainte-Anne, je vous revaudrai ça…

— Alain, dit de Morvan, qui, l’oreille appliquée contre la porte, venait de saisir au passage une seconde détonation, vite, vite les avirons, mon gars ! C’est un navire en détresse qui nous appelle ! Partons !…

— Partir, répéta le Bas-Breton avec accablement ; mais autant vaudrait se jeter la tête baissée dans le Saut-du-Moine, que de se mettre en mer par le temps qu’il fait…

— Tu as peur, Alain ; en ce cas, reste.

— Foi de Dieu ! oui, j’ai peur !

— Peur d’abord de te noyer, poursuivit de Morvan ; peur ensuite de rencontrer Legallec, qui voudra peut-être s’opposer à notre embarquement.

— Moi, peur de Legallec, s’écria Alain, ah ! pour ça, non ! Ne lui ai-je donc pas déjà cassé quatre dents ?

Le souvenir de la prière qu’il avait faite dans la journée en offrant ses cierges à Sainte-Anne-d’Auray se présenta alors à la mémoire du Bas-Breton ; il s’imagina aussitôt que ce navire en détresse était un moyen ingénieux dont se servait sa sainte favorite pour lui fournir une occasion de rompre les reins à Legallec, et, plein d’enthousiasme, il se précipita sur de lourds avirons, placés dans un des coins de la cuisine, les chargea sur ses épaules, et s’adressant à son maître :

— Je suis prêt, monsieur le chevalier, lui dit-il, partons !

— Laisse-moi aller prendre d’abord mes pistolets et mon manteau, dit de Morvan, qui gravit rapidement l’escalier du salon et revint presque aussitôt : à présent, en route !

Le maquignon Mathurin, qui n’avait pas bougé de place, se leva et, saluant profondément son hôte :

— Monsieur le chevalier, lui dit-il d’une voix grave, vous m’aviez ordonné de ne plus vous adresser la parole qu’autant que vous jugeriez à propos de m’interroger, et je vous ai obéi. Me permettrez-vous à présent, vu la gravité des circonstances, d’enfreindre votre défense pour solliciter l’honneur de vous accompagner dans votre expédition ? Je ne suis pas un marin, c’est vrai, mais enfin tout le monde sait à peu près se servir d’une rame, et je crois que, par la tempête qui règne, deux bras de plus dans une frêle embarcation, ne sont pas à dédaigner.

Cette demande à laquelle il était si loin de s’attendre, causa au jeune homme une émotion profonde, qu’il n’essaya pas de dissimuler.

— J’accepte, monsieur, lui répondit-il simplement, vous êtes un noble cœur, que j’ai gauchement méconnu, daignez, je vous en conjure, oublier le passé et me pardonner ma sotte vivacité.

— Bah ! il s’agit bien du passé ! chaque minute que nous gaspillons peut valoir la vie d’un homme ! En avant ! dit le maquignon.