Les Boucaniers/Tome V/I

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 3-24).


I

Une fête à Versailles.


À cette vue, le jeune homme ne put retenir un cri d’étonnement et de rage.

Nativra et l’abbé Dubois ! n’y avait-il pas, en effet, dans ce rapprochement si extraordinaire, de quoi bouleverser toutes les idées de de Morvan ?

Le misérable complaisant du duc de Chartres poursuivait donc, et avec succès, puisqu’il avait trouvé le moyen de se glisser dans l’intimité du Grand d’Espagne son œuvre ténébreuse de corruption et d’infamie ! Grâce à son adresse et à son impudence, il occupait auprès de Nativa une place que lui, de Morvan, aurait payée au prix de tous les sacrifices et de tous les dangers.

À cette pensée les yeux du jeune homme s’injectèrent de sang, et il porta instinctivement la main à la garde de son épée.

— Mon cher Louis, lui dit Legoff ne vous démenez donc pas ainsi, vous allez déranger l’économie de votre toilette et les femmes, n’oubliez point cela, tiennent bien plus à l’élégance matérielle d’un homme qu’à la loyauté de son cœur. Une plume froissée, une torsade d’épée mal placée, un nœud chiffonné sans art, sont des crimes impardonnables à leurs yeux ; que diable ! par amour-propre national, je veux que vous ne fassiez pas une sotte figure auprès de cette petite Nativra… Cassez-lui un bras, sous prétexte de jalousie si cela vous est agréable ; mais encore une fois, respectez votre toilette, les femmes ne détestent pas qu’on les tue un peu ; elles méprisent souverainement, je vous le répète, les gens mal mis.

— Mais comprenez-vous, baron que l’abbé Dubois — c’est cet ignoble personnage que vous avez aperçu placé sur le devant du carrosse — comprenez-vous dis-je, que l’abbé Dubois soit parvenu à se faire admettre dans l’intimité du comte de Monterey ?

— Parfaitement ! cet homme-là connaît son métier !… Allons, du courage, chevalier !… Mille tonnerres, allez-vous baisser pavillon devant l’Espagne !… Je ne veux pas, entendez-vous que vous soyez ridicule aux yeux de Nativa !

— Ah ! cher baron si vous saviez combien je l’aime !…

— Parbleu je ne le sais que trop, répondit le boucanier en souriant.

Quoique Legoff affectât dans sa conversation avec de Morvan une gaîté et une indifférence complètes, un observateur eût compris à ses gestes saccadés, à l’ironie contenue de sa voix et à la pâleur, qui, malgré son teint basané avait envahi son visage, qu’il était intérieurement en proie à une violente émotion ; seulement, il est probable que si le boucanier, toujours maître de lui, se fût trouvé en présence d’un observateur, il aurait usé de plus de précaution pour dissimuler son agitation.

Deux heures après cette conversation, Legoff et de Morvan, se promenaient bras dessus, bras dessous, dans les magnifiques jardins du palais de Versailles.

On se fait généralement aujourd’hui une idée très fausse de la difficulté qu’il y avait à cette époque à être reçu à la cour.

Le premier hobereau venu de province ayant chapeau à plumes, manteau brodé et des dentelles, pouvait entrer dans les appartements du château et se mettre sur le passage du roi ; seulement le hobereau était assuré que Sa Majesté Louis XIV ne le recmarquerait jamais.

Entrer à la cour n’était pas y être reçu : loin de là.

Quant à faire partie des petits voyages du roi, à Fontainebleau ou à Marly, c’était toute autre chose.

On considérait comme une faveur très partculière d’être nommé par le roi pour le suivre.

Il dictait lui-même sa liste, et l’on n’y était admis qu’après en avoir fait formellement la demande ; les grands officiers de la maison du roi, et ceux qui par leurs charges étaient obligés de s’y trouver, devaient solliciter une nouvelle permission à chaque voyage.

Bontemps, que le lecteur connaît déjà, logeait ensuite deux à deux, dans chaque pavillon, les courtisans invités.

Les jardins de Versailles regorgeaient donc de gentilshommes et de nobles de toutes classes et de toutes, qualités lorsque Legoff et de Morvan y entrèrent.

Ces voyages ne duraient que trois jours, du mercredi au samedi.

Vers les deux heures, un peu avant le dîner du roi, Louis XIV fit son entrée dans le jardin.

Il donnait le bras à la marquise de Maintenon, avait à sa gauche, Monsieur, et était suivi par le duc du Maine et le comte de Toulouse.

Le roi portait un habit de brocard d’or brodé d’argente ; le jeune duc du Maine en avait un de gros-de-Tours noir : son manteau, son pourpoint et ses chausses étaient tout brodés d’or, avec des ornements d’arabesques et de mosaïques.

La toilette du comte de Toulouse était de drap gris blanc brodé de petites anémones en pierreries or et argent.

Parmi la suite royale on remarquait madame la duchesse de Bourbon revêtue d’un juste de satin vert, brodé d’argent, et le bas garni de mosaïques en émeraudes, topazes et rubis sur une jupe de satin rose.

La robe de la princesse de Conti, qui marchait à côté de la duchesse, était de satin amaranthe, toute brodée d’argent avec des fermoirs de mosaïques et d’arabesques en diamants ; sa jupe de satin jonquille était brodée d’argent.

De Morvan regarda passer, avec une curiosité douloureuse, ce roi qui avait signé l’arrêt de mort de son père et l’avait ainsi forcé à fuir la France.

La vue de Louis XIV ne causa au jeune homme ni admiration ni embarras, ni surprise : il trouvait le roi tel qu’il se l’était imaginé.

— Parbleu, cher chevalier je suis enchanté de vous revoir, dit en ce moment un courtisan superbement vêtu, qui se jeta au col du Breton et lui donna l’embrassade de rigueur.

— Monsieur de Nocé ! s’écria de Morvan.

— Lui-même, pour vous servir, cher monsieur ; vraiment, je ne me serais pas attendu à vous rencontrer ici. Il paraît que vous n’avez pas jugé à propos de mettre à profit mes conseils ?

— Quels conseils comte ?

— De vous garder de la bête ! Dubois est ici.

— Ah ! ce cher abbé est ici ! répéta de Morvan en pâlissant ; et où cela est-il je vous prie ?

— Je viens de le rencontrer à l’instant, accompagnant une des plus charmantes créatures que j’aie jamais vues. Une affaire qu’il est en train de terminer, sans doute.

— Excellent abbé ! dit de Morvan. Savez-vous bien, cher comte que je me repens de la façon dont je l’ai traité. Si j’étais certain qu’il voulût bien les accepter, j’irais lui présenter mes très humbles excuses.

— Il vaudrait mieux ne pas le voir — dit de Nocé ; mais enfin, puisque vous vous obstinez à rester à Paris, ces excuses, en supposant toutefois que vous vous exécutiez convenablement, sont une démarche à tenter !

— Comment, si je m’exécute convenablement ! répéta de Morvan ; c’est-à-dire que vous me voyez disposé à toutes les humiliations imaginables ! J’irai s’il le faut, jusqu’à plier le genou ! Apprenez-moi donc, chef comte, où je puis trouver cet excellent abbé ; je me sens en verve d’humilité et je ne serais pas fâché de terminer au plus vite cette affaire.

Pendant que de Morvan parlait, de Nocé l’examinait avec attention.

— Chevalier, lui répondit-il d’un ton sérieux, il est inutile que vous essayez de dissimuler plus longtemps avec moi ! L’habitude de la cour vous manque : vous êtes encore honnête homme et vous ne savez pas mentir ! Je devine aisément au jeu de votre physionomie, à votre regard brillant de colère, à vos mains qui froissent et déchirent vos gants, que vous êtes à cent mille lieues de songer à offrir des excuses à Dubois ! Vous désirez tout bonnement que je vous fournisse le moyen de le joindre.

— Je vous assure, cher comte…

— Ah ! chevalier, voilà que vous oubliez que je suis, quoique bien jeune, un vieux courtisan… Vous voudriez me tromper moi-même !… Au reste, je le déclare en toute franchise, je vous aurais vu descendre avec peine jusqu’à l’humiliation ! J’aime à trouver, — à titre de curiosité si vous voulez — des gentilshommes qui se respectent. Si je n’étais pas un horrible corrompu, je voudrais être un esprit ferme, honnête, énergique et hautain comme vous !… Mais revenons à la question, c’est-à-dire à Dubois. Votre intention, si je ne me trompe, est de lui chercher pouille et de lui tirer les oreilles !

Eh bien ! là, franchement, je conviens que, du moment où vous vous refusez à fuir, c’est là le seul parti qu’il vous reste à prendre. Qui sait, encore ! peut-être votre impétuosité en imposera-t-elle à ce cher abbéd et lui donnera-t-elle à réfléchir ? On prétend — je reprends ma comparaison de l’autre jour — que les vipères nec mordent jamais les lions… Soyez lion ! Quant à l’abbé, je vous le donne et garantis, comme tout ce qu’il y a de plus vipère !

— Avec tout cela, cher comte, s’écria de Morvan, bouillant d’impatience — car il ne doutait nullement que la jeune femme avec laquelle de Nocé avait aperçu Dubois ne fût Nativa — avec tout cela vous ne m’apprenez pas où je pourrai rencontrer Dubois.

— Suivez-moi je vais vous conduire, répondit de Nocé. Toutetois je vous demanderai la permission de m’éloigner dès que je vous aurai mis dans votre chemin ! Ce n’est pas que je craigne ce Dubois, Dieu sait que je ne me gênerais guère, s’il se plaçait entre un plaisir et moi, pour lui donner du coude dans les côtes ; mais je ne voudrais pas en semblant prendre parti pour vous, me mettre en délicatesse avec monseigneur le duc de Chartres. Je ne connais rien de plus ennuyeux que ces sortes de brouilles entre princes et gentilshommes ! la diplomatie s’en mêle, l’affaire tourne au majestueux, c’est intolérable ! Allons, votre bras et marchons à l’ennemi…

— À bientôt, chevalier, dit alors Legoff qui avait écouté en silence, et sans donner aucune marque d’approbation ou d’improbation, la conversation des deux gentilshommes. Vous me retrouverez devant le bassin de Neptune.

Après minutes de marche, de Nocé s’arrêta, et se plaçant derrière un arbre :

— Voyez-vous cet homme qui nous tourne le dos, dit-il au chevalier en lui montrant du doigt une personne éloignée à une distance d’environ deux cents pas ? c’est Dubois… Bonne chance !