Les Boucaniers/Tome IX/I

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 3-29).

I

Le surlendemain du jour où avait eu lieu dans l’Asile la mystérieuse réunion des flibustiers-initiés, le brigantin de Montbars relevait, en passant devant les sept branches de la rivière du Naïbe, le Petit-Trou et la pointe du Monyon, les premières terres françaises de la partie sud de l’île de Saint-Domingue. Peu d’heures après il doublait le faux-cap et se trouvait à l’abri des croiseurs espagnols qui n’osaient guère s’aventurer, si ce n’est nuitamment et avec des pirogues, dans ces eaux ennemies.

Ducasse, de Morvan, Fleur-des-Bois et Alain étaient réunis à bord du petit navire de Montbars.

Ce dernier, assis près du hamac dans lequel reposait l’infortuné chevalier, avait l’air soucieux ; son regard morne et inquiet ne quittait pas le visage décoloré et amaigri du blessé : en vain le flibustier cherchait-il à se tromper lui-même, à s’aveugler, à chaque instant un nouveau pronostic de mort lui apparaissait tellement évident et irrécusable que le doute ne lui était pas possible !

— Pauvre Louis ! — murmura-t-il enfin, en se levant, car il ne se sentait plus la force de contempler ce triste spectacle, — pauvre Louis !… Pourquoi l’ai-je arraché à sa vie solitaire et paisible !… lancé dans cette existence aventureuse pour laquelle il n’était pas né !… Il m’était si facile de lui assurer une belle fortune, une indépendance honorable : c’est l’égoïsme qui m’a inspiré. J’avais besoin d’un cœur qui m’aimât, d’un bras sur lequel je pusse compter. Mon frère, ne me maudis pas, si du haut du ciel tu lis dans ma pensée, tu dois voir que pour sauver ton fils je sacrifierais avec bonheur les quelques années qui me restent encore à vivre : vœu insensé ! Est-ce que je ne porte pas malheur ? Est-que tous ceux qui m’entourent, ne finissent pas par être victimes de ma fatale influence ! Seul, invulnérable et maudit, je passe à travers les catastrophes et les dangers, sans que la mort m’effleure même de son aile ! L’heure du repos ne doit-elle donc jamais sonner pour moi ? Quel crime ai-je commis pour mériter une pareille destinée ? Je l’ignore ! Si mon passé est tâché de sang, du moins, ce sang a-t-il toujours été loyalement et bravement versé !… Terrible dans la mêlée, lorsque je combats pour la gloire de la France, la victoire m’a toujours vu généreux et clément… Oui, mon passé est celui d’un soldat, reprit Montbars après un moment de réflexion, mais mes pensées ne sont pas celles d’un chrétien. Ce n’est pas l’instinct de la conservation, la nécessité de me défendre contre une injuste agression qui arment ma main. C’est l’esprit de vengeance ! Lorsque je vois un Espagnol tomber mourant à mes pieds, j’éprouve une joie féroce, je jouis de ses souffrances. Les cris de mon infortuné frère agonisant sous le fouet des esclaves de Monterey, retentissent toujours à mes oreilles et me rendent implacable… Je sais bien, mon Dieu, que je devrais repousser ces souvenirs loin de moi, vous faire le sacrifice de ma haine… Je ne le puis. Non, je ne le puis !

Montbars contempla encore pendant quelques secondes le pauvre blessé agité par un pénible sommeil, puis il s’éloigna en ajoutant à mi-voix :

— J’ai tort de m’accuser. La mort de Louis est, au contraire, un avertissement que le ciel m’envoie, un châtiment qu’il m’inflige pour me reprocher et me punir d’avoir tardé si longtemps à atteindre le coupable…

La distance qui séparait la rivière de Naïbe du Cap — c’était vers cette ville que le chef des flibustiers se dirigeait, — était de plus de cent cinquante lieues. Montbars, grâce à l’audacieuse habileté qu’il déploya et aux vents favorables qui le secondèrent, mit à peine trois jours à accomplir ce voyage.

Toutefois, ce court espace de temps suffit pour empirer d’une façon extrêmement grave et visible l’état du chevalier : il fallut prendre les plus grandes précautions pour le descendre à terre.

Au Cap, Montbars possédait une habitation qui faisait l’admiration et l’envie des plus riches colons de Saint-Domingue ; ce fut là qu’il fit transporter en litière de Morvan.

À peine eut-il installé son neveu dans sa propre chambre, que Montbars fit appeler les trois chirurgiens que le Cap comptait alors ; car beaucoup de chirurgiens sans clientèle, sachant combien les Boucaniers et les flibustiers avaient souvent besoin de leurs offices, émigraient d’Europe et venaient chercher fortune à Saint-Domingue.

La consultation des praticiens ne dura pas longtemps : par un hasard assez peu commun dans la science, à la simple inspection du blessé, ils se trouvèrent d’accord pour opérer une prompte amputation : encore, et malgré l’emploi de ce moyen extrême, ne répondaient-ils pas des jours de l’infortuné jeune homme.

Pour Montbars, cette organisation active et puissante, dont l’élément était le danger, un pareil arrêt, qui condamnait le chevalier à l’inaction et le rendait incapable de suivre la carrière des armes, était bien autrement terrible que la mort.

— Messieurs, dit-il aux chirurgiens réunis dans le salon de l’habitation, le blessé que vous venez de voir est le sang de mon sang, mon fils d’adoption ! Réfléchissez encore. Pour le sauver il n’est pas de sacrifices que je ne sois déterminé à m’imposer. Celui d’entre vous qui parviendrait, en évitant l’horrible mutilation que vous jugez être indispensable, à rendre le chevalier à la santé, celui-là aurait le droit de puiser à pleines mains dans mes coffres, de disposer de ma fortune entière ! Je vous le répète donc, réfléchissez !…

La générosité de Montbars était si connue, sa fortune si immense, que pour ne pas tenter la guérison de Morvan, il fallait que les chirurgiens fussent bien convaincus de l’inutilité de leurs efforts. Ils persistèrent dans leur première opinion.

— Nous devons ajouter, Montbars, reprit le plus âgé des trois praticiens, qu’il n’y a pas un instant à perdre. Demain, cette opération déjà si scabreuse aujourd’hui, ne sera peut-être plus praticable. Une heure de retard, et la science se trouvera réduite à l’impuissance !

— C’est bien, messieurs, répondit froidement Montbars, en se contraignant pour ne pas laisser éclater son désespoir, une fois l’amputation convenue, il ne s’agit plus que de l’accomplir au plus vite. Qui de vous veut bien se charger d’apprendre au chevalier cette triste nécessité ?

Les chirurgiens, habitués par leur profession à une complète insensibilité, se levèrent tous les trois.

— Arrêtez ! s’écria Fleur-des-Bois qui avait assisté silencieuse à la consultation, le chevalier Louis est mon frère, à moi seule appartient le droit de le prévenir !…

Fleur-des-Bois, en parlant ainsi, avait le regard fixe et brillant, le teint animé. Montbars la considéra avec inquiétude.

— Ma bonne Jeanne, lui dit-il affectueusement, je crains que cette mission ne soit au-dessus de les forces !… Depuis huit jours que tu veilles au chevet du lit de notre infortuné blessé, tu n’as pas goûté un moment de repos. Crois-moi, ne t’expose pas à une violente émotion ! Laisse au chirurgien le soin de préparer le chevalier au sacrifice que l’on attend de lui.

— Non… non… jamais ! interrompit Jeanne avec énergie. Mon chevalier Louis m’aime. Je le sais. Ne me dis pas, Montbars, le contraire. Je veux le voir seule, sans personne.

— Mais Jeanne, qu’espères-tu ?

— Tu ne comprends donc pas, Montbars, dit Fleur-des-Bois, d’une voix basse et rapide, en interrompant de nouveau le chef des Boucaniers, tu ne comprends donc pas que si mon chevalier Louis a peur, il ne faut pas donner de témoins à sa faiblesse !

Cette réponse surprit et étonna Montbars au delà de toute expression.

— Singulière enfant ! dit-il après un léger silence. Jamais, je ne me serais attendu à une telle sorte de délicatesse de ta part… Comment cette idée qui touche de si près aux préjugés du monde, a-t-elle pu te venir ?

— Je ne sais ce que tu appelles préjugés, Montbars. J’aime les hommes de courage, voilà tout… Et puis, je t’assure que tu as tort de me juger aussi mal.

Depuis que je connais mon chevalier Louis, un grand changement s’est opéré en moi. Je ne suis plus l’ignorante Boucanière de jadis. Je réfléchis, je compare. Autrefois, une pensée n’était pas encore formée dans mon esprit, que déjà elle tombait de mes lèvres. Aujourd’hui j’ai des secrets ; je ne parle que quand je veux parler… Ne crains rien, Montbars ; aies confiance ; laisse-moi aller prévenir mon chevalier.

— Que Dieu t’inspire, ma douce Fleur-des-Bois, répondit le Boucanier avec émotion. Oui, tu as raison, il vaut mieux que ce soit de ta bouche que de celle d’un étranger, que Louis apprenne sa position désespérée. Va, Jeanne, nous t’attendons ici, personne ne troublera ton entretien.

— Oui, Dieu m’inspirera ! dit Jeanne, qui s’éloigna aussitôt.

Au moment où la jeune fille pénétra dans la chambre du chevalier, de Morvan dormait.

Elle s’arrêta devant le lit, et, la tête inclinée, les bras tombants, les mains jointes, elle resta comme en extase devant le blessé.

— Qu’il est donc beau ! murmura-t-elle avec passion. Pourtant ses traits sont contractés par la douleur, pâlis par la fièvre, amaigris par le manque de nourriture… Je suis persuadée que si Nativa le voyait ainsi, souffrant et défait, elle ne l’admirerait pas comme je l’admire. Pourquoi cela ? Sans doute parce que Nativa est une de ces filles des villes qui ne comprennent la beauté qu’autant qu’elle parle à leurs yeux. Oui, c’est cela… Moi, dans l’expression de bonté et de noblesse qui anime le visage de mon chevalier, je vois son âme… Allons, du courage…

Fleur-des-Bois appuya sa main sur son cœur pour en comprimer les battements violents ; puis, avec un accent qui ressemblait à un murmure :

— Mon chevalier Louis, dit-elle, c’est moi !… Jeanne !

Quoique Fleur-des-Bois eut parlé à voix basse, de Morvan ouvrit aussitôt les yeux : un doux sourire se montra sur ses lèvres décolorées.

— Je rêvais à toi, ma sœur, dit-il.

Jeanne sentit les larmes la gagner. Mais, avec une fermeté dont peu de femmes eussent été capables, elle domina son attendrissement.

— Mon chevalier Louis, lui dit-elle, en s’asseyant sur un fauteuil placé auprès du lit, je viens t’apprendre une mauvaise nouvelle… m’accuser de t’avoir trompé…

— Explique-toi, Fleur-des-Bois.

— Oui, je t’ai trompé, reprit Jeanne avec force, et j’ai eu tort !… Depuis le naufrage de la frégate, tu m’as vu sans cesse te sourire ! Jamais une parole de découragement n’est sortie de ma bouche ! Eh bien, j’avais le désespoir dans le cœur !… J’attendais ton sommeil pour pouvoir pleurer tout à mon aise !… Mon pauvre chevalier Louis ! comment faire, à présent, pour t’avouer la vérité !

— Parle sans crainte, Fleur-des-Bois, dit tristement de Morvan, je ne suis pas un de ces enfants tellement gâtés par la fortune qu’une puérile contrariété acquière à leurs yeux la proportion d’un véritable malheur. Mon existence a été jusqu’à ce jour trop éprouvée pour que la douleur surprenne ma résignation ou mon courage. J’ai appris à souffrir ! Quelle est cette mauvaise nouvelle, Fleur-des-Bois, que tu hésites à me confier ?

— Il s’agit de ta blessure, mon chevalier !…

De Morvan sourit.

— Je sais qu’elle est mortelle, répondit-il tranquillement.

— Et tu ne m’en avais rien dit ! s’écria Jeanne qui, incapable de se contenir plus longtemps, éclata en sanglots.

— À quoi bon t’attrister, ma douce Fleur-des-Bois ! Je me réservais d’attendre ma dernière heure pour t’adresser mes adieux ! Ne pleure point ainsi ! tes sanglots retentissent douloureusement dans mon cœur. Jeanne ! Je t’en conjure ! ne pleure point.

— Nous nous trompions tous les deux, mon chevalier.

— Parce que nous nous aimions, Fleur-des-Bois, et que chacun de nous voulait éviter une douleur à l’autre. Ainsi, les chirurgiens m’ont condamné, n’est-ce pas ? Quel terme assignent-ils à mon existence ? à quel jour, à quelle heure ont-ils fixé ma mort ?

— Non, mon cher chevalier, les chirurgiens ne désespèrent pas… ils répondent, au contraire, de ta vie… Seulement, si tu savais…

— Le sacrifice qu’ils exigent de moi, je m’en doute et je refuse de m’y soumettre !… C’est assez déjà, Fleur-des-Bois, que mon cœur soit mort aux pensées de mon âge, sans que mon corps rivé au sol comme l’est un galérien sur son banc, complète cette vieillesse anticipée !… Je suis trop chrétien pour rêver le suicide, mais devant le succès incertain d’une opération probablement inutile, j’ai le droit de me livrer à la mort !

Pendant que de Morvan parlait, Fleur-des-Bois, plongée dans une profonde méditation, paraissait ne pas l’écouter, ne pas l’entendre.

— Mon chevalier Louis, s’écria-t-elle tout à coup en cessant de pleurer, veux-tu me jurer sur notre patronne sainte Anne-d’Auray, que tu ne changeras pas de résolution ? que, moi partie, tu resteras inébranlable aux prières, aux supplications de Montbars ?…

— Volontiers, Fleur-des-Bois ; mais explique-moi ce changement…

Les moments sont précieux, adieu, au revoir, mon chevalier Louis… Je n’osais te donner le conseil de résister aux projets des chirurgiens, mais je ne puis t’exprimer combien je suis heureuse que cette idée te soit venue… Au revoir, mon chevalier, mon frère… au revoir !…

Jeanne, le visage radieux, l’air inspiré, s’éloigna aussitôt, laissant de Morvan en proie à une surprise extrême.