Les Boulingrin (1898)
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PERSONNAGES
DES RILLETTES | MM. | Robert Lagrange. |
BOULINGRIN | Schoeller. | |
MADAME BOULINGRIN | Mmes | Ellen Andrée. |
FÉLICIE | Berthe Le Brec. |
LES BOULINGRIN
Scène première.
Ces Boulingrin que j’ai rencontrés l’autre jour à la table des Duclou et qui m’ont invité à venir de temps en temps prendre une tasse de thé chez eux, me paraissent de charmantes gens et je crois que je goûterai en leur compagnie infiniment de satisfaction.
Si monsieur veut bien prendre la peine de s’asseoir ?… Je vais aller avertir mes maîtres.
Je vous remercie. — Ah !
Monsieur ?
Comment vous appelez-vous, ma belle ?
Je m’appelle Félicie, et vous ?… Oh ! ce n’est pas par indiscrétion, c’est pour savoir qui je dois annoncer.
Trop juste : Des Rillettes.
Des Rillettes ?
Des Rillettes.
Ma foi, j’ai connu pire que ça. Ainsi tenez, dans mon pays, à Saint-Casimir près Amboise, nous avions un voisin qui s’appelait Piédevache.
Oui ? Eh bien allez donc informer de ma visite madame et monsieur Boulingrin.
J’y vais. (Fausse sortie.)
Au fait, non. Un moment. Approchez un peu, que je vous parle. (Lui prenant le menton.) Vous n’êtes pas qu’une jolie fille, vous.
Peuh…
Vous êtes aussi une fine mouche.
Peuh…
De mon côté, j’ose prétendre que je ne suis pas un imbécile.
Peuh… Pardon, je pensais à autre chose.
Je crois que nous pourrons nous entendre. Il y a longtemps que vous servez ici ?
Bientôt deux ans.
À merveille ! Vous êtes la femme qu’il me faut.
Vous voulez m’épouser ?
Ne faites pas la bête, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
On peut se tromper. Excusez.
Félicie, écoutez-moi bien, et surtout répondez franchement. Si vous mentez, mon petit doigt me le dira. En revanche, si vous êtes sincère, je vous donnerai quarante sous.
C’est trop.
Cela ne fait rien ; je vous les donnerai tout de même.
En ce cas, allez-y. Questionnez.
Entre nous, madame et monsieur Boulingrin sont de fort aimables personnes ?
Je vous crois.
Je l’aurais parié ! — Gens simples, n’est-ce pas ?
Tout ce qu’il y a de plus.
Un peu popote ?
Un peu beaucoup.
Très bien ! Ménage très uni, au surplus ?
Uni ? Uni ? Mais c’est au point que j’en suis quelquefois gênée ! Jamais une discussion, toujours du même avis ! Deux tourtereaux, monsieur ! deux ramiers !
Allons, je constate que mon flair aura fait des siennes une fois de plus. Je vais être ici comme dans un bain de sirop de sucre. Voilà vos deux francs, mon petit chat.
Ça ne vous gêne pas ?
Non.
Alors… merci, monsieur.
Laissez donc !… Jamais je n’ai moins regretté mon argent. Salut ! demeure calme et tranquille, asile de paix où je me propose de venir trois fois par semaine passer la soirée cet hiver, les pieds chauffés à des brasiers qui ne me coûteront que la fatigue de leur présenter mes semelles, et abreuvé de tasses de thé qui ne me coûteront que la peine de les boire. Oh ! agréable perspective ! rêve longtemps caressé ! vision cent fois douce à l’âme du pauvre pique-assiette qui, sentant la vieillesse prochaine et pensant avec Racan que l’instant est venu de faire la retraite, ne demande pas mieux que de la faire, à l’œil, sous le toit hospitalier d’autrui. (Cependant, depuis un instant, Félicie agacée mime le coup de rasoir, la joue caressée du revers de la main et le bout du nez pincé entre l’index et le pouce.)
C’est que voyez-vous, mon enfant, plus on avance dans la vie, plus on en voit l’inanité. Qu’est la volupté ? Un vain mot ! Qu’est le plaisir ? Une apparence ! Vous me direz que pour un vieux célibataire, la vie de café a bien ses charmes. C’est vrai, mais que d’inconvénients ! À la longue, ça devient monotone, onéreux, et puis il arrive un âge où…
Oh !
Qu’est-ce qu’il y a ?
J’ai oublié de refermer le robinet de la fontaine.
Petite bête ! Ça doit être du propre.
Je me sauve. Je vous annoncerai en même temps. (Elle sort.)
Scène II.
Pas de cervelle, mais de l’esprit. Cette enfant ne me déplaît pas. L’appartement non plus, d’ailleurs. Ameublement bourgeois mais confortable, bourrelets aux fenêtres et sous les portes… La cheminée (Il s’accroupit devant l’âtre.) ronfle comme un sonneur et tire comme un maître d’armes. (Se laissant tomber dans un fauteuil.) Non, mais voyez donc ce ressort !… Des Rillettes, mon petit lapin, tu me parais avoir trouvé tes invalides et tu seras ici, je te le répète, ni plus ni moins que dans un bain de sirop de sucre. Je te fais bien mes compliments. Du bruit ! Ce sont probablement M. et Mme Boulingrin.
Scène III.
Madame et monsieur Boulingrin, je suis bien votre serviteur.
Eh ! bonjour, monsieur des Rillettes.
C’est fort aimable à vous d’être venu nous voir.
Vous tombez à propos.
Bah !
Comme marée en carême.
J’en suis bien aise.
Dites-moi, M. des Rillettes…
Madame ?…
Pardon ! moi d’abord.
Non. Moi !
Non !
N’écoutez pas, monsieur des Rillettes. Mon mari ne dit que des bêtises.
Que des bêtises !…
Oui, que des bêtises.
Tu vas voir un peu, tout à l’heure, si je ne vais pas aller t’apprendre la politesse avec une bonne paire de claques. Espèce de grue !
Voyou !
Comment as-tu dit cela ?
J’ai dit : « Voyou ».
Tonnerre !… Et puis tu embêtes monsieur. Veux-tu bien le lâcher tout de suite !
Lâche-le toi-même.
Non. Toi !
Non !
Oh !
Tu entends. Tu le fais crier.
Excusez-moi, madame et monsieur Boulingrin, mais je vois que vous êtes en affaires et je craindrais d’être importun.
Nullement.
Point du tout.
Au contraire.
Cependant…
Au contraire, vous dis-je. (Lui avançant une chaise.) Tenez !
C’est cela. Prenez un siège.
Merci.
Non. Pas celui-ci ; celui-là !
Mille grâces.
Non. Pas celui-là ; celui-ci.
Non.
Si.
Non.
Si.
Est-ce que ça va durer longtemps ? Vas-tu ficher la paix à M. des Rillettes ?
En vérité, je suis désolé.
Pourquoi donc ?
Il n’y a pas de quoi.
Asseyez-vous.
Là !
Pas sur celle-là, je vous dis ! (Il enlève, d’un tour de main, la chaise avancée par sa femme, en sorte que des Rillettes, qui allait justement s’y asseoir, tombe, le derrière sur le plancher.)
Tu vois ! (Pendant tout le couplet qui suit, Madame Boulingrin, calme et exaspérante, s’obstine à répéter :) Imbécile ! Imbécile ! (tandis que :)
Eh ! c’est de ta faute, aussi ! Pourquoi as-tu voulu le forcer à s’asseoir sur une chaise qui le répugnait ? Tu serais bien avancée, n’est-ce pas, s’il s’était cassé la figure ?… Imbécile ?… Imbécile toi-même ! Quel monstre de femme, mon Dieu ! Pourquoi faut-il que j’aie trouvé ça sur mon chemin ? (À des Rillettes.) Vous ne vous êtes pas blessé, j’espère ?
Oh ! si peu que ce n’est pas la peine d’en parler.
Vous m’en voyez ravi. Approchez-vous du feu.
Je suis fâché d’être venu.
Prenez ce coussin sous vos pieds.
Merci beaucoup.
Prenez également celui-ci.
Bien obligé.
Et celui-là. (Elle glisse un troisième coussin sous les deux autres.)
En vérité…
Cet autre encore.
Non.
Ce petit tabouret.
De grâce.
Eh ! laisse-nous tranquilles avec ton tabouret ! (Exaspéré, il envoie un coup de pied dans la pile de coussins échafaudés sous les semelles de des Rillettes. Les coussins s’écroulent, entraînant naturellement, dans leur chute, la chaise de des Rillettes, et des Rillettes avec.) Tu assommes M. des Rillettes.
Quelle idée !
C’est toi qui le rases.
Allons, tais-toi !
Je me tairai si je veux.
Si tu veux !
Oui, si je veux.
… de Dieu !
Et je ne veux pas, précisément.
C’est trop fort !… Coquine !
Cocu !
Gaupe !
Gouape !
Quelle existence !
Je te conseille de te plaindre. (À des Rillettes.) Un fainéant doublé d’un escroc, qui ne fait œuvre de ses dix doigts et se saoule avec l’argent de ma dot : les économies de mon vieux père !
Ton père !… (À des Rillettes.) Dix ans de travaux forcés pour faux en écritures de commerce.
En tous cas, on ne l’a pas fourré à Saint-Lazare pour excitation de mineure à la débauche, comme la mère d’un imbécile que je connais.
Vous l’entendez ?
Ne trouvez-vous pas que le temps s’est étrangement rafraîchi depuis une quinzaine de jours ?
Ne me force pas à révéler en l’infection de quel cloaque je t’ai pêchée de mes propres mains.
Pêchée !… Tu ne manques pas d’audace et je serais curieuse de savoir lequel de nous a pêché l’autre !
Ernestine !
Silence ! ou je dis tout !!!
Ah !… Ah !… Ah !…
Du calme !… Madame a raison.
Raison ?
Oui.
Raison !
Mais…
Raison !… Ah çà ! monsieur des Rillettes, vous voulez donc que je vous extermine ?
En aucune façon, monsieur. Je vous prie même de n’en rien faire.
Certes, je puis le dire à voix haute : au cours de ma longue carrière, j’ai entendu bien des crétins proférer des extravagances. Ça ne fait rien, je veux que mon visage se couvre de pommes de terre, si j’ai jamais, au grand jamais, ouï la pareille insanité !
Ah ! mais pardon !
Raison !
Voulez-vous me permettre ?
Raison !
Écoutez-moi.
Une trique ! Qu’on m’apporte une trique ! Je veux casser les reins à M. des Rillettes, car la patience a des limites et, à la fin, ceci passe la permission. Comment ! Voilà une bougresse, fille de voleurs, voleuse elle-même, qui me fait tourner en bourrique, m’écorche, me larde, me fait cuire à petit feu, et c’est elle qui a raison !… une gueuse qui me suce le sang, me ronge le cerveau, le poumon, les reins, les pieds, le foie, la rate, l’œsophage, le pancréas, le péritoine et l’intestin, et c’est elle qui a raison !
Voyons…
Ne faites pas attention, il est fou.
Raison !… Vous dites qu’elle a raison parce que vous parlez sans savoir, comme une vieille bête que vous êtes.
Trop aimable.
… Mais si vous étiez à ma place, vous changeriez d’opinion. Oui, ah ! je voudrais bien vous y voir ! Vous en feriez une, de bouillotte, si on vous mettait à la broche avec une gousse d’ail dans le derrière, et qu’on vous foute ensuite à roter devant le feu, depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre.
Comment ! à roter devant le feu !…
À rôtir !… Je ne sais plus ce que je dis.
Il est fou à lier.
Fou à lier ?… Gueuse ! Scélérate ! Plaie de ma vie ! (Saisissant des Rillettes par un bouton de sa redingote et le secouant comme un prunier.) Mais monsieur, jusqu’à mon manger !… où elle fourre de la mort aux rats, histoire de me ficher la colique ! (Le bouton saute.)
Quel toupet ! (Saisissant des Rillettes par un second bouton, qui saute, d’ailleurs, comme le premier.) C’est lui, au contraire, qui met des bouchons dans le vin, afin de le rendre imbuvable !
Menteuse !
Je mens ? C’est bien simple. (Elle sort.)
Scène IV.
C’est ça ! File, que je ne te revoie plus !… que je n’entende plus parler de toi !
Qu’est-ce que c’est que ces gens là ?… Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Fuyons avec célérité.
Monsieur des Rillettes ?
Monsieur ?
J’ai des excuses à vous faire. Je crains de m’être laissé aller à un fâcheux emportement et de ne pas vous avoir traité avec les égards voulus.
Quand cela ? Où ?
Tout à l’heure. Ici.
Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous avez été, au contraire, d’une correction irréprochable, et je suis touché au plus haut point de votre excellent accueil. (Boulingrin, souriant et confus, lui serre chaleureusement la main.) Adieu.
Quoi ! déjà ?
Hélas, oui. Je suis appelé au dehors par une affaire des plus pressantes, et je dois prendre congé de vous.
Vous plaisantez.
Du tout.
Allons, vous allez accepter un rafraîchissement.
N’en croyez rien.
Si fait, si fait, nous ne nous quitterons pas sans avoir bu un coup et choqué le verre à notre bonne amitié. (Geste de des Rillettes.) N’insistez pas, vous me blesseriez. (Il sonne.) Je croirais que vous avez de la rancune contre moi. (À la bonne qui apparaît.) Allez me chercher une bouteille de champagne.
Bien, m’sieur. (Elle sort.)
Enfin !…
Ah !
J’accepte votre invitation pour ne pas vous désobliger, mais j’entends ne plus être mêlé à vos dissensions intestines. Elles sont sans intérêt pour moi et me mettent dans des positions fausses, — sans parler des boutons de mon habit qui y restent, et de mes fesses, qui s’en ressentent.
Marché conclu.
Tope ?
Tope !
En ce cas, asseyons-nous. (Ils prennent chacun une chaise, s’installent près l’un de l’autre, et souriants, se contemplent un instant en silence. À la fin :)
J’ai idée, monsieur des Rillettes, que nous allons faire à nous deux, une solide paire d’amis.
C’est aussi mon avis.
Vous m’êtes fort sympathique. (Geste discret de des Rillettes.) Je vous le dis comme je le pense. Sans doute, j’apprécie vivement l’agrément de votre causerie, pleine d’aperçus ingénieux, fertile en piquantes anecdotes et en mots à l’emporte-pièce, mais une chose surtout me plaît en vous : le parfum de franchise, de droiture, qui émane de votre personne. Gageons que la sincérité est votre vertu dominante ?
Forcé d’en convenir.
À merveille ! Nous allons l’établir sur l’heure. Donnez-moi votre parole d’honneur de répondre sans ambages, sans détours et sans faux-fuyants, à la question que je vais vous poser.
Je vous la donne.
Bien. Dites-moi. Tout de bon là, le cœur sur la main, croyez-vous que depuis la naissance du monde on vit jamais rien de comparable, comme ignominie, comme horreur, comme infamie, comme abjection, à la figure de ma femme ?
Ça recommence !
Ah ! vous en convenez !
Permettez.
Et encore, si ce n’était que sa figure ! Mais il y a pis que cela, monsieur, il y a sa mauvaise foi sans nom, sa bassesse d’âme sans exemple. Tenez, un détail dans le tas, nous faisons lit commun, n’est-ce pas !
Eh ! que diable !…
Sapristi, laissez-moi donc parler. Vous vous expliquerez tout à l’heure. Donc, nous faisons lit commun. Moi, je couche au bord, elle dans le fond. Ça l’embête. Très bien ; qu’est-ce qu’elle fait ? Elle m’envoie des coups de pied dans les jambes toute la nuit ! Comme ceci. (Il lance un coup de pied dans le tibia de des Rillettes.)
Oh !
Hein ? Quelle sale bête !… Ou alors, elle me tire les cheveux ! Comme cela.
Ah !
N’est-ce pas, monsieur, que ça fait mal ?… Bien mieux ! Quelquefois, le matin, est-ce qu’elle ne m’envoie pas des gifles à tour de bras, sous prétexte de s’étirer ? Parfaitement ! Tenez, voilà comment elle fait. (Il bâille bruyamment, et, dans le même temps, jouant la comédie d’une personne qui s’étire les membres au réveil, il envoie une gifle énorme à des Rillettes.) Vous croyez que c’est agréable ?
Non ! Non ! Et, en voilà assez ! Et je ne suis pas venu dans le monde pour qu’on m’y fasse subir des mauvais traitements ! Et si, au grand jamais, je remets les pieds chez vous… (À ce moment :)
Buvez.
Scène V.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Buvez !
Comment ! Tu n’es pas encore morte !
Zut, toi ! Mais buvez donc, monsieur. Je vous dis que ça sent le bouchon !
Mauvaise gale ! Tu ne l’emporteras pas en paradis ! (Il sort.)
Scène VI.
Bonjour ! Quel débarras !
Quel monde !
À la fin, allez-vous boire, vous ?
Sérieusement, j’aime autant pas.
Ce n’est pas sale ; c’est mon verre.
Je ne vous dis pas le contraire, mais je suis forcé de me retirer.
Comme ça ? Tout de suite ?
À l’instant même. — Qu’est-ce que j’ai fait de mon chapeau ? (Il se coiffe, puis saluant jusqu’à terre.) Madame…
Écoutez, monsieur des Rillettes, voulez-vous me rendre un service ?
Très volontiers.
Bien. Enlevez-moi.
Vous dites ?
Je dis : « Enlevez-moi. »
Ça, par exemple, c’est le bouquet ! Vous voulez que je vous enlève ?
Je vous en prie.
Eh ! Je ne peux pas !
Pourquoi donc ?
J’ai un vieux collage, ça me ferait avoir des histoires.
Vous refusez ?
À mon grand regret ; mais enfin soyez raisonnable…
Vous refusez ?
Puisque je vous dis…
Eh bien, je vous préviens d’une chose : c’est que vous allez être la cause de grands malheurs.
Moi ?
Vous. Oh ! inutile de faire les grands bras. Avant — vous entendez ? — avant qu’il soit l’âge d’un petit cochon, il y aura, à cette place, un cadavre !!! Puisse le sang qui aura coulé par votre faute ne pas retomber sur votre tête.
Mais c’est à devenir fou ! Mais qu’est-ce que je vous ai fait ? Mais ça devient odieux, à la fin !
Ah ! c’est qu’il ne faut pas, non plus, tirer trop fort sur la ficelle, ou alors tout casse, tant pis ! Voilà dix ans que j’y mets de la bonne volonté ; ça ne peut pas durer toute la vie. Vous comprenez que j’en ai assez.
Sans doute ; mais… ça m’est égal.
C’est tout naturel, parbleu ! Qu’est-ce que ça peut vous faire à vous ? Ce n’est pas vous qui tenez la queue de la poêle et qui payez les pots cassés. Alors vous tranchez la question avec le désintéressement d’un bon gros diable de pourceau confit dans son égoïsme. Trop commode ! Il est probable que vous changeriez de langage si vous étiez, pieds et poings liés, livré à la fureur d’une brute sanguinaire qui vous traiterait en esclave et vous battrait comme un tapis. Car il me bat. Vous ne le croyez pas ?
Si ! si ! si !
Non seulement, entendez-vous bien, il me meurtrit de bourrades au point de m’en défoncer les côtes, mais il me pince, qui plus est !… à m’en faire hurler, le misérable !… et (Pinçant des Rillettes qui proteste) pas comme ceci, ce ne serait rien… Non ; entre l’os de l’index et la deuxième phalange du pouce ! Comme ça. (Elle joint l’exemple à la démonstration, en sorte que des Rillettes, le bras comme dans un engrenage, se répand en clameurs douloureuses.) Vous voyez ; ça forme l’étau.
Ah ! Eh ! Oh ! Hi ! (À ce moment, rentre Boulingrin, une assiette de soupe à la main.)
Scène VII.
Goûtez !
Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?
C’est de la mort aux rats. Goûtez ! Goûtez donc, tonnerre de Dieu ! Ça va vous fiche la colique.
Je m’en rapporte à vous.
Canaille !… Je n’en aurai pas le démenti ! — Buvez !
Non !
Goûtez ça !
Jamais !
Je vous promets que ça empeste !
Je vous jure que c’est du poison ! (Ils se sont emparé de des Rillettes, et, de force, chacun d’eux, avide d’avoir raison, ils lui ingurgitent du potage mélangé avec du vin, cependant que l’infortuné, les dents obstinément serrées, oppose une héroïque défense.)
Est-il bête !
C’est curieux, cette obstination ! Puisque je vous dis que vous êtes fichu d’en claquer !
Dis donc, quand tu auras fini de gaver M. des Rillettes !… Est-ce que tu le prends pour une volaille ?
Et toi, le prends-tu pour une éponge ?
Saleté !
Gueuse !
Peste !
Choléra !… Et puis, tiens ! (De sa main lancée avec violence, il envoie à madame Boulingrin le contenu de son assiette.)
Oh !
Pardon ! simple inadvertance.
Goujat ! Ignoble personnage ! Tiens !
Ah !
Excusez. C’est bien sans l’avoir fait exprès. Là-dessus, nous allons en finir. Elle tire de sa poche un revolver. C’est toi qui l’auras voulu.
À moi ! Au secours ! (Il se réfugie derrière des Rillettes.)
Tu vas mourir !
Ah non, eh !… Lâchez-moi ! Pas de blagues !
Ne bougez pas, bon sang de bonsoir !
Ôtez-vous, monsieur des Rillettes !
Non ! Non !
Ôtez-vous de là ! Je tire.
(Tumulte. Les trois personnages hurlent à l’unisson.) |
Boulingrin.
Restez ! Je suis un homme perdu. Je la connais, elle est capable de tout ! Protégez-moi, monsieur des Rillettes ! C’est à ma vie qu’elle en a !… Ah ! la misérable ! la gueuse ! Au secours ! Au secours ! Madame Boulingrin.
Ah ! c’est comme ça ! Vous ne voulez pas vous retirer ? Eh bien ! tant pis pour vous si vous y laissez votre peau ! Il faut que ça finisse ! Il faut que ça finisse ! La mesure est comble ! Gare l’obus ! Des Rillettes.
Monsieur Boulingrin, par pitié !… Madame Boulingrin, je vous en prie !… je ne veux pas mourir encore !… Ah ! mon Dieu, quelle sale inspiration j’ai eue de venir passer la soirée !… |
Oh ! Quelle idée !… (Il souffle la lampe.) Vise-moi donc, maintenant !… (Nuit complète sur la scène, de même que dans la salle, et, du sein de ces ténèbres profondes, surgissent, en hurlements, les phrases suivantes :)
Ah ! tu voulais m’assassiner ?… Pif ! (Bruit d’une gifle.)
Oh !
À mon tour… Paf !
Ah ! (Tumulte nocturne. On entend : Canaille ! Crapule ! Poison ! Escroc ! et le bruit de quatre nouvelles gifles, que l’infortuné des Rillettes reçoit, non sans protestation, les unes après les autres.)
Et puis, feu ! Coup de pistolet.
Une balle dans le gras !!!
Ah ! tu tires ? Eh bien, je casse la glace !
Ah ! tu casses la glace ? Eh bien ! je casse la pendule !
Ah ! tu casses la pendule ? Eh bien je casse tout. (Des meubles culbutés s’écroulent.)
Ah ! tu casses tout ? Eh bien je mets le feu ! (Galopades, hurlements.)
Faites donc attention, nom de Dieu ! Vous me marchez sur la figure !
Chamelle !
Enfant de coquine !
Fille de voleur !
Gredin ! (Des Rillettes soupire douloureusement et geint. Soudain, par les portes ouvertes, du fond et des côtés, c’est la lueur rouge de l’incendie. La scène s’éclaire d’une teinte de sang.)
L’incendie !!! Au feu ! Au feu ! (Il se précipite vers le fond ; mais, juste comme il va sortir, survient Félicie, un seau d’eau à la main, accourue pour porter secours.)
Le feu ?… Voilà ! (Elle lance le contenu de son seau à toute volée.)
Charmante soirée ! (La scène s’achève dans le vacarme assourdissant d’une maison livrée à des fous, cependant qu’au dehors la pompe, qui se rapproche au grand galop de son attelage, meugle lugubrement deux notes, toujours les mêmes.)
Puis :
Boulingrin, brusquement apparu sur le seuil de la pièce et qui se détache en noir cru sur la clarté d’un feu de Bengale.
Ne vous en allez pas, monsieur des Rillettes. Vous allez boire un verre de Champagne.