Les Boucaniers/Tome III/III
III
Un Guet-Apens.
Tout le monde sait jusqu’à quel point inouï les grands seigneurs et les riches traitants du dix-septième siècle étaient possédés de la passion du jeu.
L’exemple venant d’en haut n’avait pas tardé à porter de tristes fruits.
Bourgeois, rentiers, artisans, abbés, militaires tentaient avec fureur les chances du hasard ; pas une maison où l’on ne trouvât des cartes et des dés en quantité suffisante pour défrayer toute une académie.
Il y a donc pas lieu de s’étonner que le drapier Buhot, voulant mettre le comble aux plaisirs de sa journée, proposât une partie de passe-dix.
Comme le brave homme était dans un état voisin de l’ivresse, qu’il paraissait de condition aisée, et faisait sonner avec ostentation les pistoles et les écus renfermés dans ses poches, dix personnes se levèrent avec empressement en l’entendant manifester son désir et s’offrirent à faire sa partie.
Alain les yeux à moitié fermés, le corps appuyé contre le mur et les mains croisées sur son estomac semblait, plongé dans un demi-sommeil plein de charmes et de béatitude, ne prêter aucune attention à ce qui se passait à ses côtés.
Toutefois, dès que le jeu fonctionna, et que les écus commencèrent à frétiller sur la table, le Bas-Breton redressa son corps, se frotta les yeux, et parut prendre un vif intérêt à la partie.
— Buhot — cela devait être — commença par avoir la veine ; mais bientôt la chance tourna, et il reperdit en cinq minutes le gain qu’il avait mis un quart-d’heure à réaliser.
— Dites donc, cher ami, murmura Alain à son oreille m’est avis que nous ferions bien de nous en aller.
— M’en aller au milieu d’une partie, jamais ! s’écria Buhot ; me prends-tu donc pour un croquant ou un homme qui ne sait pas vivre ?
— C’est que je remarque une chose, moi — reprit Alain toujours à voix basse — une chose qui n’est pas en votre faveur, ami Buhot, et qui me donne mauvaise idée de ce qui va arriver.
— Quelle chose remarques-tu, cher batoniste de mon cœur ?
— Je remarque que pendant que vous parlez, chantez, riez et jurez comme quatre, les autres joueurs ne soufflent mot, prêtent la plus grande attention aux cartes, et sourient de temps en temps d’un petit air satisfait et moqueur. Ami Buliot, je consens à être pendu, si l’on ne vous plume pas en ce moment comme un véritable dindon !
— Saprebleu ! veux-tu te taire et me laisser tranquille, stupide animal ! s’écria le bourgeois, rendu furieux par un coup aussi inattendu qu’imprévu, qui lui enlevait deux pistoles. Corbeau de mauvaise augure ! tes croassements me portent malheur !… Encore une fois, tais-toi, ou je vais te rosser d’importance !
— Je me tais, répondit tranquillement Alain que la menace du drapier ne parut ni indigner ni formaliser.
L’événement ne tarda pas à donner raison au Bas-Breton ; Buhot perdit bientôt tout l’argent qu’il avait devant lui, et dut recourir à la réserve contenue dans ses poches.
— Prenez garde, lui dit de nouveau Alain.
Buhot, pour toute réponse, lui allongea un furieux coup de poing en pleine poitrine : le drapier était mauvais joueur.
Quant au Bas-Breton, : il reçut le coup de poing comme il avait déjà accueilli la menace, sans sourciller, sans manifester la moindre irritation, la plus légère impatience.
Cinq minutes plus tard, Buhot, n’ayant plus devant lui un écu était obligé de mettre de nouveau la main à la poche.
— Combien vous reste-t-il encore d’argent ? lui demanda alors Alain en lui saisissant le bras avec une telle violence que le drapier s’écria en pâlissant :
— Prends donc garde, animal ! tu me brises les os !
— Combien vous reste-t-il d’argent ? répéta Alain.
— Vingt écus ! Mais laisse faire, tu vas voir !…
— Je ne veux plus que vous jouiez ! entendez-vous ? reprit le Bas-Breton avec un ton d’autorité qui exaspéra le drapier.
— Ah ! tu ne veux pas… Tiens, mais voilà qui est plaisant !…
— Si vous ne m’obéissez pas, continua Alain, je vous jure que je vais aller chercher votre femme !…
Cette menace produisit un effet extraodinaire sur le malheureux Buhot.
— Ah ! tu n’es donc pas mon ami, ingrat ? dit-il les larmes aux yeux.
— Et je lui raconterai que vous vous êtes moqué d’elle devant tout le monde ; que vous avez même été au moment de l’envoyer chercher pour lui chanter pouille en public.
— Tais-toi, vipère que j’ai réchauffée dans mon sein… parle plus bas… Anastasie pourrait t’entendre et je serais un homme perdu… elle ne me laisserait plus sortir seul…
— Si vous voulez que je me taise, levez-vous et partons…
— Et tu ne crains pas, misérable témoin de mes excès, que je ne te tue une fois que nous serons seuls dans la rue ? dit Buhot avec une fureur comique et concentrée.
— Vous me tuerez si ça vous amuse ; l’essentiel pour le quart-d’heure, c’est que vous me suiviez…
— Je te suis, bourreau, mais tu vas voir…
— C’est bon… je verrai. Partons.
Buhot se leva en chancelant, et suivit, victime non résignée, l’impitoyable Alain.
Lorsque, le drapier et le Bas-Breton sortirent de la taverne du Bacchus-Galant, la nuit était sombre : une pluie fine et serrée, qui tombait sans interruption, augmentait encore la densité des ténèbres.
Cette pluie et l’air vif du soir succédant sans transition à l’atmosphère étouffante de la salle du cabaret, augmentèrent horriblement l’ivresse de Buhot : il dut s’appuyer sur Alain pour ne pas tomber.
Le Bas-Breton était d’une pâleur livide : ses yeux hagards, le tremblement convulsif de ses mains, l’agitation effrayante de son cœur, qui battait à se rompre, tout dénotait qu’une lutte violente se passait en lui.
— Je ne veux pas que M. le chevalier blasphème et perde son âme — murmura-t-il au bout d’un instant et d’une voix étouffée — il me faut l’argent de ce Français. Et puis n’est-ce pas ma bonne Sainte-Anne-d’Auray qui me l’envoie ?
Alain, soutenant toujours le drapier de plus en plus ivre, fit encore quelques pas ; mais bientôt il s’arrêta, et saisissant Buhot à la gorge :
— Donne-moi tes vingt écus ! lui dit-il d’une voix qui tremblait.
— Hein ! plaît-il, s’écria avec épouvante Buhot, à qui cette attaque imprévue rendit en partie la raison.
— Vite ton argent ou je t’assomme ! N’as-tu pas dit cent fois, depuis que nous sommes ensemble, que tu ne céderais pas ta journée pour vingt écus ? Je m’empare de tes écus et je te laisse le plaisir de ta journée : nous sommes quittes.
Alain, tout en prononçant ces paroles, glissait sa main gauche dans la poche du drapier.
— Ah ! misérable ! assassin ! voleur !… Mais voici le guet qui arrive… je vais appeler… tu seras pendu !…
Buhot disait vrai : on entendait dans le lointain le pas cadencé d’une patrouille.
— Si tu pousses un cri, je te tue ! reprit Alain en fermant sa main qui entourait le cou du malheureux drapier.
— Grâce ! je me tairai… tu m’étrangles ! murmura celui-ci d’une voix inintelligible.
La patrouille approchait ; il n’y avait pas une minute à perdre.
Alain prit promptement son parti : il passa la bourse volée dans sa ceinture, et, laissant là le malheureux drapier à moitié mort de frayeur, il s’élança devant lui, au hasard, de toute la vitesse de ses jambes !
Pendant plus d’une demi-heure le Bas-Breton poursuivit sa course effrénée.
Enfin, exténué de fatigue, la respiration oppressée, les yeux aveuglés par le sang qui lui montait à la tête, il se laissa tomber par terre.
Sans s’en douter, il avait passé sur un pont et traversé la Seine.
— Autant rester ici qu’ailleurs, dit-il, j’attendrai le jour.
Il était près de minuit ; jusqu’à quatre heures du matin, que le soleil apparut radieux à l’horizon, Alain, couché sur l’herbe, pleura comme un enfant : il avait honte de sa conduite.
— Pourtant, se disait-il, je ne pouvais pas laisser damner mon maître !… Et puis ce Buhot qui, sans me connaître, m’invite à dîner ; me répète cent fois qu’il ne donnerait pas sa journée pour vingt écus, et prend soin de me fournir son adresse, c’était certainement ma bonne Sainte-Anne-d’Auray qui me l’envoyait pour me tirer de peine ! Du moins je l’ai compris comme cela !… Oui, mais si je m’étais trompé ! Après tout on lui rendra ses écus à ce Buhot !… Et puis, sans moi, ne les aurait-il pas perdus au jeu ?
Au point du jour, Alain se releva et se mit en marche.
Il se trouvait près du bastion qui joignait la porte de la Conférence, c’est à dire à quelques pas des Tuileries.
N’osant demander son chemin, Alain se mit à marcher à l’aventure, jusqu’à ce que, voyant une église, il y entrât.
Il s’agenouilla alors dans un coin obscur, derrière un pilier, et se signant dévotement :
« Ah ! ma bonne Sainte-Anne-d’Auray, murmura-t-il, vous savez ce qui s’est passé cette nuit, ne vous gênez pas pour me punir si je suis coupable !…
« Là, foi d’Alain, reprit-il avec ferveur et après une légère pause, si je n’ai pas cru que c’était vous qui m’adressiez ce Buhot, eh bien ! faites-moi mourir à l’instant !… »
Le Bas-Breton, après avoir émis ce terrible vœu, s’arrêta tout interdit.
Voyant qu’il ne tombait pas foudroyé, il se releva joyeux et en murmurant :
— Je savais bien, moi, que j’obéissais aux ordres de ma bonne Dame ! Que j’ai donc eu tort de me désoler toute la nuit.
Alain, au sortir de l’église, ne sentant plus aucun crime peser sur sa conscience, avait recouvré toute sa tranquillité d’esprit, tout son sang-froid.
Aussi n’hésita-t-il pas à demander son chemin.
Lorsqu’il arriva à l’hôtel, il trouva de Morvan en proie, à une irritation extrême.
— Monsieur le chevalier, lui dit-il, ne blasphémez plus et sortez de peine. Voici les vingt écus dont vous avez besoin… Je vous supplierai seulement, ajouta Alain, comprenant à l’étonnement du jeune homme qu’il était menacé de questions nombreuses et embarrassantes, je vous supplierai seulement de ne pas m’interroger. Je n’ai rien fait de mal pour me procurer cet argent : je l’ai emprunté ; vous le rendrez !
De Morvan, malgré la prière d’Alain, essaya de tirer de lui le récit de ses aventures ; mais le Bas-Breton s’enferma dans un silence obstiné et absolu.
— Bah ! se dit Alain en voyant le chevalier sortir tout joyeux, vers les deux heures, pour se rendre au rendez-vous que lui avait donné Nativa chez le traiteur Renard, j’ai été, faut en convenir, joliment bête de me faire tant de mal cette nuit.
Après tout, ce Buhot n’est qu’un Français !