Les Boucaniers/Tome IX/VIII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 253-276).

VIII

L’habitation de Barbe-Grise l’emportait de beaucoup par ses proportions et son élégance sur les cases informes des planteurs ; construite avec un soin tout particulier, elle ressemblait assez à un chalet suisse et n’avait qu’un étage.

De Morvan franchit en deux bonds l’escalier de bois qui conduisait à la partie supérieure ; mais à peine fut-il arrivé devant une porte à moitié entr’ouverte, qu’il s’arrêta court : cette porte était celle de la chambre de Jeanne.

Le jeune homme comprit qu’il devait, avant de paraître devant Fleur-des-Bois, recueillir ses forces et se composer un maintien, afin de ne pas laisser deviner à la pauvre enfant la douloureuse surprise que le changement opéré en elle par la maladie allait sans doute lui causer.

— Mon chevalier Louis, dit alors une voix dont le timbre suave et pur fut droit au cœur du jeune homme, pourquoi tardes-tu aussi longtemps à franchir le seuil de cette porte ?… J’ai tant désiré te revoir !

À ces accents, qui depuis le départ de Jeanne n’avaient cessé de retentir à ses oreilles, de Morgan oublia toute prudence ; dominé par une émotion supérieure à sa volonté, il poussa un cri et s’élança dans la chambre.

Jeanne, vêtue de blanc, ses admirables cheveux entremêlés de fleurs, reposait, à moitié étendue, dans un hamac.

Il serait impossible de rendre la grâce naturelle, l’abandon pudique et charmant de sa pose : on eût dit un ange prêt à remonter au ciel.

De Morvan, incapable de prononcer une parole, prit la main de Jeanne et la porta avidement à ses lèvres : il pleurait comme un enfant !

— Pourquoi te désoler ainsi, mon chevalier ? lui dit Fleur-des-Bois, en accompagnant cette question d’un adorable sourire. Si tu savais combien je suis heureuse, tu ne me plaindrais pas ; tes larmes cesseraient de couler… Que tu es bon d’être venu me revoir une dernière fois… Mon Dieu que tu es bon !…

L’émotion du jeune homme était si forte, qu’il resta sans répondre. Jeanne continua :

— Tu ne peux te figurer, mon chevalier Louis, avec quelle impatience j’attendais ton retour !… Depuis que tu es parti du Cap, je t’ai suivi pas à pas à travers la Savane… Tu doutes de mes paroles… Je t’assure que je dis vrai !… C’était bien singulier et bien bizarre, ce que j’éprouvais… J’étais comme plongée dans un accablant sommeil, et cependant je ne dormais pas ; j’avais la conscience de ce qui se passait à mes côtés !… C’est bien extraordinaire, n’est-ce pas, que l’on puisse rêver ainsi étant éveillé ?… Tout à l’heure, après ton entrée dans l’habitation, je t’ai vu franchir l’escalier en courant ; puis tu t’es arrêté derrière la porte de ma chambre, et tu as appuyé avec force tes deux mains sur ton cœur… J’avais les yeux fermés, et je ne perdais aucun de tes mouvements !… Mais parle-moi donc, mon chevalier, j’ai hâte de savoir si je n’ai pas oublié le son de la voix, si c’est bien la même que j’entends résonner dans le calme de mes nuits !…

— Jeanne, ma bien aimée Jeanne, répondit de Morvan, avec une expression passionnée, qui amena une légère couleur sur les joues décolorées de la malade ; Jeanne, si tu meurs… je ne te survivrai pas ! mon amour pour toi me retient seul à la vie !… mon amitié, si tu préfères… Toi au ciel, que veux-tu que je fasse sur la terre ?… je me sens à bout de résignation et de courage !… Mon adorée Jeanne, il n’y a pas bien longtemps encore que tu pensais, lorsque tout donnait à supposer que ma blessure était incurable, à te servir du poison de la vieille Espagnole… Je te le répète, et tu n’as pas le droit de t’opposer à ma résolution, si tu succombes, je me tuerai !…

La parole du jeune homme respirait une si ferme résolution, un tel accent de sincérité, que Jeanne ne put la mettre en doute.

L’assurance que de Morvan éprouvait une douleur telle qu’il la dépeignait, parut lui causer une vive surprise, une joie immense.

— Mais, mon chevalier Louis, tu m’aimes donc réellement d’amour ! lui demanda-t-elle avec son adorable naïveté ; vraiment, je ne sais plus que penser, que croire… ! Moi qui me figurais, au contraire, que je le faisais honte, que tu supportais ma présence seulement par pitié… Tu m’aimes d’amour ! Non, cela est impossible !

Fleur-des-Bois, en proie à une agitation extrême, se tut et resta plongée pendant quelques instants dans une méditation profonde.

— Je comprends tout, maintenant, mon chevalier Louis, reprit-elle après un court silence, tu te figures m’aimer, parce que tu es bon et que tu me vois mourante !… oui, c’est cela !… Mais, que je recouvre, ce qui, grâce à Dieu, n’est guère probable, la santé ; que tu n’aies plus à craindre pour mes jours, alors, tu me reverras telle que je suis, une sotte et une ignorante créature. Ma présence redeviendra pour toi un fardeau, un ennui ! Je serai obligée, pour ne pas compromettre ton avenir, pour éviter de te rendre ridicule aux yeux des gens des villes, je serai obligée de fuir comme je l’ai déjà fait !… Qui sait si cette fois je m’en sentirais la force !

Vois-tu, mon chevalier Louis, en y réfléchissant il vaut mieux pour nous deux que je meure !… Ne te récries pas ! Je t’assure que je suis heureuse au possible, que je n’ai pas peur !…

Pendant que Fleur-des-Bois parlait, de Morvan, incapable, malgré ses efforts, de maîtriser son émotion, avait fini par s’y abandonner entièrement.

Des sanglots déchiraient sa poitrine.

— Jeanne, s’écria-t-il en couvrant de baisers ardents la main souple et moite que la charmante enfant avait laissée dans les siennes ; Jeanne, sur mon honneur de gentilhomme, sur mon salut de chrétien, je te jure que la pitié n’entre pour rien dans ma tendresse !… Je t’aime avec une passion qui me tue !… Je t’aime de toutes les forces de mon cœur et de mon âme !… Dans la nature, je ne vois que toi !… Ton image, ta pensée remplissent seules mon cœur !… Je t’aime tellement pour moi, que si demain un homme, jeune, riche, puissant et beau, t’offrait son nom et te demandait à partager son opulence, je poignarderais cet homme, dût mon crime te coûter le bonheur de ta vie entière !… Réponds, Jeanne ! Est-ce là aimer une femme par pitié ! Ah ! tu ne sauras jamais les tourments que m’a causés ton absence, la poignante jalousie, les pensées de sang, les découragements insensés qui ont suivi pour moi ta fuite !… que de nuits passées à murmurer ton nom… que de transports, que de faiblesses !… J’ai craint un instant de perdre la raison ; que dis-je, je l’ai perdue… J’ai douté de toi !… Et tu m’accuses, Fleur-des-Bois, de ne ressentir qu’une banale compassion pour ta souffrance, compassion qui disparaîtra le jour où Dieu te rendra la force et la santé ?… C’est là un blasphème… Jeanne, impose-moi silence… Mon cœur déborde sur mes lèvres, et te parle un langage que tu ne dois pas entendre ; un langage indigne de loi et de moi. Pardonne, ma Jeanne bien aimée, je suis fou tout à la fois de désespoir et de bonheur !

Pendant que de Morvan, cédant enfin à la passion qu’il combattait depuis si longtemps, laissait échapper ce cri parti du cœur, Jeanne, en proie à une émotion surhumaine, paraissait plongée dans une véritable extase.

Le visage de la jeune fille rayonnait d’une expression réellement céleste ; son âme si poétique, si pure, se livrant sans amère pensée et avec toute la hardiesse de son innocence, aux enivrements de l’amour, entrevoyait des horizons éblouissans, un bonheur qui l’exaltait et l’accablait : elle planait dans une atmosphère inconnue, entre le ciel et la terre !

— Pourquoi l’imposer silence, mon chevalier Louis ? dit-elle d’une voix tremblante ; en quoi ton langage est-il indigne de toi et de moi ? Si tu savais, au contraire, comme il me rend heureuse ! Je ne puis l’exprimer ce qui se passe en moi ! je pleure, mais c’est de joie ! Mon Dieu ! que tu as donc bien fait de venir ; que tu as été bon de me dire que tu m’aimes ! car tu m’aimes bien, mon chevalier Louis ! Oh ! à présent je n’en doute plus ! Que je voudrais donc que tu me demandes un sacrifice ! Que puis-je faire pour toi ?

— Vivre, ma Jeanne bien aimée !…

— Vivre, dis-tu ! suis-je en danger !… Non… c’est impossible !… Je me sens si heureuse !… On ne meurt pas avec tant de joie au cœur !… Moi te quitter ! Oh non !… jamais !…

Fleur-des-Bois, vivement émue, garda un court silence, puis elle reprit en pâlissant :

— Si j’allais pourtant mourir, mon chevalier Louis, que ferais-tu ? Mon Dieu, que tu serais à plaindre !…

— Jeanne, tu l’as dit toi même, nous ne devons plus nous quitter jamais !… je te suivrai !…

— Tu as raison, mon chevalier Louis, n’est-ce pas qu’il est bien vrai que l’on se retrouve au ciel !… Puisque tu m’aimes tant, que ferais-tu seul et sans moi sur la terre !… C’est convenu, mon chevalier, si je succombe, tu te tueras !

Jeanne achevait à peine de prononcer ces mots, lorsque la porte s’ouvrit. Barbe-Grise entra.

— Bonjour, Jeanne, dit-il tranquillement à sa fille ; puis l’embrassant au front : J’espère qu’à présent que tu as ton amant, tu vas te guérir au plus vite, continua-t-il avec le même sang-froid.

— Pourquoi cela, père, guérirai-je plus vite, à présent que mon chevalier Louis est revenu ?

— Parce que c’était tout bonnement son absence qui t’avait rendue malade !

— Quoi, père, tu crois ?

— J’en suis on ne peut plus sûr, Jeanne.

— Que bénie soit alors ma maladie, s’écria Jeanne ! c’est donc pour cela que par instant ma souffrance me paraissait si douce !… Mon chevalier Louis, je souffrais pour toi !… Sainte Vierge, que c’est donc une bonne chose d’aimer !…

À cette exclamation, Barbe-Grise haussa les épaules d’un air de pitié :

— Comme les caractères se ressemblent peu, dit-il : je n’ai jamais aimé comme cela, moi ! Allons, Jeanne, ton entrevue avec le chevalier Louis t’a fatiguée, tu as besoin de repos… Essaie de dormir pendant une couple d’heures, cela te fera du bien. Au revoir, à ton réveil, je te renverrai le chevalier.

— Avez-vous remarqué, jeune homme, dit Barbe-Grise à de Morvan, une fois qu’ils furent sortis de la chambre de Jeanne, l’air joyeux de ma fille ? Réellement, elle est amoureuse folle de vous ! Je parierais ma meilleure carabine contre une livre de poudre, qu’avant quinze jours d’ici Fleur-des-Bois sera complètement rétablie !

Drôle de chose que les jeunes filles ! Vous préférer à Casque-en-Cuir, un véritable géant, qui a près d’un demi-pied de haut de plus que vous ! Un garçon qui boucane comme personne au monde, et loge à plus de cent pas une balle dans l’œil d’un taureau !… L’esprit le plus sagace ne comprend rien aux caprices des femmes !

De Morvan, en arrivant dans une des pièces situées au rez-de-chaussée, et qui servait de salle à manger, aperçut son serviteur Alain en arrêt devant un copieux repas qui attendait, sur la table, la présence du vieux Boucanier.

— Asseyons-nous et mangeons, dit Barbe-Grise. Tiens, où est donc Ismérie, la femme de Casque-en-Cuir ?…

— Je l’ai aperçue tout à l’heure causant avec un jeune homme, sur la lisière du bois, répondit Alain, elle a même eu l’air d’être contrariée de me voir.

— Quelle sotte chose que les femmes ! murmura Barbe-Grise tout en découpant un énorme morceau du sanglier boucané ; ma fille a manqué de mourir de douleur parce qu’elle s’était volontairement éloignée de son amant, et Ismérie, qui a le plus beau mari de l’île de Saint-Domingue, joue un jeu à se faire casser la tête… pour qui ? pour un misérable roitelet que Casque-en-Cuir terrasserait d’un simple revers de main ! Je ne comprends pas que Dieu ait mis des femmes dans la nature !