Les Boucaniers/Tome III/V

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 147-175).


V

Le Ministre et le Boucanier.


Lorsque le baron Legoff entra dans le cabinet du ministre, M. de Pontchartrain, occupé à lire des dépêches, ne parut même pas remarquer sa présence, et continua son travail comme si de rien n’était.

Ce ne fut qu’après un quart-d’heure qu’il aperçut ou fit semblant d’apercevoir le visiteur.

— Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? lui demanda-t-il avec une brusquerie presque grossière.

— L’huissier vous a annoncé le baron Legoff, répondit avec sang-froid Mathurin et le baron Legoff vous rappelle, monseigneur, que vous parlez à un gentilhomme.

Cette réponse audacieuse sortait tellement des habitudes des solliciteurs, que Pontchartrain en fut comme abasourdi.

— Quel grade occupez-vous dans la marine et que souhaitez-vous ? dit-il avec moins de rudesse.

— Je n’occupe, grâce à Dieu, aucun grade dans la marine, monseigneur, et loin de solliciter votre bienveillance, je viens au contraire vous offrir mes services et mon appui !

Cette fois, Pontchartrain éprouva un étonnement tel qu’il resta un moment sans savoir que répondre.

— Je dispose, monsieur, continua Legoff toujours avec le même sang-froid, de forces maritimes considérables ; la flotte que je commande, quoique privée d’administrateurs habiles, n’en est pas moins redoutée et redoutable ; elle pourrait sans trop de désavantage tenir tête à celle du roi…

— Ce d’Aubigné est impardonnable ! me faire recevoir un tel fou, murmura Pontchartrain, c’est dépasser toutes les bornes du respect : je me plaindrai à sa Majesté d’une pareille inconvenance.

— J’attends, monseigneur, reprit Legoff.

— Vous pouvez vous retirer, monsieur, répondit Pontchartrain se disposant à reprendre son travail.

— Pas ayant toutefois, monseigneur, que vous ayez pris connaissance de cette lettre que je me suis, engagé à vous remettre.

— Retirez-vous donc, monsieur, vous m’importunez ! s’écria le secrétaire d’État, en se laissant aller à la violence de son caractère.

— Cette lettre est d’un de mes lieutenants, de Ducasse, continua tranquillement Mathurin.

— De Ducasse, répéta Pontchartrain qui prit vivement la lettre, en fit sauter le cachet et se mit à la parcourir avec une attention qui prouvait tout l’intérêt qu’il trouvait dans cette lecture.

— Ducasse, monsieur le baron, reprit peu après le ministre avec un ton de politesse tout à fait étranger à ses habitudes, me dit qu’il a servi sous vos ordres, qu’il vous estime comme le plus grand homme de mer de notre époque, et me prie d’écouter, en y ajoutant la plus entière confiance, certaines propositions que vous avez à m’adresser. Je ne vous cacherai pas que je tiens M. Ducasse en une singulière estime ; sa recommandation est d’un poids extrême près de moi. Que désirez-vous ?

Si Pontchartrain s’exprimait avec une telle franchise, c’est qu’il était persuadé que Legoff connaissait le contenu de la lettre qu’il venait de lui remettre.

— Monseigneur, répondit Legoff, je désire vous donner trois choses qui vous manquent en ce moment : de l’argent, des hommes, de la gloire.

— Je ne conçois pas que Ducasse me parle de vous comme du plus grand homme de mer de notre époque, dit Pontchartrain en ayant l’air de n’avoir pas entendu cette réponse. Legoff, Legoff ! c’est un nom que je ne connais pas.

— Jean Bart, qui vient de prendre dans la Baltique cinq vaisseaux de guerre hollandais et les cinquante bâtiments qu’ils escortaient, n’était guère connu à la cour il y a quelques années, monseigneur ! Au reste, je ne vous cacherai pas que Legoff n’est pas mon véritable nom !…

— Comment vous avez osé vous présenter devant moi sous un nom qui n’est pas le vôtre !

— J’ai osé tant de choses dans ma vie, monseigneur, et la fortune a toujours tellement favorisé mon audace, répondit Mathurin avec un indéfinissable sourire, que j’en suis arrivé aujourd’hui à ne plus faire que ce qui me plaît.

— Soit ! va pour Legoff — dit Ponchartrain, qui, pendant que Mathurin parlait, avait relu la lettre de Ducasse. — Votre nom importe peu à l’affaire. Vous êtes donc, monsieur, un de ces fameux, boucaniers ou flibustiers des Antilles, dont on a fait tant de bruit.

— Oui, monseigneur, je suis leur chef !

— Leur chef ! — répéta Pontchartrain, qui ne put s’empêcher de regarder Legoff, avec une avide curiosité — mais je croyais que ces gens-là n’avaient pas de chef, ou plutôt qu’ils en avaient cent !

— Il est vrai, monseigneur, que les boucaniers, dans leurs expéditions ordinaires et partielles, choisissent qui ils veulent pour les commander ; mais au dessus de ces chefs de hasard, existe un pouvoir occulte et permanent, dont l’autorité absolue s’étend sur toutes les mers des Antilles. Rien qu’en levant mon doigt et en prononçant un mot, je puis, en moins de huit jours, réunir dix mille hommes, monseigneur !

— Alors, en négociant avec vous, je traite avec une puissance ! dit Pontchartrain d’un air moitié sérieux, moitié moqueur.

— Oui, monseigneur, et de puissance à puissance, répondit Legoff, qui prit alors un fauteuil et s’assit en face du secrétaire d’État !

Un léger silence se fit.

Legoff, l’air calme, l’œil fixe et brillant, la contenance assurée, presque hautaine, n’était plus ce même personnage à la physionomie si effacée et si pleine de bonhomie, que l’on a connu jusqu’à présent ; on comprenait, en voyant cet homme, qu’il y avait en lui une force de volonté et une profondeur d’esprit faites pour commander à la foule.

Pontchartrain, si habitué qu’il fut à traiter avec grossièreté les officiers généraux les plus distingués, se sentait mal à son aise devant le boucanier ; le regard magnétique de Legoff, s’il est permis de se servir de celle expression, pesait sur le secrétaire d’État et le gênait.

Soit que Legoff ne voulût pas abuser de l’étrange fascination qu’il savait sans doute exercer sur le secrétaire d’État, soit qu’il eût hâte d’aborder questions qui lui restaient à traiter, toujours est-il que ce fut lui qui le premier recommença la conversation.

— Monseigneur, dit-il d’un ton respectueux et ferme tout à la fois, comme pas une des paroles prononcées dans l’entretien que vous avez bien voulu m’accorder ne doit franchir l’enceinte de ce cabinet, je vous demanderai la permission de m’expliquer clairement, sans ambage, sans détours, de mettre à nu devant vous ma pensée entière.

— Vous provenez mes désirs, monsieur Legoff, répondit Pontchartrain, mais avant toute chose, apprenez-moi depuis quand vous connaissez Ducasse ?

— Je vous répète, monseigneur, que Ducasse a servi sous mes ordres. Notre intimité remonte à quinze ans.

— Et depuis que Ducasse est entré dans la marine royale, vos relations avec lui ont toujours continué ?

— Nos rapports sont restés ce qu’ils étaient, monseigneur, intimes. Il m’est même permis d’ajouter que depuis cette époque mes conseils ont été en différentes circonstances, d’une très grande utilité à Ducasse.

— Vos conseils ! répéta Pontchartrain avec étonnement. Ducasse est cependant un homme très au dessus de l’ordinaire.

— Je partage votre opinion, monseigneur ! Je reconnais à mon ami une bravoure à toute épreuve, un sang-froid et un coup d’œil remarquables, une expérience et une persévérance rares ; toutes les qualités, en un mot, qui font un homme capable d’accomplir de grandes choses !…

— Et pourtant tout en proclamant ces éminentes qualités, vous persistez à prétendre que Ducasse ne se conduit que d’après vos conseils ? C’est avouer clairement que vous vous jugez de beaucoup supérieur encore à lui par l’intelligence.

— Certes ! répondit tranquillement le boucanier.

Pontchartrain fut frappé de l’assurance ou plutôt de la conviction parfaite et — cela se sentait — complètement dénuée d’orgueil avec laquelle Legoff prononça cette simple parole ; il ne put s’empêcher de regarder de nouveau, avec une curiosité presque craintive, son étrange solliciteur.

Le secrétaire d’État au département de la marine, ceci soit dit en passant et pour bien faire comprendre de quel poids devait peser dans son esprit la lettre que Legoff lui avait remise, le secrétaire d’État s’occupait à cette époque de négocier le mariage d’un de ses beaux-frères, capitaine de vaisseau, avec la fille unique de l’ancien boucanier Ducasse, millionnaire et officier extrêmement distingué dans la marine royale ; mariage qui en effet eut lieu.

La lettre d’introduction donnée à Legoff par son ancien lieutenant, constituait donc en ce moment, auprès de Pontchartrain, la meilleure de toutes les recommandations.

Bientôt, le ministre, comme s’il eût été honteux de l’espèce d’ascendant que Legoff prenait sur lui, lui dit brusquement :

— Voici déjà beaucoup trop de temps de perdu en vains propos ! Que désirez-vous, monsieur le boucanier ? soyez, je vous prie, bref et clair dans vos explications. Des affaires bien autrement importantes que celles dont vous avez à m’entretenir me réclament.

— J’en doute, monseigneur ! Mon projet est aussi vaste que simple : peu de mots me suffiront pour vous l’exposer ! La France, c’est là un fait que vous ne pourriez nier, est réduite aux abois. Épuisée d’hommes et d’argent, elle s’impose inutilement de cruels sacrifices pour soutenir la lutte gigantesque dans laquelle elle se trouve engagée. Ce qu’il lui faut, c’est de l’or, beaucoup d’or… et il ne lui est plus possible d’en demander à l’impôt, car l’impôt a déjà dépassé les limites extrêmes de la justice et de la raison pour tomber dans la spoliation et dans le vol…

— Monsieur le boucanier, vous oubliez en présence de qui vous avez l’honneur d’être !

— En présence d’un ministre à qui j’ai promis de dire la vérité entière, monseigneur, et à qui, par conséquent, je la dirai. Vous n’avez pas le droit, vous, chargé des intérêts de la France, de repousser sans l’entendre l’homme qui vous offre, pour réparer nos désastres, un revenu annuel, et pris sur l’ennemi, de deux cent millions !…

— Ah ! il s’agit de deux cent millions ! s’écria Pontchartrain en haussant les épaules d’un air de pitié ! Il est en ce cas inutile que vous entriez dans aucun développement ! Je ne conteste pas, monsieur, votre habileté à dépouiller les navires espagnols, mais vous me paraissez, au point de vue du bon sens des affaires, appartenir à cette catégorie malheureusement trop nombreuse des rêveurs-éveillés qui me proposent, chaque matin, dix moyens nouveaux qu’ils ont imaginés depuis la veille pour changer la ville de Paris en un port de mer ! Si vous écrivez à Ducasse, dites-lui que par amitié pour lui j’ai consenti à vous sacrifier une heure de mon temps !… Adieu, monsieur le boucanier !

— Monseigneur, dit gravement Legoff qui, malgré ce congé si formellement et si ironiquement exprimé, resta impassible dans son fauteuil, monseigneur, ce qui a rendu M. Colbert si grand et laissera à son nom une si glorieuse page dans l’histoire, c’est qu’il savait écouter les plus humbles, et qu’il ne repoussait jamais le génie, lorsque le génie avait besoin pour se manifester, de l’appui de sa puissance.

— Misérable cette insolence !… s’écria Pontchartrain, blême de fureur.

— Est tout simplement la hardiesse d’un homme, monseigneur, qui ne craint que la colère de Dieu et qui possède trop le sentiment de sa force pour courber jamais la tête devant les plaisanteries puériles et déplacées d’un ministre infidèle à sa mission et traître à son roi !…

— Qu’osez-vous prétendre… moi, traître à Sa Majesté ! reprit Pontchartrain, qui, en proie à une exaspération sans nom, bondit plutôt qu’il ne se leva de son fauteuil et vint se camper, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, devant Legoff resté toujours assis et impassible.

— Oui, monseigneur, répéta le boucanier avec un calme et une lenteur singulières, je vous le répète à présent, comme demain je le dirai à Sa Majesté elle-même, vous êtes traître à votre roi !

Legoff, en parlant ainsi, contemplait d’un regard étrangement fixe le secrétaire d’État ; un sourire à peine marqué qui ridait d’une façon à peu près imperceptible les lèvres du hardi boucanier, prouvait à quel point il possédait la conscience de sa force, et combien il se sentait supérieur à son adversaire.

En effet, la colère si terrible d’abord de Pontchartrain ne dura pas longtemps elle disparut aussitôt sans cause apparente.

— Savez-vous, monsieur, reprit-il après un court silence, que sans l’amitié que je porte à Ducasse, vous seriez déjà sur le chemin de la Bastille !…

— Quoique je place, monseigneur, la liberté au dessus de toutes choses humaines, croyez cependant que la perspective de vingt-quatre heures de captivité est un épouvantail insuffisant pour me faire reculer devant l’accomplissement de mon devoir !

— Vingt-quatre heures de captivité, dites-vous ! vous ignorez, monsieur Legoff, ce que c’est que la Bastille !…

— C’est possible, monseigneur ; mais je sais une chose : qu’il n’y a pas de porte de prison qui ne cède et ne tombe en éclats, lorsqu’elle est battue en brèche par un bélier qui se nomme cinq cent mille livres ! Mon Dieu ! monseigneur, vous aurez beau me regarder d’un air effaré, vous n’empêcherez jamais l’or d’être une puissance supérieure à toutes les autres puissances. Croyez que si demain la fantaisie me prenait de sacrifier dix millions pour vous renverser — et ce sacrifice n’est pas au dessus de mes forces — dans huit jours d’ici vous ne seriez plus ministre.


Nous nous arrêtons ici un instant pour annoncer à nos lecteurs que la deuxième partie de cet ouvrage paraîtra sous le titre de Montbars l’exterminateur.