Les Boucaniers/Tome II/IX

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 185-205).


IX

Une Scène nocturne.


De Morvan, un moment indécis, se consultait sur le parti qu’il devait prendre, quand les cris : Au secours ! À l’assassin ! retentirent avec plus de force que jamais ; cette fois, ils venaient de la campagne.

Le jeune homme rentra dans la cuisine, d’un bond traversa la cour, appela en passant près de l’écurie et sans ralentir sa course, son domestique Alain, et se mit à courir dans la direction d’où partaient les cris de détresse.

Au même instant, un homme blotti dans un des angles obscurs de la vaste cheminée de la cuisine se glissait sur la jointe des pieds dans l’appartement du chevalier, et en ressortant presque aussitôt, se rendait toujours avec la même précaution et en rasant la muraille de l’auberge, dans l’écurie, qu’Alain, reveillé par son maître, venait de quitter.

Les alentours du village de Nort sont semés de ronces et de broussailles : aussi quoique la lune alors dans son plein éclairât la campagne, de Morvan fut-il assez longtemps avant de parvenir à s’orienter.

Enfin, il aperçut à une centaine de pas devant lui une personne qui fuyait : c’était Ismérie.

Il la rejoignit presque aussitôt.

— Rassurez-vous, mademoiselle, lui dit-il, c’est moi, votre défenseur. Vous n’avez plus rien à craindre !

La jeune fille était en proie à une telle terreur qu’elle ne reconnut pas d’abord le chevalier.

— Grâce, vicomte ! lui dit-elle avec égarement, ne me tuez pas… je ne vous trahirai pas… je m’avouerai votre complice… je serai votre esclave !…

Ce fut non sans beaucoup de peine et sans une grande perte de temps que le chevalier parvint à faire comprendre à la fille du comte de Blinval qu’au lieu d’être tombée entre les mains de son persécuteur, elle se trouvait, au contraire, sous la protection d’un ami.

— Ah ! béni soit le ciel ! s’écria Ismérie avec une reconnaissance passionnée, vous êtes mon bon ange !

Les sanglots étouffaient la voix de l’infortunée jeune fille.

— Suivez-moi, mademoiselle, reprit de Morvan, et n’ayez aucune inquiétude. Foi de Dieu ! ce vicomte de Chamarande ne vous persécutera plus. Il a péché, c’est un homme mort.

Quand de Morvan disait de quelqu’un : « Il a péché, » c’était de sa part, ainsi que nous l’a appris Alain au commencement de cette véridique histoire, le signe infaillible d’une profonde et terrible colère.

Dans ces moments-là, le chevalier éprouvait à un tel point le sentiment de sa force, qu’il ne mettait pas en doute l’accomplissement de ses menaces ; on eût été souverainement injuste en l’accusant de fanfaronnade : il parlait avec une conviction et une sincérité complètes.

Assister à la mort violente d’un homme est toujours pour une femme, eût-elle même à se plaindre horriblement de la conduite de cet homme, un spectacle triste et affreux : il n’y a donc pas lieu de s’étonner si mademoiselle de Blinval essaya de modérer la fureur du chevalier.

De Morvan, impassible en apparence, l’écouta le temps strictement voulu pour lui prouver son respect, puis l’interrompant alors :

— Mademoiselle, lui dit-il, mon obéissance à vos ordres a manqué vous coûter la vie. Il y a de dures nécessités devant lesquelles on ne doit jamais reculer. Vous avez bien voulu déjà me confier vos intérêts, mettez, je vous prie, le comble à vos bontés, en me permettant d’agir à présent à ma guise.

Après cette réponse, de Morvan se dégagea doucement de l’étreinte de la jeune fille qui l’avait saisi par le bras, et se dirigea d’un pas rapide et résolu, vers l’auberge où il pensait trouver le vicomte de Chamarande.

Une vingtaine de pas avant d’arriver il rencontra Alain qui, tenant son mousqueton par le bout du canon, comme si c’eût été un penbas, revenait d’explorer de son côté la campagne.

— Ah ! monsieur le chevalier, s’écria le Bas-Breton avec élan, que je suis donc content de vous revoir ! J’ai cru, en vous entendant m’appeler, que vous aviez affaire avec un nouveau Legallec, et je me suis élancé, sans pouvoir vous rejoindre à votre poursuite. Que se passe-t-il donc ?

— C’est un homme qui a péché, Alain, répondit de Morvan.

— En ce cas, je vous accompagne.

— Je te le défends ! Tu vas, au contraire, rester avec mademoiselle et veiller à sa sûreté.

Alain regarda alors avec attention la malheureuse victime de la perfidie de Chamarande, puis rougissant jusqu’au blanc des yeux :

— Je pense, sauf le respect que je vous porte, monsieur le chevalier, répondit-il, que mademoiselle ferait mieux, au lieu de courir les champs la nuit, de s’occuper un peu de sa toilette et de s’attifer d’une manière plus décente. Je ne reste pas avec elle, moi !

De Morvan, en toute autre circonstance, eût sans aucun doute rudoyé Alain, mais les moments étaient précieux ; il n’y avait pas de temps à perdre, il ne répondit pas.

— Je vous en conjure, monsieur, lui dit vivement mademoiselle de Blinval, laissez-moi seule ici !… N’exigez pas que j’assiste à la scène sanglante qui se prépare !… Et puis, qui sait si le vicomte de Chamarande, outré de voir sa proie lui échapper, ne tournerait pas sa rage contre moi !… Il est armé de pistolets et…

— Vous avez raison, mademoiselle, interrompit de Morvan. Il vaut mieux que vous attendiez à l’abri le châtiment du coupable.

— C’est à dire l’issue de ce combat que je déplore et qu’il m’est impossible d’empêcher ! car M. de Chamarande, je dois lui rendre cette justice, est brave, il se défendra comme un lion…

— Je le désire de tout mon cœur, sa lâcheté me gênerait. Ainsi, mademoiselle, je vous retrouverai ici ?

— Oui, monsieur ; oui, mon généreux défenseur, je vais me réfugier dans ce hangar, et prier Dieu qu’il vous protégé, répondit la fille du comte de Blinval en désignant l’écurie.

De Morvan salua profondément la jeune fille ; puis se retournant vers Alain :

— À présent, suis-moi ! lui dit-il.

— J’aime mieux ça ! répondit le Bas-Breton.

Quelques secondes plus tard, le chevalier pénétrait dans la cuisine de l’auberge, où régnait une profonde obscurité.

— Eh ! maître, lui dit Alain à voix basse et en le touchant à l’épaule, m’est avis que puisque celui que vous cherchez à des pistolets, il ne lui serait pas difficile de vous envoyer en toute impunité une balle dans la tête. Laissez-moi aller quérir la lumière qui brûle dans votre chambre ! Une fois que vous y verrez clair, vous n’aurez plus à craindre de trahison et vous punirez le coquin à coup sûr.

Le conseil du Bas-Breton était fort sensé : de Morvan l’accepta avec reconnaissance.

— Va chercher la lumière, — dit-il à Alain.

Alain s’empressa d’obéir, et revenant bientôt une chandelle allumée à la main, il passa devant son maître et entra résolument le premier dans la chambre occupée par le vicomte de Chamarande.

Une double exclamation d’étonnement, poussée simultanément par le Bas-Breton et par le gentilhomme, retentit.

Personne ! Il est parti ! s’écria de Morvan.

— Tiens, il a eu soin d’emporter ses hardes, dit Alain.

Le maître et le domestique se regardèrent.

— Ah ! jour de Dieu ! reprit vivement Alain, monsieur le chevalier, avez-vous votre or sur vous ?

— Non ; pourquoi cette question ?

— C’est que j’ai aperçu, en allant chercher de la lumière, un louis tombé sur le parquet de votre chambre !… On nous a volés !…

À ce cri parti du fond du cœur de son domestique, de Morvan éprouva comme un éblouissement et il s’élança dans sa chambre.

Hélas ! Alain n’avait deviné que trop juste. La ceinture de cuir qui contenait toute la fortune du jeune homme et qu’il avait déposée sur une chaise, avait disparu.

Cette découverte produisit une telle impression sur le malheureux gentilhomme qu’il resta, pendant quelques instants, incapable de prononcer une parole.

— Non, c’est impossible, dit-il enfin, j’aurai mal cherché.

D’une main qui tremblait, il souleva d’abord, puis jeta ensuite par terre le mince matelas de son lit.

La ceinture ne se trouvait pas sur la planche.

Il faudrait un pinceau pour rendre le désespoir comique et profond, tout à la fois, que reflétait le visage d’Alain ; le pauvre garçon était littéralement parlant anéanti.

— Allons, mon gars, du courage, lui dit de Morvan, tout espoir n’est pas encore perdu ; il est presque certain que nous rattraperons ce Chamarande, nous sommes admirablement montés et lui est à pied : du courage !…

— Ah ! mille démons ! s’écria le Bas-Breton, la coquine paiera au moins pour lui.

— De qui veux-tu parler ? de mademoiselle de Blinval ?… Alain, la douleur t’égare ! cette infortunée est encore bien plus à plaindre que nous…

— À plaindre ! une éhontée pareille !… Allons donc, monsieur le chevalier !… c’est-à-dire… tenez, j’étouffe… c’est une femme, c’est vrai… mais ma foi tant pis…

Alain, suffoqué par la colère, s’élança hors de la chambre ; de Morvan le suivit.