Les Boucaniers/Tome II/XIV

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 313-333).


XIV

Alain à la Recherche de Vingt Écus.


Alain, qu’aucune pensée, d’ambition ni d’amour ne tourmentait, avait passé, plongé dans un profond sommeil, la première nuit de son arrivée à Paris ; comme il s’était levé avec le jour, il ressentit vers les dix heures — phénomène fort explicable, puisque le pauvre garçon était à jeun depuis la veille — de violents tiraillements d’estomac.

Aussi en voyant son maître se jeter sur son lit d’un air désespéré et sans parler de déjeûner, ne put-il retenir un gros soupir de découragement.

— Qu’as-tu mon gars ? lui demanda le chevalier, avec cette sympathie que donne la souffrance aux natures d’élite pour les chagrins d’autrui.

— J’ai faim, maître ! répondit le Bas-Breton. Est-ce que l’on ne mange pas à Paris ?

— Que tu es donc heureux de songer à de pareilles choses ! s’écria de Morvan. Eh bien ! va dire à un des valets de l’hôtel d’apporter à déjeûner.

— Dame ! maître j’ignore les usages de la capitale. Je pense, toutefois, que les Parisiens doivent connaître la bouillie de sarrasin !… Désirez-vous que je vous en apporte une écuellée ?

— Merci, mon gars ; je n’ai pas faim. Je ne déjeûnerai pas.

— Vous ne déjeûnerez pas, répéta le Bas-Breton en regardant d’un air stupéfait le jeune homme. Vous êtes donc malade ?

— Je l’ignore !… je ne sais pas…

— Comment, vous ne savez pas ?… Tenez, monsieur le chevalier — reprit Alain avec accablement — vous avez un cœur courageux et qui ne craint pas d’entendre la vérité ; voulez-vous me bailler la permission de vous narrer une idée qui vient de me venir sur votre compte ? Eh bien, j’ai peur que vous n’ayez, hier, afin de vous procurer vos beaux vêtements, fait un marché avec le diable ou qu’une femme ne vous ait jeté un sort !…

Ces dernières paroles firent rougir le jeune homme, qui murmura :

— Ah ! si je croyais au diable, je l’appellerais sans plus tarder à mon aide, et je lui vendrais volontiers pour vingt écus une année entière de ma misérable existence !

— Ah ! ma bonne Sainte-Anne-d’Auray ! s’écria Alain en faisant vivement le signe de la croix, ne prêtez pas attention aux impiétés de M. le chevalier !… il est malade… il est fou… il déraisonne. Ce n’est pas lui qui parle.

— Oui, Alain, je suis fou ! dit de Morvan qui se leva et se mit à parcourir la chambre d’un pas saccadé et nerveux : Que Dieu me pardonne les abominables paroles que mes lèvres viennent de prononcer, et que mon cœur ne sanctionnait pas… J’étais fou en effet, je le répète !… mais vois-tu, mon gars, se sentir jeune, fort, courageux, intelligent, et se voir, faute d’une poignée d’écus, contraint de renoncer à un bonheur sans nom, à un bonheur pour lequel on jouerait si joyeusement sa tête, n’y a-t-il pas dans cette pensée de quoi troubler l’esprit le plus sain, et le plus ferme, de quoi faire douter la foi la plus fervente !…

De Morvan, en s’exprimant ainsi ne savait même pas qu’il s’adressait à Alain ; son cœur trop plein laissait échapper un cri de douleur, voilà tout.

Quant au Bas-Breton, il ne comprit qu’une chose dans la réponse de son maître ; que le jeune homme avait besoin de vingt écus, et que c’était l’impossibilité de se procurer cette somme qui le rendait si malheureux et l’avait fait blasphémer.

Alain — fait qui peut paraître incroyable et qui s’explique par le dévoûment et l’attachement sans borne qu’il portait au chevalier — Alain se mit aussitôt à se creuser l’esprit pour savoir de quelle façon il devait s’y prendre pour trouver ces vingt écus si ardemment désirés par son maître et si indispensables à son bonheur !

La solution de ce problème était difficile ; aussi le Bas-Breton, avant de l’aborder, jugea-t-il prudent d’aller chercher d’abord son déjeuner.

— Ah ! monsieur le chevalier, s’écria-t-il en rentrant peu après et en riant de toutes ses forces, figurez-vous que les Parisiens, qui se croient tant d’esprit et qui valent se faire passer pour si malins, ne connaissent même pas la bouillie de sarrasin. Tout le monde en mange, cependant, à Penmark, et Penmark n’est pourtant pas une grande ville.

Bientôt un valet de l’hôtel apporta sur un plateau un déjeûner fort convenable.

— Eh bien ! mon maître, reprit Alain en dévorant d’un regard sensuel et curieux les mets placés devant lui, mets qu’il voyait pour la première fois, eh bien ! mon maître, votre appétit dort-il toujours ? Ces ragoûts sentent vraiment une assez bonne odeur. Après tout, ce n’est pas un si grand mérite que de savoir cuisiner ; faut bien aussi que les Français aient quelque chose pour eux… ils cuisinent bien… Voilà !

Le désappointement d’Alain fut grand lorsqu’il vit le chevalier se jeter de nouveau sur son lit, et refuser par un signe de tête de partager le repas du matin.

Quel que peiné que fût le Bas-Breton de la tristesse de son maître, il n’en fit pas moins un brillant et consciencieux accueil au déjeûner fourni par l’hôtel : en moins de dix minutes, les plats, dépouillés de leur contenu, présentaient une surface d’une éclatante blancheur.

— Tout cela n’était pas trop mauvais, dit-il enfin en passant en guise de serviette le revers de sa main sur sa bouche, seulement les morceaux semblaient taillés pour des enfants ! à peine de quoi en goûter ! N’importe, quoique toutes ces drôleries ne valent pas une bonne écuelle de bouillie, je me sens beaucoup mieux maintenant qu’il y a un quart-d’heure.

De Morvan, absorbé par ses réflexions, ne répondit pas : le serviteur suivit bientôt l’exemple que lui donnait son maître ; il appuya son coude sur la table, sa tête carrée sur sa large main, et tomba dans une méditation profonde.

Ah ! foi de Dieu, monsieur le chevalier, s’écria-t-il tout à coup en bondissant sur sa chaise comme mû par un ressort invisible, je crois que j’ai, moi, une idée, et que vous aurez, vous, vos écus !

— Quel est ton projet ; Alain ? demanda de Morvan avec indifférence, car il craignait avec raison que le brave Penmarkais, peu au courant de la vie et des ressources de Paris, ne fût le jouet d’une illusion et ne rêvât une impossibilité.

— Je désire, reprit Alain, ne pas répondre à votre question. J’ai remarqué que chanter victoire avant le combat vous vaut toujours une raclée complète.

Pouvyez-vous seulement m’accorder une journée de congé et vous passer de mes services jusqu’à ce soir ?

— Tu vas au devant de mes intentions ; je comptais t’envoyer voir les curiosités de Paris. Seulement, prends bien garde de te perdre, et ne va pas oublier le nom de la rue et de l’hôtel.

— Rue de l’Arbre-Sec, hôtel du Cheval-Blanc ! Je sais ! Quant aux curiosités de Paris, maître, ajouta Alain en levant ses épaules d’un air de mépris, ce n’est guère la peine d’en parler ! Qu’espérer d’un peuple qui ne connaît pas l’usage de la bouillie de sarrasin. Ainsi, je puis m’en aller ? c’est convenu !

— Oui, mon gars, tu peux t’en aller, de suite même si cela te plaît.

— Cela ne me plaît pas, mais c’est nécessaire, maître. Je vous salue bien.

Alain renfonça jusque sur ses yeux son chapeau à larges bords, donna deux ou trois coups de poings à sa veste, tira à plusieurs reprises ses longs cheveux : sa toilette ainsi terminée, il descendit l’escalier de l’hôtel d’un air assuré, et son penbas à la main, il entra sans hésiter dans la rue.

Le Bas-Breton, en se vantant de rester indifférent aux curiosités de Paris, s’était beaucoup trop avancé ; à peine eut-il mis le pied dans la rue, qu’il fut pris par une espèce de vertige, et éprouva un étonnement tel qu’il dût s’appuyer contre une maison pour ne pas chanceler ; jamais le brave garçon n’avait rêvé rien qui approchât du spectacle qui frappait alors ses yeux.

Les brillants carrosses à six chevaux, les voitures de place délabrées et couvertes de boue, les innombrables piétons qui sillonnaient et encombraient la rue lui firent croire tout d’abord que c’était un jour de pardon, ou de fête.

Son admiration fut extrême à la vue de la richesse et du luxe des costumes des passants ; partout de la soie, des rubans, des cotilles, des manteaux, des épées, des plumes, de grosses montres apparentes, des cannes aux pommeaux brillants.

À plusieurs reprises Alain se campa, la bouche béante et n’osant en croire ses sens, devant des hommes qui, s’arrêtant au beau milieu de la rue, se regardaient complaisamment dans un petit miroir portatif, et peignaient avec un aplomb imperturbable, qui leur perruque, qui leurs fines moustaches.

Cette façon de faire sa toilette sur la voie publique, en imposait extraordinairement au Penmarkais.

Il se figurait que ces gens, pour oser se permettre de pareilles audaces, devaient être de grands seigneurs : la plupart étaient des clercs d’avoués, des professeurs de danse, des courtauds de boutique sans place, des laquais de bonne maison en goguette.

Le grand nombre d’abbés coquets portant l’habit court, le petit collet et la perruque blonde ; abbés qui ne différaient que fort peu, par le costume, des courtisans, et qui se rencontraient à chaque pas, émerveillait également Alain.

Il les trouvait tous charmants.

Enfin, après une demi-heure de stupéfaction et d’éblouissement, le Bas-Breton ayant recouvré peu à peu son sang froid, songea à l’accomplissement du projet qu’il méditait pour se procurer les vingt écus dont de Morvan avait besoin.

Il s’adressa à un mendiant, et lui demanda de vouloir bien lui indiquer l’église la plus proche.

— Avancez encore de cent pas et vous trouverez celle des Jacobins, lui répondit le mendiant ; tenez, là où vous voyez tous ces carrosses arrêtés ; c’est justement l’heure de la belle messe.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.