Les Bretons/Les Fileuses

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Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 175-182).

CHANT VINGT-UNIÈME

LES FILEUSES.


Les deux veuves, Guenn et Armel, vont offrir un sac de blé à la patronne de Scaer. — Rencontre du fermier Tal-Houarn. — Nouvelles du clerc et du conscrit. — Pays de Tréguier ; la maison d’Hervé, le tisserand. — Filerie chez Hervé ; la petite Mana, sa fille. — Comment deux jeunes gens de Cornouaillc se trouvaient à cette veillée. — Merveilleuse légende des fées de Berneuf. — Bonne plaisanterie du tisserand. — Les gendarmes. — Appel aux deux veuves.


Oui, mon brave parent ! oui, cette mère en larmes,
Et moi qui dans mon cœur ai bien ma part d’alarmes,
Nous ne pouvions souffrir plus longtemps ce tourment.
Ce matin j’ai donc mis le bât sur la jument,
Et nous allons porter ces mesures de seigle
À la sainte de Scaer, ma patronne et ma règle ;
Et, s’ils vivent encor, nous verrons avant peu,
Elle, son cher enfant, et moi, mon cher neveu…
Mais tous deux sont tombés sous leurs bourreaux infâmes ;
Et, comme eux, nous n’avons qu’à mourir, pauvres femmes !
Le bon Tal-Houarn sourit : « Vivez pour vos enfants,
Armel, et vous, Guenn-Du ; car tous deux sont vivants.

— Est-il vrai, juste ciel ! O Vierge sainte et pure ! »
Et les voilà glissant du haut de leur monture.
 
« Vous connaissez Hervé, qui nous vient deux fois l’an.
Ce paisible fileur est un ancien chouan :
Au marché de Kemper il vit nos jeunes hommes
Abattant sous leurs coups, comme en été les pommes,
Gendarme sur gendarme et soldat sur soldat ;
Et lui-même, dit-on, prit sa part du combat ;
Si bien qu’en sa voiture il sut, après l’affaire,
Cacher notre écolier et notre réfractaire ;
Et tous les deux, blottis sous un amas de fil.
Suivirent en Tréguier le tisserand subtil…
Mais (pensez-vous) comment ai-je appris leur histoire ?
D’un homme qui toujours voyage et qu’on peut croire :
À Doussall, le saunier, en certain cabaret.
Pour qu’il vînt nous le dire ils ont dit leur secret.
 
« — Que Dieu soit donc béni ! reprit l’une des veuves.
C’est une heure de calme après un mois d’épreuves.
Qu’il soit fait cependant comme il était réglé.
Et que la bonne sainte ait notre sac de blé ! »

Ô Guenn ! portez-en deux : en de plus sûrs asiles
Jamais des exilés n’ont vécu plus tranquilles. —
 
Vers le bourg de Lan-Leff si vous allez un jour.
De son temple roman, lecteur, faites le tour ;
Puis demandez Hervé, le bon faiseur de toiles :
Le fin lin pour le corps, le chanvre pour les voiles,
Garnissent ses métiers ; mais une blonde enfant,
Voilà son vrai chef-d’œuvre, à l’adroit tisserand.

On l’appelle Mana. Cette enfant, rose et blanche,
Toute jeunette encor, ne sort que le dimanche ;
Mais, comme d’un enclos le parfum d’une fleur,
Du toit d’Hervé s’exhale une fraîche senteur.
 
Un soir de février, nuit sombre et pluvieuse,
Toute une troupe active, une troupe joyeuse
De filles dont les doigts tiennent un long fuseau
Et dont l’épaule gauche a pour arme un roseau,
Chez Mana s’est rendue : on y fait la veillée.
Celle qui finira plus tôt sa quenouillée
Doit avoir un ruban d’or et d’argent broché,
Que la mère acheta le jour du grand marché.
Elle avait bien prévu, l’habile ménagère,
Qu’elle et sa jeune enfant, malgré leur main légère,
Seules ne pourraient pas filer dans la saison
Tant de chanvre et de lin encombrant la maison.
Donc autour de son feu tout le hameau s’assemble :
Ce qu’elles n’ont pu faire, on va le faire ensemble.
Entre amis les fardeaux se doivent partager :
L’œuvre devient facile, et le travail léger.

Quand vous étiez captif, Bertrand, fils de Bretagne,
Tous les fuseaux tournaient aussi dans la campagne ;
Chaque femme apporta son écheveau de lin :
Ce fut votre rançon, messire Duguesclin !
Oh ! comme sous la main de ces braves voisines
Rapidement ce soir se couvrent les bobines !
De la quenouille à peine un brin s’est dégagé,
Qu’il s’allonge, se tord ; en fil on l’a changé.
Pas un doigt, pas un pied un seul instant n’arrête.

Les rouets et les fuseaux tournent et sont en fête.
Pour exciter ici le zèle et la gaîté,
Il n’était pas besoin de ruban argenté ;
Car Tréguier, le pays des maîtresses fileuses,
Sans mentir est aussi le pays des chanteuses :
De la Bonne-Duchesse au premier roi Conan,
Elles pourraient trouver une chanson par an.
 
Cependant dites-nous, ô blanche filandière,
Innocente Mana, qui restez en arrière
Malgré vos quatorze ans, Manaïc, dites-nous
Pourquoi, comme vos yeux, votre chant est si doux !
En fumant près du feu votre aïeul vous écoute,
Et votre père aussi : vous les aimez sans doute ;
Mais, blanche filandière, innocente Mana,
Si douce, votre voix jamais ne résonna !…

Ah ! voici près de vous deux garçons de Cornouaille,
Avec leurs longs cheveux tombant jusqu’à la taille !
Ils sont là, leurs regards par le vôtre éblouis,
Ces deux enfants de Scaer, errant loin du pays !
Votre père accueillit les jeunes réfractaires ;
Et déjà, sous ce toit entouré de mystères,
Il semble qu’oublieux des anciennes amours,
Volontiers loin du monde ils passeraient leurs jours ;
Ils ont tout oublié, leurs parents dans les larmes,
Des amis inquiets, et même les gendarmes
Qui peuvent, tout à coup entrant dans la maison,
De ce réduit heureux les traîner en prison.
 
Mais la gentille enfant : « Ce soir, chacun travaille ;
Resterez-vous oisifs, nos amis de Cornouaille ? »

Et Loïc élevant les mains, Mana roulait
Son fil neuf à l’entour. Pour Lilèz, il filait.
Aussi s’écriait-il gaîment : « Me voilà fille !
Apportez une jupe, et vite qu’on m’habille !
— Est-ce donc votre barbe, ô jeune homme si fier,
Qui vous dit qu’une coiffe irait mal à votre air ? »

Tous de rire ; et Lilèz, se troublant dans son rôle.
Un moment demeura honteux, le joyeux drôle !
 
La mère poursuivit : « Conscrit aux airs railleurs,
Les gars de Pont-Ivi sont, comme nous, fileurs ;
Mais croyez que leurs mains, pour tenir la quenouille,
Ne laissent pas manger leurs fusils par la rouille.
Oui ! même les Esprits de la mer et des bois
à tourner le fuseau se plaisaient autrefois.
— C’est vrai, dit le grand-père en lâchant ses bouffées :
À Berneuf, les anciens ont vu filer les fées.
— Grand-père, oh ! dites-nous un conte du vieux temps !
— Moi, bon Dieu ! Je n’ai plus ni mémoire, ni dents ;
Mais mon fils et ma bru connaissent cette histoire.
— Eh bien ! je vais fouiller au fond de ma mémoire,
Dit Jeanne ; et mon mari, qui se tait dans son coin,
Hervé, me prêtera secours s’il est besoin.
 
« Voici de ça longtemps. Alors les pauvres femmes
N’usaient point à filer leurs corps avec leurs âmes.
Car dans leurs beaux palais de jaspe et de corail
Des Esprits bienfaisants seuls faisaient ce travail.
Ces Esprits, les Bretons les appelaient des fées.
Or ces dames, de gaze et de soie attifées,
Depuis bien des mille ans au doux pays d’Arvor

Vivaient, et leurs fuseaux on peut les voir encor :
Enfants (retenez bien), ce sont les grandes pierres
Qui se tiennent debout au milieu des bruyères.
Ces grès, dont nul savant ne sait dire le poids,
Pesaient moins qu’un fétu pour leurs agiles doigts.
Aussi leur tâche était bien vite terminée :
À nos travaux d’un an suffisait leur journée.
Pourquoi ces bons Esprits ont-ils quitté nos champs ?
Mes amis, ce secret est celui des méchants.
 
« Mais c’était à Berneuf, sur le bord de la grève,
Dans leur grotte d’azur, comme on n’en voit qu’en rêve,
Pleine de sable d’or, pleine de larges fleurs
D’où sortaient à la fois des parfums, des couleurs ;
C’était dans ces rochers que se plaisaient ces reines
Dont les chants répondaient aux chansons des sirènes.
Secourables au faible, appui de l’indigent,
Elles aidaient celui qui perdait son argent :
Dans leur grotte on faisait la nuit quelque prière ;
Le lendemain l’argent brillait sur une pierre !…
Mais, fileuses ! c’est nous, nous que leur amitié
Entre les malheureux semblait prendre en pitié.
Peu nous gagnait leur cœur : quelques simples offrandes
De beurre et de pain frais, dont elles sont friandes.
Le soir vous alliez donc, portant un panier plein
De leurs mets favoris, puis de chanvre et de lin ;
Et quand vous reveniez le matin, de bonne heure,
Il ne restait plus rien du pain frais et du beurre,
Mais le chanvre et le lin, le tout était filé,
Et de cent écheveaux votre panier comblé.

« Ah ! voilà le bon temps ! Heureuses nos aïeules !

Pour faire tant d’ouvrage, hélas ! nous sommes seules !
Ou plutôt les démons remplacent les Esprits.
Les méchants viennent vite ou les bons sont proscrits.
Moi, je nomme démons toutes ces mécaniques,
Vrais engins de l’enfer, trouvailles sataniques,
Qui font que le fileur, épuisé de besoins,
Toujours travaille plus, et toujours gagne moins. » ^

Tel était le récit de Jeanne ; et dans ce conte
Bien des cœurs sérieux sauraient trouver leur compte.
Le clerc en fut touché, lui qui toujours rêvait.
Mais, comme le travail de Mana s’achevait,
S’achevait le premier, il restait dans l’attente,
Pour offrir le ruban à la plus diligente,
Espérant que ce zèle ardent serait compris,
Et que le prix offert lui-même aurait son prix.
 
Une dernière mèche était presque tournée.
Lorsque du fond de l’âtre et de la cheminée
Sort une voix aiguë et grêle, un bruit pareil
À la voix des grillons qui chantent au soleil,
Comme une voix de fée : « Eh quoi ! l’Angélus sonne,
Et vous filez encor ! Dormez ! je vous l’ordonne. »
Soyez sûr qu’à ces mots chacun se tenait coi,
Et promenait un œil timide autour de soi,
Quand, parmi les tisons et les cendres de l’âtre,
On vit lourdement choir la fée au teint noirâtre :
C’était messire Hervé qui, morne tout le soir,
Voulait donner enfin preuve de son savoir,
Et terminer gaîment par sa plaisanterie
Cette laborieuse et longue filerie. —

Non, tout n’est pas fini. Des pas forts et pesants,
Des pas qui n’étaient point connus des paysans,
Viennent vers la maison ; puis on fait une pause,
Comme au moment d’agir quelqu’un qui se dispose ;
Enfin une voix rauque : « Ouvrez, au nom du roi ! »
Mana laissa tomber sa quenouille d’effroi.
Les conscrits saisissaient leur bâton ; mais le maître
Sur son petit courtil ouvrit une fenêtre ;
Et lorsque dans la ferme, après plus d’un retard,
Les gendarmes entraient, ils arrivaient trop tard :
Vers un manoir, caché sous ses bois solitaires,
A travers champs fuyaient les jeunes réfractaires.
 
Veuves, c’est à présent, ô femmes de douleurs,
Qu’il faut sur vos enfants recommencer vos pleurs,
Et devant tous les Saints, les Anges et les Vierges,
Porter vos sacs de blé, brûler vos bouts de cierges.
Vienne l’appui d’en haut, et laissez sur leurs pas,
Laissez se déchaîner les fureurs d’ici-bas !
Mais, veuves, hâtez-vous ! priez, ô pauvres mères !
Contre eux se sont ligués les préfets et les maires ;
Et les voilà, fuyant de pays en pays,
Chevreuils légers des bois par les chiens poursuivis.