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Les Boucaniers/Tome VIII/XII

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 325-349).


XII

L’asile.


Dans l’un des sites souterrains les plus pittoresques de cette merveilleuse grotte, si intrépidement explorée jadis par les flibustiers, et qui depuis de longues années leur servait d’asile, se passait le lendemain de l’arrivée de Montbars une scène réellement étrange.

Que le lecteur, se rappelant ses impressions et ses rêves d’enfance, se figure l’intérieur de l’un de ces palais enchantés, bâtis en rubis, diamants, émeraudes et opales, et il restera encore bien au-dessous du grandiose et sublime spectacle que présentait la salle de délibération des flibustiers.

C’était une vaste excavation naturelle qui, produite sans doute depuis des siècles, par une irruption volcanique, pouvait avoir une longueur de cent pieds sur une hauteur à peu près égale. Des stalactites et des cristallisations innombrables, suspendues à sa voûte, accrochés à ses flancs, s’élançant du sol, offraient une incroyable diversité de formes à l’œil ébloui, et ressemblaient, éclairées par les reflets des torches, tantôt à de gigantesques blocs de diamants, tantôt à une pluie de métal en fusion.

Plusieurs cavités profondes et étroites qui s’enfonçaient dans le rocher encadraient d’une ombre mystérieuse cette masse éblouissante de lumière et de feu ! Quatre-vingts flibustiers initiés, sur les cent-cinquante dont se composaient cette redoutable et ténébreuse association, se trouvaient présents à ce rendez-vous annuel fixé par les statuts de leur société.

Ces flibustiers, armés jusqu’aux dents, étaient pittoresquement disséminés dans le souterrain. Tous, debout et appuyés sur leurs longs fusils, observaient un respectueux silence : Montbars parlait.

— Frères-la-Côte, disait-il, le moment est arrivé où nous devons cesser d’être d’obscurs aventuriers, des instruments de la politique des rois !… Jusqu’à présent, nous avons patiemment grandi à l’ombre ; il nous faut enfin révéler au jour notre puissance. Le rôle d’écumeurs de mer ne convient ni à notre dignité, ni à notre courage… On nous traite dédaigneusement de ramassis d’aventuriers ; montrons que nous sommes un peuple, une nation !…

Grâce à mes efforts, secondé par votre intrépidité, nous disposons d’énormes ressources ; avec de l’or et du fer, quel obstacle pourrait arrêter notre élan ? Aucun !…

Frères-la-Côte ! j’arrive de France ; j’ai traité avec Louis XIV le grand roi. Je l’ai secouru dans sa détresse ; j’ai acheté l’autorité morale que nous donnera son alliance ; je l’ai contraint à servir nos intérêts.

D’ici à peu de temps il doit tenter, de concert avec nous, une expédition considérable ; s’emparer de Carthagène !

J’ai stipulé que nos forces seraient commandées par l’un des nôtres ; que nos chefs marcheraient de pair avec les officiers de la marine royale ; je me suis réservé de pleins pouvoirs !

Frères-la-Côte, mon intention n’est pas de vous faire renier votre patrie, de vous priver de la gloire de son passé ! Nous resterons tributaires de la France ; mais je veux que notre soumission, toute volontaire, toute patriotique, nous laisse une complète indépendance, n’engage en rien notre liberté !

Une fois maîtres de Carthagène, c’est-à-dire possesseurs de la côte de l’Amérique méridionale, la Jamaïque, resserrée entre l’île de Saint-Domingue et notre nouvelle conquête, tombe nécessairement en notre pouvoir.

La Jamaïque, ne l’oubliez pas, est la clé des Antilles ! Alors, frères, il n’y aura plus de puissance humaine capable de nous anéantir, de s’opposer efficacement à nos progrès, de nous arrêter dans nos conquêtes.

Avant dix ans les Amériques espagnoles nous appartiendront ; dans un siècle peut-être nos héritiers transplanteront la civilisation d’Europe sous les tropiques ! Mes regards sont éblouis lorsque je songe aux probabilités de l’avenir, aux splendeurs qu’il nous réserve !…

Un dernier mot, Frères-la-Côte : grâce à des études suivies, profondes ; grâce peut-être au hasard, j’ai changé la tactique navale actuellement en vigueur : j’ai découvert, s’il m’est permis d’employer ce mot, une nouvelle marine. Je défie toutes les puissances coalisées de nous battre sur mer.

L’empire de l’Océan nous appartient sans conteste et sans partage… Vous doutez ?… N’oubliez pas ce que peut l’amour de la gloire uni à celui de la liberté… L’entrée de mon brigantin dans le Gouffre, n’est-il pas déjà un fait assez considérable pour vous donner une idée de ma découverte… Qui donc parmi vous, et tous vous êtes d’intrépides et expérimentés matelots, qui donc parmi vous, je le répète, pourrait pénétrer avec impunité dans le Gouffre autrement qu’avec une légère embarcation, une pirogue ou un canot ? Quel est celui de vous qui oserait se charger de faire reprendre la mer, malgré la violence des courants, à mon brigantin, actuellement ancré sous les voûtes de l’Asile ? Que celui-là s’avance, se mette à l’œuvre et réussisse. Je m’inclinerai devant son génie ; je le reconnaîtrai pour mon maître !

Frères-la-Côte, je termine. Depuis que vous m’avez élu chef de notre association, j’ai toujours trouvé en vous un concours et un dévoûment complets. Je vous demande plus encore aujourd’hui : j’exige une obéissance tout à fait passive, une abnégation entière !

Moi je m’engage, en retour, à vous donner l’empire de l’Océan, à faire de vous un grand peuple ! Je n’ai jamais, ne l’oubliez pas, forfait à ma parole, manqué à mes promesses. Puis-je compter sur vous !

La parole de Montbars respirait un tel enthousiasme, une si profonde confiance, que les initiés se sentirent électrisés. Ils lui répondirent par des bravos frénétiques et prolongés.

La bruyante expression de leur assentiment durait encore, quand une voix sonore et ironique s’éleva pour protester ; cette voix était celle du beau Laurent.

La popularité, ou pour mieux dire la réputation dont jouissait le brillant flibustier était telle, que le silence se rétablit aussitôt comme par enchantement.

— Amis ! s’écria Laurent, je n’imiterai par Montbars ; je ne vous adresserai pas un discours longuement médité et préparé à l’avance ; peu de mots me suffiront : Frères-la-Côte, prenons garde ! On veut nous lancer dans une voie qui ne convient ni à nos instincts ni à nos goûts ! Que sommes-nous ? de joyeux et intrépides aventuriers ! Que  ? des combats, de l’or, des femmes ! Pourquoi jouons-nous notre vie ? pour nous procurer les jouissances du luxe, les délices de l’orgie !… Que m’importent à moi les mystères de l’avenir ! Qu’ai-je besoin de devenir le fondateur d’une puissance future tout à fait problématique. Ce que je veux, c’est une existence courte et bonne… Parbleu, Montbars, je t’admire… Quoi ! parce que tu es ambitieux, que tu rêves la gloire, tu nous proposes de nous sacrifier à tes projets personnels !

Tu oses nous dire avec toute l’impudence de ton orgueil : « Amis, devenez les instruments passifs de ma renommée, je consens à me servir de vous pour transmettre mon nom à la postérité. » Vraiment, c’est par trop d’effronterie ! Et que nous offres-tu en retour des sacrifices que tu nous demandes ? Tu nous offres de changer notre précieuse indépendance contre une honteuse servitude ! de devenir tes sujets… Tu nous méprises donc bien !…

Laurent fit une légère pause, puis changeant de ton, et d’une voix solennelle :

— Montbars, reprit-il, non-seulement je repousse de toute la fierté de mon indépendance, l’avilissant esclavage que tu nous proposes, mais je vais plus loin : je t’accuse hautement, à la face de tous, d’avoir indignement abusé de notre confiance, sacrifié nos intérêts à tes vues personnelles !… Va, tu as beau vouloir te draper dans la grandeur, ton hypocrisie ne m’en impose pas ! Je vais arracher le masque dont tu essaies de te couvrir !

Montbars, voici quel est ton but : banni de France pour avoir conspiré contre l’autorité royale, tu veux, en nous livrant, pieds et poings liés, à la cour, rentrer dans la possession de tes biens confisqués…

Ce que tu as fait dans ton voyage en France, je le sais aussi : tu as gaspillé le plus pur de notre or, donné dix millions à Louis XIV ! Au fait, que t’importait ! L’or que tu prodiguais ainsi ne t’appartenait pas, et en nous ruinant, tu reconstruisais ta fortune ! C’était une bonne affaire pour toi !… Frères-la-Côte, vous avez entendu mon accusation ; rien n’empêche Montbars de se justifier. Je le mets au défi de prouver son innocence !…

L’attaque de Laurent, calculée avec une rare adresse, produisit sur les initiés une impression indescriptible. Le flibustier, en faisant appel à leurs instincts grossiers et dissolus, à leur cupidité, à leur esprit d’indépendance et d’insubordination, avait touché juste.

Montbars, quelques minutes auparavant si populaire, leur paraissait alors un traître et un ennemi.

— Frères-la-Côte ! s’écria-t-il sans perdre de temps, car il comprenait la gravité de sa position ; Frères-la-Côte, je suis loin de cacher que j’ai remis dix millions au roi de France. Ce prêt n’est pas seulement une gloire pour nous, mais il constitue encore une excellente opération. La prise de Carthagène nous rendra au quintuple cette avance !…

— L’expédition de Carthagène n’aura pas lieu ! interrompit Laurent avec violence. Moi aussi, quoique je ne gaspille pas des sommes énormes à payer une prétendue police, je possède des intelligences à la cour de Versailles. Eh bien, il y a à peine un mois, j’ai reçu l’assurance formelle que monseigneur de Pontchartrain s’était catégoriquement prononcé contre cette entreprise. Frères-la-Côte, réjouissons-nous : nous perdons dix millions, mais notre bien-aimé chef va rentrer dans ses dignités et dans ses biens. Vive Montbars !

À cette exclamation ironique, des hurlements menaçants, des cris de mort retentirent semblables à un ouragan. Un triste et dédaigneux sourire qui entr’ouvrit les lèvres de Montbars, montra que l’ingratitude et l’injustice des initiés à son égard, quelque imprévues qu’elles fussent, ne le surprenaient pas. Il connaissait les hommes.

La tête haute et les bras croisés, il attendait que l’orage soulevé contre lui par la haineuse perfidie de Laurent fût calmé, lorsque le mot : « Silence ! » prononcé avec une rare autorité, retentit au-dessus du tumulte. Les flibustiers, s’attendant soit à une nouvelle accusation portée contre leur chef, soit à un nouvel épisode, se turent.

Alors un homme qui, pendant tout le temps qu’avait duré la délibération des initiés s’était tenu caché dans une des sombres anfractuosités de la grotte, s’avança lentement au milieu de la foule.

À l’apparition du nouveau venu, un vif mouvement de curiosité mêlé d’étonnement et de respect se manifesta chez les flibustiers.

— Le gouverneur du roi dans l’île de Saint-Domingue, Ducasse ! murmura Laurent.

Quoique l’autorité royale ne pesât pas d’une façon précisément directe sur les flibustiers, ils subissaient toutefois fortement son influence ! Le pouvoir de Louis XIV au dix-septième siècle, était considéré comme un pouvoir divin. Et puis, les aventuriers de Saint-Domingue n’ignoraient pas que la liberté que le roi leur laissait il était en son pouvoir de la leur ravir. Aussi montraient-ils toujours une grande déférence pour les gouverneurs qu’on leur envoyait !

Ducasse surtout, qui avait acquis une immense fortune et une fort belle réputation comme flibustier, avant d’entrer dans la marine royale et de devenir gouverneur de Saint-Domingue, jouissait auprès des aventuriers d’un prodigieux crédit.

Chacun rendait justice à la loyauté et à la fermeté de son caractère : on le savait aussi tolérant et miséricordieux en face du repentir ou de la soumission, que sévère et implacable devant la résistance.

— Messieurs, dit Ducasse au milieu du profond silence qui s’était établi, ne voyez-vous pas en moi le gouverneur nommé par Sa Majesté Louis XIV. Je suis venu ici raviver les souvenirs de ma jeunesse, me rappeler la plus belle époque de ma vie ! Si jamais Montbars essayait de s’affranchir du respect qu’il doit au roi, ou je donnerais ma démission, ou je le briserais sans pitié !… Ceci ne regarde que ma conscience. Frères-la-Côte, vous vous êtes montrés tout à l’heure d’une injustice, d’une ingratitude qui m’ont péniblement affecté…

Montbars a droit à tous vos respects, à toute votre reconnaissance ! Ces dix millions qu’une rivalité jalouse lui reproche d’avoir gaspillés, ne seront pas perdus. Louis XIV ne peut manquer à sa parole ; et moi, j’engage mon honneur que l’expédition de Carthagène aura lieu avant qu’une année ne se soit écoulée !

— Même contre la volonté du roi, si Sa Majesté s’y oppose ? demanda Laurent avec hauteur.

Ducasse réfléchit, puis regardant son interlocuteur bien en face :

— Oui, monsieur Laurent, lui répondit-il, même contre la volonté du roi !… Une simple signature suffit pour me rendre ma liberté, et mon vieux fusil de Boucanier n’est pas encore tellement rongé par la rouille, que je n’éprouve par moments l’envie de m’en servir !…

Ces mots, prononcés par Ducasse avec cette froide résolution qui impose toujours à la foule, changèrent subitement et du tout au tout les dispositions des flibustiers associés ; ils s’empressèrent auprès de Montbars et l’assurèrent d’un dévoûment sans bornes.

— Merci, matelot ! disait une demi-heure plus tard Montbars resté seul avec Ducasse, je n’attendais pas moins de toi ! Sais-tu que tu as bien gravement engagé ta parole !… Si Louis XIV nous abandonnait !

— Alors, matelot, j’écrirais au roi : « Sire, vous avez assassiné un de vos bons serviteurs » et je me brûlerais la cervelle.

— Tu veux dire : nous nous brûlerions la cervelle !

— Cela va de soi-même.

Montbars, en retournant auprès de Morvan, trouva le jeune homme en proie à un violent accès de fièvre. Près de lui veillait un chirurgien attaché à la flibuste.

— Eh bien, lui demanda Montbars avec inquiétude, que pensez-vous, de l’état du malade ?

— La gangrène s’est mise dans la plaie, répondit le praticien, l’amputation est devenue une question de vie ou de mort.

Fleur-des-Bois poussa un cri déchirant, et s’élançant entre le chirurgien et le chevalier, comme si le jeune homme eût été menacé et qu’elle voulût le défendre :

— Personne ne touchera à mon chevalier Louis, dit-elle.

Puis tombant à genoux, elle ajouta d’une voix étouffée par les sanglots :

— Sainte-Vierge ! vous le sauverez, car vous ne voulez pas ma mort.


FIN DE MONTBARS L’EXTERMINATEUR.