Les Boucaniers/Tome V/VII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 161-187).


VII

Un geôlier trop complaisant.


Un mois, un grand mois tout entier se passa sans amener aucun changement dans la position des deux prisonniers.

Pendant ce siècle — car on sait combien les heures de la captivité se traînent lentes et paraissent interminables — Legoff ne se démentit pas un seul instant de son inaltérable sérénité.

Quant au chevalier, torturé par la jalousie et bouillant d’impatience il se levait chaque matin avec un nouveau plan d’évasion combiné pendant l’insomnie de sa nuit.

Legoff écoutait le plan avec patience, puis se contentait de dire :

— Chevalier, votre projet d’aujourd’hui ne vaut pas mieux que celui d’hier.

De Morvan ne comprenant rien à cette indifférence, accusait son compagnon d’infortune de manquer d’énergie et de vigueur.

Legoff ne se défendait jamais de ces accusations… Il se contentait de sourire.

Le trente-deuxième jour de la captivité des deux amis, le geôlier, après avoir renvoyé ses aides qui avaient apporté le dîner, resta seul avec ses prisonniers.

— Baron, dit-il à Legoff, j’ai appris que vous étiez extrêmement riche et fort généreux. S’il m’était donné de compter sur votre discrétion, je vous procurerais peut-être un vif plaisir.

— Quel plaisir, mon ami ?

— Je vous remettrais un billet que j’ai reçu pour vous… de votre maîtresse, sans doute !

— Ah ! tu as reçu un billet pour moi, répéta le boucanier avec une parfaite indifférence : eh bien ! mon garçon, il faut porter de suite ce billet au gouverneur de la prison… cela te fera bien noter et servir à ton avancement !…

— Tiens, dit le geôlier je ne me serais jamais attendu à cette réponse de votre part ! Au fait ! c’est une idée… Je m’en vais de ce pas chez M. le gouverneur.

— Va, garçon, et bonne chance !

Le geôlier, évidemment dépité, se dirigea vers la porte ; mais au moment de l’ouvrir, il parut se raviser, et, revenant vers Legoff :

— Il ne m’est plus possible d’aller trouver M. le gouverneur, dit-il, car il me demanderait pourquoi j’ai gardé si longtemps ce billet sans l’avertir, et au lieu de me récompenser, il pourrait bien me retirer ma place.

— Tu as donc ce billet depuis longtemps ?

— Depuis hier soir, répondit le geôlier.

— Tu as eu tort d’attendre jusqu’à présent pour accomplir ton devoir, mon garçon…

— Dame ! monsieur le baron, je comptais, je dois vous l’avouer, sur votre générosité…

— De façon que c’est à la bonne opinion que tu as de moi, que tu dois d’avoir perdu l’occasion de faire valoir ton zèle ! Allons, en conscience tu mérites un dédommagement ! Tiens, voici dix pistoles d’or !…

— Et voici le billet ! dit le geôlier en empochant l’or. Seulement, je vous prierai une fois que vous en aurez pris connaissance de le déchirer, ou mieux encore, de le brûler…

— Inutile, mon ami, je ne tiens nullement à lire ce billet : emporte-le, tu le détruiras toi-même. Pour rien au monde je ne m’exposerais, car réellement tu es fort aimable pour nous, et je n’ai qu’à me louer de tes prévenances, pour rien au monde, dis-je, je ne m’exposerais à te compromettre…

— Alors, monsieur le baron, il faut que je vous rende vos dix pistoles ?…

— Au fait, tu as raison. Tu peux accepter un marché, mais ta délicatesse te défend de recevoir une aumône. Voyons, donne-moi ce billet.

Le boucanier décacheta le billet, plié de façon à pouvoir tenir dans le creux d’une main, que lui remit le geôlier, jeta les yeux dessus, sourit en haussant les épaules d’un air de pitié et se mit à le déchirer en morceaux impondérables !

— Cela n’a pas l’air de vous faire plaisir, monsieur le baron, demanda le geôlier.

— Ma maîtresse qui m’écrit, et qui m’écrit en chiffres, pour m’assurer qu’elle m’est fidèle ! C’était bien la peine de prendre tant de précautions et de déployer tant de mystère ! La première fois que l’on te priera encore — si cela se représente — de te charger d’un nouveau billet pour moi, tu refuseras, mon ami, entends-tu, dit Legoff au geôlier : je n’ai que faire de pareilles fadaises.

— C’est bien, monsieur, répondit le geôlier en s’en allant d’un air maussade, je refuserai.

— Louis, s’écria Legoff lorsqu’il eut entendu les portes se refermer et que le bruit des pas du porte-clés se fût perdu dans le lointain, Louis, ton serviteur Alain est un brave garçon ; il a fidèlement averti l’armateur Cointo… Un navire nous attend… À présent, à l’œuvre ! Avant quinze jours, il faut que nous soyons morts ou libres !

À cette déclaration de son compagnon de captivité, de Morvan ne put retenir un cri de joie.

— Ah ! je comprends maintenant votre apparente résignation, qui me paraissait si inexplicable, lui dit-il ; vous attendiez !…

— Oui, mon cher Louis, j’attendais, et quoique chaque minute qui s’écoula fit à mon cœur une cruelle blessure, je restais calme afin de ne pas augmenter votre découragement par la vue de mes souffrances. À présent que nous possédons des intelligences au dehors, et un refuge assuré en cas d’évasion, c’est avec une ardeur sans pareille que je m’associerai à vos espérances et à vos travaux.

— Avant tout, une question, cher Legoff, dit le jeune homme en interrompant le boucanier : pourquoi tout à l’heure ne vouliez-vous donc pas prendre connaissance de ce billet dont le contenu était pour nous d’une si grande importance ?

— Je tenais à éclaircir unn doute et à confirmer un soupçon. Depuis longtemps déjà, j’ai remarqué l’obséquieuse et suspecte complaisance de notre geôlier ; cet homme, dès qu’il franchit le seuil de notre prison, se compose un maintien, s’affuble d’un masque, cesse, en un mot, d’être lui. Je ne sais quelles sont ses intentions, mais à coup sûr il a de mauvais desseins. Observez comme son regard errant et inquiet craint de rencontrer les nôtres ! comme parlois il se trouble ! Pour en revenir à votre question, j’étais persuadé, et l’événement vient de me donner raison, que cet homme avait un intérêt à me faire lire ce billet. À présent, quel est cet intérêt, je l’ignore !…

— Mon Dieu, un intérêt bien simple, cher Legoff, celui de gagner quelques pistoles !

— Je ne le crois pas. Un geôlier ne s’expose pas pour si peu, non seulement à perdre sa place, mais encore à encourir une punition sévère ! il y a dans tout ceci un mystère qui m’échappe, mais que je finirai par éclaircir. Maintenant vous voilà prévenu, remarquez les faits et gestes de notre gardien. La première fois qu’il reviendra, je recommencerai sur lui mes expériences.

Les deux compagnons de captivité se mirent, après cette conversation, à examiner minutieusement l’intérieur de leur cachot ; cet examen fut vite terminé et leur donna peu de peine. L’endroit où ils étaient enfermés se composait de quatre tours en pierres de taille et d’une fenêtre étroite, garnie de lourds barreaux en fer, et élevée de vingt pieds environ au dessus du sol.

Legoff, après avoir réfléchi un moment, allait faire part à Morvan de ses projets, lorsque le geôlier — quoique cette heure ne fût pas celle de sa visite — entra dans le cachot.

— Monsieur le baron, dit-il à Legoff, le monde s’imagine que les employés des prisons sont des gens sans entrailles et au cœur de bronze ; la démarche que je fais près de vous prouve le contraire. J’accours, au nom de ma pauvre femme malade, vous remercier de vos dix pistoles ; cet argent lui a apporté un extrême secours, et elle m’a chargé de vous assurer qu’elle vous serait reconnaissante toute sa vie de votre bienfait, et que chaque jour elle prierait Dieu pour vous…

— Ta femme a tort d’attacher tant d’importance à un si minime cadeau.

— Dix pistoles pour des misérables comme nous ! — car nous avons quatre enfants que ma place nourrit à peine — dix pistoles, pour des misérables comme nous, sont une fortune, monsieur le baron !…

— Que ne m’as-tu prévenu plus tôt de ta gêne, je me serais fait un plaisir de te venir en aide.

— Ah ! voyez-vous, monsieur le baron, c’est que, tout gueux que je suis, j’ai ma fierté, moi ! Puisque le roi me laisse exposé aux tortures de la faim, eh bien ! tant pis pour son service ! Je ne demande pas mieux que de le trahir, mais ne veux pas recevoir d’aumône !…

— Diable ! sais-tu, mon ami, que c’est fort grave ce que tu me dis là !

— Je dis ce que je pense, monsieur le baron, répondit le geôlier d’un air embarrassé.

— Ne trouvez-vous pas, chevalier, reprit Legoff en s’adressant à de Morvan, que c’est notre liberté, ni plus ni moins qu’on nous offre ?

— Eh bien, oui ! s’écria le geôlier avec force, c’est votre liberté !… La faim qui fait sortir le loup des bois rend l’honnête homme sourd à la voix du devoir ! Et puis, là, franchement la main sur la conscience, je serais heureux, monsieur le baron, de pouvoir vous prouver ma reconnaissance !…

De Morvan, dont le cœur battait avec violence, allait prendre la parole lorsque Legoff le prévint.

— Mon ami, dit-il au geôlier, je te remercie bien sincèrement de tes bonnes intentions à notre égard, je dois répondre à ta confiance par un aveu : je suis beaucoup moins riche qu’on le croit généralement, et je serais fort en peine pour me procurer la somme sur laquelle tu comptes.

— Mais je n’ai fixé aucune somme, monsieur le baron.

— C’est vrai : seulement, comme notre évasion te ferait perdre ta place, il est naturel que tu te montres exigeant. Or, je te le répète, je ne suis pas assez riche pour accueillir et satisfaire tes justes prétentions. Je dois donc, quelque vif que soit mon désir de recouvrer ma liberté, repousser tes offres.

— Mon Dieu, monsieur te baron ; répondit le geôlier d’un air contrarié, rien ne prouve que votre évasion me ferait destituer ! Tous les jours des prisonniers se sauvent !… Enfin, de quelle somme disposez-vous ?…

— J’ai honte de t’avouer cela, mon ami, mais mille livres présenteraient déjà pour moi un énorme sacrifice !…

— Mille livres ! c’est un bien joli denier ! s’écria le geôlier d’un air ravi !

— Tu trouves ! Ainsi tu consentirais, pour quarante louis, à nous faciliter des moyens d’évasion !

— Certes monsieur le baron, savez-vous bien que mille livres, c’est ce que le roi me paie en quatre ans. Oui, mille fois oui, j’accepte ! Et tenez, pour commencer, voici une lime que j’ai apportée avec moi, — car j’étais persuadé que nous finirions par nous entendre — mettez-vous à l’ouvrage dès aujourd’hui sans plus tarder.

Le baron examina la lime ; elle lui parut excellente et du meilleur acier.

— À présent je vous quitte, messieurs, continua le geôlier, car si mon absence se prolongeait, elle pourrait être remarquée. Demain nous reprendrons cette conversation, et nous conviendrons des autres détails. Dès que la nuit sera venue, commencez à scier les barreaux ; seulement, travaillez avec précaution : il y a justement une sentinelle placée au dessous de la fenêtre de votre cachot.

— Que pensez-vous de tout ceci, Louis ? demanda le boucanier à de Morvan, une fois qu’ils furent seuls.

— Je pense, mon cher Legoff, que vous ne vous trompez jamais ! Il est à présent pour moi de toute évidence que ce geôlier joue la comédie avec nous ; quelle conduite devons-nous tenir ?

— Coupons d’abord les barreaux de notre cage, dit Legoff. N’y gagnerons-nous que d’avoir un peu plus d’air et de soleil, notre temps ne serait pas perdu.

De Morvan approcha la table de la muraille, monta sur cette table, et, offrant ses épaules à Legoff :

— Commencez, baron, lui dit-il.

En deux bonds le boucanier fut à son poste. Legoff eût pu, pour la souplesse et la légèreté, jouter avec un tigre.