Les Boucaniers/Tome IV/VI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IVp. 153-181).


VI

L’envoyé de S. M. Charles II.


C’est dans ce même cabinet où s’était passée la veille, entre le comte d’Aubigné et sa sœur, la scène rapportée dans le chapitre précédent, que nous allons encore conduire le lecteur.

Le roi, l’air pensif et le front soucieux, parcourait d’un pas lent et inégal le vaste et somptueux appartement.

De temps à autre, il s’arrêtait au milieu de sa promenade et dictait à la marquise, assise devant une table encombrée de papiers, quelques phrases d’une lettre dont la rédaction paraissait absorber à un haut point son intention.

La marquise, quoiqu’elle eût l’ouïe excellente et que Louis XIV accentuât avec une rare précision ses paroles, la marquise, feignant parfois d’avoir mal entendu, répétait avec plusieurs variantes et sous la forme interrogative, certains mots, qui, sans doute, lui paraissaient impropres ; le roi réfléchissait un moment et presque toujours il acceptait l’expression substituée à la sienne par madame de Maintenon.

Louis XIV venait d’entrer dans sa cinquante-septième année ; son front plissé et ses joues un peu tombantes accusaient bien cet âge.

Son regard seul avait conservé tout l’éclat de la jeunesse.

Ce qui de prime-abord frappait dans sa royale personne, c’était la dignité de ses mouvements : aucun monarque n’a jamais poussé aussi loin que Louis XIV, le respect de soi-même et le culte de la forme.

La liberté qu’il accordait aux personnes de son intimité, était encore réglée par l’étiquette.

De toutes les maîtresses qu’il avait eues jusqu’à ce jour, la marquise de Maintenon était certes celle qui était entrée le plus avant dans sa confiance ; Louis XIV éprouvait pour l’esprit et le jugement de la veuve Scarron, une déférence sincère et qui, parfois même, lui pesait.

Reconnaissant en secret aux personnes de sa famille qui traitaient la marquise comme si son mariage avec elle eût été solennellement déclaré, il leur tenait magnifiquement compte de leur condescendance ; seulement, une princesse du sang abusait-elle de la position équivoque, quoique si solidement établie, de madame de Maintenon pour l’accabler de son mépris, il abandonnait impitoyablement la pauvre femme dans cette circonstance.

Louis XIV plaçait avant toute chose, l’orgueil de son sang ; souvent aussi, irrité de la supériorité de la marquise — supériorité qu’elle dissimulait pourtant de son mieux — et indigné de son mariage avec elle, il aimait à lui faire sentir l’immense distance qui la séparait officiellement du trône.

— Sire, dit la marquise en voyant le roi hésiter à terminer une phrase dont il venait de lui dicter le commencement, la vente de mes écuries, qui a produit cinq cent mille livres, permet d’envoyer les vingt mille écus dont on a besoin pour mettre l’Amirante dans nos intérêts. Votre Majesté n’ignore pas que l’Amirante est peut-être l’homme d’Espagne le plus dévoué à la reine et à la maison d’Autriche. Le compromettre et l’attirer forcément à nous est chose de la plus grande importance.

— Vous avez toujours raison, madame ! mettez vingt mille écus !

Louis XIV après cette réponse se promena un instant en silence, puis se rapprocha insensiblement du fauteuil de la marquise :

— Quelle est donc cette vente de vos écuries, dont vous parlez, madame ? lui dit-il assez sèchement.

— Sire, répondit la marquise avec une humilité et une douceur feintes, je suis aux regrets que cet aveu me soit échappé.

— Vous n’ignorez cependant pas, madame, combien je tiens à la confiance de ceux qui me sont chers ou qui approchent de ma personne !

— Hélas ! sire, je craignais d’attrister Votre Majesté. Les coffres de l’État sont vides ; le contrôleur des finances ne peut disposer en ce moment d’aucune somme un peu importante.

— Ah ! dit Louis XIV, qui reprit sa promenade à travers le cabinet ; ah ! M. de Pontchartrain en est réduit à cette extrémité ! Hier cependant, si ma mémoire ne me trompe, il accusait trois cent millions dans les caisses de l’État…

— Votre mémoire, sire, ne vous trompe jamais, et de Pontchartrain vous présentait hier le chiffre exact de nos ressources. Seulement, de Pontchartrain comptait comme rentré, le premier semestre du nouvel impôt de la capitation, qui n’est pas encore touché.

Ces paroles amenèrent un nuage sur le front du roi, qui resta pendant près de cinq minutes silencieux et absorbé dans ses réflexions.

— Madame, reprit-il enfin, vous auriez dû, avant de vous résoudre à un pareil éclat, me demander au moins quel était mon bon plaisir. Je ne puis m’empêcher toutefois de reconnaître votre dévoûment. Cet exemple venant d’en haut ne sera pas perdu.

— Sire, dit alors madame de Maintenon, désireuse, après avoir fait connaître au roi le triste état des finances, de ne pas le laisser s’appesantir sur cette révélation encore trop récente pour ne lui être point très pénible ; sire, Votre Majesté qui n’oublie rien, doit se souvenir qu’elle a promis au comte de Monterey de le recevoir aujourd’hui. Le comte attend depuis une heure.

— C’est bien, marquise ! Bontemps a reçu l’ordre de l’introduire sans passer par les appartements. Ma position vis-à-vis de l’Espagne ne me permet pas d’accorder à Monterey les prérogatives attachées à son titre de grand de première classe et de chevalier couvert !… Je lui toucherai deux mots de cet empêchement, car Monterey est un homme d’une grande valeur d’esprit, et que l’on doit ménager ; il peut nous être par la suite d’une utilité considérable.

— C’est le type de l’Espagnol, sire, ajouta madame de Maintenon : attaché aux maximes, aux coutumes, aux mœurs et à l’étiquette de sa nation jusqu’à la dernière minutie, il possède une force rare de caractère et déploie une persévérance sans pareille dans l’accomplissement de ses projets. J’ai cru pouvoir, afin de paraître mettre moins d’importance à ses communications, l’inviter à se faire accompagner par sa fille Nativa, la filleule de l’infortunée reine Marie-Louise…

— Vous avez sagement agi, madame. Hier, j’ai entendu le duc de Chartres parler avec enthousiasme de cette jeune personne. Je ne serais pas fâché de la voir.

Un quart d’heure après cette conversation, le comte de Monterey faisait avec Nativa son entrée dans le cabinet de madame de Maintenon.

Le señor Sandoval était revêtu d’un costume espagnol aux couleurs sombres. Tenant à constater son droit et à marcher de pair avec les ducs français, droit alors en litige et qui ne devait être reconnu que quelques années plus tard, il ne portait pas de manteau.

Quant à Nativa, elle avait conservé également les vêtements des femmes de son pays : elle était d’une beauté adorable.

Le comte, en entrant dans le cabinet, s’inclina profondément devant le roi, puis il remit son chapeau.

Se retournant alors vers madame de Maintenon, il la salua avec une courtoisie parfaite, et resta la tête découverte.

Ce manége était un moyen aussi adroit que convenable de rappeler au roi qu’il était, lui, Monterey, grand d’Espagne et caballero cubierto (ou chevalier couvert), et de montrer sa déférence à la marquise.

Louis XIV, si scrupuleux sur les questions de préséance, comprit mieux que personne cette hardiesse et cette galanterie de bon goût ; il prit aussitôt une excellente opinion de l’Espagnol.

— Comte de Monterey, lui dit-il, je suis heureux de recevoir dans mon intimité un homme en qui ma chère nièce, Marie-Louise avait mis toute sa confiance, et dont elle a eu toujours si fort à se louer. Croyez que je n’oublierai jamais que c’est par votre intermédiaire que me sont parvenues les dernières lettres de votre reine, si cruellement surveillée dans ses affections de famille par les ennemis de ma maison.

Le grand d’Espagne s’inclina de nouveau devant le roi, et, prenant la parole d’un ton grave, presque solennel :

— Sire, dit-il, j’ai l’honneur, contrairement à tous les usages et malgré la guerre qui existe entre la France et l’Espagne, d’être envoyé auprès de Votre Majesté, par mon maître le roi Charles II, en qualité d’ambassadeur.

Cette déclaration inattendue causa à Louis XIV un véritable étonnement, mais il n’en laissa rien paraître.

— Mon bien-aimé cousin d’Espagne, répondit-il gracieusement, ne pouvait faire un choix qui me fût plus agréable. Seulement, monsieur le comte, un ambassadeur, en temps de guerre, et lorsque surtout des propositions de paix ne sont point en question, est une chose tellement contraire à toutes les traditions, qu’il ne m’est pas permis de vous recevoir en cette qualité. Il ne m’est possible de voir en vous que le chargé d’une mission touchant à un intérêt personnel et intime de Sa Majesté très catholique. Acceptez-vous cette position ?

— Oui, sire, répondit le comte de Monterey.

— Alors, comte, parlez !

— Sire, reprit l’Espagnol, mon maître, le roi Charles II, supplie Votre Majesté de vouloir bien, malgré la guerre qui divise les royaumes d’Espagne et de France, unir ses efforts aux siens pour détruire les pirates qui infestent les mers des Antilles ! Ceci est une question, non de politique, mais d’humanité et d’honnêteté ! Il me reste à ajouter que le roi mon maître attache la plus haute importance à ce qu’il soit fait justice de ces forbans.

— Comte de Monterey, répondit Louis XIV après avoir consulté par un regard la marquise de Maintenon, je trouve, au contraire, que cette question est tout à fait politique ! D’abord, les flibustiers français des Antilles n’agissent qu’en vertu des commissions qu’ils tiennent de moi ; ensuite, il m’est permis de croire, par l’importance que mon cousin d’Espagne attache, selon vous, à la destruction de ces flibustiers, que les efforts de ces gens-là ne sont pas à dédaigner, sinon pour la gloire, au moins pour les intérêts de l’État.

— Sire, dit le comte de Monterey, si Votre Majesté me permet d’insister, il me reste à faire valoir auprès d’elle la considération toute puissante qui a déterminé mon maître à m’envoyer auprès du roi de France.

Le comte s’arrêta, et Louis XIV lui ayant permis, par un signe affirmatif de tête, de poursuivre, il reprit :

— Cette considération, sire, touche à ce qu’il y a de plus sacré sur la terre, à la religion. Les flibustiers ou les boucaniers des Antilles se livrent chaque jour aux plus affreux et aux plus épouvantables sacriléges. Si le roi veut bien prendre connaissance d’un mémoire, aussi impartial qu’authentique, qui a été rédigé sur ce sujet, il lui sera facile de se convaincre de la vérité des faits que j’avance. Non seulement les boucaniers pillent et saccagent nos églises, mais ils poursuivent encore les ministres du Dieu tout-puissant avec une rage, un acharnement dont aucune expression ne saurait donner une idée. Un évêque, tombé entre leurs mains, a été encore dernièrement assassiné avec des raffinements d’une cruauté incompréhensible. C’est donc, non au point de vue de ses intérêts personnels, mais seulement dans l’intérêt de la religion, si indignement méconnue et si dangereusement attaquée, que mon maître le roi Charles II, s’adresse à Votre Majesté.

Cette réponse du comte de Monterey parut produire et produisit, en effet, une grande impression sur l’esprit de Louis XIV et sur celui de madame de Maintenon.

— Comte, reprit le roi, le monde entier connaît le respect et le dévoûment sans bornes que je professe pour tout ce qui touche à la religion. Mon cousin d’Espagne a bien fait de s’adresser à moi.

Toutefois, avant de m’arrêter à un parti, et de vous donner une réponse définitive, je désire examiner à loisir cette affaire, et prendre connaissance du mémoire que vous me remettez.

— À présent, le roi veut-il bien me permettre de faire suivre les observations que j’ai eu l’honneur de lui communiquer, au nom de mon maître, de quelques paroles qui me sont personnelles ?

— Je vous répète, comte, que je vous tiens en grande estime, et que je serai toujours heureux de vous être agréable. Parlez !

— Sire, reprit Monterey, je crois pouvoir ajouter, sans trahir en rien les intérêts de mon pays, que l’acceptation, par Votre Majesté, du projet qui lui est proposé, influerait extrêmement sur les dispositions du roi, mon maître, dans le choix de son successeur ; qu’il est même probable que cela ferait peser la balance du côté de la France… Si je m’exprime avec autant de liberté devant Votre Majesté, c’est qu’en mon âme et conscience ; l’avénement de l’archiduc au trône d’Espagne serait un malheur immense pour la gloire et la prospérité de mon pays ! La maison d’Autriche ne peut que nous être fatale !

Le roi, voyant l’importance et la tournure qu’allait prendre cette discussion à laquelle il n’était pas préparé, ne répondit pas.

Il s’avança vers Nativa, lui adressa avec cette grâce si pleine de respect, dont il usait toujours envers les femmes, quelques mots aimables et touchés au coin de la plus pure galanterie, puis retournant ensuite à Monterey :

— Comte, lui dit-il, j’espère avoir d’ici à fort peu de temps le plaisir de vous revoir. Nous nous entretiendrons alors plus longuement de toutes ces choses. Veuillez, je vous prie, ne pas vous étonner de la manière dont vous avez été amené près de moi.

J’ignorais recevoir un chargé d’affaires de mon bien-aimé cousin d’Espagne, et j’ai voulu vous traiter avec l’affection que vous méritez, et que je vous porte depuis que vous vous êtes montré sous un si beau jour auprès de ma chère nièce, votre reine.