Les Bucoliques (trad. Charpentier)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Bucoliques.
Garnier Frères, (p. 63-112).
ÉGLOGUE I.
MÉLIBÉE, TITYRE.
Ô Tityre ! étendu sous l’abri de ce hêtre touffu, tu essaies des airs champêtres sur ton léger chalumeau ; et nous, exilés de notre patrie, nous quittons ses douces campagnes ; nous fuyons la patrie ! toi, Tityre, mollement couché sous l’ombrage, tu apprends aux forêts à redire le nom de la belle Amaryllis.
Ô Mélibée ! c’est un dieu qui nous a fait ce loisir ; oui, toujours il sera un dieu pour moi ; son autel sera souvent arrosé du sang d’un tendre agneau sorti de ma bergerie. C’est lui qui a permis à mes génisses d’errer en liberté, comme tu le vois, et à moi-même de jouer sur ma flûte rustique les airs que je voudrais.
Je ne suis point jaloux de ton bonheur ; mais il m’étonne : tant de troubles agitent nos campagnes ! Moi-même, faible et malade, j’emmène mes chèvres loin de ces lieux ; en voici une, Tityre, qui a peine à me suivre. Ici, parmi ces épais coudriers, elle vient de mettre bas et de laisser, hélas ! sur une roche nue deux jumeaux, l’espoir de mon troupeau. Ce malheur, si mon esprit n’eût été aveuglé, souvent, je m’en souviens, les chênes frappés de la foudre me l’annoncèrent ; souvent, du creux de l’yeuse, la corneille sinistre me l’a prédit. Mais enfin ce dieu, quel est-il, Tityre, dis-le-moi ?
La ville qu’on appelle Rome, ô Mélibée, je la croyais, dans ma simplicité, semblable à la ville voisine, où nous avons coutume, nous autres bergers, de conduire nos tendres agneaux. Ainsi je voyais les jeunes chiens ressembler à leurs pères, les chevreaux à leurs mères ; ainsi aux petites choses je comparais les grandes. Mais Rome élève autant la tête parmi les autres villes que les cyprès parmi les viornes flexibles.
Et quel motif si puissant te conduisait à Rome ?
La liberté, qui, bien que tardive, me regarda ; dans mon insouciance, d’un œil favorable, quand ma barbe tombait déjà blanchie sous le rasoir ; enfin, après une longue attente, elle m’a souri, et elle est venue, depuis qu’Amaryllis me tient sous sa loi et que Galatée m’a quitté. Car je l’avouerai, tant que j’appartins à Galatée, je n’avais ni espoir de liberté ni soin de mon pécule. En vain de mes étables sortaient de nombreuses victimes ; en vain pour une ville ingrate je pressurais mon plus pur laitage : jamais je ne revenais au logis les mains chargées d’argent.
Et je m’étonnais si, toujours triste, Amaryllis, tu invoquais les dieux ! si tu laissais pendre à l’arbre les fruits mûrs ! Tityre était absent. Ah ! Tityre, ces pins, ces fontaines, ces arbrisseaux t’appelaient.
Que faire ? Je ne pouvais autrement sortir d’esclavage ni espérer ailleurs des dieux aussi favorables. C’est là que je l’ai vu, ô Mélibée ! ce jeune héros pour qui chaque année, douze fois sur nos autels, fume l’encens ; là, qu’à ma prière il a répondu : « Faites paître vos génisses comme auparavant ; soumettez au joug vos taureaux. »
Heureux vieillard ! ainsi tes champs, tu les conserveras ! ils sont assez grands pour toi, bien que resserrés par un rocher stérile et par un marais qui les couvre de joncs limoneux. Tes brebis pleines n’auront point à souffrir d’une pâture inaccoutumée, et, devenues mères, elles ne craindront pas la contagion d’un troupeau voisin. Heureux vieillard ! ici, sur la rive du fleuve que tu connais, près des fontaines sacrées, tu respireras la fraîcheur de l’ombrage épais. Tantôt, sur cette haie qui borde ton héritage, l’abeille du mont Hybla viendra butiner la fleur du saule, et, par son léger bourdonnement, t’inviter au sommeil ; tantôt, au pied de cette roche élevée, le vigneron, en effeuillant sa vigne, fera retentir l’air de ses chansons, tandis que les ramiers, tes amours, ne cesseront de roucouler, et la tourterelle de gémir sur la cime aérienne de l’ormeau.
Aussi l’on verra dans les plaines de l’air paître les cerfs légers, la mer abandonner les poissons à sec sur le rivage ; et, changeant de pays, le Parthe exilé boira les eaux de l’Arar, et le Germain celles du Tigre, avant que son image s’efface de mon cœur.
Mais nous, exilés de ces lieux, nous irons les uns chez l’Africain brûlé par le soleil, les autres dans la Scythie, ou en Crète, sur les bords de l’Oaxe rapide, ou chez les Bretons séparés du reste de l’univers. Oh ! jamais, après un long exil, après plusieurs moissons, ne reverrai-je le sol de ma patrie et le toit rustique de ma pauvre chaumière, jamais ce petit champ qui formait mon royaume ? Un soldat impie possédera ces terres cultivées avec tant de soin ? un Barbare, ces moissons ? Voilà où la discorde a conduit nos malheureux citoyens ! voilà pour qui nous avons ensemencé nos champs ! Va maintenant, Mélibée, greffer tes poiriers, aligner tes ceps ! Et vous, troupeau jadis heureux, allez, mes chèvres, allez ! étendu dans une grotte verdoyante, je ne vous verrai plus de loin suspendues aux flancs d’une roche buissonneuse. Désormais plus de chants. Non, vous n’irez plus, sous ma conduite, brouter le saule amer et le cytise fleuri.
Cependant cette nuit, tu peux encore la passer avec moi sur un lit de feuillage. Nous avons des fruits mûrs, des châtaignes tendres et du fromage en abondance. Déjà, du faîte des chaumières, s’élève au loin la fumée, et, du haut des montagnes, les ombres descendent plus grandes dans la plaine.
ÉGLOGUE II.
Le berger Corydon brûlait pour le bel Alexis, les délices de son maître ; et il n’avait aucun espoir. Seulement, chaque jour, il venait sous les cimes ombreuses des hêtres touffus. Là, solitaire, il jetait en vain aux montagnes et aux forêts ces plaintes sans art : Ô cruel Alexis ! tu dédaignes mes chants ! tu es pour moi sans pitié ! tu me forceras enfin à mourir. Voici l’heure où les troupeaux eux-mêmes cherchent l’ombre et la fraîcheur ; où le vert lézard se cache sous les buissons ; où Thestylis broie, pour les moissonneurs épuisés par l’ardeur accablante du soleil, l’ail et le serpolet odorants : et moi, pour suivre la trace de tes pas, je brave les ardeurs du midi, et ma voix seule se mêle, dans les halliers, au cri de la cigale. Oh ! qu’il eût mieux valu supporter les tristes emportements d’Amaryllis et ses superbes dédains ! Qu’il eût mieux valu préférer Ménalque, malgré son teint basané, malgré la blancheur du tien ! Ô bel enfant ! ne te fie pas trop à ces fraîches couleurs : le blanc troëne, on le laisse tomber, et on recueille le noir vaciet.
Tu me méprises, Alexis, et tu ne demandes même pas qui je suis ; si j’ai de nombreux troupeaux ; si, dans mon bercail, coule en abondance un lait blanc comme la neige. J’ai mille brebis qui errent sur les montagnes de Sicile ; en été, comme en hiver, le lait nouveau ne me manque jamais. Je chante les airs que chantait Amphyon sur l’Aracynthe, au bord de la fontaine de Dircé, quand il rappelait ses troupeaux. Et je ne suis pas si difforme : l’autre jour, près du rivage, je me suis vu, pendant que les vents étaient calmes et la mer immobile ; et si l’image est fidèle, je ne craindrais pas Daphnis, en te prenant pour juge.
Oh ! viens seulement habiter avec moi ces campagnes que tu dédaignes, et vivre sous nos humbles cabanes ! viens forcer le cerf dans les bois, et, la verte houlette à la main, guider mon troupeau de chèvres ! Émules de Pan, nous ferons retentir les forêts de nos chants. C’est Pan qui le premier apprit à unir avec la cire plusieurs chalumeaux ; Pan protège les brebis et les maîtres des brebis. Ne crains point de froisser tes lèvres avec nos pipeaux rustiques ; pour en savoir autant, que ne faisait point Amyntas ?
Je possède une flûte composée de sept tuyaux d’inégale longueur ; c’est un présent de Damétas, et en mourant il me dit : « Sois-en le second maître. » Ainsi parla Damétas, et Amyntas en fut sottement jaloux. J’ai de plus deux jeunes chevreuils, que j’ai surpris, non sans danger, dans le fond d’un ravin. Leur poil est encore tacheté de blanc ; chaque jour, ils épuisent les deux mamelles d’une brebis ; c’est pour toi que je les garde. Depuis bien longtemps, Thestylis me les demande avec instance ; et Thestylis les obtiendra, puisque mes présents n’ont nul prix à tes yeux.
Viens, ô bel enfant ! viens en ces lieux ; vois les nymphes t’apporter leurs corbeilles pleines de lis, la blanche Naïade cueillir pour toi la pâle violette et le pavot superbe, y joindre le narcisse, l’aneth parfumé, le romarin odoriférant, et relever, par l’éclat du souci doré, les molles couleurs du vaciet. Moi-même, je cueillerai les fruits que blanchit un léger duvet, et les châtaignes que mon Amaryllis aimait ; j’y joindrai les prunes dorées, et ce fruit aussi aura son prix ; lauriers, et vous, myrtes, je vous rapprocherai, et j’enlacerai vos rameaux, puisqu’ainsi réunis vous mariez si bien vos suaves parfums.
Corydon, tu n’es qu’un villageois ; tes présents ne touchent point Alexis ; et quand, par des présents, tu voudrais disputer son cœur, Iolas ne te le céderait point. Hélas ! malheureux, qu’ai-je fait ! j’ai sur les fleurs déchaîné le vent du midi, et dans les claires fontaines lâché les sangliers.
Jeune insensé ! sais-tu bien qui tu fuis ? Pâris issu de Dardanus et les Dieux eux-mêmes ont habité les forêts : laisse Pallas se plaire aux cités, elle qui les a bâties ; pour nous, à tout autre séjour préférons les forêts. La lionne farouche cherche le loup, le loup cherche la chèvre, et la chèvre le cytise fleuri ; mais Corydon, c’est toi qu’il cherche, ô Alexis ! Chacun cède au penchant qui l’entraîne.
Vois ces jeunes taureaux qui rapportent la charrue suspendue à leur joug ; le soleil, en se retirant, double les ombres croissantes : moi, cependant, l’amour me brûle encore ; eh ! quel terme, en effet, aux tourments de l’amour ? Ah ! Corydon, Corydon, quel est ton délire ! ta vigne languit à demi taillée sur l’orme touffu. Ah ! plutôt, donne tes soins à quelques ouvrages utiles : tresse en corbeilles le jonc ou l’osier flexible. Si celui-ci te dédaigne, tu trouveras un autre Alexis.
ÉGLOGUE III.
MÉNALQUE, DAMÉTAS, PALÉMON.
Dis-moi, Damétas, à qui ce troupeau ? à Mélibée ?
Non, mais à Égon ; Égon me l’a confié depuis peu.
Troupeau toujours malheureux ! pauvres brebis ! Tandis que le maître courtise Neéra et tremble qu’elle ne me préfère à lui, ce gardien mercenaire trait les brebis deux fois par heure, enlevant aux mères la force, et le lait aux agneaux.
Songes-y, pourtant ; à des hommes, de tels reproches se doivent faire avec plus de réserve ; nous savons qui te… les boucs te regardaient de travers, et l’antre sacré où… mais, trop indulgentes, les nymphes ne firent qu’en rire.
Ce fut sans doute le jour où elles me virent, d’une serpe malfaisante, couper les nouveaux plants et les jeunes vignes de Micon.
Ou lorsqu’ici, près de ces vieux hêtres, tu brisas l’arc et les flèches de Daphnis. Méchant que tu es ! irrité de les avoir vu donner à cet enfant, tu te désolais, et, si tu n’avais trouvé quelque moyen de lui nuire, tu serais mort de dépit.
Que feront donc les maîtres, si des valets fripons ont tant d’audace ? Mais moi, ne t’ai-je pas vu, misérable, surprendre dans des piéges et emporter un chevreau de Damon ? Lycisca avait beau aboyer ; tandis que je m’écriais : « Où fuit ce voleur ? Tityre, rassemble ton troupeau » ; déjà tu étais caché derrière les glaïeuls.
Vaincu par mes chants, que ne me livrait-il le chevreau qu’avaient mérité et ma flûte et mes vers ? Si tu l’ignores, ce chevreau m’appartenait, et Damon lui-même en convenait ; mais me le livrer ! il ne le pouvait, disait-il.
Toi, vainqueur de Damon ? as-tu jamais seulement possédé une flûte dont la cire réunît les tuyaux ? N’est-ce pas toi, pâtre grossier, qu’on vit si souvent dans les carrefours, fredonnant de misérables airs sur ton aigre chalumeau ?
Eh bien, veux-tu que nous fassions, tour à tour, l’essai de nos talents ? Tu vois cette génisse (ne la dédaigne pas ; deux fois chaque jour on la trait, et elle nourrit deux petits) ; elle sera mon enjeu ; et toi, quel est ton gage ?
De mon troupeau je n’oserais rien hasarder dans ce défi ; car j’ai à la maison un père avare et une injuste marâtre. Matin et soir, l’un et l’autre comptent mes brebis, et l’un d’eux compte aussi mes chevreaux. Mais voici, puisque tu veux faire une folie, un gage bien supérieur au tien ; toi-même tu en conviendras : ce sont deux coupes de hêtre ciselées, chefs-d’œuvre du divin Alcimédon : son ciseau facile les a couronnées d’une vigne flexible, et y a jeté çà et là des grappes qu’un lierre revêt de son pâle feuillage. Au milieu, sont deux figures, Conon, et… quel est l’autre dont le compas a mesuré le monde, et marqué le temps du labour, le temps de la moisson ? Ces coupes, je ne les ai point encore approchées de mes lèvres ; je les garde soigneusement renfermées.
Le même Alcimédon nous a fait aussi deux coupes : une branche d’acanthe en embrasse mollement les anses ; au milieu, on voit Orphée et les forêts qui le suivent. Je ne les ai point encore approchées de mes lèvres ; je les garde soigneusement renfermées. Auprès de ma génisse, tes coupes ne méritent pas qu’on les vante.
Tu ne m’échapperas pas aujourd’hui ; toutes tes conditions, je les accepterai. Que ce berger qui s’avance nous écoute seulement ; ah ! c’est Palémon. Je vais, pour toujours, t’ôter l’envie de défier personne aux combats du chant.
Allons, montre ce que tu sais ; je suis prêt à te répondre, et je ne crains personne : seulement, voisin Palémon, prête-nous une oreille attentive ; la chose en vaut la peine.
Chantez, jeunes bergers, puisque nous voilà assis sur un tendre gazon. Déjà les campagnes ont repris leur fécondité, les arbres leur verdure, les forêts leur feuillage ; l’année est dans toute sa beauté. Commence, Damète ; toi, Ménalque, tu répondras. Tour à tour vous chanterez ; les muses aiment que l’on chante tour à tour.
Muses, commençons par Jupiter : tout est plein de sa divinité : il féconde nos campagnes ; il s’intéresse à mes chants.
Et moi, Phébus m’aime ; j’ai toujours chez moi pour Phébus les dons qu’il préfère : le laurier et l’hyacinthe au doux incarnat.
Galatée me jette une pomme, et s’enfuit, la folâtre qu’elle est, derrière les saules ; mais elle veut d’abord être aperçue.
Amyntas, mes amours, vient de lui-même s’offrir à mes yeux, et déjà Délie n’est pas mieux connue de mes chiens.
J’ai pour celle que j’aime un présent tout prêt ; car j’ai remarqué l’endroit où des ramiers ont fait leur nid aérien.
Je viens d’envoyer à mon jeune ami dix pommes d’or cueillies sur un oranger sauvage ; c’est tout ce que j’ai pu faire : demain, il en recevra dix autres.
Que de fois Galatée m’a dit de douces paroles ! zéphyrs, portez-en quelque chose aux oreilles des dieux !
Que me sert, Amyntas, de n’être point l’objet de tes mépris, si, pendant que tu relances les sangliers, moi, je garde les filets ?
Iolas, envoie-moi Phyllis ; c’est le jour de ma naissance : quand j’immolerai une génisse pour la moisson, viens toi-même.
Phyllis ! je l’aime, plus que toutes les autres ; car, elle a pleuré de me voir partir, et longtemps elle m’a répété : « Adieu, beau Ménalque, adieu ! »
Le loup est funeste aux bergeries, la pluie aux moissons déjà mûres, l’Aquilon aux arbrisseaux, et à moi le courroux d’Amaryllis.
L’eau plaît aux champs ensemencés, l’arboisier aux chevreaux sevrés, le saule flexible aux brebis pleines, et à moi le seul Amyntas.
Pollion aime nos chants, bien qu’un peu rustiques ; muses, nourrissez une génisse pour le lecteur de vos vers.
Pollion, lui aussi, fait des vers d’un goût nouveau ; nourrissez pour lui un taureau qui déjà menace de la corne, et qui des pieds fasse voler la poussière.
Puisse, ô Pollion, celui qui t’aime monter où il se réjouit de te voir parvenu ! Que pour lui coulent des ruisseaux de miel ! que pour lui le buisson épineux produise l’amome !
Que quiconque ne hait point Bavius, aime tes vers, ô Mévius ! et qu’il aille atteler les renards et traire les boucs.
Bergers qui cueillez les fleurs et l’humble fraise, fuyez ce lieu : un froid serpent est caché sous l’herbe.
Craignez, ô mes brebis, de trop avancer : la rive est peu sûre ; le bélier lui-même n’a pas encore séché sa toison.
Tityre, éloigne les chèvres des rives du fleuve où elles paissent ; moi-même, lorsqu’il en sera temps, je les laverai toutes à la fontaine.
Bergers, rassemblez vos brebis à l’ombre : si, comme l’autre jour, la chaleur vient à tarir leur lait, vainement nos mains presseront leurs mamelles.
Hélas ! que mes taureaux sont maigres en ce gras pâturage ! Le même amour consume et le pasteur et le troupeau.
Ces brebis, ce n’est assurément point l’amour qui les tourmente ; cependant la chair revêt à peine leurs os. Je ne sais quel mauvais œil a fasciné mes tendres agneaux.
Dis, et tu seras pour moi le grand Apollon, dis en quelles contrées le ciel n’a pas plus de trois coudées.
Dis en quelles contrées naissent les fleurs où sont inscrits des noms de rois ; et Phyllis est à toi seul.
Il ne m’appartient pas de prononcer entre vous dans un si grand débat. Tous deux, vous méritez la génisse ; toi et lui, et tout berger qui, comme vous, saura exprimer les douceurs et les tourments de l’amour. Il est temps, jeunes pasteurs, de fermer les canaux ; les prairies sont assez abreuvées.
ÉGLOGUE IV.
Muses de Sicile, élevons un peu nos chants : tout le monde n’aime pas les arbrisseaux et les humbles bruyères ; si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d’un consul.
Il est venu ce dernier âge prédit par la sibylle de Cumes ; le grand ordre des siècles épuisés recommence : déjà revient Astrée, et avec elle le règne de Saturne ; déjà du haut des cieux descend une race nouvelle.
Cet enfant dont la naissance doit bannir le siècle de fer et ramener l’âge d’or dans le monde entier, daigne, chaste Lucine, le protéger ! déjà règne Apollon, ton frère. Ton consulat, Pollion, verra naître ce siècle glorieux, et les grands mois commencer leur cours. Sous tes lois, les dernières traces de nos crimes, s’il en reste encore, pour toujours effacées, affranchiront la terre d’une éternelle frayeur. Cet enfant vivra de la vie des dieux ; il verra les héros mêlés parmi les Immortels ; ils le verront lui-même partager leurs honneurs. Il gouvernera l’univers pacifié par les vertus de son père.
Bientôt, divin enfant, la terre, féconde sans culture, t’offrira pour prémices le lierre rampant avec le baccar, et la colocase mariée à la gracieuse acanthe. D’elles-mêmes, les chèvres rapporteront à l’étable leurs mamelles gonflées de lait ; les troupeaux ne craindront plus les lions terribles ; ton berceau, de lui-même, se couvrira des plus belles fleurs. Désormais, plus de serpents dangereux, plus de plantes aux perfides venins ; en tous lieux croîtra l’amome d’Assyrie.
Mais dès que tu pourras lire les exploits des héros et les hauts faits de ton père, et sentir le prix de la vertu, tu verras les champs se couvrir peu à peu de moissons jaunissantes, la grappe rougir, suspendue aux buissons sans culture, et la dure écorce du chêne distiller une rosée de miel.
Cependant quelques vestiges de l’ancienne perversité subsisteront encore : ils forceront les mortels à braver, sur une nef fragile, les fureurs de Thétis, à entourer les villes de remparts, à creuser dans la terre un pénible sillon : un autre Tiphys conduira, sur un autre Argo, l’élite des guerriers ; de nouvelles guerres éclateront, et aux rivages d’une nouvelle Troie descendra un nouvel Achille.
Mais lorsque l’âge, en te fortifiant, t’aura fait homme, le nautonier abandonnera les mers ; le pin navigateur n’échangera plus les marchandises ; toute terre produira tout. Le sol ne sentira plus la dent de la herse, ni la vigne le tranchant de la serpe. Le robuste laboureur affranchira du joug le front de ses taureaux. La laine n’apprendra plus à se farder de couleurs menteuses ; le bélier, couché dans la prairie, verra sa toison, d’elle-même, se changer, tantôt en un pourpre de la nuance la plus suave, tantôt en un safran doré ; un vermillon naturel teindra l’agneau au sein des pâturages.
Tournez, fuseaux ; filez ces siècles fortunés, ont dit les Parques d’accord avec l’ordre immuable des destins.
Les temps approchent ; monte aux honneurs suprêmes, enfant chéri des dieux, noble rejeton de Jupiter ! Vois, sur son axe ébranlé, se balancer le monde ; vois la terre, les mers dans leur immensité, le ciel et sa voûte profonde, la nature tout entière tressaillir à l’espérance du siècle à venir.
Ah ! puissé-je conserver assez de vie, assez de force, pour célébrer tes belles actions ! Non, je ne craindrais ni Orphée de Thrace, ni Linus, fussent-ils inspirés, Orphée par Calliope, sa mère, Linus par son père, le bel Apollon. Pan lui-même, s’il prenait l’Arcadie pour juge de nos combats, Pan, au jugement de l’Arcadie, s’avouerait vaincu.
Commence, jeune enfant, à connaître ta mère à son sourire : ta mère ! elle a, pendant dix mois, souffert bien des ennuis ! commence, jeune enfant ; celui à qui n’ont pas souri ses parents ne fut jamais admis à la table des dieux, jamais au lit d’une déesse.
ÉGLOGUE V.
MÉNALQUE, MOPSUS.
Puisque nous voici réunis, cher Mopsus, habiles tous les deux, toi, dans l’art d’enfler un léger chalumeau, moi, de chanter des vers, pourquoi ne pas nous asseoir à l’ombre de ces ormes et de ces coudriers qui confondent leur feuillage ?
Plus jeune que toi, Ménalque, je te dois obéir. Reposons-nous, si tu le veux, sous ces arbres, dont les zéphyrs agitent les ombrages mobiles, ou plutôt dans cette grotte ; vois comme une vigne sauvage en tapisse l’entrée de ses grappes jetées çà et là !
Seul, sur nos montagnes, Amyntas oserait te disputer le prix du chant.
Eh ! à Phébus même ne le disputerait-il pas ?
Commence, Mopsus ; dis, si tu te les rappelles, ou les amours de Phyllis, ou les louanges d’Alcon, ou la querelle de Codrus. Commence : Tityre veillera sur nos chevreaux qui paissent.
Non, j’aime mieux essayer ces vers que, l’autre jour, j’ai inscrits sur la verte écorce d’un hêtre, chantant et écrivant tour à tour : écoute, et dis ensuite à ton Amyntas de me disputer le prix.
Autant le saule flexible le cède au pâle olivier, l’humble lavande à la rose purpurine ; autant, à mon avis, Amyntas le cède à Mopsus.
Berger, n’en dis pas davantage ; nous voici dans la grotte.
Daphnis n’était plus ; les nymphes pleuraient sa mort cruelle. Coudriers, et vous, fleuves, vous fûtes témoins de la douleur des nymphes, lorsque, serrant entre ses bras les déplorables restes de son fils, une mère reprochait aux astres et aux dieux leur cruauté. En ces jours de deuil, nul berger, ô Daphnis ! ne guida, au sortir du pâturage, ses taureaux vers les fraîches fontaines ; nul troupeau n’effleura l’eau du fleuve, nul l’herbe des prairies. Daphnis, les lions d’Afrique eux-mêmes gémirent de ta mort : les forêts, les montagnes sauvages redisent encore leurs cris de douleur. Daphnis nous apprit à soumettre au joug les tigres d’Arménie ; Daphnis, le premier, conduisit, en l’honneur de Bacchus, des danses sacrées, et enlaça d’un tendre feuillage le thyrse flexible. La vigne embellit les arbres, le raisin la vigne, le taureau un troupeau nombreux, les moissons une fertile campagne ; ainsi, Daphnis, tu fus la gloire des tiens. Depuis que tu nous as été ravi, Palès, Apollon lui-même, ont déserté nos campagnes. Dans ces sillons, auxquels nous avons tant de fois confié nos semences les plus belles, dominent la triste ivraie et l’avoine stérile. Plus de douces violettes, plus de narcisses pourprés : partout naît la ronce aux pointes aiguës. Bergers, couvrez la terre de feuillage, et d’ombres les fontaines : tels sont les honneurs que réclame Daphnis. Élevez-lui un tombeau, et sur ce tombeau inscrivez ces paroles : « Je fus Daphnis, habitant des bois, d’où mon nom s’est élevé jusqu’aux cieux : gardien d’un beau troupeau, plus beau moi-même. »
Tes chants, poëte divin, sont pour nous ce qu’est pour le voyageur fatigué le sommeil sur un tendre gazon, ce qu’est, dans les ardeurs de l’été, la source jaillissante où s’étanche notre soif. Égal à ton maître, pour la flûte, tu l’es encore pour le chant, heureux berger ! tu seras un autre Daphnis. Cependant je vais, à mon tour, essayer de mon mieux quelques vers où j’élève jusqu’aux astres ton cher Daphnis ; oui, je porterai Daphnis jusqu’aux astres ; et moi aussi, Daphnis m’aima.
Quel présent nous pourrait être plus agréable qu’un tel souvenir ? Oui, ce jeune berger était bien digne de tes chants ; et depuis longtemps Stimicon m’a fait l’éloge de tes vers.
Daphnis, tout brillant de lumière, contemple avec étonnement le palais de l’Olympe, son nouveau séjour ; il voit sous ses pieds et les astres et les nuages. Aussi la plus vive allégresse anime nos bois et nos campagnes : le dieu Pan, les bergers et les jeunes Dryades, tout en ressent les transports. La brebis ne craint plus les embûches du loup ; le cerf, les toiles du chasseur. Divinité bienfaisante, Daphnis aime la paix. Les montagnes à la cime touffue renvoient jusqu’au ciel mille cris de joie ; les rochers, les buissons eux-mêmes redisent : « C’est un dieu, oui, c’est un dieu, Ménalque ! »
Ô Daphnis ! sois propice aux pasteurs, tes anciens amis ; sois leur bienfaiteur ! Voici quatre autels, deux en ton honneur, deux autres en l’honneur d’Apollon. Tous les ans, je t’offrirai deux coupes où brillera l’écume d’un lait nouveau, et deux vases remplis du jus onctueux de l’olive ; puis, par des flots de vin égayant le repas, près du feu l’hiver, l’été sous un berceau, je ferai couler des flacons de Chio une liqueur pareille au nectar. Damète et le Crétois Ægon feront entendre leurs chants ; Alphésibée imitera, par ses bonds, la danse des Satyres. Ces hommages, ô Daphnis ! nous te les rendrons en tous temps, soit aux fêtes solennelles des nymphes, soit lorsque autour de nos champs nous promènerons la victime propitiatoire. Oui, tant que le sanglier se plaira sur les montagnes, le poisson dans les eaux ; tant que l’ abeille se nourrira de thym, la cigale de rosée, ton nom, tes vertus et ton culte vivront parmi nous. Comme à Bacchus et à Cérès, les laboureurs, chaque année, t’adresseront des vœux que tu les forceras d’accomplir, en les exauçant.
Quels dons, quel prix t’offrir pour de tels accents ? Moins doux sont à mon oreille le souffle naissant de l’Auster, le bruit des flots qui battent le rivage, le murmure d’un ruisseau roulant à travers les vallées sur un lit de cailloux.
Je veux qu’auparavant tu reçoives de moi ce léger chalumeau ; c’est lui qui chanta : « Corydon brûlait pour le bel Alexis ; » et encore : « À qui ce troupeau ? à Mélibée ? »
Et toi, Ménalque, accepte cette houlette ; bien souvent, sans avoir pu l’obtenir, Antigène me la demanda (alors cependant Antigène méritait d’être aimé) ; elle est remarquable par l’égalité de ses nœuds et l’airain dont elle est ornée.
ÉGLOGUE VI.
Ma muse a daigné la première s’égayer sur le ton du poëte de Syracuse, et n’a point rougi d’habiter les forêts. Un jour je chantais les rois et les combats, lorsque le dieu du Cynthe, me tirant par l’oreille, me dit : « De grasses brebis et de simples chansonnettes, voilà, Tityre, ce qui convient à un berger. » Je vais donc, ô Varus (car assez d’autres s’empresseront de célébrer tes louanges, et de chanter les guerres funestes), je vais essayer quelques airs champêtres sur mon léger chalumeau. Je ne chante pas sans l’aveu d’Apollon. Si quelqu’un trouve de l’attrait à ces vers et se plaît à les lire, il entendra, ô Varus ! nos bois et nos bruyères répéter ton nom. Est-il page plus agréable à Phébus que celle où l’on voit écrit en tête le nom de Varus ?
Poursuivez, déesses du Pinde. Chromis et Mnasyle, jeunes bergers, virent au fond d’une grotte Silène endormi, les veines gonflées, comme toujours, du vin qu’il avait bu la veille. Seulement, loin de lui gisait sa couronne de fleurs, tombée de sa tête, et sa lourde coupe était suspendue à sa ceinture par une anse tout usée. Les bergers le saisissent (car, depuis longtemps le vieillard les leurrait de l’espoir d’une chanson), et l’enchaînent avec ses propres guirlandes. Églé se joint à eux et les encourage, Églé, la plus belle des Naïades ; et au moment où Silène ouvre les yeux, elle lui rougit avec le jus de la mûre et le front et les tempes. Lui, riant de leur malice : « À quoi bon ces liens ? dit-il ; déliez-moi, enfants ; c’est assez d’avoir pu me surprendre. Ces chants que vous demandez, vous allez les entendre. Pour vous les chants ; à Églé, je réserve un autre salaire. » Aussitôt il commence.
Alors vous eussiez vu les Faunes et les animaux sauvages s’ébattre en cadence autour de lui, et les chênes les plus durs balancer leur cime harmonieuse. Avec moins de joie le Parnasse entendait la lyre d’Apollon ; le Rhodope et l’Ismare écoutaient avec moins de ravissement les accords d’Orphée.
Car il chantait comment, dans l’immensité du vide, se rassemblèrent les principes créateurs de la terre, des mers, de l’air et du feu fluide ; comment de ces premiers éléments sortirent tous les êtres ; comment, molle argile d’abord, le globe s’arrondit en une masse solide, se durcit peu à peu, força Thétis à se renfermer dans ses limites, et prit insensiblement mille formes différentes. Il chantait la terre, étonnée aux premiers rayons du soleil ; les nuages, s’élevant dans l’espace, pour retomber en pluie du haut des airs ; les forêts montrant leur cime naissante, et les animaux errant, peu nombreux encore, sur des montagnes inconnues.
Puis il rappelle les cailloux jetés par Pyrrha, le règne de Saturne, les vautours du Caucase et le larcin de Prométhée. Il dit aussi Hylas, et les Argonautes le redemandant en vain à la fontaine où ils l’ont laissé, et les échos du rivage répétant : « Hylas ! Hylas ! » Il chante aussi Pasiphaé, heureuse si jamais il n’eût existé de troupeaux, et il compatit à son amour pour un taureau blanc comme la neige. Ah ! fille infortunée, quel délire s’est emparé de toi ! Si les filles de Prœtus remplirent les campagnes de faux gémissements, aucune d’elles, du moins, ne rêva de si honteux accouplements ; bien que plus d’une fois elles eussent redouté pour leur cou le joug de la charrue, et cherché sur leur front poli des cornes imaginaires. Fille infortunée ! maintenant tu erres sur les montagnes ; et lui, de ses flancs d’albâtre, pressant la molle hyacinthe, il rumine, à l’ombre d’une yeuse, les herbes pâlissantes, ou poursuit quelque génisse dans un nombreux troupeau. Fermez, nymphes, nymphes du Dicté, fermez toutes les issues de ce bois ! Peut-être s’offriront à mes yeux les traces du taureau vagabond. L’attrait de l’herbe fraîche ou quelques génisses l’amèneront peut-être, à la suite d’un troupeau, jusqu’aux étables de Gortyne.
Silène chante aussi cette jeune fille que charmèrent si malheureusement les pommes d’or des Hespérides ; puis il entoure les sœurs de Phaéton d’une écorce amère et les élance en aunes altiers. Il peint Gallus errant aux bords du Permesse ; une des neuf sœurs le conduisant aux sommets d’Aonie ; à sa vue, le chœur tout entier d’Apollon se levant pour lui faire honneur ; le berger Linus, couronné de fleurs et d’ache amère, lui disant, dans la langue des dieux : « Reçois, ô Gallus ! ces chalumeaux que les muses donnèrent jadis au vieillard d’Ascra ; c’est au moyen de leurs doux accords qu’il faisait descendre du sommet des montagnes les frênes les plus durs. Qu’ils te servent à chanter l’origine de la forêt de Grynée, pour qu’il n’y ait plus de bois sacré dont Apollon se glorifie davantage. »
Dirai-je comment il chanta Scylla, fille de Nisus, dont les flancs étaient, dit-on, ceints d’une meute aboyante ; et ce monstre entraînant les vaisseaux d’Ulysse dans ses gouffres profonds, et ses chiens marins dévorant les malheureux nautoniers ? Le montrerai-je racontant la métamorphose de Térée ; quels mets, quels présents lui offrit Philomèle ; sa fuite précipitée à travers les déserts, et cette infortunée voltigeant, oiseau plaintif, sur le toit de son palais abandonné ?
Tous ces chants, qu’autrefois l’Eurotas entendit de la bouche même d’Apollon, et que ce fleuve apprit aux lauriers de ses rives, Silène les redit, et l’écho des vallons les renvoie jusqu’au ciel. Mais enfin Vesper, forçant les bergers à ramener et à compter les troupeaux, s’avance dans l’Olympe qui le voit à regret.
ÉGLOGUE VII.
MÉLIBÉE, CORYDON, THYRSIS.
Daphnis était assis sous un chêne au feuillage harmonieux. Corydon et Thyrsis avaient rassemblé leurs troupeaux : Thyrsis ses brebis, Corydon ses chèvres aux mamelles gonflées de lait ; tous deux dans la fleur de l’âge, Arcadiens tous deux, également habiles à chanter, et prêts à se répondre tour à tour.
Tandis que je m’occupais à garantir du froid mes jeunes myrtes, le chef de mon troupeau, le bouc s’était égaré. J’aperçois Daphnis ; lui, à peine il m’a vu : « Accours, Mélibée, accours ici ; ton bouc et tes chevreaux sont en sûreté, et si tu as quelque loisir, repose-toi sous cet ombrage. D’eux-mêmes tes jeunes bœufs viendront, à travers les prés, se désaltérer près de nous ; ici le Mincio borde ses rives verdoyantes de tendres roseaux, et, dans le creux du chêne sacré, on entend bourdonner des essaims d’abeilles. »
Que faire ? je n’avais ni Alcippe, ni Phyllis pour renfermer dans la bergerie mes agneaux nouvellement sevrés ; d’un autre côté, entre Corydon et Thyrsis, c’était un grand défi. Enfin, à mes occupations je préférai leurs jeux. Ils commencèrent donc la lutte en chantant tour à tour : les muses leur ordonnaient ces chants alternatifs. Ainsi chantait d’abord Corydon, ainsi lui répondait Thyrsis.
Nymphes de Libéthra, nymphes, mes amours, inspirez-moi des vers pareils à ceux que vous dictez à mon cher Codrus (ses vers approchent des chants d’Apollon) ; ou, si cette faveur n’est accordée à tous, je veux suspendre à ce pin sacré ma flûte mélodieuse.
Bergers de l’Arcadie, couronnez de lierre un poëte naissant, pour que Codrus en crève de dépit ; ou, s’il me loue plus qu’il ne convient, ceignez mon front de baccar, de peur que sa langue dangereuse ne nuise au poëte futur.
Le jeune Mycon te consacre, ô vierge de Délos ! cette hure de sanglier aux longues soies, et cette ramure d’un vieux cerf. Si ce bonheur est constant, il t’élèvera une statue de marbre poli, les jambes ornées d’un cothurne de pourpre.
Un vase de lait, quelques gâteaux, voilà, Priape, les seules offrandes que, chaque année, tu puisses attendre de moi : tu ne gardes qu’un petit verger. Je t’ai élevé une statue de marbre, selon mes moyens ; mais, si la fécondité des mères répare les pertes de mon troupeau, tu seras d’or.
Fille de Nérée, ô Galatée ! plus douce à mon gré que le thym de l’Hybla, plus blanche que le cygne, plus belle que le lierre argenté, dès que les taureaux rassasiés regagneront l’étable, viens, si ton Corydon t’est cher encore.
Et moi, je veux te paraître plus amer que l’herbe de Sardaigne, plus hérissé que le houx, plus vil que l’algue que rejettent les flots, si ce jour ne me semble déjà plus long qu’une année entière. Allons, mes bœufs, n’avez-vous pas honte de paître si longtemps ? retournez à l’étable.
Fontaines bordées de mousse, gazon si doux pour le sommeil, et toi, vert arboisier, qui les couvres à peine d’un léger ombrage, défendez mon troupeau des ardeurs du solstice : déjà arrive l’été brûlant ; déjà sur la vigne féconde se gonflent les bourgeons.
Ici nous avons un foyer, du bois résineux, un grand feu et des poutres toutes noires d’une éternelle fumée. Ici on s’inquiète du souffle glacé de Borée, comme le loup du nombre des brebis, comme le torrent de ses rives.
Voyez s’élever le genévrier et le châtaignier épineux ; leurs fruits jonchent la terre, épars çà et là sous les arbres qui les ont portés : aujourd’hui tout est riant ; mais si le bel Alexis abandonnait nos montagnes, les fleuves mêmes tariraient.
Nos champs sont desséchés ; l’herbe flétrie meurt dans les prairies altérées ; Bacchus refuse à nos collines l’ombrage du pampre. À l’arrivée de ma Phyllis, nos bois vont reverdir, et Jupiter, en pluie féconde, descendra sur nos campagnes.
Le peuplier plaît à Hercule, la vigne à Bacchus, le myrte à la belle Vénus ; le laurier est cher à Phébus. Mais Phyllis aime les coudriers ; tant que Phyllis les aimera, les coudriers ne le céderont ni au myrte de Vénus ni au laurier d’Apollon.
Le frêne embellit les forêts, le pin les jardins, le peuplier le cours des fleuves, et le sapin les hautes montagnes ; mais viens, beau Lycidas, viens me voir plus souvent, et le frêne dans nos bois, le pin dans nos jardins pâliront devant toi.
Tels furent les chants dont je me souviens. Thyrsis, vaincu, voulut en vain disputer le prix. Depuis ce temps, Corydon est toujours pour moi le divin Corydon.
ÉGLOGUE VIII.
DAMON, ALPHÉSIBÉE.
Je redirai les chants de Damon et d’Alphésibée : attentive à leur lutte, la génisse oublia l’herbe tendre ; les lynx charmés s’arrêtèrent immobiles ; les fleuves troublés suspendirent leurs cours : Je redirai les chants de Damon et d’Alphésibée.
Ô toi, soit que déjà tu franchisses les rochers du Timave, soit que tu côtoies les bords de la mer d’Illyrie, ne viendra-t-il jamais, le jour où je pourrai célébrer tes exploits, et faire connaître à l’univers entier tes vers, les seuls dignes de la muse tragique de Sophocle ? Premier objet de mes chants, tu en seras le dernier. Accepte ces vers composés par ton ordre, et permets que ce lierre s’entrelace sur ton front avec les lauriers de la victoire.
L’ombre froide de la nuit avait à peine quitté le ciel ; la rosée, si douce aux troupeaux, brillait encore sur l’herbe tendre, lorsque Damon, appuyé sur sa houlette d’olivier, commença ainsi :
« Parais, étoile du matin, et ramène derrière toi la clarté bienfaisante du jour, tandis que, indignement trompé par la perfide Nisa, je gémis, et que mourant j’adresse aux dieux (bien que je n’aie rien gagné à les avoir pour témoins) ma dernière prière.
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chante du Ménale.
Le Ménale a toujours des bois harmonieux et des arbres parlants ; toujours il retentit des amours des bergers et des airs du dieu Pan ; de Pan qui le premier sut faire parler les roseaux muets auparavant.
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Donner Nisa à Mopsus ! à quoi ne devons-nous pas nous attendre, nous autres amants ? Désormais aux cavales s’accoupleront les griffons ; bientôt même les daims timides viendront avec les chiens se désaltérer aux mêmes sources. Mopsus, prépare de nouveaux flambeaux ; on t’amène l’épouse ; mari, sème les noix sur ta route ; pour toi, Vesper abandonne l’Œta.
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Il est digne de toi cet époux ! de toi qui dédaignes et ma flûte, et mes chants, et mes sourcils hérissés, et ma longue barbe, et qui crois les dieux indifférents aux actions des mortels !
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Tu n’étais qu’une enfant, lorsque je te vis avec ta mère (j’étais votre guide), cueillir dans nos vergers des pommes humides de rosée. J’entrais alors dans ma douzième année ; déjà je pouvais atteindre le bout des branches. Je te vis, et je fus perdu ! Un fatal délire emporta ma raison.
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Maintenant je connais l’Amour : il est né sur les plus durs rochers du Tmare ou du Rhodope, ou chez les Garamantes, aux extrémités de la terre. Cet enfant n’est ni de notre espèce ni de notre sang.
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
L’Amour, le cruel Amour apprit à une mère à souiller ses mains du sang de ses enfants. Mère barbare ! étais-tu plus barbare ? était-il plus méchant ? Sans doute l’Amour fut cruel ; mais tu fus aussi bien barbare !
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Que l’on voie désormais le loup fuir devant les brebis, les chênes porter des pommes d’or, le narcisse fleurir sur les aunes, l’aride bruyère distiller l’ambre onctueux, le hibou égaler le chant du cygne, Tityre devenir un Orphée, un Orphée dans les forêts, un Arion parmi les dauphins.
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Que toute la terre se change en une mer sans rivages ! Adieu, forêts ! je vais du sommet de cette roche escarpée me précipiter dans les ondes. Que ma mort, ô Nisa ! te soit une dernière preuve de mon amour !
Cesse, ma flûte, cesse de répéter les chants du Ménale. »
Ainsi chantait Damon ; c’est à vous, muses, de nous apprendre ce que répondit Alphésibée : une même voix ne se peut prêter à tous les tons.
Apporte l’eau lustrale ; entoure l’autel de bandelettes flexibles ; fais-y brûler l’encens mâle et la verveine résineuse ; essayons d’égarer, par un sacrifice magique, la raison d’un insensible amant : rien ne manque plus ici que les paroles magiques.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Les paroles magiques peuvent même faire descendre la lune du haut des cieux ; par elles, Circé transforma les compagnons d’Ulysse ; dans les prairies, le froid serpent se brise et expire sous la voix de l’enchanteur.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Je commence par entourer ton image de trois bandelettes de trois couleurs différentes, et je la promène trois fois autour de cet autel ; le nombre impair plaît à la divinité.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Amaryllis, serre de trois nœuds ces bandelettes de trois couleurs ; Amaryllis, serre-les à l’instant, et dis : « Je noue les liens de Vénus. »
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Le même feu durcit cette argile et fait fondre cette cire : puisse mon amour avoir autant d’empire sur Daphnis ! Répands la farine sacrée, et embrase ces lauriers avec le soufre. Daphnis me brûle, le méchant ! et moi, dans ce laurier, je brûle Daphnis.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Que Daphnis soit en proie à l’amour, comme la génisse qui, lasse de chercher, à travers les bois et les forêts profondes, un jeune taureau l’objet de ses désirs, tombe au bord d’un ruisseau, et, sans espoir, haletante, oublie la nuit qui la rappelle à l’étable. Qu’ainsi Daphnis soit en proie à l’amour, et qu’il me trouve insensible à ses maux !
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Voici les dépouilles que naguère m’a laissées le perfide : gages bien chers de son amour ! je les enfouis sous le seuil même de cette porte : terre, je te les confie ; ces gages doivent me rendre Daphnis.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Ces herbes enchantées, ces poisons cueillis dans le Pont, c’est Méris lui-même qui me les a donnés : le Pont les produit en abondance. J’ai vu, par leur secours, Méris, plus d’une fois, se changer en loup et s’enfoncer dans les bois ; du fond de leurs tombeaux évoquer les mânes, et transporter les moissons d’un champ dans un autre.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Emporte ces cendres, Amaryllis, jette-les, par-dessus ta tête, dans le courant du ruisseau ; surtout ne regarde pas derrière toi. C’est le dernier charme que j’emploie contre Daphnis. Mais le cruel se rit des dieux et dés enchantements.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de ta ville en ces lieux !
Regarde : tandis que je tarde à enlever cette cendre, elle a d’elle-même entouré l’autel de flammes tremblantes. Qu’heureux soit le présage ! Mais qu’entends-je ? Hylax aboie à la porte ! Le croirai-je ? n’est-ce pas une de ces illusions que se forment les amants ?
Cessez, charmes puissants, cessez : Daphnis revient de la ville en ces lieux. »
ÉGLOGUE IX.
LYCIDAS, MÉRIS.
Où portes-tu tes pas, Méris ? Vas-tu où ce chemin te conduit, à la ville ?
Ô Lycidas ! n’avons-nous tant vécu que pour voir (ce que rien ne devait nous faire craindre) un étranger s’emparer de notre humble domaine et nous dire : « Ceci est à moi ; partez, anciens colons. » Maintenant vaincus, pleins de tristesse, jouets du sort qui bouleverse tout, il nous faut encore envoyer ces chevreaux au ravisseur : puisse ce don lui être funeste !
J’avais pourtant ouï-dire que, depuis l’endroit où la colline commence à s’abaisser et descend, par une pente plus douce, jusqu’au fleuve et jusqu’à ce vieux hêtre dont les ans ont brisé la cime, votre Ménalque, pour prix de ses vers, avait conservé tous ses biens.
On te l’a dit, et le bruit en a couru ; mais, Lycidas, au milieu du tumulte des armes, nos vers ont aussi peu de force que les colombes de Chaonie, quand l’aigle fond sur elles ; et si, du creux d’un chêne, la corneille ne m’eût averti de couper court à de nouveaux démêlés, ni ton cher Méris ni Ménalque lui-même ne vivraient plus.
Hélas ! peut-on comprendre un tel forfait ? Quoi ! Ménalque, on a failli nous ravir avec toi toute consolation ! Qui désormais eût chanté les nymphes, couvert la terre d’herbes fleuries, couronné les fontaines d’ombrages verdoyants ? Quel autre eût fait ces vers que je te surpris l’autre jour, à ton insu, lorsque tu te rendais auprès d’Amaryllis, nos amours ? « Tityre, jusqu’à mon retour (je ne vais pas loin) fais paître mes chèvres ; ensuite, mène-les à la fontaine ; mais, en les conduisant, évite la rencontre du bouc : il frappe de la corne ; prends-y garde. »
Ou plutôt ces vers qu’encore inachevés il adressait à Varus : « Ô Varus, ton nom, si Mantoue nous est conservée, Mantoue trop voisine, hélas ! de l’infortunée Crémone, les cygnes, dans leurs chants sublimes, le porteront jusqu’aux nues. »
Puissent tes essaims ne se reposer jamais sur les ifs de Corse ! puisse le cytise nourrissant gonfler les mamelles de tes brebis ! Commence, si tu sais quelques vers nouveaux. Et moi aussi, les muses m’ont fait poëte ; moi aussi, j’ai composé des vers ; moi aussi, les bergers me disent inspiré ; mais je ne crois point à leurs éloges, car je n’ai encore rien fait qui me semble digne de Varus et de Cinna : faible oison, je mêle aux chants mélodieux des cygnes mes cris discordants.
Je songe à te satisfaire, cher Lycidas, et cherche tout bas à me rappeler certains vers ; ils ne sont pas sans mérite : « Viens, ô Galatée ! quel plaisir trouves-tu dans les ondes ? ici, brille le printemps aux couleurs de pourpre ; ici, la terre embellit le bord des fleuves de mille fleurs variées ; ici, le blanc peuplier se penche languissant sur ma grotte, et la vigne la couvre de ses rameaux entrelacés. Viens ; laisse la vague furieuse battre follement le rivage. »
Et ces vers que je t’ai entendu chanter seul pendant une belle nuit ? J’ai retenu l’air ; si je me souvenais des paroles !
« Pourquoi, Daphnis, contempler le lever des anciennes constellations ? vois s’avancer l’astre de César, fils de Vénus : astre bienfaisant, sa douce influence fécondera nos guérets, et, sur nos coteaux, mûrira la grappe vermeille. Greffe tes poiriers, Daphnis : tes arrière-neveux en recueilleront les fruits. »
Le temps emporte tout ; tout, même l’esprit. Souvent, bien jeune encore, je passais, il m’en souvient, des journées entières à chanter ; maintenant tous ces airs, je les ai oubliés. Déjà même la voix manque à Méris ; pauvre Méris ! des loups t’auront aperçu les premiers. Quant à ces vers que tu me demandes, souvent Ménalque te les redira.
Que tous ces délais irritent mes désirs ! Tu le vois : pour toi l’onde s’est calmée : elle dort silencieuse : les vents se taisent, et l’on n’entend pas le plus léger murmure. Nous voici à la moitié du chemin ; déjà le tombeau de Bianor commence à nous apparaître. Vois-tu ces arbres dont la main du laboureur élague le feuillage trop épais ? c’est ici, Méris, qu’il nous faut chanter ; dépose ici tes chevreaux ; nous serons encore assez tôt à la ville. Mais si tu crains que la pluie et la nuit ne nous surprennent, nous pouvons, en chantant, poursuivre notre route ; elle en sera moins pénible. Pour que tu puisses chanter en marchant, je veux te soulager de ce fardeau.
Cesse d’insister, enfant ; songeons d’abord au but de mon voyage : nous chanterons avec plus de plaisir, quand Ménalque sera de retour.
ÉGLOGUE X.
GALLUS.
Une dernière fois, Aréthuse, souris à mes efforts. Inspire-moi pour mon cher Gallus quelques vers, mais des vers qui soient lus de Lycoris elle-même. Qui pourrait refuser des vers à Gallus ? Puisse ainsi, quand tu coules sous les flots de Sicile, Doris ne point mêler son onde amère à la tienne !
Commence : disons les tourments amoureux de Gallus, tandis que mes chèvres camuses brouteront le feuillage des tendres arbrisseaux. Nos chants ne sont pas perdus ; l’écho des bois y répond.
Quelles forêts, quels bocages vous retenaient, jeunes Naïades, lorsque d’un indigne amour Gallus périssait consumé ? car alors ni les sommets du Parnasse, ni ceux du Pinde, ni la fontaine Aganippe n’arrêtèrent vos pas. Les lauriers, les bruyères même pleurèrent Gallus. Et le Ménale aussi avec ses forêts de pins, et le Lycée avec ses glaces pleurèrent, en le voyant étendu au pied d’un rocher solitaire. Autour de lui ses brebis se tiennent immobiles : (les brebis s’intéressent à nos peines ; et toi, divin poëte, ne rougis pas de guider un troupeau : le bel Adonis lui-même menait paître ses brebis le long des fleuves).
Le berger vient d’abord ; viennent ensuite les pesants bouviers, puis arrive Ménalque tout mouillé de la glandée d’hiver. Tous lui demandent : « Pourquoi ce fol amour ? » Apollon accourt et lui dit : « Gallus, quel est ton délire ? L’objet de toutes tes pensées, Lycoris, suit un autre amant à travers les frimas et les horreurs des camps. »
Ensuite arriva Silvain, la tête ornée d’une couronne champêtre, agitant des branches d’arbrisseaux en fleur et de longues tiges de lis. Le dieu de l’Arcadie, Pan, vint aussi ; nous-mêmes nous l’avons vu, le visage coloré de vermillon et du jus sanglant de l’hièble : « Quand finiront tes regrets ? dit-il ; l’Amour n’est point sensible à de telles douleurs. Le cruel Amour ne se rassasie pas plus de larmes que les prés de l’eau des ruisseaux, les abeilles de cytise, les chèvres de feuillage. »
Mais lui, toujours triste : « Arcadiens, vous chanterez du moins mes tourments à vos montagnes ; seuls, Arcadiens, vous savez chanter. Oh ! que mollement reposera ma cendre, si votre flûte un jour redit mes amours ! Et plût aux dieux que j’eusse été l’un de vous, ou gardien de vos troupeaux, ou vendangeur de vos grappes mûries ! Du moins, quel que fût l’objet de ma flamme, Phyllis, Amyntas, ou tout autre, (et qu’importe qu’Amyntas soit basané ? la violette aussi est noire, et noir le vaciet), il reposerait avec moi parmi les saules, à l’ombre des pampres flexibles. Pour moi Phyllis tresserait des guirlandes de fleurs, Amyntas chanterait. Ici, Lycoris, sont de fraîches fontaines, de molles prairies, d’épaisses forêts : ici je coulerais mes jours avec toi. Mais maintenant un fol amour me retient sous les drapeaux de Mars, au milieu des armes et des traits ennemis. Loin de ta patrie (que ne puis-je en douter !), tu braves les neiges des Alpes et les glaces du Rhin, seule, hélas ! et sans moi ! Ah ! puisse le froid t’épargner ! puissent les durs glaçons ne point blesser tes pieds délicats !
« J’irai ; je chanterai sur les pipeaux du pasteur de Sicile les vers que m’inspira le poëte de Chalcis. C’est décidé, j’aime mieux souffrir au milieu des forêts, dans les repaires des bêtes sauvages, et graver mes amours sur la tendre écorce des arbres : les arbres croîtront ; avec eux vous croîtrez, mes amours !
« Cependant, je parcourrai, en compagnie des nymphes, les détours du Ménale, ou je poursuivrai le sanglier fougueux. Les rigueurs de l’hiver ne m’empêcheront pas d’entourer de ma meute les bois du Parthenius. Déjà même je crois franchir les rochers, les forêts retentissantes ; rival du Parthe, je me plais à lancer les flèches de Cydon. D’un amour incurable remèdes impuissants ! Le dieu qui me poursuit se laisse-t-il donc attendrir aux peines des mortels ? Déjà, et les nymphes des bois, et les chants que j’aimais, tout m’importune : adieu forêts, adieu ! Tous nos efforts ne sauraient changer l’Amour. En vain nous irions, au plus fort de l’hiver, boire les eaux glacées de l’Hèbre ; en vain nous affronterions les neiges et les pluies de la Thrace ; en vain dans la saison où l’écorce meurt desséchée sur l’ormeau, nous ferions paître sous le brûlant Cancer les troupeaux d’Éthiopie : l’Amour triomphe de tout ; nous aussi, cédons à l’Amour ! »
C’est assez, Muses, pour votre poëte d’avoir chanté ces vers, tandis qu’assis il tresse en corbeilles le jonc flexible. C’est vous qui rendrez ces vers précieux pour Gallus ; Gallus, pour qui d’heure en heure s’accroît mon amour, comme au retour du printemps s’élance dans les airs l’aune verdoyant.
Levons-nous ; toujours l’ombre est funeste aux chanteurs, surtout l’ombre du genévrier : l’ombre nuit aussi aux moissons. Allez mes chèvres ; vous êtes rassasiées ; voici Vesper, allez au bercail.