Les Boucaniers/Tome II/III

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 47-66).


III

Début dans la vie.


De Penmark à Brest on compte une vingtaine de lieues.

De Morvan mit près de trois jours à franchir cette route, que des chemins affreux rendaient, sinon impraticable, du moins fort difficile aux voyageurs.

Son cheval Bijou n’en pouvait plus, mais, par une heureuse compensation, son domestique Alain n’était pas plus fatigué que s’il se fût agi pour lui d’une simple promenade.

Décidément, le serviteur bas-breton semblait né pour ce rôle d’écuyer pédestre que lui imposait la pauvreté de son maître.

L’image de Nativa, est-il besoin de le dire ? occupa constamment pendant ce voyage, la pensée de Morvan.

Le jeune homme chercha et parvint à se rappeler les moindres détails de ses entrevues avec la charmante Espagnole ; il recomposa, à force d’imagination, de mémoire et d’amour, les entretiens qu’ils avaient eus ensemble, et l’illusion fut parfois telle pour lui, que se figurant être entendu de Nativa, il ajouta de nouvelles protestations de dévoûment aux anciennes.

Toutefois, comme le chevalier était doué d’un rare positivisme d’esprit, il finit, après avoir fait une large part à la passion, par réfléchir.

Il fut tout effrayé alors de la pauvreté que présentait son bagage amoureux ; car, après s’être complaisamment figuré d’abord que la séduisante créole lui avait donné toute son âme, il s’aperçut que la seule faveur — encore cette faveur était-elle indirecte et accidentelle — qu’elle lui eût accordée, était ce ruban enlevé de sa chevelure par le vent, et qu’il portait depuis lors sur son cœur.

Des promesses, d’engagements, d’espérances, même lointaines, jamais il n’en avait été question, et de Morvan finit par s’avouer que Nativa, tout en acceptant son dévoûment, à lui, avait complètement réservé sa liberté, à elle.

Une fois sur le chemin de la logique, l’esprit du gentilhomme ne s’arrêta plus.

Ce fut pourtant en vain qu’il tenta de s’expliquer les contradictions et les bizarreries réellement extraordinaires qu’il avait remarquées, à diverses reprises, dans les paroles et dans les actions de la jeune fille : il sentait qu’il y avait là un mystère que sa sagacité na parvenait pas à expliquer.

Enfin la dernière question qu’il se posa fut celle de savoir si Nativa était une généreuse nature ou un mauvais cœur, et cette question, il n’osa, — quelqu’amoureux qu’il fût, — la résoudre.

Toutefois la conclusion, qu’il tira de toutes ces réflexions fut qu’il n’y avait rien au monde, d’enchanteur, d’adorable, de parfait comme Nativa, et qu’il devait se trouver trop heureux de lui consacrer son avenir, de devenir son esclave.

Les amoureux raisonnent, on le voit, souvent juste, mais, malheureusement pour eux, ils concluent toujours mal !…

Le premier soin de de Morvan en arrivant à Brest fut d’acheter une épée : la sienne avait été perdue lors de l’incendie de sa maison, et il tenait à se présenter, selon son rang et d’une façon convenable, devant l’homme à qui il allait emprunter de l’argent.

Deux heures sonnaient lorsqu’il atteignit la vaste et opulente maison de l’armateur Cointo : le cœur du jeune homme battit avec force, — c’était la première fois qu’il demandait qu’on lui rendît un service ; mais le souvenir de Nativa calma bien vite son émotion ; il se sentit heureux en songeant qu’il offrait à sa bien-aimée le sacrifice de son orgueil.

De Morvan, après avoir traversé ; une véritable foule de marins, de portefaix et de commis qui encombraient la cour du banquier-armateur, monta un escalier de pierre et parvint dans les bureaux.

— M. Cointo ? demanda-t-il à un employé qui, assis devant une table, était occupé à expédier, avec un zèle de commande, plusieurs manifestes attendus par des capitaines de la marine marchande.

L’employé regarda du coin de l’œil, d’un air distrait, le gentilhomme, et ne voyant rien en lui, à ce qu’il paraît, qui fût digne d’attirer son attention, ou de mériter son empressement, il continua son travail sans lui répondre.

— À trois reprises différentes, de Morvan, avec une patience et une politesse que ne contribuait pas peu à lui donner le souvenir de Nativa, renouvela sa question sans plus de succès.

Quand on dit sans plus de succès, l’expression est impropre, car, à la troisième fois, le commis grogna entre ses dents comme un vieux dogue qui va se fâcher ; cette colère pouvait, à la rigueur, se prendre pour un progrès, elle prouvait, au moins, que l’employé avait enfin remarqué la présence du jeune homme.

— Si d’un côté de Morvan était patient, de l’autre il tenait beaucoup aussi à la politesse.

La grossièreté de l’employé lui fut donc fort sensible et mit ses nerfs en mouvement.

Toutefois, songeant qu’un homme qui vient emprunter de l’argent aurait mauvaise grâce à commencer par se fâcher, il fit un violent effort sur lui-même, et, donnant au timbre de sa voix toute la douceur qu’il croyait pouvoir y mettre sans trop s’avilir, il s’adressa une quatrième fois à l’employé :

— Que le diable vous emporte, bavard et imbécille ! s’écria ce dernier d’un ton qui était loin d’atténuer la gravité de cette insulte !

Cet outrage était pour de Morvan une chose si inattendue, si considérable, qu’un moment il fut atterré.

Cependant il ne resta pas longtemps dans l’inaction.

Saisissant de son poignet de fer l’employé, il le souleva de dessus son fauteuil, et le jetant avec une grande violence contre la muraille :

— Jour de Dieu ! s’écria-t-il, blême de colère, ce manant a péché, il va mourir.

Cette action s’était passée si rapidement que pas une des nombreuses personnes qui encombraient les bureaux n’avait songé à s’y opposer.

Ce fut seulement lorsque de Morvan porta la main à la garde de son épée que l’on songea, — en voyant que le jeune gentilhomme avait parlé sérieusement et qu’il était prêt à accomplir sa menace, — à s’interposer entre lui et sa victime.

Il est probable qu’en toute autre circonstances le Breton eût tenu peu compte de cette intervention, mais cette fois il se trouvait dans une position si fausse qu’il revint de suite de son emportement et qu’il repoussa de lui-même, et sans y être sollicité, son épée dans le fourreau.

— Que désire monsieur ? lui demanda alors un homme âgé qui semblait occuper d’assez importantes fonctions dans la maison de commerce de l’armateur.

— Parler à monsieur Cointo, répondit le gentilhomme ; veuillez lui annoncer, s’il vous plaît, le chevalier Louis de Morvan.

— Ce serait avec plaisir, monsieur le chevalier, que je m’acquitterais de votre commission, répondit l’homme âgé, mais malheureusement notre patron est en voyage pour le moment.

Quoi ! M. Cointo n’est pas à Brest !

— Non, monsieur le chevalier, il est parti depuis quinze jours et il ne sera guère de retour ici avant une semaine ! Au reste, continua l’employé supérieur, avec une exquise politesse, si monsieur le chevalier est venu pour une affaire, il lui sera facile de s’entendre avec la personne à qui notre patron a laissé ses pleins pouvoirs !

— Oui, en effet, j’étais venu pour une affaire, balbutia de Morvan tout décontenancé ; et quelle est, je vous prie, cette personne qui représente M. Cointo et à laquelle je puis, dites-vous, m’adresser comme à lui-même ?

— Sa femme, monsieur le chevalier.

Cette réponse atterra de Morvan.

Il avait dû déjà, avant de se résoudre à s’adresser à l’armateur, vaincre bien des hésitations et des répugnances intimes ; enfin il était sorti vainqueur dans cette lutte avec son amour-propre ; et voilà, qu’au moment où il acceptait bravement l’ennui de sa position de solliciteur, survenait un événement qui faisait de cet ennui une honte.

Avec la rapidité, de conception que donne l’approche du danger, il se vit, en présence d’une femme qu’il ne connaissait même pas, le front humilié, l’air interdit, n’osant prononcer une parole, et ne sortant enfin de son silence que pour formuler une demande hasardée d’argent : à cette pensée il se sentit faiblir.

— Eh bien ! monsieur, reprit l’employé, désirez-vous que je vous accompagne chez notre demoiselle ?

On appelait demoiselle, à cette époque, toutes les femmes qui n’appartenaient pas à la noblesse.

De Morvan fut sur le point de refuser.

Deux considérations le retinrent : d’abord, il craignit que, s’il s’éloignait après l’esclandre qu’il avait fait en donnant une leçon de politesse au commis insolent, son départ ne ressemblât à une fuite ; ensuite que Nativa ne mît en doute ce grand dévoûment dont il avait fait parade auprès d’elle, et qui s’arrêtait timidement devant un premier obstacle.

Il fallait se décider promptement, car une hésitation plus longue eût eu pour résultat d’aggraver sa position.

De Morvan, ainsi que cela arrive souvent aux poltrons, brûla ses vaisseaux, afin de se fermer toute retraite.

— Allons voir mademoiselle Cointo, répondit-il.