Les Boucaniers/Tome XII/X

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 237-251).

X

Un silence solennel régnait dans le souterrain. Montbars fut le premier qui le rompit :

— Ah ! si mon coutelas ne s’était pas brisé, s’écria-t-il en frémissant de colère, pas un de vous, misérables, n’aurait survécu à son crime ! Un lion succomber sous les efforts d’une meute de chiens… Comment mettre en doute la volonté de la Providence ? Finissons-en… la vie m’est à charge. Avez-vous peur de me frapper en face ? Voyez !… je suis attaché et dans l’impossibilité de me défendre : vous n’avez rien à craindre… qui vous retient de m’assassiner ?

Laurent s’avança, et se plaçant à deux pas devant Montbars :

— C’est en vain que tu tentes de nous mettre en fureur pour nous conduire au crime, dit-il, rien ne nous fera dévier de notre devoir. Nous ne sommes pas tes ennemis personnels, nous représentons l’association de la flibuste que tu as indignement trahie ! Nous sommes tes juges. Écoute l’acte d’accusation porté contre toi, et défends-toi si tu le peux, si tu l’oses.

— Moi, me défendre ! vous, mes juges ! répéta de Montbars avec l’expression d’un souverain mépris. Allons donc, Laurent, pour qui me prends-tu ? Cesse cette comédie indigne de toi et de moi !… Ne rougis pas ainsi de ton triomphe !… Oui, je conçois que désireux de recueillir l’héritage de ma puissance, tu affectes de respecter en moi l’autorité dont tu seras bientôt investi ! Appelé à me succéder, tu ne veux pas habituer tes futurs sujets à assassiner ainsi leurs chefs… Ce serait en effet un mauvais précédent, un déplorable exemple ! Ce qui m’étonne, c’est que tu me croyes assez vil ou assez niais pour me prêter à ta petite supercherie… pour tomber dans ce piége ! Ma vie ! tout le monde la connaît… Pendant vingt ans, j’ai fait trembler l’Espagne, et gorgé d’or la flibuste…

Laurent, malgré son audace peu commune et sa rare impudence, comprit à l’attitude incertaine et troublée de ses complices, que laisser Montbars parler davantage aurait pour lui un grave danger, et il se résolut à mettre fin à cette scène.

— Montbars, lui demanda-t-il, si, éclairés par tes explications, persuadés de ton innocence, nous te rendions la liberté, quel usage en ferais-tu ? quelle serait ta conduite envers nous ?…

L’ancien chef de la flibuste hésita.

— C’est un nouveau piége que tu essaies de me tendre, Laurent, dit-il. Il me serait facile de l’éviter. Ne crains rien, je me respecte trop pour jamais descendre jusqu’au mensonge. Ma réponse sera telle que tu la désires !… Si, trop lâches pour achever votre crime, vous me laissez sortir vivant de vos mains, je vous poursuivrai tous sans trêve et sans pitié ! Je demanderai votre mise en accusation aux Frères-la-Côte ; je ferai exécuter la sentence portée contre vous, qui, je n’en doute pas, serait une sentence de mort. Vous avez donc tout intérêt à vous défaire de moi !…

À cette déclaration noble et hardie, un murmure d’approbation partit du groupe des flibustiers. Laurent se mordit la lèvre avec fureur, et s’adressant vivement à ses complices :

— Amis, leur dit-il, vous prenez pour la grandeur d’âme l’expression d’une haine qui ne sait se dissimuler ! Montbars, exaspéré de se voir arracher le masque dont il s’était affublé jusqu’à ce jour, désespéré de retomber dans l’obscurité d’où vos suffrages trop complaisants l’avaient tiré, préfère la mort à la honte !… Faut-il donc qu’au moment où nous possédons de fabuleuses richesses, au moment où un avenir resplendissant s’ouvre devant nous, nous sacrifiions richesses, avenir, bonheur, à l’ambition froissée de cet homme ?… Sachant qu’il lui serait impossible d’expliquer sa conduite, de motiver l’emploi de dix millions qu’il a gaspillés à la cour de Versailles dans des vues d’avancement personnel, de Montbars se renferme dans un dédaigneux silence ! Tant pis pour lui ! Nous lui avons offert un jugement : il nous refuse ; nous passerons outre. Au nom du pouvoir dont vous m’avez momentanément investi à Carthagène, et que je serai heureux de rendre dès que vous n’aurez plus besoin de moi, je déclare Montbars traître à la flibuste, et, comme tel, je le condamne à être passé sur-le-champ par les armes.

À cette inique et terrible sentence, Montbars sourit d’un air satisfait !

— Ah ! dit-il tranquillement, voilà ce que je voulais !… Au moins, je ne succomberai pas sans vengeance !…

Ces paroles furent prononcées avec une telle conviction, que les Frères-la-Côte portèrent instinctivement la main à leurs armes ; ils crurent un instant que Montbars s’était débarrassé de ses liens et allait recommencer la lutte !

L’ancien Boucanier sourit, et d’un air plein d’une méprisante pitié :

— Rassurez-vous, braves compagnons de Laurent, reprit-il, vos courroies de cuir sont solidement attachées ; elles entrent dans mes chairs. Ma vengeance c’est pas ce que vous pensez : pour l’accomplir, je n’ai nullement besoin de ma liberté ; il me suffit de garder le silence ; ma mort vous coûtera dix millions !

Ces mots de dix millions produisirent un effet inouï sur les flibustiers.

— De quels millions parles-tu, Montbars ? lui demanda l’un d’eux.

— D’un trésor dont moi seul connais l’existence, que ma mort laissera aux entrailles de la terre, que nul œil humain ne verra jamais !

— Dix millions que tu avais volés à la flibuste ! s’écria Laurent. Eh bien ! je jure Dieu et le diable, qu’en dépit de toi, je saurai bien avoir cet or… Écoute, Montbars, poursuivit Laurent avec violence, car il venait de trouver une excellente occasion d’augmenter sa popularité auprès de ses complices, tu devais être passé par les armes, eh bien, je modifie ma sentence. Si tu te refuses à nous restituer les dix millions que tu nous a volés, je répète le mot, nous t’appliquerons la torture, puis tu seras ensuite pendu haut et court.

— Moi pendu haut et court comme un vil criminel ! s’écria de Montbars avec émotion, c’est impossible ! Mes amis, mes frères !… supposez-moi aussi coupable que vous voudrez, je n’en suis pas moins l’homme qui pendant vingt ans vous a conduits à la victoire !.. Il y a des souvenirs qui ne s’oublient pas.

— Alors parle ! dirent les flibustiers, qui depuis qu’il s’agissait de dix millions n’éprouvaient plus aucune pitié pour leur ancien et noble chef.

— Si je me tais, vous exécuterez votre menace ?…

— Oui… oui… oui !… nous l’exécuterons !…

Montbars parut réfléchir : puis, d’une voix calme et assurée :

— J’ai eu tort de parler, dit-il ; enfin, puisque la faute est commise, je dois en supporter les conséquences. Frères-la-Côte, voici mon dernier mot, ma dernière concession. Vous me connaissez assez pour savoir que je suis inébranlable dans mes résolutions. Je consens, puisqu’il le faut, à révéler la cachette qui renferme ces dix millions ; mais je n’aurai affaire qu’à Laurent… à Laurent seul ! Je vous méprise trop pour daigner entrer en explications avec vous… Retirez-vous !… Oh ! vous n’avez rien à craindre… voyez… je suis bien attaché… Après tout si tu as peur, Laurent, de rester seul avec moi, parle… avoue tes craintes !…

— Mes amis, dit Laurent en s’adressant aux flibustiers, pour la dernière fois obéissez à Montbars… éloignez-vous !

Bientôt Laurent et de Montbars se trouvèrent sans témoin dans la vaste salle du Trésor : le premier des deux flibustiers avait l’air inquiet ; un imperceptible sourire de triomphe et de contentement passa fugitif, comme l’éclair, sur les lèvres du second.