Les Boucaniers/Tome VII/VII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 207-229).


VII

Les Rivales


Jeanne, avant de franchir le seuil de la porte, s’arrêta un instant immobile et indécise ; mais bientôt prenant son parti, l’œil brillant et toute rougissante, elle s’avança ou plutôt elle bondit vers Nativa.

— Voilà donc l’Espagnole que tu aimes ! mon chevalier Louis, dit-elle à de Morvan, qui, décontenancé, ne sut que répondre. Mon Dieu, qu’elle est belle ! continua Fleur-des-Bois en regardant sa rivale avec une ardente curiosité ; jamais encore je n’avais songé que la vue d’une femme pût éblouir ainsi le regard… Comment se nomme ta maîtresse, chevalier ?

— Elle se nomme Nativa ! répondit Laurent. Son père le comte de Monterey est un des puissants et des heureux de la terre : il possède des dignités sans nombre, une fortune incalculable : son gendre sera envié de tout le monde !… Eh bien Jeanne, je te jure que je refuserais sans hésiter la fille et les trésors du comte pour un seul de tes sourires ! Tu t’extasies devant la beauté de Nativa, enfant ! Tes yeux ne se sont donc jamais reposés sur la surface d’un miroir ! Tu ne sais donc pas que la nature a épuisé toutes ses ressources en ta faveur ! Que cette beauté de Nativa, qui t’éblouit, pâlit et disparaît devant la tienne !

— Dis-tu vrai, Laurent ? s’écria Jeanne avec une joie naïve et une surprise véritable ! Ne te moques-tu pas de moi ! Alors pourquoi mon chevalier Louis aime-t-il cette femme comme une maîtresse et moi comme une sœur ?…

Nativa, lors de l’apparition de Fleur-des-Bois, était tellement troublée, qu’elle n’avait pas remarqué la jeune fille.

Les paroles de la Boucanière réveillèrent sa fierté et lui rendirent, sinon le calme, au moins la présence d’esprit.

— Chevalier, dit-elle à de Morvan, votre présence à Grenade, en compagnie de Laurent, m’apprend assez quel nouveau genre de vie vous avez embrassé. Mon père, par bonheur, est en ce moment absent de la ville, mais il a laissé ici son or. Que je ne vous retienne pas. J’ai hâte de me retrouver seule ; un de mes esclaves va vous servir de guide pour visiter l’habitation ; emparez-vous des richesses qu’elle contient. Que ma présence ne vous empêche pas de faire votre métier.

— Ah ! senorita, s’écria de Morvan, que ces paroles pleines de mépris touchèrent jusqu’aux larmes, à quoi bon cet outrage immérité ! Vous savez bien que si je suis venu à Grenade, ce n’est pas l’espoir d’un vil butin qui m’y a conduit ! Mon seul but en m’associant à la téméraire expédition des Boucaniers, a été de vous revoir, de vous supplier en faveur de mon amour !

— Quoi, chevalier, reprit Nativa d’un ton ironique, vous osez avouer de pareilles choses ici, devant Laurent !… Vous oubliez donc que ce ladron m’a repoussé avec dédain !… que moi, la fille du comte de Monterey, j’ai lâchement forfait à l’honneur de mon nom ! que je suis indigne de l’amour d’un honnête gentilhomme !… qu’entre vous et moi la honte a creusé un abîme !…

— Senorita Sandoval, dit Laurent, je ne puis m’empêcher d’admirer la perversité de votre esprit. Votre feinte humilité est d’une rare adresse ; elle a pour but d’exciter les passions du chevalier et de le conduire à m’assassiner. Ce manège est fort adroit !

— Ah ! vraiment, senor ladron ; répondit Nativa avec une hauteur tout espagnole, vous attachez trop d’importance à votre personne ! Croire que je désire votre mort !… Allons donc !… Pour moi vous n’existez plus… Oui, je l’avoue, aveuglée jadis par ma générosité et mal conseillée par mon inexpérience, je me suis attachée à vous comme à une bonne action !… J’ai rêvé de vous retirer de la fange où vous étiez tombé… Que voulez-vous ! je n’ai pas été élevée dans votre monde ! Je ne connaissais ni la bassesse, ni l’infamie des gens de votre espèce. Ma jeunesse s’était écoulée au milieu de nobles caballeros. Je croyais que la bravoure allait toujours de pair avec l’honneur !…

Si j’ai commis une faute dans ma vie, continua Nativa avec tristesse, c’est le chevalier de Morvan qui seul a le droit de me la reprocher !

— Moi, mademoiselle ? s’écria le jeune homme.

— Oui, vous, chevalier ! je vous ai laissé croire à un amour qui n’était pas encore dans mon cœur ; je vous ai donné de fausses espérances, que je ne partageais pas. J’ai manqué de franchise. Hélas ! je suis cependant plus à plaindre qu’à blâmer ! Séduite par la noblesse de votre caractère, reconnaissante de l’immense service que vous aviez rendu à mon père en le sauvant d’une mort certaine, au péril de vos jours, je me suis un moment abusée moi-même.

J’ai confondu avec un sentiment plus tendre, l’admiration que vous m’inspiriez. Plus tard, lorsque je parvins à me rendre compte de l’état de mon cœur, je reculai devant un aveu qui, du moins je le croyais, devait vous affliger sérieusement. J’ai tenu, chevalier, à vous donner cette explication, car votre estime m’est précieuse. À présent, je ne vous retiens plus. Adieu, chevalier. Mon avenir, à moi, est fini sur la terre. Mes pensées sont à Dieu. Croyez que du fond du couvent où je vais me retirer, je prierai pour le bonheur de votre avenir.

— Que dites-vous, Nativa, s’écria de Morvan profondément ému. Vous retirer dans un couvent, vous si jeune, si belle ! non, c’est impossible. Ce sacrifice, conseillé par le désespoir, ne s’accomplira pas !…

— Je vous demande pardon, chevalier, il s’accomplira ! Et comment voudriez-vous qu’il en fût autrement ? Avez-vous de moi une si détestable opinion que vous me croyiez capable d’unir à un galant homme le sort d’une femme qu’un Laurent a repoussée ! Je sais bien que ce Laurent est placé dans une condition trop infime pour qu’il soit possible d’être jamais jaloux de lui ; que le souvenir de la façon dont il a reconnu ma générosité laissera à peine dans mon esprit une trace semblable à celle que produit un rêve… Oui, c’est vrai ; mais ce que je ne veux pas, — supplice intolérable pour ma juste fierté, — c’est que l’homme dont je porterai le nom me reproche un jour, en l’exagérant, mon passé !

— Nativa, s’écria de Morvan, plus je réfléchis à la conduite que vous avez tenue envers Laurent, et plus je vous admire et je vous aime ! Devant l’homme qui vous a si indignement outragée et méconnue, je vous dis : « Nativa, voulez-vous être ma femme ? voulez-vous accepter mon nom ? »

À ces paroles prononcées par de Morvan avec passion, Fleur-des-Bois pâlit et dut, pour ne pas tomber par terre, se retenir convulsivement au dossier d’un fauteuil.

Quant à Laurent, il reportait alternativement un regard moqueur de l’Espagnole à son matelot, et semblait prendre un véritable plaisir à cette scène.

Nativa, en entendant le chevalier lui offrir son nom, ne put réprimer un mouvement de joie.

— Chevalier, lui dit-elle, et sa voix émue était d’une douceur singulière, je n’attendais pas moins de votre générosité ! Merci de cette marque de considération et d’estime !… Vous venez de me relever à mes propres yeux !… Jusqu’à mon dernier jour, je vous serai reconnaissante !…

— Vous acceptez, Nativa ? reprit de Morvan ivre de joie.

— Non, chevalier, je refuse ! Oh ! ne vous récriez point. Je suis intimement persuadée que vous tiendriez votre promesse ; que jamais une allusion, un mot de reproche capable de me rappeler mon erreur ne sortiraient de vôtre bouche. Je sens qu’avec vous le bonheur me serait facile… mais, hélas !…

— Nativa, vous vous taisez. De grâce, expliquez-vous.

— Hélas ! chevalier, — pardonnez-moi, je vous en conjure, ce que je vais dire, — vous oubliez que je ne m’appartiens pas, que mon père a seul le droit de disposer de mon sort…

— Eh bien, Nativa, pourquoi votre père refuserait-il mon alliance ? Je suis de grande naissance, jeune, courageux, l’avenir m’appartient. Soutenu par votre amour, je me sens capable de tout entreprendre !

— Comment, chevalier, dit lentement Nativa, pouvez-vous croire un seul instant que le comte de Monterey prendrait au sérieux la demande que lui ferait un Boucanier de la main de sa fille !…

Cette réponse atterra le gentilhomme : reconnaissant combien Nativa avait raison, il resta confus, humilié, accablé sous la honte que lui causait la pensée de sa position présente.

Fleur-des-Bois qui, pendant la conversation de Nativa et de Morvan, avait gardé le silence de l’accablement, sortit, devant le désespoir du jeune homme, de sa torpeur.

— Mon chevalier Louis, dit-elle en s’élançant vers lui, ne te désole pas ainsi ! Comment ne m’aimes-tu pas davantage que cette femme ! je vaux pourtant mille fois plus qu’elle ! Crois-moi, renonce à être un grand seigneur ! Viens avec moi ! Nous ne nous quitterons plus. Nous vivrons ensemble dans nos belles forêts ! Nous chasserons tout le jour ! Le soir je te cueillerai les fruits que tu aimes le mieux, j’ornerai la chambre des fleurs les plus rares et les plus fraîches. Je ferai tout ce que tu voudras. J’étudierai. Allons, mon chevalier Louis, du courage, tu comprends bien que cette Nativa n’éprouve rien pour toi ; pourquoi vouloir l’épouser ? Si elle t’aimait, est-ce qu’elle songerait à te reprocher ce que tu es ? C’est bien mal ce qu’elle a dit là. Je ne la trouve plus aussi jolie. Partons, mon chevalier Louis, partons.

— Jeanne, dit de Morvan en repoussant doucement la fille de Barbe-Grise, si tu avais réellement pour moi l’affection d’une sœur, tu ne parlerais pas ainsi. Sans Nativa le bonheur pour moi n’est plus possible !…

Quant à vous, senorita, ajouta de Morvan en se retournant vers l’Espagnole, pardonnez à l’innocence de cette chère enfant ! Son amitié pour moi est sincère. Élevée dans les forêts et complètement en dehors de la vie réelle, elle ignore, dans sa candeur, le sens et la valeur des mots.

Oui, Nativa, votre observation est juste : un Boucanier prétendre à votre main ! ce serait monstrueux !… Laissez-moi toutefois espérer !… Tenez, Nativa, si vous vouliez me jurer de ne jamais appartenir qu’à moi, si vous consentiez à vous engager, par serment, à refuser toute autre alliance : vous ne pourriez vous imaginer combien cette assurance augmenterait mes forces, doublerait mon courage !

De grâce, ne vous offensez pas de mon exigence : si je ne me sentais pas capable du plus complet dévoûment pour vous, jamais je n’aurais osé vous adresser une pareille demande.

— Chevalier, dit Nativa, votre générosité me touche. Devant Dieu, qui nous entend, je vous jure que, vous vivant, je n’accepterai jamais d’autre époux que vous.

Cet engagement, — le premier, le seul réellement franc et explicite que l’Espagnole eût adressé à de Morvan, — remplit le jeune homme d’une joie insensée.

— Et moi aussi, Nativa, s’écria-t-il, je jure sur mon honneur de gentilhomme et sur ma part de la vie éternelle que jamais, vous vivante, aucune femme, quelle que soit la position dans laquelle je pourrai me trouver, ne portera mon nom !…

À peine de Morvan achevait-il de prononcer ce serment que Fleur-des-Bois poussa un grand cri, ferma les yeux, étendit ses mains en avant, comme si elle eût espéré trouver un point d’appui dans le vide, puis tomba inanimée sur le sol.