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Les Boucaniers/Tome VII/V

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 125-152).


V

Passion et innocence


Le beau Laurent, en quittant son matelot, fut frapper à la porte de la cabine occupée par Fleur-des-Bois.

La jeune fille, à moitié couchée dans son hamac, était absorbée à un tel point dans ses réflexions, qu’elle n’entendit pas.

Laurent, après une courte attente, poussa la porte et entra.

Il fallait que le cœur du flibustier ne fût pas, ainsi qu’il le prétendait, mort à tout noble sentiment, car, en apercevant la fille de Barbe-grise, il s’arrêta immobile et troublé sans oser franchir le seuil.

Rien de gracieux au reste, comme la pose pleine de mélancolie et d’abandon de Fleur-des-Bois.

Son bras gauche mollement arrondi soutenait sa délicieuse tête, tandis que son bras droit retombait vers le sol.

Soit qu’elle fût accablée par la pesanteur de l’atmosphère, soit qu’elle fût oppressée par ses propres sensations, Jeanne, ne s’attendant pas à être dérangée dans sa rêverie, avait remplacé ses vêtements de voyage par une de ces légères et courtes jupes de mousseline que portent les créoles dans l’intérieur de leurs habitations : de sa magnifique et incomparable chevelure, libre de toute entrave et flottant alors sur ses épaules, Jeanne s’était fait un charmant et pudique manteau.

Ainsi blottie dans son hamac de fils d’aloès, dont les mailles laissaient apercevoir en entier ses formes d’une pureté parfaite, Fleur-des-Bois présentait le plus séduisant tableau que jamais poète ait rêvé.

Le beau Laurent resta pendant plusieurs secondes en extase devant cette idéale apparition, qu’éclairait de ses douces lueurs une bougie renfermée dans un garde-brise.

— Fleur-des-Bois, murmura-t-il enfin d’une voix caressante.

— Qui est là ? s’écria la jeune fille en ramenant vivement sur ses épaules, par un geste rapide et empreint d’une naïve et pudique coquetterie, les boucles soyeuses de sa chevelure. Ah ! c’est toi, Laurent, que me veux-tu ? est-il donc temps de partir ?

— Non, Jeanne, pas encore. Il y a quelques heures je t’ai entendu dans la prévision d’un accident fatal, adresser tes adieux au chevalier Louis : eh bien, comme moi aussi, je puis succomber dans la lutte, je viens te voir avant d’engager le combat.

Cette réponse parut causer une certaine surprise à Fleur-des-Bois.

— Tu m’aimes donc, Laurent ? demanda-t-elle au flibustier d’un air pensif.

— Oui, Jeanne, je t’aime !…

— Comme une sœur ou comme l’on aime autrement ?…

— Comme une amante ! reprit le beau Laurent avec un élan passionné.

— Une amante ! dis-tu, répéta lentement Jeanne… Et quelle différence existe-t-il donc entre une amante et une sœur ?…

À cette question adressée d’une voix dont le timbre suave et pur annonçait tout au plus la curiosité, le flibustier hésita.

Cet homme si terrible dans la bataille, ce Laurent qui dominait le carnage par son irrésistible impétuosité ; qui faisait plier les plus indomptables boucaniers sous la seule puissance de son regard, qui, devant les femmes le plus haut placées par la naissance et la fortune, restait fier, dédaigneux, indifférent ; cet homme dont l’esprit hardi raillait toutes choses, se sentit, à la question de Jeanne, rempli d’un trouble profond ; sa témérité reculait devant tant d’innocence.

— Eh bien ! reprit bientôt Jeanne, tu ne me réponds pas, Laurent… Toi aussi tu te moques de mon ignorance ?…

— Moi, Jeanne, j’ai peur, répondit Laurent d’une voix sourde, et comme si cet aveu parti du cœur, humiliait sa fierté.

— Peur, toi le beau Laurent !… Et pourquoi cela as-tu peur ?

— Je crains, Jeanne, en arrachant d’une main téméraire et brutale le voile d’innocence qui te cache la vie de me rendre coupable d’une mauvaise action, de commettre un crime.

— Je ne te comprends pas, Laurent…

— Au fait, reprit le flibustier avec violence et comme paraissant prendre un parti, au fait cela ne peut durer plus longtemps ainsi ! Tu me demandes, Jeanne, continua-t-il après une légère pause la différence qui existe entre l’amitié d’un frère et l’amour d’un amant…

— Oui, Laurent, dit Fleur-des-Bois avec une émotion instinctive. Cependant, si ma question te paraît indiscrète et que ta réponse exige, pour être comprise, plus d’esprit et de connaissance que je n’en ai, il est inutile d’entrer dans des explications qui ne serviraient qu’à me faire rougir de mon ignorance.

— Fleur-des-Bois, il n’est besoin, pour lire dans le livre de la nature, que d’avoir de la jeunesse et des désirs, un cœur !… L’affection fraternelle est un sentiment calme et placide qui laisse à l’esprit une entière indépendance, une complète liberté ! Une sœur éloignée de son frère, s’habitue promptement, sans efforts, à cette séparation. Doit-elle le revoir, elle est contente ; mais cela ne trouble ni le sommeil de ses nuits, ni les pensées de ses jours : c’est à peine si elle l’attend ; quand il viendra elle sera joyeuse, voilà tout. Auprès d’un frère, une sœur parfois s’ennuie. Aux propos qu’il lui tient, ses lèvres seules souvent répondent ; son cœur est ailleurs. Un frère a-t-il besoin de la fortune de sa sœur, une sœur du bras et du courage de son frère, la première donne son or et le second son sang, parce qu’il y a devoir pour eux à agir ainsi. Ni l’un ; ni l’autre n’apportent, la plupart du temps, aucun enthousiasme dans le sacrifice.

— Assez, assez ; tais-toi, Laurent, tu me fais mal ! s’écria Jeanne en interrompant vivement le flibustier. Quoi ! c’est cette affection pour ainsi dire ennuyée, froide et forcée que mon chevalier Louis éprouve !… Est-il possible que quand il est auprès de moi sa pensée se porte ailleurs ! Qu’il s’ennuie à mes côtés… qu’il me réponde non avec son cœur, mais avec ses lèvres !… Oh ! non, Laurent, je ne te crois pas ! Tu as voulu t’amuser de ma crédulité !… te moquer de moi !… C’est bien mal…

— Fleur-des-Bois, je te jure que j’ai dit la vérité telle que me l’a apprise l’expérience !…

— Et l’amour d’un amant pour sa maîtresse, dit Jeanne en interrompant de nouveau Laurent, le connais-tu ? l’as-tu éprouvé ? sais-tu ce que c’est ?…

— Oui, Jeanne, car cet amour je le ressens pour toi.

— Tu m’aimes comme un amant, toi ?… Eh bien, ajouta Jeanne après avoir hésité, parle, je t’écoute !

Le flibustier se rapprocha de Jeanne, s’assit dans une chaise basse placée auprès du hamac, puis, prenant une des mains de la jeune fille dans les siennes :

— Ma délicieuse Jeanne, lui dit-il, l’amour est un sentiment qui ne ressemble à aucun autre !… Dès qu’il s’empare de vous, la nature cesse d’exister à vos yeux : dans l’univers entier, vous ne voyez plus qu’un objet, l’objet aimé !… Un sourire de la maîtresse de votre cœur vous transporte d’une telle joie, vous donne un tel orgueil, que vous mettez en doute l’existence du malheur sur la terre… Vous vous apitoyez sur le sort des autres hommes en songeant qu’ils ne connaissent pas votre amante… De même que ce sourire vous a ravi, de même aussi une parole insignifiante, un mot que vous avez mal compris, un regard qui vous a paru distrait, ennuyé, indifférent, suffisent pour vous plonger dans un désespoir profond ! Alors, vous ne croyez plus au bonheur, l’existence vous apparaît triste, désolé comme une halte que Dieu impose à la créature entre le néant et la mort, ce commencement d’une nouvelle existence… Vous pleurez, vous gémissez, vous rêvez le suicide…

— C’est vrai, dit Jeanne pensive, continue.

— Ainsi qu’un rayon de soleil, reprit le flibustier, fait oublier l’orage, de même la faveur la plus légère de votre maîtresse suffit pour vous tirer de ce découragement qui vous paraissait sans bornes, inguérissable… Alors, maudissant votre injustice, vous ne trouvez pas d’expiation assez grande pour réparer votre faute…

— C’est vrai que souvent on se laisse emporter bien à tort…

— Enfin, continua le beau Laurent, l’amour diffère surtout en ceci de l’amitié, que se dévouer pour sa maîtresse vous cause une volupté sans égale !… On s’attache à elle de toute la grandeur du sacrifice accompli !… Quant aux joies de l’amour, Fleur-des-Bois, elles sont si vives que la langue humaine est impuissante à les retracer ! Voir sa maîtresse retenue par la passion, tandis que sa volonté lui conseille de s’éloigner de vous, de vous fuir, la voir rester, émue, palpitante à vos côtés, c’est goûter un bonheur dont la prolongation doit constituer la vie dont les élus jouissent au ciel !…

Laurent s’était animé, : ce que sa parole, contenue par le respect que lui inspirait involontairement l’innocence de Jeanne, n’osait exprimer, son regard le disait.

Peu à peu il s’était rapproché de la jeune fille : lorsque sa bouche resta muette, son bras entourait la taille de Jeanne.

— Laisse-moi, Laurent, s’écria Fleur-des-Bois en s’élançant hors de son hamac. Pourquoi me fixer ainsi d’un air furieux ?… Quel mal t’ai-je fait ?… Tu m’effraies ! Va-t-en !

— Fleur-des-Bois, dit le flibustier d’une voix sourde et en attirant, par un geste d’une force irrésistible, la pauvre enfant contre son cœur, Fleur-des-Bois, j’éprouve pour toi la passion que je viens de te décrire. Si tu veux m’aimer, je deviendrai, moi, Laurent, ton esclave. Je plierai mon orgueil a tes volontés, je passerai ma vie à tes genoux, à épier tes moindres caprices ; j’emploierai mon courage à satisfaire tes désirs, quelque insensés qu’ils puissent être ! Tu disposeras de moi comme tu l’entendras. Je serai ton bien, ta propriété, je te le répète, ton esclave.

Laurent regarda alors avec égarement Jeanne qui se débattait en vain sous sa puissante étreinte.

— Mon Dieu, que je t’aime ! dit-il, et il déposa un long baiser sur le front de Jeanne.

Au contact des lèvres du flibustier, Fleur-des-Bois poussa un cri déchirant ; puis, au même instant, trouvant dans son désespoir une de ces énergies mystérieuses et inexplicables que la nature accorde, à certaines heures solennelles, aux natures d’élite, elle s’arracha des bras de Laurent, et, folle de terreur, elle se mit à crier :

— À moi ! mon chevalier Louis ; viens à mon secours !…

L’action de la jeune fille produisit un effet extraordinaire sur Laurent ; le feu de son regard s’éteignit ; son visage enflammé se couvrit d’une matte pâleur, un triste et douloureux sourire passa sur ses lèvres.

— Il est inutile, Fleur-des-Bois, dit-il froidement, que tu appelles mon matelot ! Tu ne cours aucun danger, et la présence du chevalier pourrait, en ce moment-ci, me conduire à commettre un crime !… Je suis calme, Fleur-des-Bois… Pourquoi t’en voudrais-je, chère enfant ! Tu ne m’aimes pas, et tu me repousses… quoi de plus simple ?… Que veux-tu !… Il paraît qu’il n’est pas dans ma destinée de vivre comme les autres hommes… La nature a mesuré mes épreuves à mes forces… Je suis né pour souffrir ! Au revoir, ma douce Jeanne…

Laurent s’éloigna aussitôt de la cabine, d’un pas ferme et assuré.

— Ce que je veux doit tôt ou tard s’accomplir, murmura-t-il en se dirigeant vers le pont : Jeanne sera ma maîtresse !

Quant à la pauvre Fleur-des-Bois, à peine Laurent eut-il refermé la porte derrière lui, qu’elle tourna la clé dans la serrure et se jeta tout en pleurs dans son hamac.

— Oh ! mon Dieu, qu’ai-je-appris ! disait-elle en essayant de comprimer les sanglots qui soulevaient sa poitrine. Je devine à présent, l’amour !… Non… non, jamais je ne parviendrai à supporter la pensée que mon chevalier Louis ne voit en moi qu’une sœur !…

Après avoir longtemps pleuré, Jeanne se leva, se revêtit de son costume de Boucanière, et examinant sa carabine :

— Ma bonne sainte Anne d’Auray, dit-elle avec ferveur, faites qu’une balle vienne me frapper cette nuit !… Que je désire donc mourir !… Oui, mais non pas sans avoir vu auparavant cette belle Espagnole qui a captivé le cœur de mon chevalier Louis…

Jeanne essuya ses larmes et monta sur le pont.

Au moment où elle arriva, on mettait les canots à la mer : de Morvan s’embarquait, Jeanne le suivit.

L’expédition des flibustiers, abritée par l’ombre que projetaient les grands arbres qui bordaient les rives du Lagon, atteignit sans courir le moindre risque d’être découverte, la ville de Grenade.

Les aventuriers, armés chacun d’un de ces redoutables fusils de Boucaniers si terribles entre des mains exercées, de deux paires de pistolets, et d’un large et épais coutelas, se divisèrent en trois troupes, ainsi que cela était convenu ; les embarcations furent conduites au faubourg de Santa-Engracia, désigné comme point de ralliement en cas d’une défaite.

— Amis, dit Laurent, dans deux heures d’ici vous remporterez, remplis d’or, les vastes sacs vides dont vous vous êtes munis ! L’essentiel maintenant c’est que vous ne laissiez aucun ennemi donner l’alarme. Bâillonnez et attachez les prisonniers obéissants ; massacrez impitoyablement ceux qui tenteraient de résister. Surtout ne vous servez de vos armes à feu qu’à la dernière extrémité, qu’autant qu’il y ait bataille réglée. Vos coutelas vous suffiront pour le moment. Je vais aller vous faciliter l’entrée de la ville : restez en attendant cachés dans ces bosquets. Avant un quart d’heure, je serai de retour. Si, par un hasard tout à fait improbable, il m’arrivait malheur, mon matelot, le chevalier Louis, me remplacerait. Il a reçu mes instructions, il vous conduirait à la victoire.