Les Boucaniers/Tome XII/I

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 3-22).

I

Un moment surpris, le flibustier devina aussitôt l’intention de l’Espagnole ; en un bond, il la rejoignit ; Une seconde de retard et Nativa eût pu accomplir son généreux projet, se jeter à la mer. De Morvan eût été sauvé.

— Tudieu ! señorita, s’écria Laurent, quel dévoûment superbe ! cela est tout à fait digne des temps antiques et fabuleux. Se noyer pour laisser son amant à sa rivale, c’est magnifique ! Après tout, peut-être bien n’avez-vous pas réfléchi ! Et penser qu’autrefois vous auriez probablement fait de même pour moi ! Heureux vos fiancés ! Vous leur portez la même affection… toujours aussi entière !… Mais voilà que je cause au lieu d’agir !… il me faut des témoins pour bien constater le crime de ce malheureux chevalier !… Je reviens !…

Laurent s’éloignait déjà, lorsque Fleur-des-Bois, rappelée à elle par l’imminence du danger qui menaçait le chevalier, s’élança vers le flibustier, et le saisissant par le bras :

— Laurent, lui dit-elle, il est impossible que tu songes sérieusement à accomplir ta menace, cela serait trop affreux ! Un monstre serait seul capable d’une pareille infamie !…

— Alors c’est que je suis un monstre, répondit froidement Laurent en faisant mine de s’éloigner. Fleur-des-Bois se cramponna après lui :

— N’y a-t-il aucun moyen de sauver mon chevalier Louis ! lui dit-elle ; réponds-moi, lâche, la vérité !… Tu conçois bien que je préfère me tuer de suite plutôt que d’assister à son supplice…

— Oui, Jeanne, il y a un moyen de sauver de Morvan…

— Mais alors, parle donc ! parle donc ! s’écria Fleur-des-Bois hors d’elle-même.

Laurent, cet homme qui ne croyait plus, cet esprit indépendant et hardi qui ne connaissait aucun frein, pour qui rien n’était sacré, qui raillait tout ; ce hardi bandit, qui abordait si aisément le crime pour satisfaire ses passions, resta presque interdit et confus à la demande de Jeanne.

Toutefois, son indécision fut de courte durée ; bientôt son regard reprit son audace cynique, ses yeux leur expression habituelle de superbe dédain, ses lèvres leur sourire moqueur, et, attirant Jeanne à lui :

— Jeanne, je t’aime ! lui dit-il, consens à devenir ma maîtresse et le chevalier sera sauvé.

À l’infâme proposition du beau Laurent, Fleur-des-Bois, comme si elle eût été épouvantée par la vue d’un reptile, se recula vivement ; le flibustier sourit d’un air de pitié.

— Enfant, reprit-il, l’aversion que tu me montres est un stimulant pour moi ; je suis fatigué des femmes que l’amour-propre ou l’intérêt seuls conduisent dans mes bras… Ton cœur révolté plaît à mon audace. Me faire aimer de toi, ce sera plus qu’un bonheur, un triomphe ! Fleur-des-Bois, chaque seconde qui s’écoule rapproche d’une année le chevalier de sa tombe. Je t’accorde une minute pour me répondre ; n’oublie point qu’un refus serait un arrêt de mort !

La position de la pauvre enfant était affreuse.

Elle connaissait assez Laurent pour savoir qu’il accomplirait sa menace ; qu’il serait sans pitié.

L’image de de Morvan tombant ensanglanté sous le plomb des flibustiers, lui apparaissait avec une force qui, de ce tableau évoqué par son imagination, faisait presque une horrible réalité.

— J’attends, dit Laurent, qui observait d’un regard impassible les émotions que reflétait le visage, de l’infortunée.

Jeanne hésita une dernière fois, puis d’une voix tellement basse et étouffée qu’elle ressemblait a un souffle :

— Je ne veux pas que mon chevalier Louis meure, Laurent, murmura-t-elle, j’obéirai !…

À son tour le flibustier tressaillit ; un éclair illumina son regard ; mais, reprenant aussitôt son sang-froid :

— C’est bien, Jeanne, dit-il, suis-moi, partons.

Fleur-des-Bois resta immobile.

— Laurent, répondit-elle après un court silence, un homme capable d’un crime pareil à celui que tu vas commettre ne mérite pas à être cru sur parole !… Tant que Nativa restera à bord de la Serpente l’existence du chevalier de Morvan ne sera pas en sûreté. Qui m’assure qu’une partie des hommes laissés par toi n’accomplira pas ton œuvre de mort ? Je ne te suivrai que lorsque Nativa aura quitté le navire, et que le chevalier n’aura plus rien à redouter de ta lâcheté et de ta perfidie !

— Soit, dit Laurent. À la nuit tombante, je reviendrai te chercher avec la señorita. Je dois te prévenir que si d’ici là tu comptes m’échapper, tu t’abuses grandement !… Au revoir et à tantôt, Fleur-des-Bois !

Laurent voulut alors prendre la main de la jeune fille ; mais Jeanne se rejeta brusquement en arrière.

— Je ne suis pas encore ton esclave, lâche ! lui dit-elle ; va-t’en.

Cette injure et ce mépris parurent causer le plus vif plaisir à Laurent, qui, le sourire sur les lèvres, s’éloigna en répétant : « À ce soir ! »

Après le départ du flibustier, un long silence régna dans la cabine : ce fut Nativa qui la première entama la conversation.

— Jeanne, dit-elle en se rapprochant de la pauvre enfant qui, pâle, immobile, la tête inclinée sur la poitrine, les bras tombants, le regard vague, semblait ne plus avoir la conscience de la vie ; Jeanne, tu es une noble et digne créature !… Dieu bénira ton dévoûment !… Sa justice, au dessus des préjugés humains, reconnaîtra ton sublime sacrifice !… Je ne sais, Jeanne, ce que je dois le plus, t’admirer ou te plaindre ?…

À la voix de Nativa, le visage de Fleur-des-Bois se teignit d’une vive rougeur ; l’indignation secoua la torpeur qui l’accablait.

— Tais-toi, Espagnole, s’écria-t-elle avec violence, ne viens pas augmenter par une hypocrite pitié, un malheur qui est ton ouvrage… Oui, tu avais raison de le dire tout à l’heure ! tu es maudite ! Les catastrophes signalent ta présence… Voilà deux fois que je te trouve sur mon chemin, chaque fois ta rencontre a été suivie pour moi d’une douleur mortelle. N’affecte pas de me plaindre, Nativa ! Je lis ce qui se passe en toi comme si ton cœur était un livre ouvert devant mes yeux ! Tu te réjouis de mon déshonneur qui placera entre mon chevalier et moi un abîme !… Tu as tort ! Te figures-tu donc que je trahirai mon chevalier ? Jamais !… Je ne suis pas une ignorante, à présent. Je sais aujourd’hui ce que le mot de déshonneur, naguère vide de sens pour moi, signifie ! Il me fallait gagner du temps, tromper Laurent ! J’ai promis tout ce qu’il a voulu… Ce soir, je me poignarderai lorsqu’il t’aura mise en sûreté et qu’aucune preuve n’existera plus contre mon chevalier… Au fait, tu as raison de te réjouir ! Louis aurait pu me pardonner ma faute ; ma mort le livrera sans défense à tes artifices, à tes ruses ! Tu lui feras croire que tu l’aimes !… Pauvre chevalier !

Fleur-des-Bois avait sinon deviné juste, au moins entrevu la vérité.

Nativa, sans se réjouir précisément du malheur de sa rivale, éprouvait un espoir confus que son esprit n’osait clairement formuler, mais qui, agitait son cœur.

Aussi, devant l’accusation de la pauvre enfant baissa-t-elle la tête.

— Nativa, reprit Jeanne ; après un court silence, une mauvaise action, — c’est mon chevalier qui me l’a appris, dans nos causeries, — porte toujours des fruits amers !… Sois bonne et généreuse !… Ne reconnais pas par la plus hideuse ingratitude mon dévoûment !… Car, enfin, c’est pour avoir voulu le sauver que je me suis perdue !… Viens à mon secours… aide-moi de tes conseils… arrêtons-nous à un parti !… Dis, que faut-il faire ?… Prendre la fuite ?… Mais comment ?… Ah ! une idée !… Si nous incendiions la Serpente !… Rien de plus facile ; il y a justement à bord des tonnes d’eau-de-vie.

Pendant la confusion que produira cet événement, on ne fera pas attention à nous ; nous pourrons, sans être remarquées, gagner la terre. Ce projet présente de grands dangers, c’est possible ; mais ma position est tellement désespérée que je suis résolue à tout pour en sortir. Veux-tu m’aider, Nativa ?

À la pensée que Jeanne, délivrée de Laurent, redeviendrait pour elle une redoutable rivale, Nativa éprouva un moment de rage intérieure qui étouffa tout sentiment de générosité dans son cœur.

— Mon Dieu, Jeanne, répondit-elle, on croirait vraiment, à t’entendre, que la tendresse de Laurent constitue pour toi un affreux malheur ! Laurent est doué d’éminentes qualités… il est riche, il le rendra heureuse… il assurera ton avenir !…

Fleur-des-Bois, poursuivant toujours sa pensée, n’avait prêté aucune attention aux paroles de la fille du comte de Monterey.

— NaTiva, reprit-elle ? te souviens-tu de l’offre que tu me fis à Grenade ? Tu voulus me garder avec toi, me donner une place parmi tes femmes… tes servantes… Je t’ai refusé alors, j’ai eu tort !

Aujourd’hui, je ferai plus… je deviendrai ton esclave… j’obéirai avec docilité à tes ordres… je préviendrai tes moindres caprices… Oui, je le répète, je serai ton esclave. Nativa, aide-moi à me sauver !