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Les Braves Gens/08

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 61-68).


CHAPITRE VIII

Jean est introduit dans la belle société, et n’y gagne pas grand’chose.


Il résulta de là que le petit Jean, qui avait failli un instant devenir célèbre par ses réparties, fut replongé par la prudence maternelle dans la plus profonde obscurité. Mais la nature est si généreuse qu’elle ne voulut pas absolument priver Châtillon de sa part légitime d’enfants prodiges. Pour une lumière que l’on éteignit, il s’en alluma quatre ou cinq autres qui brillèrent du plus vif éclat. On en citait jusqu’à trois, rien que dans le monde des Defert, sans compter celles qui éclairaient d’autres sphères moins élevées de la société châtillonnaise.

Il y avait d’abord le petit garçon du nouveau sous-préfet, Michel de Trétan. Ses bons mots, un peu revus et corrigés par papa et par maman, alimentaient toutes les conversations.

Il y avait Pierre Bailleul, neveu et fils adoptif d’un riche fabricant, célèbre par ses citations choisies de La Fontaine « et autres bons auteurs ». L’oncle, indigne d’un tel neveu, disait, il est vrai, que « c’étaient des bêtises ! » mais il laissait faire sa femme qui suait sang et eau à orner la mémoire du marmot, et à faire naître les occasions de mettre sa jeune érudition en lumière.

Il y avait enfin le jeune Ardant, dont le père, ancien marchand de tableaux, avait fait bâtir à grands frais le château de la Folie-Ardant, aux portes de la ville. M. Ardant était resté l’ami d’un grand nombre d’artistes, qui venaient par caravanes jouir de sa fastueuse hospitalité. Le gamin n’avait qu’à les écouter pour faire une bonne provision de mots singuliers et de « scies d’atelier ». Il les débitait ensuite avec un aplomb bien au-dessus de son âge. Jean Defert aurait certainement fait le quatrième, si sa mère n’avait pas contrarié sa vocation, et il en aurait rejailli sur sa famille une grande considération. Mais, comme disent les poètes, les destinées en avaient décidé autrement.

Il est vrai que Michel de Trétan devint par la suite un fat de la plus belle eau, sans compensation ; car ses saillies s’arrêtèrent net vers l’âge de quinze ans. À vingt ans, ce fut un beau petit monsieur, avec une raie irréprochable sur le milieu de la tête, et rien dedans. Il eut alors un joli petit parlage vide, suivi de silences mélancoliques pendant lesquels il suçait la pomme de sa canne, cherchant toujours un mot spirituel qui ne voulait plus venir.

Pierre Bailleul devint si pédant et si insupportable, qu’à seize ans il mettait tout le monde en fuite. Au bal, par une fatalité inexplicable, les danseuses avaient toujours promis la valse qu’il leur demandait ; s’il se rejetait sur une polka, c’était exactement la même chose. Il se consolait de sa mésaventure par une citation ; on riait derrière l’éventail. Les jeunes gens, qui suivaient de loin avec une joie maligne la série de ses déconfitures, l’accueillaient ensuite avec des compliments dérisoires.

Quant au jeune Ardant, lorsque ses plaisanteries eurent perdu leur plus grand sel, qui était d’être débitées par un enfant, elles parurent fades ou déplacées. Et puis, le nombre des scies d’atelier n’est pas si considérable qu’on pourrait se le figurer, et il fut bien vite au bout de son répertoire. Il eut cependant, parmi les collégiens et les tout jeunes garçons imberbes, des admirateurs et des imitateurs. Ce qui ne l’empêcha pas de passer dans le monde pour un garçon de mauvaise éducation et de mauvaises manières. Voilà ce que l’avenir réservait à ces trois jeunes messieurs.

Sans lire dans l’avenir, Mme Defert, avec son bon sens ordinaire, avait jugé qu’un enfant prodige est un objet de luxe, dispendieux dans le présent, inquiétant pour l’avenir ; et elle avait courageusement fauché la gloire naissante de Jean.

C’était toujours un souci et un danger de supprimés. Dieu merci, il lui en restait bien assez d’autres.

Quand l’âge des jaquettes fut passé et que Jean fut introduit dans son premier pantalon, il eut un mouvement d’orgueil naïf. Dans la joie de sa transformation, il montra, par quelques mots, qu’il commençait à regarder ses sœurs d’un peu haut, depuis qu’il était devenu un homme.

Sa mère ne lui fit point de morale ; elle ne lui démontra pas que l’orgueil conduit tout droit aux plus épouvantables catastrophes. Mais elle l’amena facilement à découvrir que les femmes et les jeunes filles ont leur mérite aussi bien que les hommes. D’un autre côté, au lieu de profiter de l’occasion pour écraser dans son germe cet orgueil naissant, elle jugea plus prudent de le réduire à de justes proportions, et d’en tirer les éléments de l’estime de soi-même et de la dignité personnelle. Elle voulut bien considérer Jean comme un homme, à condition qu’il se conduirait comme un homme : comme un homme de huit ans, bien entendu.

Voilà donc M. Jean tout préoccupé de mériter le nom d’homme, avec des scrupules à mourir de rire, des confidences qui font rêver sa mère, des échappées qui l’étonnent et l’effrayent, et des retours qui l’attendrissent.

« Un homme peu-il manger des confitures ? — Oui, à condition de n’être pas gourmand, et de ne pas lécher les confitures pour donner ensuite la tartine à Phanor.

— Un homme peut-il jouer à la poupée avec sa cousine Léocadie ? — Oui, pourvu que ce soit à ses heures de récréation ; pourvu surtout qu’il ne jette pas la poupée de Léocadie sur le toit du pigeonnier : ce qui désole Léocadie et lui fait pousser des cris de paon. L’homme en question est obligé ensuite de prendre l’échelle du jardinier à laquelle on lui a défendu de toucher, et de courir sur le toit du pigeonnier au risque de se casser un bras ou une jambe, ce qui ferait beaucoup de chagrin à maman.

— Un homme peut-il laisser dire à Bailleul que sa sœur Marthe chante faux ; et n’est-ce pas son devoir de souffleter Bailleul pour avoir tenu ce propos impertinent ? — Un homme ne s’inquiète pas de l’opinion d’un enfant léger, surtout sur des choses qui ne touchent pas à l’honneur.

— Est-ce une faute bien grave pour un homme d’avoir dit à Michel de Trétan que M. Dionis avec ses lunettes ressemble à un gros perroquet ; et que Mademoiselle, quand elle entre dans la salle d’étude en laissant pendre les deux coins de son châle, ressemble à une poule inquiète qui de ses ailes chasse ses poussins devant elle ? — Ce n’est pas une faute bien grave d’avoir eu ces pensées ; c’est déjà plus grave de les avoir confiées à un étourdi qui les répétera, et tournera en ridicule des personnes respectables et utiles. S’ils apprennent que Jean a dit cela d’eux, cela leur fera de la peine, et ils croiront que Jean a mauvais cœur. Un homme généreux voit le bon côté des personnes et non pas le mauvais. Il se souvient que M. Dionis est un vieillard, qui a rendu les plus grands services à papa et à ses enfants. Il se souvient que Mademoiselle est bonne, instruite, qu’elle a fait l’éducation de Marguerite et de Marthe, qui lui ont les plus grandes obligations. Il n’oublie pas qu’elle se donne beaucoup de peine et montre beaucoup de patience pour empêcher certain petit homme de rester toute sa vie un ignorant. — Jean déclare que le petit homme c’est lui, et qu’il sait bien que maman a raison.

— Est-ce mal pour un homme d’être jaloux de Michel de Trétan ? — C’est toujours très-mal d’être jaloux de qui que ce soit ; mais à propos de quoi cette jalousie ? — Oh ! d’abord, reprend le petit homme d’un air pénétré, Léocadie prétend qu’elle l’aime mieux que moi parce qu’il a de plus jolies vestes et de plus jolies cravates ; et puis il a des cartes de visite ; et puis il a des cartes d’invitation imprimées pour les collations du jeudi ; et puis il a un si joli poney ! Nous sommes bien aussi riches que le sous-préfet : pourquoi n’ai-je pas des cartes de visite et un poney ? »

Depuis longtemps Mme Defert s’attendait à cette question. Elle n’en fut pas moins embarrassée pour répondre. Il lui eût été bien facile de dire que le sous-préfet et sa femme élevaient fort mal leur fils, et lui donnaient des goûts et des prétentions qui n’étaient pas de son âge. Mais, par esprit de justice et par bonté naturelle, elle n’aimait pas à moraliser aux dépens du prochain. Elle dit donc au petit questionneur que les parents élevaient leurs enfants du mieux qu’ils pouvaient ; que chacun avait sa manière. Quant à elle et au papa, ils croyaient de l’intérêt de leur cher enfant de ne point songer à toutes ces choses qui nuiraient à son travail. Il était assez raisonnable et les aimait assez tendrement pour croire qu’ils faisaient de leur mieux afin de le rendre heureux maintenant et dans l’avenir.

Mme de Trétan, la femme du sous-préfet, recevait tous les vendredis, sans compter les quatre grands bals officiels ; et, comme elle avait un fils qu’elle voulait amuser à tout prix, elle donnait des collations tous les jeudis. Les invitations étaient faites au nom du bambin, sur des cartes imprimées qui faisaient rêver Jean. C’étaient bien des enfants, garçons et fillettes, qui se réunissaient le jeudi à la sous-préfecture, mais leurs jeux cessèrent bien vite d’être des jeux d’enfants. Les petites filles, avec une facilité surprenante, avaient appris le langage et les manières des dames ; il y en avait une, plus avancée que les autres, qui savait déjà s’évanouir gracieusement. Les garçons, plus insouciants et plus lents à mouvoir, s’étaient cependant laissé entraîner dans cette voie.

Mme de Trétan avait déclaré bien nettement, et à plusieurs reprises, que c’était sans cérémonie. Ce qui n’empêcha pas que ceux qui étaient venus en brodequins la première fois, revinrent désormais avec des bottines vernies. On commença, dans ce monde enfantin, à discuter la coupe d’une veste et la nuance d’une cravate. Le langage fut à l’avenant. On ne se contentait pas de dire : J’aime une chose, ou je ne l’aime pas ; on l’adorait ou on la détestait. Mme Defert, malgré les invitations les plus pressantes, avait résisté la première année tout entière ; mais lorsque Jean eut ses huit ans révolus, et qu’elle n’eut plus d’excuse valable, elle se résigna en soupirant. Jean avait pris de ses amis du jeudi quelque chose de frondeur et de railleur, et il s’était mis à adorer et à détester comme eux.

Régulièrement, le lundi, le mardi et le samedi, Jean adorait M. Dionis et Mademoiselle ; régulièrement aussi, il les détestait le mercredi et le vendredi. Règle générale : quand l’élève adore le maître, cela prouve simplement que le maître est content de l’élève ; et quand ce dernier déteste son professeur, il y a cent à parier contre un que le professeur a eu à se plaindre de l’élève. Sans avoir une ardeur extraordinaire pour le travail, Jean, par conscience, et aussi pour faire plaisir à sa mère, combattait avec succès ses velléités de paresse le lundi, le mardi et le samedi. Ces jours-là, il lui arriva même de tracer des paraphes si corrects et si réguliers, que M. Dionis, dans la joie de son âme, songeait qu’un jour il pourrait lui apprendre à dessiner d’un seul paraphe une fleur, un oiseau, ou ce qui est le triomphe de l’art calligraphique : Le lion de Florence et la mère qui lui redemande son enfant. Mademoiselle, moins enthousiaste, se déclarait cependant satisfaite, et espérait qu’il pourrait passer bientôt de l’histoire des empires d’Orient à celle de la Grèce.

Mais le mercredi, veille de la collation, il était déjà en esprit à la fête du lendemain. À quels jeux jouerait-on ? Danserait-on comme la dernière fois ? Quelle cravate aurait Michel de Trétan ? Quelles aventures raconterait-il ? Mènerait-il ses amis visiter le poney ? Proposerait-il à Léocadie de monter dessus, ou de lui donner du sucre pour s’en faire aimer !

Le vendredi, que de souvenirs lui tourbillonnaient dans la tête ! Bailleul avait des sous-pieds, Ardant était frisé et sentait la cigarette. Léocadie boudait : pourquoi boudait-elle ? Michel de Trétan avait une nouvelle chaîne de montre. Et alors M. Dionis lui faisait remarquer que les pleins sont des pleins, et les déliés des déliés, et que chaque chose doit être à sa place ; qu’il est inutile et même dangereux de prendre tant d’encre à la fois, puisque cela fait d’énormes pâtés sur les pages ; qu’il n’est pas nécessaire de regarder voler les mouches et de s’arrêter un quart d’heure entre chaque mot. De son côté, Mademoiselle remarquait avec étonnement, ensuite avec indignation, que Jean ne se souciait pas du tout des empires d’Orient ; qu’il faisait de Sémiramis un homme, et de Nabopolassar une femme ; qu’il disait la tour de Babylone au lieu de la tour de Babel, et qu’il bâillait affreusement, tantôt derrière sa main, tantôt sans songer même à se cacher.

Quand M. Dionis essuyait trois fois de suite ses lunettes (signe de tempête) et quand Mademoiselle disait d’un ton sec : « Je crois que je ferais mieux de m’en aller », il revenait brusquement au sentiment de la réalité, et comprenait toute l’étendue de sa faute. Quelquefois il était tellement énervé par ses rêvasseries, qu’il n’avait plus le désir ni la force de se justifier. Ces jours-là, Mme Defert secouait tristement la tête et soupirait. D’autres fois, avec cette habileté mauvaise de l’écolier paresseux qui connaît le faible de son professeur et l’exploite au profit de sa paresse, il demandait à M. Dionis des nouvelles de sa collection de tulipes, et se faisait raconter par le menu les ravages des insectes et la guerre d’extermination que leur faisait M. Dionis. Ou bien il mettait Mademoiselle sur l’histoire de sa famille, qui se composait d’un frère professeur au collège, et de quatre autres sœurs, dont deux étaient pianistes et les deux autres institutrices.

Un jeudi matin, M. Defert apprit la mort d’une parente éloignée, que Jean n’avait jamais vue. Il fut décidé que par convenance Jean n’irait pas à la collation ce jour-là. Mme Defert fut frappée et affligée de l’expression de sa physionomie. Il ne dit rien cependant. Vers les deux heures, Bailleul, accompagné d’un domestique, vint pour le prendre, comme d’habitude ; Jean lui raconta d’un ton boudeur ce qui l’empêchait de se joindre à la bande joyeuse.

« Qu’est-ce que ça fait ? dit Bailleul ; viens tout de même, puisque tu ne la connaissais pas.

— Papa a décidé que je n’irais pas, et je n’irai pas, » reprit Jean d’un ton de victime. Et emporté par la mauvaise humeur, il laissa échapper cette mauvaise parole : « Est-ce qu’elle n’aurait pas pu aussi bien mourir un autre jour ? »

Mme Defert entendit ce mot, qui fut pour elle la confirmation de bien des remarques qu’elle avait faites jusque-là, mais d’où elle hésitait encore à tirer une conclusion. Depuis que Jean fréquentait le monde, il avait beaucoup perdu. Le mot qu’il venait de prononcer était à la fois égoïste et brutal.

Jean égoïste ! Où donc avait-il pu contracter ce défaut que personne n’avait dans la famille ?

Mme Defert ne prit pour confident de sa découverte que l’oncle Jean. Il est bien convenu que sur beaucoup de points l’oncle Jean laissait à désirer, mais c’était un guide sûr dans toutes les questions d’honneur et de délicatesse. Il avait l’âme élevée, le cœur droit, avec la simplicité d’un enfant. Ses conseils valaient de l’or, sa nièce en avait fait souvent l’expérience ; il en savait plus sur certaines questions que les éducateurs brevetés et patentés.

« Ho ! ho ! dit-il en passant à plusieurs reprises la paume de sa main sur sa moustache. Ça va bien ! (traduisez : ça va mal !) Défaut pour défaut, j’en aimerais mieux un autre pour mon lancier. Heureusement que tu es là, ma chère. (Il ne lui serait jamais venu à l’idée de dire : Heureusement que nous sommes là !) Je m’en rapporte à toi pour mettre bon ordre à cela. Si Jean continuait, il deviendrait tout simplement ce que nous appelons au régiment un fils de famille, c’est-à-dire une peste. Ce serait du joli. J’en ai connu de ces petits jeunes gens que les familles nous envoyaient quand elles ne savaient plus qu’en faire. Il y en avait qui se formaient au régiment, mais bien peu. Ces jolis messieurs qui tiennent tant à leurs petits plaisirs, et à leurs petites aises, finissent par tenir trop à leur petite peau. Très jolis à la parade ; quand il s’agit de donner ou de recevoir des coups, bonsoir ! C’est assez bon pour les autres. Ils ont grand soin du fils de leur mère, ceux-là, et l’on peut être sûr qu’ils le lui ramèneront sans une égratignure. Puisque mon lancier aime tant les histoires de régiment, tu me diras quand ce sera le moment de lui raconter celle du lieutenant Taragne. »