Les Boucaniers/Tome VI/III
III
Le beau Laurent (suite)
Les témoins de cette scène, voyant Alain remettre son terrible bâton sous son bras allaient porter secours à sa victime, lorsqu’une jeune femme, sortant de la maison à laquelle appartenait le balcon d’où était tombé un bouquet, s’élança vers le beau Laurent, et s’agenouillant près de lui, souleva sa tête dans ses bras et se mit à étancher avec son écharpe le sang qui coulait de la blessure.
Cette jeune femme, d’une grande beauté et à peine âgée de seize ans, tout entière à son désespoir, ne se préoccupait en rien de la curiosité et des chuchotements de la foule : de grosses larmes coulaient le long de ses joues.
— Rassurez-vous, madame, lui dit de Morvan avec respect, cet évanouissement, suite inévitable d’une commotion violente, ne présente aucun danger ! Tenez, voici M. Laurent qui ouvre les yeux… les couleurs de la vie reviennent sur son visage…
En effet, de Morvan parlait encore que déjà le blessé avait repris connaissance ; son premier regard fut pour le gentilhomme breton.
— Monsieur, lui dit-il, faire assommer un homme comme un bœuf n’est pas lui répondre. J’espère que vous voudrez bien me rendre raison de vos insultes !
— Monsieur, lui répondit de Morvan, tirer à bout portant sur quelqu’un qui n’a pour toute arme qu’une épée n’est pas une action fort loyale ! Vous avez mérité, plutôt deux fois qu’une, les mots de : « Lâche et d’assassin » que je vous ai adressés.
— C’est vrai, reprit le beau Laurent ; je sorltis d’un brillant déjeûner, et j’ai agi avec une vivacité condamnable… Consentez à me céder le haut du pavé, et, prenant en considération mes torts, je daignerai oublier mes griefs contre vous. Sinon et si vous vous obstinez dans votre refus, il vous faudra, à toute force, vous battre.
— Cette perspective n’a rien de bien effrayant, répondit de Morvan ; loin de là, elle s’accorde au contraire tout à fait avec mon désir ! Seulement comme je doute que vous soyez en état de tirer aujourd’hui l’épée sans trop de désavantage, nous remettrons notre rencontre à demain.
— Laurent, je vous en conjure, refusez ! dit alors la jeune femme qui était venue au secours du blessé, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers de Morvan, comment osez-vous résister à la volonté de Laurent ! les hommes ne doivent-ils pas s’incliner devant sa parole et se ranger quand il passe ?
— Silence, Marianne ! s’écria le beau Laurent avec dureté. Vous feriez mieux, au lieu de vous mêler de choses qui ne vous regardent pas, de rester dans la maison de votre père. Que diable ! une jeune fille qui se respecte ne se donne pas ainsi en spectacle au public ! Je ne suis ni votre frère, ni votre époux, ni votre amant !
— Oh ! c’est affreux, dit la pauvre jeune fille qui, couvrant de ses mains son visage empourpré, s’éloigna confuse et écrasée sous le poids de la honte.
— Quant à vous monsieur, continua Laurent en s’adressant à de Morvan qui m’assure, si je vous laisse partir, que je vous retrouverait demain ?…
— Moi, s’écria d’une voix vibrante et sonore Montbars, qui appuyé contre la porte du Gouvernement, assistait depuis un moment, immobile et silencieux, à cette scène.
L’intervention du célèbre boucanier fit tressaillir Laurent.
— Tu connais cet homme et tu réponds de lui ?
— Je connais cet homme comme fort capable de châtier ton insolence et je réponds de lui comme de moi-même ! Tiens ! Laurent, continua le boucanier après une légère pause, je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir prendre sa place et me mesurer avec toi.
— C’est possible, répondit froidement Laurent, mais notre association s’oppose malheureusement à ton désir. Après tout, qui sait, peut-être viendra un moment…
_ Assez ! tais-toi ! interrompit Montbars. Un seul mot pourtant encore : ton jour, ton heure et le lieu du rendez-vous ?
— Après-demain, six heures du matin, au pied du mont du Piton, à l’entrée du Bois-Roger.
— C’est bien, nous y serons. Au revoir Laurent ! Plaise à Dieu, que tu as si souvent offensé, que tu reçoives enfin le châtiment de tes impiétés sans nombre !
— Je sais, répondit Laurent en ricanant, que ma mort te plairait assez, mais j’ai bien peur pour toi que ton souhait charitable ne tarde encore longtemps à s’accomplir !… Je me suis déjà battu trente fois en duel, et trente fois j’ai laissé derrière moi un cadavre.
Laurent se disposait à s’éloigner, lorsque se ravisant :
— À propos, reprit-il, quel est donc celui qui m’a donné tout à l’heure un si furieux coup sur la tête ?
— C’est moi ! dit modestement Alain. Dame ! que voulez-vous, j’ai frappé peut-être un peu dur, mais la faute en est à vous seul !… Il ne fallait pas tenter d’assassiner mon maître, M. le chevalier de Morvan !… Vous vous êtes conduit comme un païen, et en païen je vous ai traité ?…
— Tu m’as empêché de commettre une vilaine action, je t’en remercie et voici ta récompense, répondit Laurent, qui jeta aux pieds du Bas-Breton cinq quadruples.
— Alain se précipita sur les pièces d’or et les ramassa tout en murmurant :
— Il paraît en effet que taper ferme, comme me le disait dernièrement Montbars, rapporte gros dans ce drôle de pays. Il aurait pu me donner son or d’une façon plus gentille, ce Laurent ; ça ne fait rien ; de l’or c’est toujours de l’or.
De Montbars prit alors son neveu par le bras et l’entraîna loin de la foule qui, dominée par cette scène rendue plus saisissante encore par la réputation des gens qui y figuraient, avait gardé un anxieux silence.
— Mon brave Louis, dit le boucanier d’une voix affectueuse, presque émue, te voilà avec une bien triste affaire sur les bras… Je donnerais ma fortune entière pour que ta mauvaise étoile n’eût pas conduit ce Laurent sur ta route !
— Vous avez tort Montbars, de vous préoccuper à un tel point de ce duel ! Sur ma parole de gentilhomme, je suis fermement convaincu que j’en sortirai victorieux. Mais quel est donc ce Laurent ?
— Le beau Laurent, comme on l’appelle, est l’homme qui joiut, après moi, de la réputation la plus haute et la mieux méritée dans la flibusterie. Son audace, son coup d’œil, sa force, ses connaissances en toutes choses sont extraordinaires. La nature l’a doué des qualités les plus précieuses, malheureusement un orgueil sans bornes, une cruauté implacable et une perversité inouïe en font un monstre : il ne croit à rien. Laurent, depuis longtemps, je le devine, convoite mon autorité souveraine et travaille en secret à saper ma puissance ! Qu’il prenne garde ! je veille ! Je ne dois pas toutefois me dissimuler qu’il possède une grande popularité ! Sa générosité et sa munificence sont sans limites ! sa bourse appartient à tous les malheureux !… Un singulier homme !… Par moment je suis presque tenté de croire qu’il y a du bon en lui… Il faut qu’une immense douleur ait pesé sur son passé. Il traite les femmes avec un mépris souverain et elles raffolent de lui. La jeune fille que tu as vue tout à l’heure courir avec tant d’empressement à son secours et qu’il a si brutalement repoussée, appartient à l’une des plus riches et des plus nobles familles d’Europe établies à Léogane. Ce Laurent est un mystère même pour moi.
— En tous cas, dit de Morvan, son nom n’indique pas une bien illustre origine.
— Tu te trompes, mon cher Louis. Est-ce que je m’appelle Montbars, moi ! Dans l’île de Saint-Domingue, il n’y a pas un flibustier, si ce n’est de Grammont, qui porte son véritable nom. Il existe ici parmi les simples engagés, des cadets qui appartiennent à la plus haute noblesse de France et d’Angleterre !
L’oncle et le neveu passèrent le reste de la journée ensemble.
Le lendemain ils se mirent en route dans la matinée pour le mont du Pithon, Montbars désirant étudier à l’avance le lieu où devait se passer le combat.
Alain, profondément attristé et inquiet, suivait son maître la tête basse et l’air soucieux : avec les cinq quadruples qu’il tenait de l’originalité du beau Laurent, le Penmarkais avait acheté un long fusil de boucanier, de la poudre et des balles.