Les Bretons/La Charrette-de-la-Mort

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Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 124-132).

CHANT QUINZIÈME

LA CHARRETTE-DE-LA-MORT.


Nuit pluvieuse d’automne. — Escorté de son clerc, le curé de Scaer va voir un malade. — L’épreuve des dix bouts de cierge. — Confession et dernières volontés du fermier Hoël. — Adieux de sa famille. — Départ du curé et prière des agonisants. — Minuit. — La Charrette-de-la-Mort.


Nous sommes aux jours noirs qui précèdent l’hiver,
Et la mort veut entrer dans un hameau de Scaer.
Étendu sur son lit de douleur, un pauvre être
Pour sortir d’ici-bas n’attend plus que le prêtre ;
La famille est assise à l’entour du foyer ;
Le dogue sur le seuil ne cesse d’aboyer ;
Tout gémit ; l’ouragan sur le toit se déchaîne,
Et la pluie à torrents bat la porte de chène.
 
Par cette nuit de deuil, monté sur son cheval,
S’en venait cependant le vieux curé Moal ;
Deux hommes l’escortaient : ils ouvraient les barrières,
Ou guidaient la monture au bord des fondrières.
L’eau ruisselait. « Pourvu, s’écria le vieillard.
Que pour sauver ton maître il ne soit pas trop tard !

— Dam ! si son âme au ciel veut remonter sans crainte,
Il est temps de verser sur son corps l’huile sainte :
Il râle, je vous dis. — Mais, demanda Loïc,
Ses filles ? — Parlez-vous d’Hélène ou d’Annaïc ?
Ah ! jeune homme, on dirait deux cœurs que le feu grille !
C’est la neige qui fond ! Lorsque la blonde fille
De Léon arriva, ce fut un jour fatal :
Si sa mère allait mieux, son père allait plus mal ;
Sur l’heure elle me dit : « Courez au presbytère ! »
Mais lui songeait encore au ciel moins qu’à la terre.
Ce soir, comme il baissait, les deux sœurs et Lilèz
Sont allés à la croix dire des chapelets ;
Et la mère alluma dix morceaux de bougie,
Cinq cierges pour la mort, cinq cierges pour la vie :
Si ces derniers s’usaient ou s’éteignaient d’abord,
C’en était fait d’Hoël, le malade était mort.
J’attendais au logis. Donc, voyant les deux vierges
Qui rentraient en criant avec leurs bouts de cierges,
J’ai compris ; et, malgré la pluie et le temps noir.
J’ai couru vers le bourg pour faire mon devoir…
Mais prenez garde au chien. Derrière, Bleiz, derrière ! »
 
Quand la porte s’ouvrit, la famille en prière
Se leva ; le vieux prêtre, à ce morne salut,
Comme pressé d’agir monta sur le bahut :

« Eh bien, mon fils, eh bien, ma chère créature,
Vous voilà donc malade ? — Oui, dans mon corps j’endure
Tout ce qu’il faut souffrir pour mériter le ciel :
Mes jambes et mes bras, tout enfle. — Pauvre Hoël !
— Mais je finis mon mal. Voir un prêtre à cette heure,
C’est quasi voir la mort entrer dans sa demeure.

— Hoël, vous me craignez plus qu’on ne craint les loups.
Si vous veniez chez moi je n’irais pas chez vous.
N’ètes-vous pas chrétien ? À votre dernier somme,
Si l’heure en est venue, il faut songer, vieil homme.
Soignons l’âme, le corps pourra s’en trouver bien.
Dans votre lit de mort irez-vous comme un chien ?
Oh ! je te forcerai, pécheur, d’ouvrir la bouche !
Deux Esprits avec moi sont assis sur ta couche :
A droite le bon Ange, à gauche le mauvais.
De l’Ange et du Démon, choisis, ou je m’en vais !…
 
Ah ! chrétiens, louez Dieu ! cet homme enfin m’écoute :
Laissez-moi le guider dans sa nouvelle route. »
 
Des deux âmes alors commença l’union,
Mais Dieu seul peut redire une confession :
Sacrement de terreur entouré de mystère,
Le ciel vient demander ses secrets à la terre.
 
L’aveu fut long. Hoël, sous des replis cachés,
Prudemment dans son cœur retenait ses péchés ;
Ce livre où le curé voulait lire sans cesse,
Hoël le refermait toujours avec adresse.
Enfin, le confesseur rappela les enfants ;
Et leur mère Guenn-Du s’installa sur les bancs.
 
« Ouvrez les yeux, c’est moi. Regardez votre femme.
Avez-vous mis enfin du calme dans cette âme ?
Mon ami, vous allez voir la maison de Dieu,
Et le Pêre et le Fils, et l’Esprit au milieu.
Là vous attend le prix de vos croix en ce monde.

Pour nous, tristes vivants sur cette terre immonde,
Il faut prier la Vierge ; oui, priez-la pour nous ;
J’userai votre tombe ici de mes genoux.
Homme, si vous souffrez, patientez encore,
Tout ceci peut finir au lever de l’aurore…
Çà, mes filles, venez ! Vous aussi, mon neveu !
À ce saint qui s’en va venez tous dire adieu !
Mais éveillez Nannic : que son père l’embrasse,
Ce petit innocent !… Ah ! de grâce ! de grâce !
Mes filles, mon neveu, ne pleurez pas si fort !
Votre cœur se fendra. Cet homme sait son sort…
L’enfant pâlit. Nannic, embrassez votre père,
Cher petit !… Non, la peur le rejette en arrière. »
 
« — Adieu, femme Guenn-Du ! mes filles, mon neveu,
Et vous, mes serviteurs, je vous dis tous adieu !
Adieu, biens de la terre ! Ah ! quelle dure peine !
Mon pressoir est tout plein, ma grange est toute pleine.
Et je meurs ! Mes amis, venez à mon secours.
Et frappez cette Mort qui me vole mes jours.
Hélas ! vous vous taisez !… Jésus, sois donc mon aide !
Je me tourne à présent où je sais le remède ;
Je cède à mon Sauveur… Encor, encor ceci.
Le clerc du vieux curé, Daûlaz est-il ici ?
Amenez-le, amenez ma chère fille Hélène.
Qu’ils se hâtent tous deux ! C’est bien (je perds haleine,
Mon dernier coup s’apprête). Après moi, mon garçon,
Il ne restera plus d’homme dans la maison :
Lilèz s’en va soldat ; toi, si l’habit de prêtre
Te semble triste, obtiens quelque argent de ton maître
Et prends Hélène. On dit qu’Anna te plairait mieux,
Mais cette fille a pris son époux dans les cieux.

Mes enfants, votre main ! Mon drap sera la nappe
Où le prêtre… Ah ! Jésus ! ah ! comme elle me frappe ! »

« — Vite, cria Guenn-Du, vite les sacrements !
La Mort jette en son cœur les épouvantements ! »
Parents et serviteurs autour du lit en cercle
Se sont rangés ; le prêtre enlève le couvercle
De la boîte d’argent qui pendait à son cou,
Et sur le front d’Hoël, les flancs, chaque genou,
Verse selon le rit l’huile qui puritie ;
De sa boîte il retire aussi le Pain de vie,
Mystérieux mélange où la Chair et l’Esprit
Forment en s’unissant le froment qui nourrit.

Voilà dans ce hameau, jusqu’à la onzième heure,
Tout ce qui se passa. Triste, triste demeure !
 
Depuis bien des hivers, le femelle démon,
Qu’un Breton n’oserait appeler par son nom,
La Mort avait erré de village en village :
Elle attaquait la force, elle riait de l’âge ;
Au milieu d’une lutte elle étouffa Conan ;
Au Gôz-Ker, elle prit et la mère et l’enfant ;
Et tandis qu’il nageait, enlacé par un saule,
Le jeune Kcrnéiz disparut dans l’Izôle ;
Mais chez ceux de Coat-Lorh comme elle n’entrait pas :
« La Mort ne peut nous voir, disaient-ils, parlons bas. »
Non, non, point de maison, point de tête épargnée !
Aujourd’hui dans Coat-Lorh elle fait sa tournée !
Sa charrette est en route, et ses maigres chevaux
Galopent dans la lande et par monts et par vaux !

L’âme et les sens d’Hoel désormais plus tranquilles,
Le prêtre, avec son clerc chargé des saintes huiles,
A quitté la maison : certes, cet homme noir
Avait fait dignement, selon Dieu, son devoir.
 
Des propos, cependant, près de la cheminée
Commencent à voix basse : « Oui, dans sa fille aînée,
Disait la vieille Guenn, son amour reposait ;
La clef de son esprit, cette fille l’avait.
Quoi ! sans me rien laisser sortir de cette vie !
Côte à côte, avec lui, pourtant je l’ai suivie
Durant plus de vingt ans ! et je le soignais bien !
Et peut-être il me doit de mourir en chrétien !
Dites ! quand plein de cidre il rentrait de la foire,
N’avait-il pas encore au logis de quoi boire ?
Et souvent sur le gril un bon morceau de lard ?
Mais tout homme est un loup, ou bien est un renard. »

« — Chut ! répondit Armel, parlons plus bas, voisine :
Prenez garde aux mourants, ils ont l’oreille fine.
— Oui, dit la Giletta, songez à l’avenir.
Hoël, tout bas qu’il est, pourrait en revenir.
J’en ai bien vu passer dans la cruelle angoisse ;
Mais j’en connais aussi plus d’un dans la paroisse
Dont le fuseau semblait tourner son dernier tour,
Et qui chaque dimanche entend la messe au bourg.
Donc, silence, Guenn-Du ! car, s’il vous abandonne,
Votre cœur l’aime encor ; vous êtes toujours bonne…
Allons, donnez du bois, la pluie éteint le feu.
— Guenn-Du ! femme Guenn-Du ! — L’entendez-vous, grand Dieu.
Avez-vous entendu cette pauvre voix creuse ?
Oh ! oui, je l’aime encore ! oh ! la très malheureuse ! »

Avec un linge fin alors elle essuyait
Les lèvres du mourant, et, tremblante, essayait,
En ramenant sur lui ses draps, sa couverture,
D’apprêter à son corps une place moins dure.
Puis elle l’appelait ; mais, appels superflus !
Hoël ouvrait la bouche et ne répondait plus.
 
La chose en étant là, les deux bonnes veilleuses
À l’écart se font signe, et ces femmes pieuses,
En main leur chapelet, sur un ton languissant,
Se mettent à prier pour leur agonisant.
À genoux près du feu, leurs coiffes rabattues.
On les prendrait ainsi pour deux blanches statues.
L’orage sur le toit tombe toujours à flots,
Et des lits des enfants s’échappent des sanglots
Qui déchirent leur mère. Ensuite un grand silence.
Une veilleuse alors de sa place s’élance
Vers le lit du malade, et voyant ses deux bras
Sans relâche occupés à retirer les draps,
Près de la veuve en pleurs sous sa coiffure épaisse
Elle revient s’asseoir, et dit tout bas : « Il baisse. »
 
Vers minuit, quand les morts, froids et silencieux,
Tous rangés à la file, ensemble ouvrent leurs yeux,
Hoél recommença ses cris : c’était le râle,
Pareil à la vapeur dans le tube en spirale.
Qui montait, descendait, remontait dans son cou.
Mais quelqu’un manquait là pour frapper le grand coup.
 
Je l’entends ! je l’entends ! priez Dieu ! sa charrette,
Couverte d’un drap blanc et que mène un squelette,
Arrive de la lande : aux sifflements du vent

Elle a fait quatre fois le tour du vieux Peûl-Van ;
Malgré les joncs, les rocs, les bruyères arides,
Traversant à grand bruit la Trêve-des-Druides,
Elle franchit dans l’ombre, avec ses blancs coureurs,
Le Village-du-Barde et celui des Terreurs ;
Tous les oiseaux de nuit la suivent ; elle longe
Le bois de Garz-Cadec, et, d’un bond, tombe et plonge
Jusqu’au creux du vallon ; la Charrette-de-Mort
En cahotant remonte et roule dans Coat-Lorh !
 
Guenn, ses cheveux épars sur sa tête grisâtre,
S’est levée en sursaut sur la pierre de l’âtre :

« Je l’entends ! je l’entends ! c’est le Char-de-l’Ankou[1] !
Hoél s’en va ! la Mort l’emporte dans son trou !
Prenez garde en mourant qu’un de ses yeux vous voie !
Prenez garde surtout que son âme se noie !
Videz tous les bassins, tous les seaux, tous les muids !
Jetez l’eau de fontaine et jetez l’eau de puits ! »

Atroce ! ô vision sauvage ! âme en délire !
Ah ! si le barde encor chantait avec la lyre,
À ces cris insensés, sortis de la forêt,
Avec ses cordes d’or la lyre se romprait ;
Car au fond de mon cœur, cette harpe vivante,
J’ai senti tous mes nerfs tressaillir d’épouvante !
Oui, celui qui naguère, assis au Pont-Kerlô,
Laissait pendre en riant ses pieds au fil de l’eau,
Et chantait tout le jour sur la lande fleurie
Avec un autre enfant qui s’appelait Marie ;

Près du lit d’un défunt celui-là vient s’asseoir ;
Et la pluie et l’orage, et les horreurs du soir
L’attirent, aujourd’hui que sa race succombe,
Et qu’un vent glacial entraîne vers la tombe
Tout ce qui fut beauté, tout ce qui fut amour,
Mais, Seigneur, pour renaître et refleurir un jour !
Souffle donc, vent glacé ! sur ce grabat de paille,
Il est prêt à chanter, le barde de Cornouaille !
Veilleuses et veilleurs, recommencez vos cris !
Arrache de ton front, veuve, tes cheveux gris !
Que le Char-de-la-Mort passe encore et repasse !
Et vous, marteaux de fer, clouez, clouez la chasse !…



  1. L’Oubli, surnom de la Mort.