Les Boucaniers/Tome III/X

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 303-330).


X

Une tentation.


Cette recommandation était inutile ; de Morvan fit signe qu’il écoutait, et Nativa continua :

— Chevalier, il vous serait difficile, impossible même, de vous figurer le tort considérable que les boucaniers des mers des Antilles causent au commerce et à la prospérité de ma nation ! Le voisinage de ces hôtes entreprenants et terribles, qui nuit d’une façon si fatale au développement de notre grandeur, constitue, de plus, une honte insoutenable pour l’honneur castillan.

Non seulement, ces hardis bandits ne craignent pas d’insulter les couleurs de l’Espagne, mais, hélas ! la plupart du temps un succès inexplicable couronne leur audace ; chaque jour voit l’accroissement de leur puissance, l’humiliation de notre pavillon. Les efforts et les sacrifices tentés par notre gouvernement pour arriver à la destruction des boucaniers ont été immenses. Ces efforts nous ont coûté le plus pur de notre or et de notre sang.

— Je ne conçois pas, mademoiselle, interrompit de Morvan, qu’une nation comme l’Espagne ne puisse venir à bout d’une poignée de bandits dénués de ressources et manquant de discipline ! Souvent, j’ai réfléchi à ce fait bizarre et inexplicable.

— Vous êtes dans une grande erreur, chevalier, les boucaniers ne sont pas, ainsi qu’on le pense généralement, et que vous vous l’imaginez faussement, des bandits indisciplinés et opérant au hasard. Ce qui fait au contraire leur force, c’est qu’ils possèdent une organisation puissante, et obéissent avec un dévoûment fanatique, qui ne connaît aucun obstacle, à la volonté d’un chef mystérieux et dont l’autorité est sans bornes. Le gouvernement d’Espagne a acquis cette conviction ! Seulement quel est ce chef, quelle est cette organisation ? C’est ce qu’il n’a pu savoir. En vain des boucaniers, tombés en nos mains, ont été livrés aux plus épouvantables tortures, soit que ces misérables ne fussent pas initiés eux-mêmes au secret de leur existence politique, s’il m’est permis de me servir de cette expression, soit qu’ils trouvassent dans leur farouche enthousiasme une force supérieure à la douleur, toujours est-il que pas un seul d’entre eux n’a révélé la cause de leur puissance : tous sont morts en nous jetant, avec leur dernier soupir, un cri de défi et d’outrage !

Combien il est à regretter, dit de Morvan avec une admiration involontaire, que de telles natures soient entrées dans la voie du crime ! Que de grandes choses on eût pu accomplir avec de tels hommes ! Mais, pardon, mademoiselle, si je vous interromps encore, poursuivit le jeune homme ; je ne me rends pas compte de l’intérêt si direct que vous semblez prendre à la destruction des boucaniers !…

— Là est justement le secret qu’il me reste à vous confier. Mon père, le comte de Monterey, que l’amitié et la confiance sans bornes de notre infortunée reine Marie-Louise avait rendu suspect aux partisans de la ligue d’Augsbourg dut, après la mort violente de cette excellente princesse, abandonner la cour. Depuis cette époque, c’est à dire depuis près de six ans, mon père, profitant de son séjour à Hispaniola où il s’était retiré, a étudié et suivi avec un soin passionné, l’existence et les actions des boucaniers. Il a acquis aujourd’hui, grâce à ses connaissances profondes des mœurs de ces bandits, de leur manière de combattre et d’opérer, des parages qu’ils fréquentent ; il a acquis, dis-je, la conviction intime et inébranlable que s’il parvenait à découvrir le lieu qui les unit entre eux, avant une année, il ne resterait plus de la scandaleuse puissance de ces bandits que le souvenir d’une terrible justice, comme l’histoire n’en offre peut-être pas d’exemple ! Mon père, de retour depuis six mois à la cour d’Espagne, a reçu de Sa Majesté Charles II, à qui il a exposé ses espérances et ses projets, la mission secrète, avec des pouvoirs illimités, de poursuivre la réalisation de sa pensée. Voilà pourquoi nous nous trouvons aujourd’hui à la cour de France. — Espérez-vous donc, mademoiselle, que Louis XIV s’associera aux vues de Sa Majesté très chrétienne ? Les boucaniers, je le sais, sont d’abominables bandits ; mais enfin leurs excès en suscitant sans cesse des embarras à l’Espagne, profitent ànotre sécurité et aident à notre puissance. Il m’est permis de douter que le comte de Monterey obtienne du roi de France l’appui et le secours qu’il en attend.

— Oh ! quant à la bonne-volonté de Louis XIV, répondit Nativa en souriant, mon père en est assuré. Le comte de Monterey possède en ses mains un moyen certain, je ne dirai pas d’éveiller sa sympathie, mais bien de peser sur sa volonté. Non ce qui nous manque, ce n’est ni de l’argent, ni du courage, ni des alliés ; c’est de connaître, je vous le répète le lien mystérieux qui unit entre eux les boucaniers et leur donne cette force invincible, notre ruine et notre honte !

— Mais, mademoiselle, dit de Morvan qui, toute intéressante que fût pour lui cette conversation, eût certes préféré mille fois entretenir la ravissante espagnole de son amour que de parler politique ; mais, mademoiselle je ne comprends pas trop en quoi toutes ces choses que vous voulez bien me confier me regardent…

— J’arrive à ce qui vous concerne, chevalier de Morvan, reprit Nativa en l’interrompant ; je vous ai dit que mon père est investi par Charles II de pouvoirs illimités ; veuillez prendre ces mots dans leur complète acception. Le comte de Monterey a le droit de conférer tel grade, telle dignité qu’il jugera convenable. Un brevet signé de lui, portant le grade de général et de grand d’Espagne avec une pension annuelle de cent mille piastre, soit un demi-million de votre monnaie de France, serait reconnu par le roi ! Comprenez-vous ?

— Parfaitement, mademoiselle ; seulement je ne vois pas encore en quoi cela se rapporte…

— Quoi ! vous ne me comprenez pas que, grâce à votre qualité de Français, à votre position de noble ruiné, que grâce surtout à votre brillant courage, il vous serait facile de captiver la confiance des boucaniers et de vous rendre maître de leurs secrets ! Pour mieux les tromper, vous prendriez part à leurs expéditions !… Vous seriez des leurs !… Votre délicatesse aurait à souffrir, je le sais, de cette complicité ! Mais la pensée que vous servez l’Espagne, qu’un grade éminent et une fortune digne d’envie, récompenses méritées de votre noble dévoûment, vous attendent ; cette pensée, dis-je, vous soutiendrait à travers vos épreuves.

Nativa s’était animée en prononçant ces dernières paroles ; mais à mesure que l’enthousiasme de la jeune fille s’était accru, de Morvan avait pâli.

— Mademoiselle, lui répondit-il après un moment de silence et sans paraître remarquer le regard réellement enchanteur qu’elle lui adressa en terminant sa phrase, je m’aperçois avec un découragement que je ne chercherai pas à vous cacher, que jusqu’à présent vous avez eu de mon caractère une opinion détestable !…

— Moi, chevalier de Morvan ! s’écria Nativa avec une extrême surprise. Que dites-vous ?

— Je dis, mademoiselle, que les boucaniers, fussent-ils les plus cruels assassins, les plus abominables bandits que la terre ait jamais porté, celui qui leur donnera la main, s’assiéra à leur table et partagera leurs dangers, afin de pouvoir les vendre plus tard tout à son aise et avec impunité, passera avec raison aux yeux de tous les gens de bien pour un espion et un traître ! Je dis que son infamie, lui valût-elle de l’or à profusion, des dignités sans nombre, cet homme n’en restera pas moins déshonoré !… J’ajoute à présent que moi, pauvre noble ruiné, pour me servir de vos expressions, je refuserais décroiser mon épée avec un tel homme, fût-il grand d’Espagne et riche à millions. Je répondrais à ses insultes par le mépris, à ses violences par le bâton !…

Un assez long silence suivit la réponse de Morvan. Nativa, malgré son assurance ordinaire, semblait altérée. Ce fut le jeune homme qui le premier reprit la parole :

— Je vous ai offensée, sans doute, mademoiselle, lui dit-il d’une voix douce et émue, pardonnez-moi, je vous en conjure ! Pourquoi aussi ; m’avez-vous demandé le sacrifice de mon amour !

— Je vous ai demandé le sacrifice de mon amour, répéta Nativa avec étonnement. Mais, au contraire, n’ai-je pas, en ouvrant une perspective à votre ambition, permis à votre pensée de franchir des distances et des obstacles qui devaient vous paraître infranchissables.

— Mademoiselle, répondit de Morvan, en secouant lentement la tête d’un air de doute et de chagrin, n’est-ce donc pas me demander le sacrifice de mon amour que de me conseiller de devenir infâme. Non ! je le vois, vous n’éprouvez pour moi ni sympathie, ni tendresse. Une femme comme vous doit être, avant tout, soigneuse de l’honneur de celui qu’elle aime.

— Je vous assure, chevalier, répondit Nativa avec une certaine émotion, que je n’attache pas la même pensée que vous au rôle que vous refusez. Je crois qu’employer la ruse est chose permise, lorsqu’il s’agit de rendre un immense service à l’humanité, de faire cesser d’affreux brigandages, de punir des monstrès de férocité. Cependant, je comprends vos scrupules ; j’ajouterai même qu’ils augmentent encore mon estime pour vous.

Nativa garda le silence pendant quelques secondes, puis souriant au chevalier avec cette grâce naïve et enfantine que les femmes espagnoles poussent, toujours avec un succès assuré, jusqu’au sublime de la coquetterie :

— Vous voilà, chevalier, lui dit-elle, revenu sans grandes fatigues d’un long voyage.

— Nullement, mademoiselle, répondit gravement le jeune homme ; il ne s’en suit pas de ce que je refuse de m’associer aux projets du comte de Monterey, que je reprenne la parole que je vous ai donnée : loin de là ; je me suis engagé à vous délivrer d’un misérable dont la mort importe à votre bonheur ; j’espère, Dieu et la justice de ma cause aidant, que je viendrai à bout de mon entreprise. Permettez-moi donc de vous supplier de nouveau de m’apprendre le nom de l’homme que vous avez condamné.

— Je ne le puis encore, répondit Nativa après avoir réfléchi ; je désire que vous entendiez auparavant parler de cet homme célèbre parmi les plus célèbres boucaniers, — sur le théâtre même de ses exploits. Ce sera seulement alors, c’est à dire quand vous connaîtrez combien il est redoutable, que je vous dirai son nom ; seulement alors aussi, si vous persistez toujours dans votre généreuse résolution, que j’accepterai votre parole. D’ici là, ne l’oubliez pas, je vous considère comme n’étant engagé vis à vis de moi par aucune promesse. Mais il se fait tard, ajouta Nativa, et je dois vous quitter. Chevalier, votre bras.

Lorsque la jeune fille parla de se retirer, de Morvan s’aperçut, que de toutes les choses dont il comptait l’entretenir, il ne lui en avait pas dit une seule, cette pensée loin de lui donner de la présence d’esprit, ne fit que troubler ses idées : il avisa donc au plus pressé ; or, le plus pressé était que Nativa ne se séparât pas de lui avec une impression fâcheuse.

— Un mot, je vous en conjure, mademoiselle, s’écria-t-il en osant retenir doucement la charmante Espagnole par la main. J’ai refusé, c’est vrai, et je refuserai toujours de jouer le rôle d’un traître, mais je n’ai point dit que je ne m’associerai pas au comte de Monterey. Les boucaniers appartiennent à toutes les nations ; combattre contr’eux, n’est point porter les armes contre la France ! Que M. le comte me prenne avec lui comme simple volontaire un honneur et un plaisir de verser mon sang pour une cause aussi juste.

— Non, chevalier, cela n’est pas possible, vous m’avez accusée tout à l’heure de n’être pas soigneuse de votre honneur, et ce reproche m’a été extrêmement sensible : jamais je ne consentirai à ce que vous, gentilhomme français, vous vous trouviez à l’étranger dans une position inférieure à votre rang. Merci de votre offre dont je suis fort reconnaissante…

La jeune fille se leva alors, et prenant le bras de de Morvan, elle descendit dans le jardin des Tuileries. Au moment où le chevalier sortait de l’établissement de Renard, un laquais lui présenta la note de la collation restée intacte sur la table ; cette note se montait à quarante-quatre livres : le jeune homme remit au laquais huit écus de six livres et poursuivit son chemin.

À peine de Morvan et Nativa avaient-ils fait une centaine de pas qu’ils rencontrèrent ces mêmes jeunes seigneurs, c’est à dire de Broglie, Canillac, de La Fare, etc., qui deux heures auparavant avaient accosté avec si peu de respect et tant de laisser-aller, la fille du comte de Monterey !

— Tudieu ! s’écria l’un d’eux, dont les yeux animés elle teint brillant permettait de supposer qu’il sortait de tenir glorieusement table ; tudieu ! chers amis, le hasard nous favorise ! Voici notre énigme d’avant dîner. Rions un peu !

— Monsieur lui dit de Morvan, cela me contrarierait horriblement de passer mon épée au travers du corps d’un homme sans défense, toutefois, comme il m’est impossible de m’arrêter en ce moment, puisque je suis avec madame, c’est ce que je serai obligé de faire, si vous essayez encore d’avoir de l’esprit… Oh ! ne vous désolez pas ! si vous voulez bien prendre la peine de m’attendre, dans cinq minutés je serai de retour.

— Tiens, mais cela me sourit assez, répondit le jeune seigneur, en saluant gracieusement de Morvan. Vous m’avez l’air, monsieur, d’un homme fort agréable dans la conversation, et, assez solidement campé sur la hanche. Veuillez présenter mes excuses à madame, et ne pas vous presser ! Je vous attendrai, s’il le faut, jusqu’à ce soir plutôt que de manquer votre retour.

— Quelle folie, chevalier !. dit Nativa à voix basse à de Morvan. Aller ainsi exposer, sans motif, votre vie !…

— Merci de cet intérêt, mademoiselle, répondit de Morvan en aidant à Nativa à monter dans son carrosse qu’elle avait laissé près de la porte de la Conférence. Mais ne craignez rien ; les épées bretonnes valent mieux que celles des muguets de Paris et de Versailles. Ce duel m’expose fort peu !

— N’importe, j’enverrai dans une heure à votre hôtel pour savoir de vos nouvelles… Pensez à moi… au revoir !….

— Le carrosse partit, et de Morvan, le cœur joyeux, en songeant que Nativa redoutait pour lui un danger, resta à la même place jusqu’à ce que le carrosse fût hors de sa vue.

— Allons retrouver à présent mon muguet, se dit-il, puis il se dirigea d’un pas rapide vers l’endroit du jardin des Tuileries où il avait laissée son adversaire inconnu.


fin.