Les Boucaniers/Tome XI/V

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIp. 153-219).

V

À peine Montbars fût-il sortit de la Contaduria, qu’il s’empressa de se rendre partout où la licence effrénée des troupes royales et des flibustiers jetait du désordre dans la ville.

Malheureusement presque partout son autorité fut méconnue, on eût dit qu’un infernal génie avait soufflé son mauvais esprit sur les soldats et les Frères_la-Côte.

Leurs brutales passions, excitées outre mesure, ne connaissaient plus d’obstacles.

Montbars, plusieurs fois sur le point de sévir, s’arrêta devant les conséquences qu’une répression sanglante aurait pu amener ; cet homme, qui ne craignait pas de s’attaquer au plus puissant monarque du siècle, à Louis XIV, tremblait devant la pensée de compromettre ou d’affaiblir sa popularité.

— Bah ! se dit-il afin de s’excuser sa faiblesse, ces excès produits par l’enivrement inévitable qui suit toujours le premier moment du triomphe, ne dureront pas : je saurai y mettre bon ordre…

Montbars se trompait : l’influence occulte du beau Laurent devait paralyser ses efforts.

Un mois avait suffi à l’armée française pour changer en une morne désolation l’opulence qui naguère régnait à Carthagène.

L’œil attristé ne rencontrait que des ruines ; l’incendie et le pillage, exécutés sur une grande échelle, avaient laissé partout la hideuse empreinte de leur passage.

Les premiers jours qui suivirent l’occupation furent pour les habitants assez supportables : l’empressement qu’ils mirent à apporter leurs richesses au quartier général les garantit de toute violence.

Les soldats royaux et les flibustiers éblouis par la vue de tant d’or, étaient d’une humeur et d’une gaîté charmantes.

Peu à peu, et à mesure que les Espagnols, dépouillés de tout ce qu’ils possédaient, se trouvèrent dans l’impossibilité de satisfaire davantage à la cupidité de leurs vainqueurs, le caractère de ces derniers s’aigrit, et ils eurent recours aux plus affreux moyens pour continuer leur riche récolte.

La délation, encouragée par une primée, fut mise à l’ordre du jour ; tout esclave ou domestique qui dénonçait ses maîtres avait droit ; au dixième de la somme que produisait sa trahison.

Inutile d’ajouter que la vengeance avait, dans cette affreuse confusion, ses coudées franches.

Beaucoup de riches négociants, désignés comme ayant soustrait et caché une partie de leur fortune, furent soumis à la question et moururent dans d’effroyables tortures.

En vain de Montbars et Ducasse essayèrent-ils d’arrêter ces excès ; les soldats royaux et les flibustiers enivrés de carnage, méconnaissaient la voix de ces chefs jadis si respectés, et poursuivaient avec un redoublement de furie leur œuvre de destruction.

Le beau Laurent, plus ardent que tout autre au pillage, voyait sa popularité grandir de jour en jour.

Plusieurs fois de Montbars fut sur le point de le prendre à partie, mais jamais il n’osa exécuter ce projet dont l’accomplissement — il le sentait — l’eût complètement perdu dans l’esprit des flibustiers.

Toutes les femmes et les jeunes filles appartenant à la classe noble et riche de la ville s’étaient enfuies à l’approche des Français ; l’événement ne donna que trop raison à leur prudence.

Les malheureuses qui, confiantes dans l’humilité de leur position, étaient restées à Carthagène, subirent les plus odieux outrages.

Une terrible maladie épidémique, produite par le manque de vivres frais et par les émanations mortelles qui s’échappaient des cadavres abandonnés sans sépulture sur la voie publique, vint enfin mettre le comble au spectacle navrant que présentait la ville espagnole.

Les ravages du fléau furent tels que l’on dût enfin songer à abandonner Carthagène.

Avant de s’éloigner à tout jamais, Laurent proposa de faire une battue dans les environs, afin de poursuivre les fugitifs qui, lors de la capitulation de Carthagène, s’étaient sauvés en emportant leurs richesses avec eux.

Cette proposition acceptée avec enthousiasme, fût aussitôt exécutée.

Cinq détachements de trois cents flibustiers chacun partirent dans autant de directions différentes : ils devaient piller les bourgs et les villages qu’ils rencontreraient sur leur passage.

Le butin déjà réalisé montait à une somme énorme : près de vingt millions !…

Le lendemain de la sortie des détachements chargés de battre la campagne, Montbars, accompagné de de Morvan, se promenait tristement sur le port lorsqu’à fut surpris par la vue d’un évènement étrange.

L’escadre royale, rangée en ordre de bataille, appareillait.

— Que signifie cette manœuvre ? dit-il en s’adressant au jeune homme. L’amiral de Pointis, revenu à de meilleurs sentiments, voudrait-il occuper son escadre afin d’empêcher ses hommes de descendre à terre ?… Ce repentir me paraît tardif !… Tiens, mais voilà qui est curieux !… Regarde-donc dans les rues qui aboutissent au quai ; on n’aperçoit plus ni un matelot, ni un soldat royal !… Tout ceci me paraît suspect. Montons dans un canot, et rendons-nous à bord du Sceptre.

L’oncle et le neveu détachèrent aussitôt une légère embarcation, retenue au quai par un cordage, et se dirigèrent vers le vaisseau-amiral.

Ils n’avaient pas encore franchi une distance de deux encablures, quand ils virent l’escadre, les voiles orientées dans la direction de la sortie de la rade, se mettre en mouvement.

— Nageons ferme, Louis, s’écria de Montbars, un pressentiment me dit que nous n’avons pas de temps à perdre.

Le jeune homme et le flibustier appuyèrent avec force sur leurs avirons, et la légère embarcation ne tarda pas à atteindre le vaisseau-amiral.

Montbars saisit la tire-veille et s’élança en deux bonds sur le pont.

La première personne qu’il aperçut fut le baron de Pointis.

— Que signifie, amiral, lui demanda-t-il, ce simulacre de départ ?

— Ce simulacre est une réalité, répondit froidement l’amiral ; j’ai reçu ce matin, au point du jour, des dépêches de Versailles.

— Ah ! vous avez reçu des dépêches de Versailles, répéta lentement Montbars en fixant sur le baron un regard scrutateur. Et par quelles voies vous sont parvenues ces dépêches, je vous prie ?

— Par le brigantin le Favori, que commande le capitaine des Augers. Ce navire, expédié de France à ma seule intention, est resté mouillé à Boca-Chica ! Sa Majesté a daigné m’adresser un autographe de quelques lignes, et monseigneur de Pontchartrain de longues instructions ! Vous voye, monsieur Montbars, à la façon explicite dont je réponds à vos questions, ajouta le baron, en élevant la voix, le cas tout particulier que je fais de votre personne, car vous m’avez interrogé, et on n’interroge pas un amiral !

— On a toujours le droit de demander compte a un associé du résultat d’une opération entreprise en commun, monsieur le baron…

— C’est vrai, monsieur, je vous ferai observer que je ne comprends pas l’opportunité de cette réflexion. Peut-être voulez-vous faire allusion au concours que les flibustiers ont prêté à l’armée royale dans l’expédition de Carthagène ? Cette affaire ne regarde que M. Ducasse et moi !… Au reste, comme peut-être encore vous êtes inquiet sur la part qui doit vous revenir, je veux bien ajouter que les peines des flibustiers ne seront pas perdues pour eux. J’ai ordre de les payer sur le pied de la marine royale : chaque Frère-la-Côte recevra une indemnité égale à celle d’un matelot.

À cette réponse, à laquelle il ne s’attendait pas, Montbars laissa échapper une sourde exclamation de rage.

Il comprenait trop tard le piége où il était tombé.

Mais comment soupçonner un amiral d’un aussi odieux abus de confiance, d’un vol si impudent ?

Il fallait que le flibustier possédât un bien grand empire sur lui-même pour ne pas laisser éclater l’indignation et le désespoir qui ranimaient : il sentit que de Pointis, entouré par son équipage et sur son propre vaisseau, désirait vivement être insulté, cela lui eût offert un admirable prétexte pour sévir avec l’apparence du droit et de la justice.

— Amiral, lui dit-il d’une voix calme, il ne me reste plus que des remercîments sincères à vous adresser, pour la complaisance avec laquelle vous avez daigné répondre à mes questions !… M’est-il, toutefois, permis de vous demander où et quand les Frères-la-Côte recevront les gages qui leur sont dûs ?

— À l’entrée de Boca-Chica, où l’escadre restera pendant deux ou trois jours pour compléter ses provisions de bois et d’eau !

Montbars salua alors l’amiral avec la plus grande politesse, et se retournant vers de Morvan :

— Mon ami, lui dit-il toujours avec le même sang-froid, partons !

— Un moment je vous prie, interrompit le baron de Pointis. J’aurais quelques mots à dire à M. le chevalier de Morvan.

Le jeune homme s’inclina et l’amiral reprit :

— Monsieur de Morvan, dit-il ; avec affabilité, je suis heureux de pouvoir, en présence de mes officiers, proclamer la haute estime que j’éprouve pour vous. Votre brillante valeur pendant la campagne, votre fait d armes de Boca-Chica sont des titres sérieux que vous avez à la faveur du roi. Vous êtes le premier de tous qui ayez arboré, au milieu de la mitraille, de drapeau de la France sur les remparts ennemis. C’est là un souvenir qu’il ne m’est pas possible d’oublier. J’ai souvent regretté de voir un homme de votre naissance et de votre mérite livré à la vie d’aventures, lorsqu’il pourrait se dévouer au service du roi. Monsieur de Morvan, votre intention est-elle de retourner à Saint-Domingue ?

— Oui, amiral, répondit le chevalier…

— Eh bien alors, dit le baron de Pointis en souriant, je ne vous fais pas mes adieux : il est probable que nous nous retrouverons encore en présence…

À peine de Morvan et Montbars furent-ils descendus dans le canot qui les avait amenés à bord du Sceptre, que le flibustier donna un libre cours à sa rage.

— Comprends-tu, Louis, cette trahison insigne ! cette infamie inqualifiable ! s’écria-t-il. C’est la mort de la flibuste ! Dix millions que le roi nous vole… Et moi qui comptais non-seulement sur cette somme énorme, mais bien encore sur les immenses bénéfices que nous devions réaliser à Carthagène ! Je le répète, c’est la mort de la flibuste ! Ah ! jour de Dieu ! nous verrons !… Les vents contraires s’opposent heureusement à ce que l’escadre prenne la haute mer ! Eh bien, non ! rien n’est encore désespéré !… Ah ! le roi veut la guerre !… soit : il l’aura !…

— Quels sont donc tes projets, Montbars ?

— Fort simples : je veux attaquer l’escadre royale… ce sera une belle bataille. Mort et furie ! nos casaques de flibustiers recouvrent des cœurs aussi valeureux que ceux qui battent sous l’uniforme ! Allons, ferme sur les avirons, chevalier ; les minutes valent pour moi des années !

Le canot n’avait pas encore touché le quai, que Montbars, prenant son élan, était sauté à terre.

— Aux armes, amis ! s’écria-t-il en s’adressant à un groupe de flibustiers qui, attirés par la curiosité, regardaient sans y rien comprendre la manœuvre de l’escadre.

À ce cri, les Frères-la-Côte tressaillirent : ils venaient d’entrevoir la vérité.

En peu de mots Montbars leur apprit ce qui se passait, c’est-à-dire l’incroyable trahison de l’amiral, le vol dont les flibustiers étaient les victimes.

Ce fut parmi ces hommes, qui ne croyaient qu’à l’or, un désespoir furieux.

— Malédiction ! s’écria l’un d’eux, et nos frères qui sont absents !… Que faire ?

Montbars se souvint, seulement alors, que quinze cents flibustiers étaient partis pour explorer et piller les environs de Carthagène.

— Ah ! dit-il, ce complot a été combiné avec une infernale adresse ! N’importe, mes amis, il ne faut pas encore désespérer de nous faire justice par nous-mêmes ; nous sommes à peu près au nombre de deux cents, cela suffit pour former un bel équipage. Allez prévenir vos camarades que dans une heure d’ici nous prendrons la mer !

En effet, le terme assigné par de Montbars ne s’était pas écoulé, que la frégate la Serpente mettait à la voile, laissant les habitants de Carthagène stupéfaits et ravis du départ si inespéré de leurs vainqueurs.

De Morvan, depuis que son oncle s’était exprimé devant lui avec une énergie et une précision qui ne permettaient pas de mettre en doute la conduite qu’il comptait tenir, de Morvan était resté triste et silencieux.

Élevé dans le respect de la royauté, le gentilhomme breton ne comprenait pas que Montbars osât lever l’étendard de la révolte : le crime de lèse-majesté équivalait pour lui à un sacrilége.

— Qu’as-tu donc, mon chevalier Louis ? lui demanda Fleur-des-Bois qu’il avait été chercher en toute hâte, afin de ne pas la laisser seule dans la ville et qui, depuis l’embarquement, était restée à ses côtés, qu’as-tu donc, mon chevalier Louis, tu parais tout triste et tout soucieux ?

— Ma sœur, répondit le jeune homme avec tristesse et en baissant la voix, la vie de flibustier m’est devenue insupportable ! depuis que j’ai été témoin des atrocités commises par les Frères-la-Côte, pendant leur séjour à Carthagène, ces bandits me sont odieux !… J’ai hâte de me séparer d’eux à tout jamais !…

— Oh ! oui, mon chevalier, tu as raison, s’écria Fleur-des-Bois, ces hommes ne ressemblent plus aujourd’hui à ce qu’ils étaient jadis lorsqu’ils combattaient les Espagnols pour se défendre, et qu’ils vivaient dans les forêts. L’amour de l’or les a perdus. Moi, qui les aimais autrefois, à présent ils me font peur. Dis-moi, mon chevalier, pourquoi donc, Montbars nous a-t-il fait embarquer si vite, sans nous prévenir ? Vois son air sombre. L’orage est dans son regard. Je ne sais, mais il me semble qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire.

— Dieu veuille que ton pressentiment ne se réalise pas, Jeanne !

— De quel air tu me réponds cela ! Tu me caches quelque chose, mon chevalier Louis ! Montbars t’a fait part de ses projets ! Voyons, parle ! Ne crains pas de m’effrayer ; ne suis-je pas auprès de toi ! Comment pourrais-je avoir peur !

— Je t’assure, Fleur-des-Bois, que tu te trompes ; il ne se passe absolument rien d’extraordinaire.

— Bien vrai, mon chevalier Louis !

— Le jeune homme embarrassé, réfléchissait à ce qu’il devait répondre, lorsque la voix impérieuse et ferme de Montbars retentit.

— Branle-bas général de combat ! criait le flibustier. Voici l’ennemi !

Jeanne adressa un doux regard de reproche à de Morvan, puis reporta ses yeux sur un navire que Montbars avait indiqué du doigt en prononçant le mot : « Ennemi ! »

— Mais, mon chevalier Louis, Montbars se trompe, continua-t-elle, je reconnais ce vaisseau… ce n’est pas un espagnol… c’est le Sceptre !

— Hélas ! ma sœur chérie, répondit de Morvan avec amertume, ne sommes-nous pas des bandits avides de richesses ! Ce vaisseau est chargé d’or !… donc il est notre ennemi.

La vue des deux formidables rangées de canons dont le Sceptre, vaisseau de soixante-quatre, était armé, modéra, par la réflexion, la fureur des flibustiers : le branle-bas général de combat, ordonné par Montbars, fut exécuté avec mollesse et indécision.

Le capitaine Pierre, embarqué sur la Serpente, fut le premier qui traduisit par la parole la préoccupation qui pesait sur l’équipage.

— Montbars, dit-il, après les preuves nombreuses d’obéissance passive et de dévoûment que nous t’avons si souvent données, tu ne peux mettre en doute notre confiance en toi. Ne prends donc pas en mauvaise part mes observations. L’homme n’est pas infaillible ; malgré tes connaissances et ton esprit supérieur, tu es sujet tout comme un autre à l’erreur. Veux-tu m’écouter ?…

La réputation de courage du capitaine Pierre était trop bien établie, son expérience maritime trop reconnue, pour que Montbars pût se refuser à l’entendre ; c’eût été indisposer l’équipage contre lui.

— Parle, lui répondit-il, je t’écoute.

— Montbars, reprit Pierre, mon avis est que tu commets en ce moment une irréparable imprudence, que tu nous lances témérairement dans une entreprise dont nous ne sortirons jamais à notre honneur. Si le Sceptre était un vaisseau espagnol, pardieu ! il n’y aurait pas à hésiter. Nous l’aborderions et nous nous en rendrions maîtres, c’est certain !… Mais le Sceptre porte le drapeau blanc ! Le Sceptre est monté par des Français, par des soldats royaux !… Le Sceptre est soutenu par une escadre entière !… Que diable, quelque braves et déterminés que soient deux cents hommes, ils ne peuvent, sans folie, espérer venir à bout de trois mille ennemis. Enfin une dernière considération qui remporte en moi sur toutes les autres, c’est qu’une fois vaincus, nous serons ignominieusement pendus comme de vils pirates… Le boulet me plaît, la hache ne m’est pas désagréable, un éclat de bois dans la tête me paraît une fin assez douce, mais j’ai la cravate de chanvre en horreur ! Je n’ai jamais vu, parmi les nombreux Espagnols que j’ai fait hisser au bout d’une vergue, un seul homme qui ait conservé dans cette position un semblant de dignité ! Tous les pendus sont laids, et qui pis est, ont l’air ridicule… Tout bien pesé, je crois que nous agirions comme des fous en attaquant l’escadre.

Le murmure approbatif que le petit discours du capitaine Pierre souleva parmi l’équipage, fit comprendre à Montbars que l’opinion émise par le Frère-la-Côte avait trouvé dans le cœur de ses hommes un écho.

— Amis, s’écria-t-il, êtes-vous tellement dégénérés que la réflexion précède en vous l’action. Vraiment, je ne vous reconnais plus. Jadis il n’en était pas ainsi : à ma voix, vos cœurs bondissaient d’un noble enthousiasme, le canon grondait, les coutelas remplissaient leur œuvre de mort ! Ce n’était qu’après avoir vaincu l’ennemi que vous connaissiez ses ressources et sa force !… Vous étiez grands alors ! Aujourd’hui, vous me faites pitié !… Quoi ! un insolent valet de Louis XIV, parjure à sa parole, nous ravit le prix du sang que nous avons versé pour la gloire de son maître. Victorieux par nous, il nous vole notre or, nous traite avec un superbe dédain, pis que cela même, avec un mépris sans égal, et vous restez froids, indifférents, résignés à l’outrage et à la ruine ! Frères-la-Côte, je vous le répète, vous me faites pitié. Eh quoi, Pierre, tu n’as pas rougi de nous avouer que la peur de la potence affaiblissait ton courage !… Ces paroles, si tu ne les rachètes pas par un éclatant fait d’armes, laisseront à tout jamais une tache dans ta vie !… Craindre la potence quand Montbars commande, c’est trahison ou folie !… Si le hasard se déclare, contre nous, si nous succombons dans la lutte, pas un de nous, je vous le jure, ne tombera vivant entre les mains de l’ennemi… Nous accosterons le Sceptre, et mettant le feu à la soute aux poudres, nous envelopperons les parjures dans notre perte… Vaincus de fait, nous mourrons vainqueurs !… Un dernier mot, Frères-la-Côte ! les équipages et les soldats royaux, moins habitués que nous le sommes au soleil d’Amérique, aux privations et aux fatigues, sont presque tous atteints du fléau qui s’est déclaré dans Carthagène… Les navires de l’escadre, représentent à cette heure plutôt des maladreries flottantes que des vaisseaux ! Sur trois mille hommes, huit cents pourraient à peine prendre les armes !… Huit cents hommes pour défendre vingt millions ! Jamais le hasard ne vous a offert une occasion si belle, une si magnifique proie !… Une fois le Sceptre, qui porte ces immenses richesses, tombé entre nos mains, — et je vous jure que nous en viendrons facilement à bout, — nous l’échouons à la côte, nous mettons à terre ses canons en batterie, nous nous retranchons, et nous attendons le retour de nos frères !… Allons, enfants, je vois, au feu de vos regards, aux frémissements de colère qui vous agitent, que, revenus d’un moment de faiblesse, vous brûlez de venger l’outrage que vous avez reçu, de reconquérir l’or qu’on vous a enlevé ! Que chacun retourne à son poste de combat !…

Montbars, en affectant de croire à un enthousiasme qui, hélas ! n’existait pas, espérait enlever l’équipage : l’événement déjoua son calcul et ne lui laissa bientôt plus d’espoir !…

Les Frères-la-Côte restèrent immobiles. Le capitaine Pierre reprit la parole :

— Les faits parlent avec trop d’évidence, Montbars, dit-il, pour qu’il nous soit permis d’espérer !… Nous admirons ton implacable ténacité, mais nous refusons de nous associer à tes folles espérances.

— Alors c’est une rébellion ? demanda froidement Montbars, qui se mit à caresser sans affectation la crosse de ses pistolets.

— Nullement, répondit Pierre d’un ton respectueux et ferme. C’est un appel que je fais à nos usages…Tu sais, Montbars, que nous avons le droit de changer, même pendant une expédition, le capitaine dont la conduite nous paraît contraire à nos intérêts. Malgré l’admiration, — et ce mot exprime bien ma pensée, — malgré l’admiration, dis-je, que j’éprouve pour tes talents supérieurs je me verrai contraint, si tu persistes dans ta résolution insensée, de proposer à l’équipage de te retirer le commandement ! Je me hâte d’ajouter que si la majorité se prononce pour toi et que tu veuilles toujours attaquer le Sceptre, tu me trouveras alors le plus soumis et le plus zélé de tous les matelots !… Amis, continua Pierre en se retournant vers les Frères-la-Côte, êtes-vous d’avis de mettre ma proposition aux voix ?

Un oui spontané et bruyant répondit à la question du flibustier.

Une larme de douleur et de rage, larme aussitôt séchée par la fièvre qui lui brûlait le sang, humecta la paupière de Montbars.

— Oh ! les lâches et les ingrats ! murmura-t-il, payer d’une telle ingratitude le dévoûment de ma vie entière !

Surmontant aussitôt, avec cette force de caractère que nul ne possédait à un tel degré que lui, la rage et la douleur qui lui serraient le cœur, Montbars s’empressa de reprendre la parole, afin de ne pas laisser le temps à l’équipage de délibérer.

— Frères-la Côte ! s’écria-t-il, au nom des services que j’ai été assez heureux pour vous rendre, accordez-moi une grâce… Vous entendez ? moi Montbars, je demande une grâce ! Cette fois est la première que ce mot soit sorti de mes lèvres !… Refuserez-vous de m’entendre ?…

Il y avait dans la parole de l’illustre flibustier une expression si navrante de douleur contenue, que les Frères-la-Côte se sentirent presque attendris, repentants.

— Parle, Montbars ! lui dirent-ils.

— Amis, reprit le flibustier, je renonce à vous conduire au combat, mais je veux que l’on nous rende notre or. Pour arriver à ce résultat, je ne vous demande qu’une chose bien simple, de me seconder par une attitude hostile. Si vous doutez de ma sincérité, si vous craignez que je ne veuille vous attirer dans un piège, eh bien prenez des précautions contre moi, déchargez vos canons, noyez la soute aux poudres… Vous avez tort de rougir, Frères-la-Côte, je ne dis pas cela pour vous humilier !

Je parle sérieusement. Que le Sceptre croie que vous voulez engager avec lui le combat, cela me suffit. Avant un quart-d’heure, je me serai emparé, à moi seul, du vaisseau-amiral, et des vingt millions qu’il porte dans ses flancs.

Ces mots prononcés par tout autre que Montbars, eussent paru des propos de fou, dans la bouche de l’illustre flibustier, ils firent une vive impression sur l’équipage.

Les Frères-la-Côte se rappelèrent les merveilleux et incroyables exploits de leur chef, ses traits d’audace inouïe, ses inspirations heureuses, et ces souvenirs, rendus plus puissants encore par la perspective de s’emparer des vingt millions chargés à bord du Sceptre, leur inspirèrent une aveugle confiance dans le projet — inconnu d’eux — que méditait Montbars.

Ils lui promirent de se conformer à son désir.

— Que l’on mette une embarcation à la mer ! dit Montbars. Je vais aller prendre possession du vaisseau-amiral ! — de Morvan, continua-t-il, pendant que l’on exécutait son ordre, viens avec moi ! Je veux changer, comme par enchantement, ta position précaire en une fortune digne d’un roi !…

— Mon chevalier, je ne veux pas que tu me quittes ! s’écria vivement Fleur-des-Bois, qui saisit, par un mouvement irréfléchi, le bras du jeune homme. Que t’importe la fortune ? Tu n’es pas un flibustier, toi !

Montbars fit un geste d’impatience :

— Le temps presse, Louis, reprit-il, embarquons-nous.

— Fleur-des-Bois ; dit de Morvan en regardant avec amour la charmante enfant, a répondu pour moi. Merci de l’intérêt que tu me portes, Montbars. J’aime mieux rester pauvre toute ma vie, plutôt que de m’enrichir de dépouilles françaises.

— Cette dernière désillusion me manquait ! Quoi, Louis, toi qui, naguère m’offrais, au nom de ton père, le comte de Morvan, mon frère, un dévoûment à toute épreuve, voila que le moment venu de tenir ta promesse, tu me repousses, tu t’éloignes de moi.

— Tu es injuste, Montbars. Tu me proposes de me faire ma fortune, je refuse. As-tu besoin de mon bras, es-tu exposé à un grand danger ? Alors, c’est différent, parle, je te suivrai sans hésiter !

— Oui, Louis, j’ai besoin de ton courage.

De Morvan serra doucement la main de Fleur-des-Bois dans la sienne, et la suppliant du regard de ne pas le retenir, il suivit Montbars.

Le flibustier, avant de descendre dans l’embarcation qui l’attendait, prit le capitaine Pierre à part et lui dit quelques mots à l’oreille. Pierre se contenta de répondre par un signe affirmatif de tête.

Le vent qui enflait les voiles de l’escadre royale étant contraire à sa sortie de la rade de Carthagène, les navires étaient obligés de courir des bordées : aussi le canot de la Serpente, monté par six vigoureux rameurs, accosta-t-il promptement, en suivant la ligne droite le vaisseau-amiral.

Pendant la durée de ce court trajet, Montbars et de Morvan n’avaient pas échangé une seule parole : tous les deux étaient restés plongés dans leurs réflexions.

L’apparition du flibustier sur le pont du Sceptre parut étonner les officiers.

L’un d’eux s’avança à sa rencontre et lui demanda froidement ce qu’il désirait.

— Parler de suite à l’amiral, répondit Montbars. Veuillez le prévenir que j’ai à lui faire une communication de la dernière importance, et qui n’admet aucun retard !

Un garde-marine chargé de ce message, s’en fut trouver l’amiral.

Presque aussitôt le baron de Pointis parut sur le pont.

Au visage sévère, au front sillonné de rides profondes, aux sourcils froncés du chef de l’escadre royale, Montbars devina qu’il devait se résigner à une humiliation : il ne se trompait pas.

— Vous encore ici, monsieur ! lui dit durement de Pointis. Que diable ! on n’abuse pas ainsi de la patience et des loisirs des gens de ma qualité et de ma sorte !… Que me voulez-vous !… me réclamer de nouveau les gages qui vous sont dûs !… Une quarantaine de piastres !… Vous serez payé lorsqu’on soldera vos confrères !… Cependant, si vous avez par trop besoin d’argent, dites-le, et finissons-en !

L’amiral prit sa bourse et fit le geste de la jeter d’un air ennuyé et dédaigneux à de Montbars.

De Morvan rougit d’indignation et de colère.

— Amiral, répondit le flibustier d’une voix câline, et sans paraître se souvenir de l’injure qui lui était adressée, vous vous méprenez du tout au tout sur le motif de ma présence !… je possède encore quelques millions qui me permettent de ne point mettre à tribut votre générosité ! Je suis venu pour vous avertir d’un grand danger qui vous menace, vous et l’escadre. Si vous me refusez un entretien, que la responsabilité de ce qui arrivera retombe sur votre tête ; quant à moi, j’aurai fait mon devoir !…

Il y avait dans le ton de Montbars une telle assurance, que l’amiral se sentit troublé.

— Mais, monsieur, lui répondit-il, cet entretien ne peut-il donc pas avoir lieu ici ?

— Impossible ! amiral.

— Ainsi, vous désirez vous trouver seul avec moi ?

— Seul avec vous, vous l’avez dit.

De Pointis hésita : il était évident que la scène de violence qui s’était passée à la Contaduria se présentait à son esprit. Toutefois, l’incertitude de l’amiral fut de courte durée.

— Monsieur le chevalier de Morvan, reprit-il, veuillez me suivre ! M. Montbars ne doit pas avoir de secrets pour vous !…

Le flibustier accepta, par son silence, la proposition du baron de Pointis : les trois hommes descendirent dans la chambre du conseil.

— Amiral, dit Montbars se plaçant devant la porte, je ne conçois vraiment pas qu’avec un esprit de duplicité aussi remarquable que le vôtre, vous soyez tombé aussi facilement dans le piége que je vous ai tendu.

Vous aviez cependant pour vous en garantir l’expérience du passé. Je m’attendais à plus de résistance de votre part !… Enfin vous voilà en mon pouvoir, c’est l’essentiel… Bon ! voilà que vous allez vous fâcher ! Ne bougez pas, je vous en prie… Vous m’obligeriez à mon grand regret, à vous casser la tête !… Causons tranquillement… Des récriminations et des injures, tant que vous voudrez ! Des gestes et des cris, point !… À la première tentative de votre part, pour sortir ou appeler au secours, mon pistolet vous répondrait… Je passe pour être un assez bon tireur : en tout cas, il faudrait être bien maladroit, convenez-en, pour manquer un homme à bout portant… Donnez-vous donc la peine de vous asseoir…

De Pointis se laissa tomber dans un fauteuil. De Morvan, froid et impassible, semblait ne prendre aucun intérêt, ne pas remarquer même la scène de violence qui se passait sous ses yeux ! De Monbars jeta sur lui un regard à la dérobée, mais il lui fut impossible de deviner si le jeune homme approuvait ou condamnait sa conduite.

— M. le baron, dit-il en s’adressant à l’amiral, je vous ferai grâce de récriminations accablantes pour vous : le passé est le passé. Le présent et l’avenir m’importent seuls, je vais droit au fait, Il faut, je veux, que vous retourniez à Carthagène. Vous allez donner immédiatement l’ordre à l’escadre de rebrousser chemin… Le prétexte, vous n’en avez pas besoin : votre autorité est absolue. Pendant que vous communiquerez cet ordre à l’officier de la manœuvre et à celui chargé des signaux, je me tiendrai à vos côtés ; si vous essayez de me trahir, je vous tuerai ! Je vous dis ceci sans colère, sans enfler la voix, comme un homme qui est sûr de lui !

— M. Montbars, s’écria l’amiral, un peu remis de sa surprise, vous avez grand tort de vous fier à la prétendue faiblesse dont j’ai fait preuve, la première fois que vous m’avez tenu sous votre pistolet ! Si, à la Contaduria, j’ai cédé à vos menaces, reconnu votre autorité, c’est qu’alors, veuillez vous rappeler mes paroles, je ne m’appartenais pas… J’avais un devoir à remplir, celui de détruire la flibuste ! Aujourd’hui la position est complètement changée ! J’ai rempli ma mission !… À bord du Sceptre se trouvent embarquées, et, grâce à Dieu, en sûreté, les dépouilles de Carthagène ! Il m’importe peu que vous m’assassiniez !… l’essentiel, c’est qu’aucun reproche ne pèse sur ma mémoire, que je laisse après moi la réputation d’avoir été un brave officier et un fidèle sujet du roi ! Je refuse donc, monsieur, de toute la force de mon indignation, de me soumettre à vos ordres, d’ordonner le retour de l’escadre à Carthagène !

— Vous avez bien réfléchi, amiral, votre résolution est irrévocable ?…

— Irrévocable, monsieur !

— Très-bien ! la mienne l’est aussi. Je ne vous cacherai pas que votre fermeté vous vaut toute mon estime… À votre place, j’aurais agi comme vous agissez.

Montbars arma alors un de ses pistolets et en dirigea le canon vers l’amiral, qui demeura ferme, le regard, et la contenance assurés.