Les Boucaniers/Tome V/X

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 239-270).


L’Évasion.


(suite du chapitre précédent)

De Montbars et de Morvan accueillirent avec joie, chacun de son côté, la venue de l’ouragan ; la fureur de la nature devait, ils le pensaient, les préserver de la trahison des hommes : il n’était guère probable, en effet, qu’on s’attendit à les voir s’évader par un temps pareil.

Quoique le geôlier les eût assurés, avec les serments les plus solennels, qu’il avait éloigné la sentinelle, les fugitifs, connaissant le double jeu joué par le misérable, n’ajoutèrent aucune foi à sa parole : aussi, quand de Montbars jugea se trouver près du sol, s’arrêta-t-il un instant pour prendre le poignard qu’il tenait entre ses dents.

Par malheur une furieuse rafale de vent fit un moment vaciller l’échelle, et le boucanier, en se retenant des deux mains, pour ne pas perdre l’équilibre, laissa échapper son poignard.

Craignant que la chute de son arme n’eût donné l’éveil au factionnaire, de Montbars hésita s’il abandonnerait l’échelle et sauterait à terre.

Toutefois, quelques secondes s’étant écoulées et aucun bruit n’arrivant jusqu’à lui, il continua de descendre.

De Morvan le suivait de près.

Le boucanier atteignit bientôt l’extrémité inférieure de l’échelle.

Trahison ! ses pieds ne rencontrèrent pas le sol !

À l’instant, une idée affreuse se présenta à son esprit : il prit sa bourse qui était pleine d’or et la jeta.

Plusieurs secondes, presque un quart de minute s’écoula avant qu’il entendit rebondir l’or sur les rochers.

Ses soupçons se changèrent en certitude.

— Louis ! cria-t-il vivement, prends bien garde ! nous sommes suspendus au dessus d’un précipice !

De Morvan, à quoi bon le répéter, était doué d’une bravoure aussi complète que le permet la faiblesse humaine.

— Eh bien ! en entendant vibrer comme un glas de mort ces sinistres paroles, il éprouva un poignant effroi.

— Allons, du courage, mon ami, reprit de Montbars, comme s’il eût deviné l’émotion du jeune homme. Allons, du courage, remonte l’échelle !

— Je ne puis, dit de Morvan, dont le front se couvrit d’une sueur froide. Je ne puis !

— Aurais-tu peur ?…

— Oui, dit le jeune homme en se cramponnant de toute l’énergie de ses muscles à l’échelle, oui, j’ai peur ! Oh ! ne me méprisez pas, mon oncle ! mon cœur est tranquille et je ne crains pas la mort… mais mon bras refuse d’obéir à ma volonté !…

— Tiens bon, mon enfant, tiens bon ! me voici, reprit le boucanier qui se mit à gravir à la force des poignets avec une vigueur surhumaine l’espace qui le séparait de Morvan. À présent, passe tes bras autour de mon col…

— Non, de Montbars, s’écria de Morvan ! Non : je ne veux pas accepter ce généreux et inutile secours, qui vous perdrait sans me sauver !… Tâchez de regagner la prison, alors vous attirerez l’échelle à vous !… Dépêchez-vous… je sens que mes forces m’abandonnent !…

— Mon Dieu, que de temps perdu !… Allons, vite, te dis-je, tes bras autour de mon col, et ne crains rien… ceci n’est qu’un jeu pour moi !

— Non !… non !… de Montbars… Il faut que vous viviez pour venger mon père et porter à Nativa mes derniers adieux… Ma dernière pensée d’amour !…

— Malédicton sur ta générosité !… s’écria le boucanier, tu ne comprends donc pas, Louis, que je ne t’abandonnerai pas… que chaque seconde qui s’écoule me fatigue horriblement !… Allons, au nom de ton père, passe tes bras autour de mon col… et laisse-moi faire.

— Le boucanier, joignant l’action à la parole, se glissa entre la corde et le jeune homme, de façon que celui-ci, sous peine de lâcher prise, dut obéir !…

Alors eut lieu une scène que l’imagination n’ose concevoir, que la plume est impuissante à retracer !…

L’échelle, violemment secouée par la tempête, balançait les deux fugitifs au dessus de l’abîme, et les frappait contre les murs de la prison…

Pas un mot n’était prononcé : on entendait seulement deux respirations oppressées qui ressemblaient au souffle des mourants…

Cette épouvantable lutte dura près de deux minutes.

— De Montbars, dit enfin de Morvan saisissant l’échelle, le vertige qui s’est emparé de moi est passé… Merci je vous dois la vie !…

Le jeune homme gravit alors avec une grande légèreté l’espace de quatre à cinq pieds, qui le séparait encore de la fenêtre de la prison.

— À ton tour, donne moi la main, dit le boucanier de sa voix la plus calme sans cela, c’en est fait de moi !… je tombe !…

De Morvan, son bras gauche passé autour des barreaux, présenta sa main droite au boucanier.

Une seconde plus tard, les fugitifs se retrouvaient dans leur prison.

— Eh bien, mon garçon, dit de Montbars, que penses-tu de ce petit piège ? Ce n’était pas du tout mal combiné. Comment diable n’ai-je pas deviné cela ? J’avais mon idée d’embuscade en tête, c’est ce qui m’a fait faire fausse route… Ah ! gredin de geôlier !… Tiens !… on dirait un bruit de pas qui approchent…

De Montbars, saisissant aussitôt un des barreaux qu’ils avaient sciés, de Morvan et lui, se plaça devant la porte, et baissant la voix :

— Ton poignard à la main, et attention, Louis ! murmura-t-il.

À peine le boucanier était-il à son poste, qu’une clé grinça dans la serrure et qu’une porte s’ouvrit.

Une lueur éclaira la prison ; le geôlier entra, portant à la main une lanterne sourde.

— Personne ! ils se sont sauvés : le piège a réussi ! s’écria le misérable d’un ton joyeux. Monsieur le gouverneur, vous pouvez venir !…

À peine le geôlier achevait-il de prononcer ces paroles qu’il roula par terre : la barre de fer de Montbars venait de briser le crâne.

Au même instant le gouverneur de la prison entra ; le boucanier, ramassant la lanterne sourde du geôlier se plaça entre la porte et M. de Chaveignac, tandis que de Morvan, saisissant le protégé de d’Aubigné et de Dubois à la gorge, lui appuyait son poignard sur la poitrine en lui disant :

— Pas un cri, pas un mot, pas un geste, ou vous êtes un homme mort !…

Cette recommandation était, au reste, parfaitement inutile ; la stupéfaction du misérable était telle qu’il n’aurait pu trouver la force d’articuler un mot.

ses yeux démesurément ouverts, ses jambes tremblantes, sa pâleur mortelle prouvaient assez l’intensité de son effroi.

— Grâce ! murmura-t-il enfin d’une voix inintelligible et en tombant à genoux.

— Et penser qu’un lâche pareil a manqué de triompher de deux hommes comme nous ! dit de Montbars en haussant les épaules d’un air de pitié ; après tout, la ruse aussi est une force. Le venin du serpent tue comme la griffe du lion.

— Monsieur le gouverneur, continua le boucanier après une légère pause, l’immobilité de votre geôlier vous dit assez combien nous sommes, M. le chevalier et moi, expéditifs en besogne, et vous permet de deviner le sort qui vous attend. J’aime à croire que vous ne vous plaindrez pas de notre sévérité.

— Grâce ! grâce ! répéta le Chaveignac déjà à moitié mort d’effroi.

— Réellement, monsieur le gouverneur, vous avez une trop bonne opinion de notre générosité.

De Montbars prit alors un de ses pistolets, en renouvela l’amorce et l’arma.

Le gouverneur, se traînant jusqu’à lui, se mit à embrasser ses genoux.

— Vous tenez donc bien à la vie ? lui demanda le boucanier en dirigeant le canon de son pistolet sur le front du misérable !

— Oh ! oh !… grâce !… grâce ! je suis un assassin… c’est vrai !… mais je me repens…

— Sa lâcheté me fait honte dit Montbars. Chevalier, faut-il épargner cet homme ?…

— Dame ! s’il se repent et s’il consent à nous obéir !

— Je serai votre esclave ! s’écria le gouverneur, ordonnez, vous verrez !…

— Tu nous feras sortir d’ici ?

— À l’instant, je vous le jure !…

— Eh bien, allons-nous-en, dit tranquillement de Montbars.

Le Chaveignac poussa un soupir de soulagement, et manqua, tant sa joie fut vive, de tomber en faiblesse.

— Écoute bien, dit de Montbars, nous allons, mon ami et moi, te prendre chacun par un bras ; au moindre signe de trahison de ta part, le chevalier te donnera de son poignard à travers le cœur, et moi je te brûlerai la cervelle. Je doute, qu’accommodé de cette façon, tu en reviennes. Partons !

Le gouverneur, escorté par les deux fugitifs, les conduisit à travers un dédale de salles, de portes et de corridors, jusqu’au dehors du fort Saint-Michel.

Chaque fois qu’ils rencontraient une sentinelle ou une patrouille, le chevalier appuyait, un peu lourdement peut-être, son poignard sur la poitrine de leur guide et de Montbars armait son pistolet : aussi le gouverneur s’empressait-il de se faire connaître et de repondre au mot d’ordre !

Une demi-heure plus tard, les deux fugitifs et leur prisonnier se trouvaient sur la grève, au bord de la mer.

— Mon ami, Chaveignac dit de Montbars au gouverneur, serais-tu assez complaisant pour nous apprendre quel est l’inventeur de ce piège, que j’appellerai le piège au précipice, dont nous avons manqué être les victimes ?

— C’est l’abbé Dubois !

— Et combien devait-il te revenir une fois la chute exécutée ?

— Rien, baron. Je gardais ma place de gouverneur, voilà tout.

— Tu as donc une femme et des enfants dans la misère ?

— Non, baron, mais j’ai des dettes de jeu, ce qui est chose encore bien plus sacrée.

— De sorte, que c’est seulement pour faire honneur à tes engagements, que tu as consenti à entrer dans le charmant complot tramé contre nous ?

— Oui, monsieur le baron, c’est par honnêteté seulement…

— En ce cas, tu cesses d’être coupable à mes yeux… Au revoir, mon cher monsieur Chaveignac ! Nous ne vous retenons plus.

De Montbars, en prononçant ces mots, leva le bras et laissa retomber son formidable poing fermé sur la tête du gouverneur, qui chancela une seconde et roula sur la grève.

— J’ai frappéd de façon à étourdir ce gredin pendant une heure — à moins toutefois que je ne l’aie tué — dit-il tranquillement à de Morvan : d’ici à ce qu’il reprenne connaissance nous avons plus de temps qu’il ne nous en faut pour chercher et trouver un asile…

— Pourvu que nous ne soyons ni espionnés ni poursuivis, répondit le jeune homme, car voici dejà plusieurs fois que j’aperçois se glissant à travers les rochers une ombre humaine… Tenez !… justement… voyez !…

À la lueur d’un éclair — car l’orage n’avait pas cessé — de Montbars, en suivant des yeux la direction que lui indiquait de Morvan, aperçut un homme qui essayait de se cacher derrière un rocher.

— Sus à l’indiscret ! mon ami ! dit-il en s’élançant de toute la force son élan.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que de Morvan embrassait avec une joie sincère son servitieur Alain !…

— Comment se fait-il nous te trouvions ici à pareille heure ? lui demanda-t-il.

— Vous m’auriez rencontré hier comme aujourd’hui et demain comme avant-hier, maître, répondit Alain. M. Cointo m’avait prévenu que vous deviez vous ensauver et depuis lors, je passe toutes mes nuits à rôder sur la grève. Ah ! jour de Dieu ! que je suis donc content ! Il me semble qu’on vient de me donner un sac d’écus. Je ne me sens pas de joie !… À propos d’écus, maître, je ne vous ai dépensé que mille livres… Mais, venez l’embarcation vous attend.

Pendant le trajet, de Morvan, après avoir hésité, — car de Montbars marchait à ses côtés — finit par demander à son serviteur s’il n’avait pas entendu parler de Nativa.

— Ah ! la petite pâlotte de Penmark, répondit le Bas-Breton, mais si fait donc que j’en ai entendu parler… elle est même venue pour vous voir.

— Nativa est venue me voir ! répéta le jeune homme avec transport, c’est impossible !

— Mais si donc ! la preuve, c’est qu’elle m’a remis un bout de lettre pour vous…

Deux heures après leur évasion du fort Saint-Michel, les fugitifs montaient à bord du navire que l’armateur Cointo avait frété pour eux, et qui les attendait en louvoyant le long de la côte.

Le premier soin de Morvan fut de lire le billet de Nativa.

La charmante espagnole lui apprenait que son père avait reçu l’ordre du roi de quitter la France, et que le comte de Monterey et elle devaient s’embarquer pour retourner en Espagne et de là, passer à Saint-Domingue !…

— De Montbars, dit-il en voyant le boucanier venir à lui, où doit nous conduire votre navire ?

— À Saint-Domingue ! répondit joyeusement l’illustre chef de la flibusterie des Antilles.

De Morvan embrassa avec transport le billet de Nativa, et levant vers le ciel un regard plein de reconnaissance :

— Oh ! merci, mon Dieu, dit-il, vous protégez mon amour !

Le lendemain matin, le navire, poussé par un vent favorable, s’éloignait à toutes voiles des côtes de France.

— Adieu, pays natal, où je ne laisse pas un ami ! où mon départ n’éveille aucun regret ! dit de Morvan en jetant un dernier regard sur la terre, qui commençait déjà à se confondre à l’horizon avec le ciel ; adieu !…

— Point d’inutiles regrets mon cher Louis, ajouta de Montbars, la terre ingrate que tu quittes n’a jamais eu pour toi ni soleil ! ni tendresse !… elle t’a vu végéter dans la misère !… Tu ne dois plus la fouler du pied que quand tu seras riche et triomphant !… Point de tristesse, songe aux horizons nouveaux, immenses, infinis, qui t’attendent !…

— Oh ! dit de Morvan, comment pourrais-je regretter la France ! Je vais revoir Nativa !…