Les Boucaniers/Tome III/I

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 3-33).


I

Alain à la Recherche de Vingt Écus.

(suite).

Alain, ne voulant pas avoir l’air d’ignorer les usages de Paris, se contenta de remercier le mendiant sans entrer dans aucune explication ; toutefois il était fort intrigué.

— Qu’entend cet homme, se demandait-il par ces mots : « C’est l’heure de la belle messe ? » Il y a donc ici des messes laides et des messes belles. Au fait, pourquoi pas ? les Français sont des impies : ils reconnaissent probablement plusieurs Dieux !

Le Bas-Breton, grâce à son piteux costume, pénétra dans l’église des Jacobins, sans avoir à subir les supplications nasillardes et monotones d’une foule de prétendus estropiés qui se tenaient à la porte pour solliciter la pitié des fidèles.

Alain était pieux et modeste à l’extrême.

Que l’on juge donc de la stupéfaction prodigieuse ? de l’indignation inouïe qu’il éprouva, en apercevant l’église remplie d’un essaim de femmes plus extraordinairement encore décolletées qu’elles n’étaient luxueusement vêtues : ce qui n’est pas peu dire !

Ces femmes, entourées par une foule de jeunes courtisans, riaient, causaient et ne semblaient pas plus se préoccuper de la sainteté de l’endroit où elles se trouvaient, que de l’imposant et sublime mystère qui s’accomplissait devant elles !

L’église des Jacobins présentait en 1695 une succursale de l’Œil-de-Bœuf.

Il fallait qu’Alain eût un intérêt considérable à rester, et qu’il fût soutenu par une idée fixe bien puissante, car il ne prit pas la fuite : au contraire, il se mit à parcourir l’église, tout en regardant autour de lui avec attention.

Bientôt il laissa échapper une exclamation de joie : il venait enfin de trouver ce qu’il cherchait avec tant de persévérance, c’est a dire un triangle en fer, garni de nombreuses pointés soutenant de petits cierges allumés : derrière ce triangle, se tenait assise la femme chargée de répondre aux commandes des fidèles.

Alain regarda du coin de l’œil cette femme, et comme elle lui parut être douée d’un âge plus que respectable, posséder une remarquable, laideur, et qu’elle était vêtue avec beaucoup de décence, il se décida à s’adresser à elle.

— Madame, lui dit-il, vous plairait-il de m’allumer trois cierges en l’honneur de Sainte-Anne-d’Auray ?

— Pour vous faire bien voir de votre maîtresse, mon garçon ? vous avez raison. C’est là un infaillible moyen de réussite.

— Je n’ai pas et ne veux point avoir de ce que vous dites, madame, répondit Alain horriblement scandalisé. Vous êtes la marchande de cierges, n’est-ce pas ? Eh bien, alors allumez trois cierges, prenez votre argent et ne causez pas avec moi ; mes intentions ne regardent personne.

La vieille femme eut d’abord envie de se fâcher, mais son intérêt l’emporta sur sa colère, et elle obéit.

— C’est trente-six sols que vous me devez, dit-elle au Bas-Breton.

— Comment, trente-six sols ! s’écria Alain épouvanté.

— Certes ! trois cierges à douze sols pièce font bien trente-six sols !

— Ah ! les cierges valent donc ici douze sols pièce ? demanda Alain en regardant la marchande dans le blanc des yeux.

— Tout le monde sait cela ! Interrogez le premier venu…

— Votre parole me suffit, répondit Alain qui, avisant agenouillée près de lui une vieille domestique, lui frappa doucement sur l’épaule et lui demanda, tout en essayant de la saluer gracieusement :

— Est-il vrai, madame, que les cierges coûtent à Paris douze sols ?

— Que le diable vous emporte de me déranger au beau milieu de mes prières pour m’adresser une aussi sotte question ! s’écria la vieille domestique. Certes, les cierges valent douze sols, imbécille !

Alain retira alors de sa poche, tout en soupirant, son dernier écu, si soigneusement conservé jusqu’à ce jour, et le donna à la marchande ; mais bientôt le visage du Bas-Breton changea comme par enchantement : l’expression de la joie y remplaça celle de la tristesse.

— Que je suis donc bête, se dit-il ; il est certain que les cierges de douze sols doivent posséder bien plus de vertu que ceux qui n’en coûtent que trois ! M. le chevalier ne peut manquer à présent d’avoir les vingt écus.

Après cette réflexion consolante, Alain s’agenouilla et fit sa prière.

« Ma bonne Sainte-Anne-d’Auray, murmura-t-il avec ferveur, vous voyez que je ne regarde pas à dépenser de l’argent pour vous être agréable.

» Je vous sais trop brave pour vouloir mettre inutilement en frais un pauvre malheureux comme moi ! ça ne serait ni gentil ni délicat de votre part.

« Faites-moi donc trouver les vingt écus dont mon maître, monsieur le chevalier, a besoin ; ça m’obligera beaucoup et je vous serai bien reconnaissant !

« Que quelqu’un ose nier devant moi votre puissance, et je vous jure que je lui casserai la tête ! Ainsi soit-il. »

Alain attendit, selon son habitude, avant de se relever, que les trois cierges fussent tout à fait consumés, puis, demandant à la marchande la monnaie de son écu — monnaie qu’il vérifia et serra soigneusement dans sa poche — il sortit, la tête haute et le pied léger de l’église des Jacobins.

Une fois dans la rue, le premier soin du Bas-Breton fut de regarder s’il n’apercevait pas une bourse tombée par terre.

Quant à mettre un seul instant en doute la réalisation de son souhait, l’idée ne lui en vint même pas.

Il était intimement persuadé que Notre-Dame-d’Auray se chargerait de lui fournir avant la fin du jour les vingt écus demandés.

Plein de cette confiance, Alain se mit à marcher devant lui au hasard ; il prit la première rue qui se présenta, arriva sur les quais, et peu après se trouva à l’entrée du Pont-Neuf.

Le hasard, on le voit, donnait une mauvaise direction aux pas du Bas-Breton ; le Pont-Neuf, si consciencieusement exploité à cette époque par les plus adroits filous de Paris, était certes de tous les endroits celui où il avait le moins de chance de rencontrer vingt écus.

En, revanche, ce lieu célèbre par ses charlatans, ses désœuvrés, ses chercheurs d’aventures, ses vagabonds, ses mendiants, les soldats et les laquais en goguette, offrait à l’inexpérience du sauvage penmarkais de graves écueils, de véritables dangers.

Distrait par ses pensées et ahuri par les gens affairés ou turbulents, qui le coudoyaient, Alain ne remarqua pas tout d’abord le tableau animé et bizarre que présentait le Pont-Neuf.

Ce fut seulement après s’être témérairement engagé dans la foule qu’il chercha, — ne pouvant plus avancer qu’avec peine, — à se rendre compte de ce qui se passait autour de lui.

— Tiens, quel est donc ce grand seigneur qui, monté sur son carrosse, se dispose à parler au peuple ? se dit-il, écoutons un peu. Dieu de Dieu, est-il couvert de broderies d’or et de belles plumes ! Ce doit être un prince du sang. L’on fait silence ; il va commencer.

Le personnage gratifié par Alain du titre de prince du sang était un arracheur de dents fort connu à cette époque et nommé Galimard.

Il commença par parler de ses voyages en Arabie et en Chine, des succès extraordinaires qu’il avait obtenus auprès de diverses cours étrangères, notamment dans celle du grand-sultan ; puis il termina en annonçant que son bon cœur lui faisant préférer le bien-être de l’humanité entière à sa propre fortune, il consentait à arracher vingt dents à cinq sols pièce.

— Brave seigneur ! se dit Alain, en voilà un au moins qui n’est pas fier et qui aime le petit peuple.

Le Bas-Breton, captivé par la nouveauté de ce spectacle, assista, le col tendu et la bouche béante, aux quatre premières extractions : le charlatan, pour mieux faire ressortir son adresse, opérait ayant les yeux recouverts par un épais bandeau, ce qui épouvantait et charmait tout à la fois le crédule et innocent penmarkais.

Cependant un remords de conscience le prit bientôt : Allons-nous en, se dit-il, j’ai peur qu’il n’y ait de la magie là-dessous.

Quelques pas plus loin, Alain s’arrêta devant l’étalage d’un célèbre mécanicien qui confectionnait avec une adresse inimitable — c’était lui qui le disait — des yeux en verre et des jambes de bois.

Comme à cette époque, la guerre, et même une guerre acharnée, sévissait depuis plusieurs années, l’étalage du mécanicien était fort entouré.

Alain, en écoutant l’admirable discours du poseur des jambes, regretta presque un moment de n’être point mutilé ; toutefois son bon sens ne tarda pas à prendre le dessus sur son étonnement, et il s’éloigna en murmurant :

— Ce Français-là a beau dire, il ne me prouvera jamais que les jambes faites par le bon Dieu ne valent pas ses morceaux, de bois taillés ! Tout cela c’est des menteries bonnes à attraper des niais !… Allons ailleurs !

Ailleurs, c’est à dire à dix pas plus loin, ce que le Bas-Breton entendit, était chose bien autrement extraordinaire que les discours de l’arracheur de dents et du mécanicien.

un homme monté sur un tréteau bordé de musiciens, annonçait avait trouvé, après vingt années de recherches, certaines plantes rares douées de l’incroyable vertu de changer, dans l’espace de cinq minutes, la figure d’un homme : il suffisait de se frotter le visage avec la liqueur merveilleuse extraite de ces plantes pour, d’affreusement laid que l’on était, devenir sinon admirablement beau, du moins fort présentable.

L’homme à l’eau de Beauté assurait que, grâce à son précieux secret, il avait déjà fait faire plus de dix mille mariages.

— Menteur ! se dit Alain j et il se disposait à s’éloigner lorsque le charlatan ajouta :

— Je conçois, messieurs, que vous accueilliez par la plus complète incrédulité l’annonce de ma découverte sans pareille : il y a de ces choses que l’on ne peut croire qu’à condition de les voir. Eh bien ! je vais vous fournir un exemple irrécusable de la vérité du fait que j’avance. Je vais opérer devant vous !

Que l’homme le plus laid de la compagnie se présente, et là, sous vos yeux, en moins de cinq minutes, je vous le répète, je vais le changer en bien, de façon à le rendre méconnaissable… Voyons ! J’attends ! Quel est parmi vous le malheureux affligé du plus disgracieux, du plus ridicule, du plus sot, du plus affreux visage ?… Qu’il avance sans crainte ! Je suis là.

Comme cela devait être, personne ne s’offrit.

Alain, dont la curiosité était alors excitée au plus haut point, resta pour voir si l’expérience aurait lieu.

Le charlatan paraissait si sûr de lui, il était si facile de le démentir, que le Bas-Breton doutait.

— Ehbien ! quoi, personne ne dit mot, reprit l’homme à l’eau de Beauté après une légère pause, je comprends ce silence, il signifie que chacun de vous se croit un Adonis… Erreur, messieurs, erreur ! J’aperçois, au contraire, parmi vous beaucoup de déplaisants visages.

Chacun regarda son voisin, et le charlatan, après une nouvelle pause reprit :

— Puisque personne n’ose, par amour-propre, se devouer au bonheur de ses semblables, c’est moi qui vais choisir le plus laid de la compagnie.

La musique — deux aveugles et un seigneur castillan revêtu d’un costume du règne de Charles-Quint — commencèrent leurs fanfares, tandis que le charlatan, la main droite recourbée à la hauteur de son front en guise d’abat-jour, et les yeux à moitié fermés, examinait les badauds qui l’entouraient.

Alain, dont l’esprit méfiant voyait un piège dans toutes ces lenteurs, se préparait sérieusement cette fois à s’en aller, quand un jeune seigneur, parfaitement habillé, et portant au lieu d’épée un cimeterre, le toucha légèrement du bout des doigts à l’épaule et s’inclina profondément devant lui avec une grâce parfaite, tout en lui disant :

— Mon maître m’envoie vers vous, monsieur, pour vous prier de lui accorder l’honneur d’un moment d’entretien.

Veuillez être assez bon pour me suivre.

— Vous faites confusion sans doute, monsieur, répondit Alain tout décontenancé. Je ne connais personne à Paris, et ce ne peut être moi que votre maître envoie quérir.

— Je vous assure, monsieur, que je ne me trompe pas…

— Quel est-il, et que me veut-il, votre maître ?

— Mon maître est le plus grand savant de l’univers ; il désire, je crois, vous remettre une bourse pleine d’écus qu’il a vu prendre par un filou dans votre poche, et qu’il s’est fait restituer par ce misérable ! Regardez si, en effet, l’on ne vous a pas volé !…

Ces paroles causèrent d’abord un extrême étonnement au Bas-Breton, puis, peu après, une joie folle.

— Je comprends tout, pensa-t-il, c’est ma bonne Sainte-Anne-d’Auray qui m’envoie des écus !

S’adressant alors d’un ton délibéré au messager :

— Marchez, lui dit-il, je vous suis.

Le jeune seigneur aux beaux habits et au brillant cimeterre ne se fit pas répéter cet ordre : il tourna avec empressement derrière la baraque occupée par le vendeur d’eau de Beauté, et, montrant à Alain l’échelle qui servait à gagner les tréteaux :

— Veuillez prendre la peine de monter, lui dit-il.

— Plaît-il ? s’écria Alain, croyant avoir mal entendu.

— Je dis : veuillez prendre la peine de monter ! répéta l’homme au cimeterre.

— Quoi ! votre maître est ce plaisant qui prétend ?…

— Lui-même, monsieur, répondit le messager en poussant doucement Alain vers l’échelle ; mais le Bas-Breton, écartant les jambes et fronçant le sourcil, resta immobile et regarda le compère du charlatan d’une telle façon que celui-ci, au lieu d’insister, lui dit froidement :

— Ainsi, monsieur, mon maître peut disposer en toute sûreté de conscience, dans l’intérêt des pauvres, des vingt écus que contient votre bourse ?

Ces mots de « vingt écus, » qui répondaient d’une façon si précise et si extraordinaire au désir et à la pensée du Bas-Breton, dissipèrent en partie les soupçons vagues qu’il éprouvait.

— Mais du tout ! répondit-il vivement. J’ai besoin de cet argent, moi.

— Alors, vendez le prendre, répondit le messager avec un commencement d’impatience.

Alain gravit deux échelons, et, se retournant vers son conducteur :

— Je vous avertis que nous autres Bretons nous tapons dru sur ceux qui essaient de se moquer de nous, lui dit-il.

Puis il continua de monter.