Les Budgets de l’ancienne France

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Les Budgets de l’ancienne France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 403-433).


LES BUDGETS


DE L’ANCIENNE FRANCE


On l’a dit cent fois, un bon système d’impôts et la sage administration des finances sont le premier élément de la force des états : c’est là une vérité banale, toujours acceptée en théorie et presque toujours méconnue dans la pratique. Au sortir des terribles épreuves que nous venons de subir, il n’est pas sans intérêt de la mettre de nouveau en pleine lumière et de montrer quelles vicissitudes la fortune de la France a traversées depuis le jour où les enfans de la vieille terre gauloise, écrasés par les publicains et le fisc impérial, accueillirent les barbares comme des bienfaiteurs. Chaque période d’économie et d’équilibre durant cette longue suite de siècles correspond à une période de calme, de développement commercial et agricole, d’agrandissement territorial, de prépondérance extérieure ; chaque période de gaspillage et de déficit correspond au contraire à une période de troubles, de désastres et d’affaiblissement. Il suffit pour s’en convaincre de suivre parallèlement les faits de notre histoire financière et ceux de notre histoire politique et militaire. L’abîme des révolutions, plus profond encore que l’abîme des siècles, nous sépare de l’ancienne monarchie. Le problème de la justice distributive, de l’unification et de la péréquation de l’impôt a été résolu par les législateurs de la constituante et de la convention. Les vœux émis depuis le xive siècle par les états-généraux, les états provinciaux, les parlemens, les publicistes, ont été en partie réalisés : l’administration s’est simplifiée et moralisée ; mais il reste encore bien des difficultés à résoudre, et peut-être, en étudiant les solutions diverses qu’elles ont reçues dans le passé, peut-on trouver d’utiles indications pour l’avenir. La formation de notre unité territoriale a été l’objet de nombreuses études ; n’est-il pas juste que la formation de notre système financier attire à son tour l’attention de la critique historique ? Quand notre budget dépasse 2 milliards 400 millions, quand notre dette atteint 21 milliards 350 millions, on se demande avec une patriotique inquiétude comment la France pourra supporter de pareilles charges sans en être accablée ; mais, quand on la suit à travers les quatorze siècles de son existence, on reprend confiance, et l’on ne désespère pas du salut en voyant avec quelle merveilleuse puissance elle a dans tous les temps relevé ses ruines, et trouvé dans ses inépuisables ressources le remède de sa misère.

I.

Les documens relatifs à l’histoire des revenus publics sous la première race sont si peu nombreux et si peu explicites qu’ils ont donné lieu, de la part des publicistes et des érudits du xviiie siècle, aux appréciations les plus contradictoires. Mably et Boulainvilliers prétendent que l’organisation fiscale des Romains a disparu au milieu des invasions barbares, qu’il n’existait dans la Gaule franque aucun tribut général comme dans l’empire, que les contributions qui étaient acquittées par les Francs étaient purement volontaires. Montesquieu veut que les Francs n’aient jamais payé d’impôts en leur qualité d’hommes libres et de vainqueurs. L’abbé Dubos affirme au contraire que les impôts romains ont survécu aux invasions et que tous les habitans y étaient soumis, quelle que fût leur origine. Ces diverses opinions, également absolues, contiennent toutes une part d’erreur, et aujourd’hui la science, mieux renseignée, peut constater avec certitude les faits suivans. Les impôts romains se perpétuent dans la Gaule franque[1] et continuent d’être payés par les indigènes, tantôt sous leurs anciens noms, tantôt sous des noms nouveaux. Les tributs acquittés par les Francs dans la Germanie sont également acquittés par eux dans la monarchie mérovingienne. Les deux populations franque et gallo-romaine sont régies, la première par le droit germanique, qui n’admet que les dons volontaires, la seconde par le droit impérial, qui proclame le principe de l’impôt forcé. Malgré les traditions nationales qui la garantissent contre les impôts forcés, la population franque n’en est pas toujours exempte, et quelques-uns des rois mérovingiens essaient de l’y soumettre. Malgré le droit impérial et le droit de conquête, la population gallo-romaine jouit de quelques immunités, et l’exemption est accordée aux veuves, aux orphelins, aux vieillards, aux commensaux du roi, à une certaine classe des propriétaires désignée sous le nom de romani possessores, à diverses églises et à la plupart des monastères. Ainsi, dans la monarchie mérovingienne, les deux races qui se sont juxtaposées sur le sol de la Gaule acquittent toutes deux des contributions publiques ; mais elles ne les acquittent pas au même titre, et ces contributions elles-mêmes ont un caractère différent, selon leur origine romaine ou germanique.

Les contributions d’origine romaine sont le cens royal ou public[2], qui se percevait sur les domaines fonciers, les esclaves qui les cultivaient et le bétail, — la capitation, qui se percevait par tête, — les péages des ports, des routes, des ponts et des rivières, — les taxes sur les voitures, les prélèvemens en nature sur les blés, les vins et autres denrées de première nécessité. L’analogie est complète entre le fisc mérovingien et le fisc impérial, ce sont les mêmes rouages administratifs ; les officiers qui président au recensement sont désignés sous le même nom, descriptores, le mode de perception est identique, et la même âpreté arrache aux populations les mêmes cris de douleur. Les contributions d’origine germanique se réduisent à des prestations en nature telles que chevaux, chiens, oiseaux de chasse, armes, livres, objets d’or et d’argent, que les hommes libres offraient chaque année au prince sous le nom de dons annuels. Le cens royal, les taxes sur les denrées, les dons annuels, formaient les impôts directs et indirects, mais ils ne représentaient qu’une partie des ressources du trésor mérovingien. Il faut compter encore parmi ces ressources les produits des amendes payées par les violateurs de la paix publique et par ceux qui ne répondaient pas à l’appel du roi lorsqu’ils étaient convoqués pour son service, — les confiscations judiciaires, l’héritage des serfs affranchis morts sans enfans, — la corvée, qui paraît dès le vie siècle comme une transformation du travail servile appliqué aux besoins du royaume, — les mines, les pâturages, les forêts et les terres vagues, les villœ ou métairies royales, qui formaient le domaine propre des Mérovingiens, car les Francs, au moment de leur établissement dans les Gaules, s’étaient emparés de tous les biens qui appartenaient au fisc romain, et en avaient fait le dépôt entre les mains de leurs chefs, qui se trouvèrent par là substitués aux empereurs dans la possession d’une certaine partie du territoire. Au caractère politique et militaire des rois s’ajoutait ainsi le caractère de grands propriétaires fonciers, et comme tels ils avaient un trésor privé distinct du trésor public, ainsi qu’on le voit par l’allocution que Frédegonde adressa aux guerriers francs à l’occasion des richesses qu’elle avait données en dot à sa fille Ragonthe.

Tels sont les divers élémens qui constituaient le budget de la première race. Quant au chiffre de ce budget, il est absolument impossible de le fixer même approximativement, attendu que les documens contemporains ne fournissent aucun renseignement à cet égard.

L’avénement des Carlovingiens n’apporta aucun changement notable dans l’ensemble du système financier. Sous la seconde race comme sous la première, les dons annuels, les péages locaux, le cens royal, les amendes, les confiscations, les taxes sur les marchandises, le domaine et l’hériban, impôt personnel qui paraît avoir été affecté aux dépenses militaires, sont les principales sources des revenus publics. Ces revenus sous Pépin et Charlemagne s’augmentent des tributs levés, conformément au droit de conquête, sur les divers peuples annexés à la monarchie franque, et si l’on en juge par les nombreuses expéditions militaires des Carlovingiens et l’étendue du territoire où ils ont porté leurs armes, on peut croire que le produit total de ces tributs, qui se payaient la plupart en nature, s’élevait à un chiffre important.

Le système fiscal qui s’était établi dans la Gaule sous les premiers Mérovingiens subsista tout d’une pièce jusqu’aux derniers jours de la monarchie franque. Cette monarchie, tout en maintenant pour la population conquérante le principe de l’immunité, eut, comme l’empire romain et les états modernes, son budget unitaire ; mais à la chute de la seconde race l’organisation financière fut profondément modifiée, comme l’est l’organisation politique elle-même, et la féodalité, en s’établissant sur les ruines des institutions germaniques dont elle était issue, posa les bases d’un nouveau système d’impôts.

Au milieu de la dissolution sociale qui suivit la mort de Charlemagne, les fonctionnaires qui, sous le nom de comtes, administraient les diverses circonscriptions du royaume, en même temps que les bénéficiers qui détenaient à titre perpétuel les domaines cédés à leurs ancêtres par les rois, avaient usurpé tous les droits régaliens. Les contributions publiques s’étaient démembrées comme le territoire : elles étaient passées, en se localisant, de la royauté à la seigneurie, et au xe siècle il n’existait plus d’impôt général afférent au royaume ; il n’y avait que des redevances particulières perçues au profit des feudataires placés à la tête des principautés qui, sous le nom de fiefs, s’étaient formées des lambeaux de l’empire carlovingien. Hugues Capet en jouissait dans son duché de France au même titre que les autres seigneurs ; il continua d’en jouir lorsque l’assemblée de Senlis, en lui décernant la couronne, eut transformé le duché en royaume, et ce royaume n’eut d’abord en fait de revenus que ce que les rois tiraient de leur domaine[3], c’est-à-dire des terres et des populations placées dans leur mouvance.

Le budget des premiers Capétiens est donc avant tout un budget féodal ; il comprend le produit des propriétés foncières, qui constituent leur fortune personnelle, et les redevances qu’ils prélèvent comme suzerains sur leurs vassaux et leurs tenanciers. Les rois jouissent en outre, au double titre de souverains et de suzerains, d’une foule de droits utiles, tels que la régale, c’est-à-dire la perception des revenus des évêchés pendant la vacance des siéges, le droit de dépouille, qui leur attribue l’héritage mobilier des évêques, le droit de prise, qui autorise les pourvoyeurs de leur hôtel à prendre gratuitement d’abord, et plus tard au prix qu’ils fixaient eux-mêmes, les denrées à leurs usages, — les taxes perçues dans les communes affranchies pour la concession ou la confirmation de leurs chartes, car les franchises municipales furent au moyen âge une marchandise bien plus qu’une conquête, — le gîte, lointain souvenir du cursus publicus des Romains, qui formait l’une de leurs plus importantes ressources, et en vertu duquel ils pouvaient visiter une fois dans l’année chacune des villes, bourgades et abbayes situées sur les terres du domaine, y coucher trois jours, s’y faire défrayer de tout, ou percevoir, quand ils ne faisaient qu’y passer, une somme équivalente aux frais que leur séjour aurait occasionnés. C’était là pour eux un moyen fort commode de faire des économies ou de battre monnaie ; ils en usèrent souvent, et leurs voyages, qui sont très nombreux aux xiie et xiiie siècles, avaient bien moins pour objet de recueillir, comme on disait sous l’ancienne monarchie, les témoignages de l’amour de leurs sujets que de ramasser leur argent[4]. À ces diverses sources de revenus s’ajoutaient 1o les aides légales ou aides aux quatre cas, dues par les nobles et les non-nobles, — quand le roi mariait sa fille aînée, — quand son fils était armé chevalier, — quand il était prisonnier de guerre, pour payer sa rançon, — quand il partait pour la croisade ; 2o les aides gracieuses, accordées par les populations à titre d’octroi volontaire ; 3o les aides de rigueur, obligatoires comme les aides légales, mais levées seulement dans des circonstances exceptionnelles, lorsque le fief ou le royaume était en péril.

Telles étaient, avec quelques autres recettes qu’il serait fastidieux d’énumérer en détail, les ressources ordinaires de la royauté française sous les premiers Capétiens. Elles donnent en 1238 un produit de 285 280 livres, soit en monnaie moderne environ 13 050 000 fr., et 178 530 livres seulement en 1248[5], soit 8 550 000 fr. La différence qui existe entre les deux années prouve que ce produit n’avait rien de fixe, et qu’il devait rester souvent bien au-dessous des besoins : aussi les rois étaient-ils obligés, pour compléter leurs budgets, de recourir à une foule d’expédiens. Ils créaient des foires et des marchés sur lesquels ils se réservaient des profits[6], ils réformaient moyennant finances de « mauvaises coutumes » et se faisaient payer par les bourgeois des sommes plus ou moins fortes pour les protéger contre les vexations des seigneurs ecclésiastiques ou laïques ; ils demandaient à titre de don des secours d’argent aux villes du royaume[7], aux grandes abbayes, aux dignitaires du clergé séculier. Comme ces secours, qui d’ailleurs leur étaient rarement refusés, ne constituaient pas un revenu certain, ils commencèrent, dès la seconde moitié du xiie siècle, à chercher non plus au nom du droit féodal, mais au nom du droit monarchique, des ressources plus importantes et moins aléatoires dans des impôts généraux levés par tout le royaume, et qui, sans être également et régulièrement répartis sur tout le territoire et sur toutes les classes, devaient du moins porter sur la partie la plus riche de la population et recevoir une destination utile à tous[8]. C’était là, au point de vue de la force et de l’unité du pays, une grande et utile entreprise ; mais elle se heurta, par suite de l’organisation sociale, contre de nombreuses difficultés. En effet, les rois ne pouvaient, en dehors de leur domaine, lever des aides de rigueur que du consentement de leurs vassaux. La noblesse ne voulait acquitter que les redevances qui lui étaient imposées par les coutumes féodales ; l’église, assimilant ses biens au patrimoine de Saint-Pierre, prétendait les placer au-dessus des atteintes du fisc royal. Les provinces successivement réunies au domaine de la couronne se refusaient à payer d’autres charges que celles auxquelles elles étaient soumises avant leur annexion. Les communes invoquaient les franchises que la couronne elle-même leur avait octroyées ou confirmées, et c’est à travers ces complications que la royauté capétienne entreprit pour les finances le même travail centralisateur et unitaire que pour l’administration, l’armée et la justice, travail immense qu’elle devait poursuivre pendant six siècles et laisser inachevé.

II.

Le premier impôt général et public levé sous la troisième race date de 1149. Décrété par Louis VII et autorisé par le pape à l’occasion de la deuxième croisade, il se produit sous le nom de vingtième, comme taxe proportionnelle sur le revenu, et cesse avec l’expédition aux dépenses de laquelle il était affecté. Quarante ans plus tard, Philippe-Auguste perçoit dans tout le royaume, sur tous ses sujets, sans distinction de classe, un nouveau subside, connu sous le nom de dîme saladine. Les peuples murmurent, mais ils paient, car le vingtième et la dîme sont sanctifiés par leur destination, et la ferveur religieuse prépare ainsi les voies à la fiscalité monarchique. Après avoir demandé des aides extraordinaires au nom de la religion, Philippe-Auguste, en 1191, en demande au nom de la politique. Les impôts du royaume tendent à se reconstituer. Dès la seconde moitié du xiiie siècle, le droit qui depuis Hugues Capet régissait la monarchie en matière de contributions publiques est modifié par saint Louis, et les innovations introduites par ce prince portent tout à la fois sur l’église, la féodalité et les communes. Elles portent sur l’église, car les papes prétendaient lever à leur profit des subsides sur la population laïque du royaume. Saint Louis combat énergiquement cette prétention : il ne veut pas, suivant le mot d’un vieil historien, que l’argent de la France s’en aille en pèlerinage à Rome, et, le premier parmi les princes de sa race, il oppose le droit national à la fiscalité cosmopolite du saint-siége[9]. Elles portent sur la féodalité, car les seigneurs, en soumettant les vilains aux exactions les plus violentes, les plus contraires même à l’usage des fiefs, absorbaient les ressources contributives du pays, qu’ils appliquaient à leurs dépenses privées, et saint Louis veut que les redevances féodales profitent à ceux qui les paient, qu’une partie soit consacrée à la police, à la construction des ponts, à l’entretien des routes, et qu’à l’avenir aucune contribution nouvelle ne soit établie que par le roi ou de son consentement. Elles portent sur les communes, car les villes qui avaient participé au mouvement d’émancipation s’étaient enrichies par le travail et la liberté, elles avaient leurs impôts comme les fiefs, leurs domaines patrimoniaux comme les rois ; mais leurs finances étaient généralement mal administrées, leurs ressources s’appliquaient exclusivement à des intérêts locaux, et saint Louis veut qu’elles prennent leur part des charges publiques. Il cherche dans leur budget un fonds de réserve qui supplée dans les momens difficiles à l’insuffisance du trésor royal, et, pour atteindre ce but, il soumet leurs finances au contrôle de son gouvernement et leur enjoint d’envoyer tous les ans des délégués à Paris pour y rendre leurs comptes. Ainsi les exactions pontificales sont sévèrement contenues ; une partie des revenus de la seigneurie reçoit une destination d’intérêt public, l’administration financière des communes est rattachée à l’administration financière de l’état, et le droit d’imposer est subordonné à la sanction royale.

C’étaient là sans doute, eu égard à l’organisation politique et sociale du xiiie siècle, des résultats importans ; mais les sages mesures adoptées par saint Louis étaient loin de résoudre toutes les difficultés, et bientôt un nouvel et puissant effort fut tenté par Philippe le Bel pour généraliser l’impôt, assurer au trésor des ressources régulières, et mettre ces ressources au niveau des besoins d’un royaume qui grandissait chaque jour en étendue et en puissance. Louis IX avait refusé à la cour de Rome le droit de lever des subsides en France, et Boniface VIII refusait à son tour au roi de France le droit d’imposer le clergé. Philippe le Bel, malgré le pape, taxe le clergé au dixième de ses revenus. La bourgeoisie invoquait ses franchises, Philippe la taxe au cinquantième ; la noblesse prétendait ne devoir à la couronne que des aides volontairement octroyées, Philippe la taxe au centième, et n’exempte que ceux des nobles qui servent en personne dans ses années. Les produits du dixième, du cinquantième et du centième ne suffisent cependant pas à l’accomplissement de ses desseins, car il veut organiser et centraliser l’administration, arracher la Guyenne aux Anglais, reculer les frontières au nord et au midi, et annexer à son royaume, où l’industrie ne faisait que de naître, le plus grand centre industriel et les plus riches provinces de l’Europe occidentale, ces belles provinces flamandes que la France a toujours convoitées, et qu’elle a toujours perdues après les avoir conquises. Il établit donc, en sus des impôts fonciers nouvellement créés et rendus obligatoires, tout un système de contributions indirectes, auxquelles il soumet également toutes les classes, et qui comprennent la gabelle du sel, les droits de denier, obole et pite, sur les opérations de banque faites par les Lombards, les 6 deniers pour livre sur la vente des marchandises et les traites foraines, qui se perçoivent aux frontières du royaume, sur les produits du sol, les matières premières et les objets manufacturés que la France exporte à l’étranger, car il est à remarquer que nos premières douanes ont eu pour objet non pas de protéger par des droits prohibitifs notre commerce contre la concurrence étrangère, mais seulement de retenir autant que possible dans le royaume les produits du sol pour favoriser l’industrie indigène, et les produits de cette industrie pour favoriser les consommateurs[10]. Pendant les vingt-trois années du règne de Philippe le Bel, le chiffre total des impôts publics fut d’environ 1 100 millions, mais cette somme ne pouvait suffire à couvrir les dépenses, et Philippe, pour combler le déficit, eut recours aux derniers attentats. Il confisqua la vaisselle d’or de ses sujets au moyen d’ordonnances somptuaires, dépouilla les Juifs et les Lombards, altéra vingt-deux fois les monnaies, et, couronnant par un grand crime une longue série d’exactions, il voua les templiers à la proscription et à la mort pour s’emparer des 130 millions qui constituaient en France la fortune de cet ordre célèbre[11] ; c’est là le vrai motif, et, quoi qu’on en ait dit, les accusations d’impiété et de doctrine secrète ne sont que des prétextes, dont la vieille monarchie n’a pas craint de s’armer plus d’une fois pour justifier les confiscations.

Jamais le royaume n’avait été soumis à de pareils sacrifices. Des révoltes éclatèrent dans les principales villes, à Paris, à Rouen, à Orléans ; les bourgeois frappés de taxes arbitraires, les nobles dépouillés de leurs franchises, formèrent des coalitions menaçantes. Philippe, pour conjurer les résistances et donner à ses actes la sanction du droit national ou du moins les apparences de cette sanction, fit appel aux états-généraux, et leur demanda de voter des subsides en déclarant que, s’ils les accordaient, « c’était de pure grâce, sans qu’ils y fussent tenus autrement qu’en grâce. » Malgré cette concession, les contemporains de Philippe le Bel, victimes d’une fiscalité oppressive, n’ont eu pour sa mémoire que des malédictions, et la postérité s’est faite l’écho de leurs murmures. Pourtant, lorsqu’on cherche à pénétrer dans le détail des faits, on reconnaît que l’avarice et la cupidité n’étaient pas les seuls mobiles qui le faisaient agir. Créer le budget de l’état par des impôts généraux et permanens, soumettre à ces impôts tous les sujets du royaume et faire pénétrer dans la société féodale le principe de l’égalité devant les charges publiques, tel était en définitive le but que Philippe se proposait d’atteindre ; par malheur, en même temps qu’il portait dans cette grande entreprise le sentiment profond de la politique de l’avenir, il y portait aussi les instincts malfaisans du despotisme. Son œuvre fut tout à la fois une œuvre de justice et de violence, et la violence, qui ne se pardonne jamais, a fait méconnaître ce qu’il y avait de sage et d’équitable dans la réaction qu’il a tentée, au nom de la puissance du royaume et de l’intérêt général, contre les privilégiés de la naissance, de la force et de la théocratie.

Durant la période qui s’étend de la mort de Philippe le Bel à la seconde moitié du règne de Charles VII (1314-1439), les ressources de la monarchie se composent des mêmes élémens que sous Philippe le Bel, c’est-à-dire des impôts généraux, des revenus du domaine et des expédiens financiers connus plus tard sous le nom d’affaires extraordinaires. Les impôts généraux sont directs ou indirects ; parmi les premiers figurent le fouage, le dixième, le vingtième et les tailles, qui, perçues d’abord comme redevances seigneuriales dans les fiefs de la couronne, s’étendent peu à peu comme impôt royal sur une grande partie du territoire ; parmi les seconds figurent les douanes ou traites foraines, la gabelle du sel, les taxes sur les achats, les ventes, les salaires, les boissons et les denrées alimentaires. À l’exception de la gabelle du sel, des traites foraines et de quelques taxes sur les boissons, dont la permanence est établie dès la première moitié du xive siècle, les autres contributions générales ne sont perçues qu’à titre temporaire, pour un an, deux ans, cinq ans au plus. Le fouage seul est perçu pendant douze ans sous le règne de Charles {{rom-maj|V|5}). Les revenus du domaine s’augmentent d’un certain nombre de droits, tels que l’aubaine, les épaves, la bâtardise, la mainmorte, le monnayage, que les rois enlèvent aux seigneurs pour les réunir à la couronne en les déclarant droits royaux, ou en les rachetant à prix d’argent. Toutefois le produit de ces droits est très aléatoire, et, tandis que le domaine s’enrichit d’un côté, il s’appauvrit de l’autre par les engagemens contractés pour cause d’emprunts, les apanages assignés aux branches cadettes et les dots territoriales données aux filles, car, malgré le principe de l’inaliénabilité juré par les rois à leur sacre et toujours opiniâtrément défendu par les états-généraux, les démembremens ont été continuels jusqu’aux derniers jours de la monarchie. Quant aux expédiens financiers, ils comprennent, comme sous les Capétiens directs, la vente des offices, les affranchissemens collectifs ou individuels, la confirmation des chartes de commune, la création des foires et des marchés, les exemptions d’impôts accordées à prix d’argent, les confiscations judiciaires, l’altération des monnaies ; ils prennent de règne en règne un plus grand développement, ils forment l’un des chapitres les plus importans du budget des recettes, et les rois en usent et en abusent à leur entière discrétion, attendu qu’ils n’ont pas besoin, pour les mettre en pratique, de recourir aux états-généraux, et ils y ajoutent, suivant les nécessités du moment, la spoliation pure et simple, car Philippe le Bel leur avait appris au moyen de quels attentats un prince peut remplir son trésor.

La fiscalité monarchique, greffée sur la fiscalité féodale, avait grandi rapidement sous les premiers Valois ; le royaume n’en traversa pas moins pendant près de cent cinquante ans une crise financière des plus graves. En présence de l’invasion étrangère, il avait besoin de beaucoup d’argent, et par une fatale rencontre les causes les plus diverses semblaient se réunir pour épuiser ses ressources. Les dilapidations des princes, l’imprévoyante faiblesse de Philippe de Valois, qui fait rentrer la noblesse et le clergé dans les priviléges que leur avait enlevés Philippe le Bel, les exactions des grands feudataires, qui profitent des désordres intérieurs pour ressaisir les droits régaliens et détourner à leur profit l’argent des contribuables en levant des tailles dans leurs fiefs, l’occupation anglaise, qui enlève au trésor les revenus des provinces envahies, la rançon du roi Jean, qui fait sortir plus de 200 millions du royaume, la folie de Charles VI, les trahisons et les rapines d’Isabeau de Bavière, les concussions des fonctionnaires, l’arbitraire qui préside aux dépenses, laissent le trésor vide malgré de continuelles levées de deniers. En 1355, la nation proteste énergiquement contre l’impéritie d’un pouvoir qui ne sait que l’opprimer, contre les abus qui la ruinent et la désarment. Les états-généraux sont convoqués à Paris, et sous l’impulsion d’un grand citoyen, Étienne Marcel, ils formulent un programme qui n’est en bien des points que la préface du programme de 89 : « les états-généraux se réuniront périodiquement, ils voteront les impôts et les impôts seront répartis entre toutes les classes ; le recouvrement en sera fait par les délégués des assemblées des trois ordres ; les officiers royaux préposés à l’administration des finances seront responsables, et les recettes ainsi que les dépenses soumises à un contrôle effectif et sévère. » Voilà ce que veulent au xive siècle les députés du pays. La couronne sanctionna ces demandes par les ordonnances du 28 décembre 1355 et du 13 mars 1357 ; mais le triomphe du droit national fut de courte durée : la mort d’Étienne Marcel (31 juillet 1358) donna le signal de la réaction, et le gouvernement royal ressaisit les prérogatives qu’il avait momentanément sacrifiées.

Cette fois du moins les hasards de la succession héréditaire avaient fait tomber le pouvoir aux mains de Charles V, prince habile et prévoyant, que l’histoire a justement surnommé le Sage. Tout en écartant ce qu’il y avait de radical dans les revendications des états de 1355-1357, Charles s’inspira de leurs vœux et de leurs plaintes pour mettre les finances en aussi bon état que pouvait le comporter le système économique et politique du xive siècle. L’un de ses premiers actes, en montant sur le trône, fut de réduire les impôts précédemment établis dans une proportion égale à la diminution de la population, car depuis l’avénement des Valois quelques-unes de nos plus belles provinces, le Languedoc entre autres, avaient perdu la moitié de leurs habitans. Il prépara par cette mesure, par cette réduction de feux, comme on disait au moyen âge, les ressources de l’avenir, et dès 1369 il put demander au pays, sans le ruiner comme l’avaient fait ses prédécesseurs, de nouveaux sacrifices pour engager contre les Anglais une lutte victorieuse. Une assemblée de notables lui accorda comme subsides extraordinaires 12 deniers pour livre sur le prix des denrées, un droit de 4 livres par feu dans les villes murées, de 1 livre 1/2 dans les campagnes, plus une augmentation sur la gabelle du sel et une aide sur les vins. Ce fut avec le produit de ces contributions, réparties sur les trois ordres, levées régulièrement pendant plusieurs années et uniquement consacrées aux opérations militaires, que ce grand prince, « tout coi en ses chambres et déduits, » comme le dit Froissart, reprit aux Anglais ce que ses prédécesseurs avaient perdu sur les champs de bataille, « la tête armée et l’épée au poing. » Malheureusement, suivant cette loi fatale de notre histoire qui faisait dépendre d’un seul homme la fortune du pays, ce qu’il avait fait d’utile et de grand fut anéanti au lendemain même de sa mort. L’un des membres du conseil de régence, un oncle du roi, le duc d’Anjou, inaugura son arrivée aux affaires en volant avec effraction le trésor du Louvre, et de 1380 à 1422 la fortune publique fut mise au pillage par les princes, les gens de cour, les officiers royaux et les factions. La désorganisation des finances entraîna la désorganisation de l’armée. Les Anglais reprirent l’offensive ; après quarante-deux ans d’un règne partagé entre la minorité et la folie, Charles VI descendit dans la tombe en laissant pour unique héritage à son fils un trésor vide et la royauté de Bourges.

Jeanne d’Arc apparut au milieu de la désolation universelle, et donna le signal de la délivrance. Charles VII, arraché à sa torpeur, accomplit glorieusement sur les Anglais la seconde conquête du royaume en réorganisant l’administration des finances et l’armée. Les états-généraux de 1439 lui accordèrent, à titre perpétuel, une taille de 1 500 000 livres, et par suite de ce vote la permanence fut enfin établie pour l’impôt personnel et foncier, comme elle l’avait été déjà pour quelques impôts indirects, sous Philippe le Bel par les traites foraines, sous Philippe de Valois, Jean le Bon et Charles V par la gabelle, les douanes intérieures et certaines aides sur les boissons. En montant sur le trône vingt-deux ans après l’établissement de la taille perpétuelle, Louis XI trouva les finances dans une situation prospère, et sut les y maintenir pendant toute la durée de son règne. Placé entre la nécessité d’augmenter les revenus de l’état pour défendre l’intégrité du royaume contre la féodalité apanagée et la nécessité de ménager les classes roturières, sur lesquelles il s’appuyait et qui supportaient la plus lourde part des charges publiques, il manœuvra entre cette double difficulté avec une dextérité singulière, et son administration fiscale, toute despotique qu’elle ait été, fut plus habile et moins oppressive que celle de la plupart des autres règnes.

À l’exception d’un subside pour l’artillerie, Louis XI n’exigea de ses sujets aucune autre contribution que celles qu’ils payaient avant lui, et il prévint par là le mécontentement que provoque toujours la création de nouveaux impôts. Éclairé, comme Sully et Colbert, par un bon sens supérieur aux idées économiques de son temps, il diminua un certain nombre de droits plus ou moins onéreux qui portaient sur les étrangers trafiquant dans le royaume, les corporations industrielles, les denrées alimentaires, les matières premières et les marchandises, et en favorisant ainsi par des dégrèvemens l’activité de la consommation et de la circulation il doubla les recettes. Un seul impôt, celui de la taille, fut augmenté dans une forte proportion ; de 1 800 000 livres, il s’éleva progressivement 4 700 000 livres[12] ; mais cette fois les sacrifices du pays avaient donné de grands résultats, et l’argent de la France avait fructifié entre les mains du prince.

La réaction qui s’était produite à l’avènement de Louis X contre Philippe le Bel et le fisc royal se produisit également contre Louis XI à l’avènement de Charles VIII. La régente, Anne de Beaujeu, pour concilier au jeune roi la faveur populaire, s’empressa de faire la remise d’un quartier des tailles, avec promesse de dégrèvement dans un avenir prochain, et, comme il était d’usage dans la monarchie d’inaugurer les nouveaux règnes par quelques satisfactions données à l’opinion publique, les états-généraux furent convoqués dans la ville de Tours en 1484. Anne de Beaujeu leur demanda des subsides pour deux ans ; ils les votèrent, plus une somme de 300 000 livres par manière de don ; mais ils rappelèrent les promesses qui avaient été récemment faites, réduisirent la taille au chiffre fixé par les états de 1/139, c’est-à-dire à 1 200 000 livres, et après avoir réclamé d’importantes réformes dans le système financier, entre autres l’abolition des douanes intérieures, ils se séparèrent en déclarant « qu’ils n’entendaient pas que dorénavant on mette sus aucune somme de deniers sans les appeler, et que ce soit de leur vouloir et consentement. » La régente répondit par de vagues promesses ; elle se hâta de lever les subsides, les douanes intérieures ne furent pas abolies, et quelques années s’étaient à peine écoulées que l’expédition d’Italie, entreprise par Charles VIII contre le vœu de la nation, venait de nouveau jeter le désordre dans les finances : pour subvenir aux frais de cette aventure, Charles engagea une partie des biens et des revenus du domaine, et contracta sur sa route, au début même de la campagne, des emprunts onéreux en Savoie, à Milan et à Gênes, car il avait à peine passé les Alpes que déjà la caisse de l’armée était vide. À la fin de son règne, la taille était remontée au même chiffre qu’à la fin du règne de Louis XI, soit 4 700 000 livres. Les autres impôts avaient suivi la même progression, et pour prix de tant de sacrifices il ne restait que des dettes, le souvenir de la stérile victoire de Fornoue et la haine des Italiens « contre les barbares. » Le peuple éclatait en murmures, et Charles VIII à bout de ressources annonçait une grande réforme financière lorsque la mort vint le surprendre à Amboise le 7 avril 1498. Cette réforme fut tentée par son successeur.

Porté par tempérament à une économie sévère, simple dans ses goûts et inclinant plus volontiers vers les classes bourgeoises que vers la haute noblesse, Louis XII, qui avait assisté comme duc

d’Orléans aux états de 1484, eut la sagesse de se souvenir de leurs plaintes et de leurs vœux. Secondé par un ministre habile, le cardinal d’Amboise, il fit pénétrer l’ordre et la régularité dans l’administration des finances, et comme Sully et Colbert[13] il augmenta les recettes sans établir de nouveaux impôts, en diminuant même ceux qui existaient déjà, « J’aime mieux, disait-il, voir les courtisans rire de mon avarice que de voir mes sujets pleurer de mes prodigalités. » Pour confirmer cette belle parole par les actes, il fit remise du droit de joyeux avénement, supprima diverses taxes sur les boissons et les denrées alimentaires, rendit la perception moins exigeante et moins dure, et fit descendre la taille de 4 millions 1/2 à 2 400 000 livres. C’étaient là de sages mesures qui devaient produire un grand bien, et la prospérité du royaume eût pris un rapide essor, au milieu du magnifique mouvement de la renaissance, si les funestes entraînemens des passions guerrières et les revendications dynastiques n’avaient fait tomber Louis XII dans le piège d’une  nouvelle expédition d’Italie. La plus grande partie des ressources créées par une administration habile et vigilante fut dévorée par une guerre qui ne dura pas moins de treize ans, et, comme les revenus ordinaires étaient bien au-dessous des dépenses, il fallut recourir aux engagemens du domaine, aux anticipations de crédit, à la vente des offices de judicature et de finance, en un mot aux mêmes expédiens qu’aux époques les plus désastreuses. L’avenir était fortement compromis : on avait créé d’une seule fois 600 000 livres de rentes sur les revenus domaniaux ; cependant le bien-être général s’était développé malgré la guerre, et les sujets de Louis XII lui décernèrent le surnom de père du peuple, surnom glorieux et mérité que personne parmi les princes de sa race ne devait porter après lui[14].

Au moment où François Ier monta sur le trône en 1514, le budget des recettes s’élevait à 24 millions, y compris les revenus du domaine. Le nouveau roi inaugura son règne en rétablissant le joyeux avénement, supprimé par Louis XII ;. il appliqua de son autorité privée à la plupart des anciennes contributions la superindictio des Romains, sous le nom de grande crue, doublement ou tiercement. Le taillon ajouta aux tailles ordinaires un tribut annuel de 1 200 000 livres ; le clergé fut imposé au dixième de ses revenus en vertu du concordat de 1516. Les droits d’importation, qui n’avaient atteint jusque-là que les draps d’or et de soie tirés de l’Italie, furent étendus à la plupart des marchandises de provenance étrangère. L’insinuation ou contrôle des actes vint frapper d’un nouveau droit les mutations et les successions, déjà soumises au quint, requint, lods et ventes ; la gabelle du sel fut portée à 45 livres par muid, et la taille, après s’être élevée en quelques années à 9 millions, atteignit 16 millions à la fin du règne, soit près de dix fois plus que sous Charles VII[15].

Cette rapide progression des impôts directs et indirects ne s’explique pas seulement par les frais de guerre, par les 2 millions d’écus d’or payés pour la rançon du vaincu de Pavie, elle s’explique aussi par la décadence de la noblesse terrienne, qui abandonnait ses vieilles forteresses féodales pour venir mendier au Louvre les honneurs et la fortune, — par l’avénement des maîtresses officielles, la royale manie de bâtir, le luxe païen de la renaissance, les faveurs et les pensions prodiguées aux courtisans, le mépris du roi pour toutes les garanties administratives, et les charges nouvelles qu’imposaient au budget des prodigalités qui n’avaient d’autres limites que les caprices du maître ou la cupidité de son entourage. Ce gouvernement rappela par ses exactions les violences fiscales de Philippe le Bel. La vénalité, restreinte jusqu’alors à un petit nombre d’emplois publics, fut étendue à tous les services administratifs. On créa une foule de fonctions inutiles, uniquement pour les vendre[16] et, de même que le crime de lèse-majesté divine avait servi de prétexte pour dépouiller les templiers, de même le crime de lèse-majesté royale servit de prétexte pour dépouiller le connétable de Bourbon, Semblançay, Chabot et Poyet. Les confiscations, les millions de la taille, le dixième du clergé, la vente des offices, ne suffisaient pas encore à combler le déficit, il fallut recourir à des moyens nouveaux ; la loterie fut tendue comme un piége à l’argent qui échappait au fisc, et le 27 septembre 1522 François Ier ouvrit le grand-livre de la dette publique en créant pour la première fois des rentes sur l’Hôtel de Ville de Paris.

Henri II suivit de point en point la tradition de son père : même arbitraire dans l’établissement des impôts, mêmes expédiens, mêmes prodigalités ; il invente une foule de contributions nouvelles, entre autres la taxe des clochers. Des troubles graves éclatent sur divers points du royaume. Henri II, forcé de s’arrêter devant les murmures des contribuables, se rejette sur les emprunts par constitution de rentes, et il en use si largement qu’en treize ans la dette publique s’élève de 3 millions à 43. La situation financière est plus triste encore sous Charles IX et Henri III, « ces maîtres toujours pauvres de serviteurs gorgés d’or, » comme les appelle un ambassadeur vénitien. Les guerres religieuses, le favoritisme, une politique tortueuse qui se soutient par le parjure, le massacre et l’assassinat, — le gaspillage, conséquence inévitable de la corruption du pouvoir, épuisent les ressources contributives du royaume, et de nouvelles inventions fiscales viennent aggraver la misère publique. Charles IX érige le commerce des grains en monopole royal, et le met aux enchères, Henri III déclare le droit de travailler un droit domanial que nul ne peut exercer sans lui payer finances ; — il applique aux gabelles, aux aides et aux tailles le système expéditif du doublement, il confisque les deniers destinés au paiement des rentes de l’Hôtel de Ville, et il inaugure ainsi la série de banqueroutes qui frapperont périodiquement dans les derniers siècles les porteurs de ces rentes.

Les états-généraux avaient été convoqués à Orléans en 1560, à Blois en 1576 et 1588 ; les notables l’avaient été à Moulins en 1566, et chacune de ces grandes assemblées avait fait entendre de sages avis. Trois ordonnances, dont deux furent rédigées sous l’inspiration du chancelier de L’Hospital, celles d’Orléans et de Moulins, furent promulguées pour mettre un terme aux abus signalés par les députés du royaume ; mais ce n’était pas avec une reine toute-puissante qui faisait de Machiavel le bréviaire de sa cour et des astrologues ses conseillers ordinaires, ce n’était pas avec des princes qui égorgeaient leurs sujets dans des guet-apens nocturnes ou dont les vices outrageaient la nature, que les lois pouvaient exercer leur empire ; rien ne fut changé dans le gouvernement et l’administration des finances jusqu’au jour où le couteau de Jacques Clément vengea les Guises. Jamais la France n’avait été plus misérable et plus rançonnée que sous Henri III : de 1580 à 1589, 800 000 individus étaient tombés victimes des guerres civiles, neuf villes avaient été rasées, deux cent cinquante villages incendiés et non rebâtis, cent vingt-huit mille maisons détruites ; le total des impôts, après avoir donné 417 500 000 livres pour les dix-sept années du règne de Louis XII, soit en moyenne 24 560 000 livres, s’était élevé en trente-deux ans, de la fin du règne de Henri II à la fin du règne de Henri III, à 4 540 700 000 livres, soit en moyenne 142 millions de livres par année ; mais telle fut dans tous les temps la vitalité de la France et sa merveilleuse aptitude à réparer ses désastres quand par hasard elle est bien gouvernée, que quelques années de paix et de sage administration allaient bientôt reconstituer sa fortune et la replacer au premier rang des puissances européennes.

III.

Henri IV, à qui la ligue, l’Espagne et une partie de la haute noblesse disputaient la couronne, ne pouvait songer, au début de son règne, à réorganiser les finances et à percevoir des revenus réguliers. Plus riche de confiance que d’argent, il emprunta aux principautés italiennes, à l’échevinage de Strasbourg, à la Hollande, à la reine d’Angleterre, aux protestans, aux catholiques, à ses maîtresses, aux bourgeois qui s’étaient ralliés à sa cause ; il leur donna, comme garantie de leurs créances, la plupart des impôts, les chargeant du recouvrement au fur et à mesure que les provinces reconnaîtraient son autorité. Ce qui n’était point engagé fut cédé aux ligueurs pour prix de leur soumission. Le royaume n’était pas encore entièrement pacifié que le trésor était vide, et que la dette s’élevait à 348 602 250 livres.

Au mois de novembre 1596, Henri IV commença l’œuvre de réorganisation en convoquant à Rouen une assemblée de notables auxquels il demanda de voter les subsides qui lui étaient nécessaires pour vaincre les dernières résistances de la ligue, et terminer par un coup décisif la guerre avec l’Espagne. Il voulait, disait-il, laisser à l’assemblée la « disposition absolue » des mesures qu’elle jugerait propres à faire « un fonds certain » pour les dépenses de l’état et le soulagement du peuple, surtout des plus pauvres, « qu’il aimait comme ses plus chers enfans. » Les notables votèrent d’importans subsides[17], et, comme le roi leur avait parlé de l’affection qu’il portait à son peuple, ils lui parlèrent à leur tour des garanties que le peuple, en témoignage de cette affection, attendait du roi. Conformément à la tradition nationale que les députés des trois ordres n’avaient jamais cessé d’invoquer depuis 1357, ils demandèrent pour les états-généraux le droit de se réunir tous les trois ans et de voter périodiquement l’impôt ; ils réclamèrent en outre la création d’un conseil permanent de finance, composé de membres élus par les députés et pris dans leurs rangs. Ce conseil, qu’ils nommaient conseil de raison, comme pour protester contre les folies des précédens règnes, devait centraliser la moitié des recettes en laissant l’autre à l’entière discrétion du roi, et régler en même temps la moitié des dépenses. Henri IV était trop habile pour heurter de front ceux qu’il appelait « ses chers enfans ; » il promit de convoquer les états-généraux et décréta l’établissement du conseil de raison ; mais, comme ses prédécesseurs, il ne cédait au vœu populaire qu’avec la ferme volonté de l’éluder, et il s’en remit à Sully du soin de rendre le conseil impossible. Celui-ci s’acquitta fort habilement de cette étrange mission : il accabla les conseillers de tant de dossiers, de chiffres et de besogne qu’au bout de quelques mois ils demandèrent à être relevés de leurs fonctions, ce qui leur fut accordé sur-le-champ ; la couronne rentra, suivant le mot consacré, dans toutes ses prérogatives, et elle en usa pour le bien général.

En 1597, les revenus ordinaires et réguliers figuraient sur le papier pour 25 millions ; en réalité, ils étaient loin d’atteindre ce chiffre. Des sommes importantes étaient absorbées par les frais de régie ou détournées par les comptables ; quand le trésor avait soldé les arrérages de la dette et payé les gages des officiers, il restait à peine 9 millions pour les dépenses générales, y compris celles de l’armée. Henri IV embrassa d’un coup d’œil la gravité de la situation, et, secondé par Sully, qu’il avait appelé au contrôle des finances en 1597, il poursuivit l’œuvre de réparation avec une sagesse qui fit oublier à ses sujets la promesse qu’il avait faite au début de son règne de demander aux états-généraux le vote de l’impôt ; il ne changea rien au vieux système, mais dans les réformes de détail il fit preuve de la plus haute intelligence. La paix était à peine conclue avec l’Espagne que l’armée était réduite à 8 000 hommes : les contributions arbitraires que les gouverneurs des provinces avaient établies pendant les troubles et qu’ils percevaient à leur profit furent supprimées. Les impôts, affermés de la main à la main au tiers et à la moitié de leur valeur réelle, furent mis en adjudication publique, ce qui procura sur le bail des fermes une augmentation considérable ; la comptabilité, que les officiers des finances embrouillaient à dessein pour détourner l’argent du trésor ou le faire valoir à leur profit, fut soumise à un contrôle sévère. Une vérification attentive de l’origine et de la légitimité de la dette publique amena une forte réduction sur les intérêts subrepticement servis aux porteurs de rentes. Un grand nombre de priviléges d’exemption furent révoqués. Les tailles, qui portaient presque entièrement sur les campagnes, au grand détriment de l’agriculture, furent également réparties entre les paroisses rurales et les villes, diminuées partout et rendues moins vexatoires par l’abolition de la contrainte par corps et la défense de saisir les bestiaux et les instrumens aratoires. L’administration royale dégagea et perçut les impôts aliénés aux étrangers. Les encouragemens donnés à l’agriculture et à l’industrie, les traités de commerce, répandirent l’aisance parmi les classes laborieuses, et cette aisance augmenta les revenus de l’état par l’accroissement des impôts de circulation et de consommation.

Grâce à ces sages mesures, l’équilibre du budget fut non-seulement rétabli, mais les recettes excédèrent les dépenses, et dans les dernières années du règne la situation financière se résumait ainsi : la taille avait été diminuée de 6 millions ; les intérêts de la dette et les gages des offices étaient tombés de 16 millions à 6 ; les recettes s’élevaient à 39 millions, qui laissaient, après défalcation des intérêts et des gages, 33 millions disponibles pour les dépenses ordinaires au lieu de 9, comme en 1596 ; 100 millions avaient été remboursés sur la dette exigible, 100 millions avaient été appliqués à l’extinction des rentes perpétuelles, 36 millions avaient servi à racheter ou à dégager le domaine, 43 millions en espèces ou en bonnes créances étaient mis à l’épargne. Ces résultats avaient été obtenus en moins de quatorze ans ; mais les réformes accomplies par Henri IV tenaient exclusivement à sa personne, il ne laissait après lui aucune institution politique qui pût les sauvegarder, et sa mort fut le signal d’une nouvelle anarchie financière, car dans ce royaume, condamné par sa constitution même à de perpétuelles rechutes, le bien ne survivait pas à ceux qui l’avaient fait.

Sully, malgré le changement de règne, était resté aux affaires ; il fit la remise de 3 millions sur les tailles, diminua les gabelles d’un quart et supprima d’un trait de plume quarante-cinq édits bursaux ; mais sa probité, son économie, son esprit d’ordre, réunirent contre lui dans une haine commune toutes les ambitions et toutes les corruptions, la reine-mère, Concini, d’Épernon, les princes et les courtisans. Abreuvé de dégoûts et circonvenu par de basses intrigues, il ne tarda pas à résigner sa charge ; sa retraite laissa le champ libre au désordre, et l’année 1613 était à peine écoulée qu’il ne restait plus un écu des 43 millions qu’il avait mis en réserve. L’année suivante, 14 octobre 1614, les états-généraux furent convoqués à Paris à l’occasion de la majorité de Louis XIII ; ils constatèrent que depuis la mort de Henri IV, c’est-à-dire en quatre ans, les recettes étaient descendues de 39 millions à 17, que les dépenses officielles s’élevaient à 21 millions, sans compter celles qui étaient tenues secrètes, que les abus réprimés par Sully avaient repris leur cours, et que la situation exigeait de prompts remèdes ; mais ces remèdes, ce n’était ni Marie de Médicis, ni le maréchal d’Ancre, ni de Luynes, qui pouvaient les trouver. Dix ans plus tard, en 1624, l’état, comme le dit Colbert, était encore dans la même nécessité. La dette exigible se montait à 52 millions ; les dépenses excédaient les recettes de 10 millions, et les troupes depuis trente-trois mois n’avaient point reçu de solde.

Richelieu, qui venait d’entrer au conseil, ne pouvait songer dans de pareilles conditions à poursuivre l’accomplissement de ses desseins politiques ; il avait besoin de beaucoup d’argent, et, lorsque le titre de premier ministre l’eut rendu maître du royaume, il le rançonna sans pitié. Les tailles, qui étaient de 18 millions en 1618, s’élevaient en 1640 à 44 millions, les autres impôts à 36 millions, soit 80 millions pour le budget des recettes ordinaires. Sur cette somme, 47 millions étant absorbés par l’intérêt des rentes et les gages des offices, il ne restait que 33 millions disponibles pour les dépenses courantes ; mais ces dépenses dépassaient 89 millions, ce qui donnait pour l’exercice d’une année 59 millions de déficit, c’est-à-dire près des deux tiers du revenu total, sans compter trois années dont le produit était dépensé à l’avance par suite des aliénations.

Telle était la triste situation où l’un de nos plus grands hommes d’état avait réduit le trésor public. Le royaume, pacifié par la terreur, glorieux et ruiné, avait payé cher les succès de sa politique étrangère. À l’avénement de Louis XIV, un aventurier des Abruzzes dont les caprices de la fortune avaient fait un prince de l’église, le président du conseil de régence et peut-être aussi l’amant de la reine, devait lui faire payer plus cher encore le triomphe du système d’expansion et de prépondérance que Henri IV, plus sage que ceux qui devaient accomplir son œuvre, avait inauguré en lui donnant pour base la restauration des finances.

Doué au plus haut degré de l’instinct politique qui est particulier aux races italiennes, et pratiquant l’art de réussir à tout prix, Mazarin porta aux affaires l’habileté de Richelieu et l’immoralité de Catherine de Médicis. Jaloux de la grandeur du royaume, mais non moins jaloux de sa propre fortune, il fit tout plier devant son égoïsme et la raison d’état. Son ministère ne fut qu’une longue série d’exactions, de concussions, d’actes frauduleux. Comme il lui fallait des complices plutôt que des agens, l’un de ses premiers actes fut d’appeler au contrôle des finances un banqueroutier italien qu’il déguisa sous le nom du sieur d’Émery en gentilhomme français. Maître absolu des destinées du pays et n’ayant à compter qu’avec lui-même, Mazarin bouleversa toutes les règles administratives établies par Sully ; il préleva chaque année sur le budget des recettes 28 millions de fonds secrets dont il se réserva la libre disposition, et, non content d’augmenter les tailles, les gabelles et les aides, il contracta de continuels emprunts, même au taux de 50 pour 100. En 1647, il confisqua les revenus des villes ; il ajouta au droit de paulette, qui assurait aux familles des titulaires d’offices l’hérédité des charges, un droit de confirmation, ce qui ne l’empêcha point de revendre les offices, de frapper les titulaires de fortes taxes et de leur supprimer quatre années des gages. En 1648, il suspendit le paiement des rentes de l’Hôtel de Ville, et, comme la misère qu’il avait créée par la banqueroute et les excès du fisc rendait les recouvremens des impôts de plus en plus difficiles, il adjoignit des soldats aux collecteurs, fit faire les recettes à main armée et jeta dans les prisons 18 000 contribuables.

L’impitoyable ministre justifiait ses violences par la nécessité de soutenir la guerre ; il avait, disait-il, « le cœur plus français que la langue. » S’il obtint en effet de grands résultats politiques, s’il agrandit le royaume du Roussillon, de l’Artois et d’une partie de l’Alsace, ses conquêtes ne sauraient l’absoudre, car, suivant les belles paroles du président de Lamoignon, « tandis que la France était triomphante au dehors, qu’elle étendait au loin ses frontières et qu’elle portait la terreur dans les pays voisins, elle était dans la désolation au dedans, et paraissait comme abandonnée au pillage et aux rapines[18]. » En 1661, les dépenses courantes montaient à 60 millions, sur lesquels 52 millions étaient absorbés par l’intérêt des emprunts et des gages des offices, 26 millions étaient prélevés par anticipation sur les années suivantes, et il restait de plus, malgré les annulations ou les réductions des créances les plus légitimes, 409 millions de dettes d’origine et de nature très diverses. En présence de cet énorme déficit, Mazarin, pour donner la mesure de sa probité et de son dévoûment à l’intérêt public, laissait une fortune de 100 millions.

Louis XIV, pendant sa minorité, avait subi comme le dernier de ses sujets les conséquences de l’administration de son ministre ; les dépenses les plus nécessaires, les plus privilégiées de sa maison et de sa propre personne, c’est lui-même qui nous l’apprend, étaient « ou rétardées contre toute bienséance, ou soutenues par le seul crédit. » La détresse, qui avait pénétré jusque dans le Louvre, lui fit sentir plus vivement peut-être que les plaintes du peuple combien il était urgent d’aviser. Fouquet, qui depuis 1653 avait été l’instrument de Mazarin et s’était enrichi comme lui aux dépens de l’état, fut révoqué de ses fonctions de surintendant, traduit devant une chambre de justice[19], et remplacé par Colbert, qui prit le titre de contrôleur-général.

Deux faits importans, la création d’un conseil de finance et l’installation d’une chambre ardente, signalèrent l’avénement de Colbert. Le conseil, présidé par le roi, examinait les questions relatives à l’impôt, à la dette publique, à la comptabilité. Il étudia, pour y surprendre le secret de la misère publique, les cahiers des états de 1614, ceux des assemblées des notables de 1617 et 1627, et il dressa, d’après ces cahiers et les vues du nouveau contrôleur-général, un plan de réorganisation qui embrassait tout le système financier. La chambre ardente, qui siégea sans interruption pendant quatre ans, soumit à une enquête sévère la gestion des traitans et des comptables depuis 1635, c’est-à-dire dans les limites de la prescription trentenaire. Elle ne fonctionna pas seulement comme la plupart de celles qui furent instituées sous l’ancien régime pour vendre l’impunité, elle fonctionna pour punir, et, tout en frappant les coupables de condamnations rigoureuses, elle leur fit restituer 110 millions. C’est ainsi que s’annonça cette révolution de l’ordre et de la probité qui fut la gloire et la force des premières années du règne de Louis XIV. Combler le déficit par une économie sévère, ne jamais engager l’avenir par des emprunts, des aliénations ou des anticipations de crédit, faire face aux nécessités du moment par des fonds toujours disponibles, augmenter les revenus publics en allégeant les charges des contribuables, mettre un terme à la déperdition des forces financières par la répression des fraudes et des détournemens, la simplification des rouages et la diminution des frais de régie, tels sont les principes sur lesquels repose le programme de Colbert ; en substituant une méthode rationnelle à l’aveugle empirisme des expédiens, ce grand homme tenta pour les finances une réforme analogue à celle que Bacon et Descartes avaient tentée pour les sciences et la philosophie, et pendant vingt-deux ans il en poursuivit la réalisation avec cette inflexible rigueur qui le fit nommer par Guy Patin l’homme de marbre.

Encouragés par l’exemple de ceux qui tenaient dans leurs mains la fortune du royaume, les traitans, les fermiers et la plupart des agens du fisc avaient mis à dessein « la plus terrible confusion dans les affaires ; » grâce au désordre des écritures, ils avaient pu toucher en six ans, sous Mazarin et Fouquet, 380 millions de fausses ordonnances et de bons simulés. Colbert organisa la comptabilité de manière à rendre impossible le retour de pareils abus ; il fit revivre à cet effet, en les complétant et en les modifiant, les règlemens de Sully, tombés en désuétude depuis l’avénement de Louis XIII, et, sans arriver encore à l’exactitude de nos budgets modernes, il établit dans le mouvement des fonds une telle régularité que, peu de temps après la clôture de chaque exercice, il put dresser un état au vrai de la situation, ce qui ne s’était point vu depuis cinquante ans et ne devait plus se revoir après lui sous les derniers Bourbons. Les gages des offices[20] et les intérêts des emprunts absorbaient plus des trois quarts du budget des recettes ; Colbert remboursa une foule d’offices inutiles ; il vérifia les titres des emprunts, qui donnaient lieu aux spéculations les plus illicites ; il annula les créances frauduleuses, ramena les autres à leur juste valeur, et, par des remboursemens à de bonnes conditions pour les prêteurs et pour l’état, il réduisit de plusieurs millions le service de la dette. Les baux des fermes étaient passés à l’amiable et par contrats secrets, au grand profit des traitans, qui obtenaient des rabais considérables. Colbert mit les fermes en adjudication publique ; il réalisa au moyen des enchères une plus-value considérable sans augmenter les tarifs, et il fit bénéficier le trésor des sommes qui ne profitaient qu’aux agioteurs. Les offices de judicature et de finances, les magistratures vénales, créées dans les échevinages, les charges de cour, les lettres de noblesse, le favoritisme, les usurpations de titres, la corruption des agens du fisc, qui trafiquaient des exemptions, avaient augmenté parmi les roturiers riches eux-mêmes le nombre des privilégiés dans une proportion considérable, et surchargé par cela même outre mesure les paysans et les petits bourgeois. Colbert entreprit la révision des rôles ; il ne maintint en fait d’immunités fiscales que celles qui étaient légitimées par le droit public, et, en augmentant comme Sully le nombre des imposables, il diminua la part afférente à chacun d’eux.

Les tailles, très inégalement réparties entre les généralités et les anciens pays d’état, ne donnaient dans certaines provinces qu’un revenu insignifiant, tandis que dans d’autres, dans le Limousin par exemple, elles s’élevaient à la moitié du produit des terres. Colbert rétablit l’équilibre entre les diverses circonscriptions administratives du royaume, autant du moins que le permettait le système de l’autonomie provinciale en vigueur depuis des siècles, et, en se rapprochant ainsi du droit commun, il rendit la vie à des contrées stérilisées par les excès du fisc. La taille portait principalement sur les travailleurs des campagnes, auxquels elle enlevait une forte part du capital d’exploitation. Colbert la fit descendre peu à peu de 55 millions à 33, et il laissa aux mains de l’agriculture une somme de 22 millions. Les agens du fisc révoltaient et ruinaient les contribuables par leur dureté et l’arbitraire de la perception. Colbert fit cesser les violences ; il autorisa le dégrèvement pour cause de ressources insuffisantes, et accorda des primes aux collecteurs et aux commis qui faisaient le moins de poursuites. En même temps qu’il retranchait 22 millions sur l’impôt personnel ou foncier payé par les paysans et le menu peuple des villes, il augmentait, sans exagérer les tarifs, les taxes de consommation payées par tout le monde, y compris les privilégiés ; le produit de ces taxes s’accrut avec l’aisance des populations, dont elles ont dans tous les temps donné la mesure, et de 1 500 000 livres, qu’elles rapportaient en 1661, elles montèrent rapidement à 21 millions.

Colbert avait travaillé vingt-deux ans à la gloire et à la prospérité du royaume, et cependant il ne put échapper à cette fatalité de la disgrâce, qui semble dans notre histoire poursuivre les grands hommes. Une dépense misérable, celle de la grille de Versailles, souleva contre lui la colère du prince à qui Fontanges avait coûté 10 millions. « Il y a de la friponnerie là dedans ! » s’écria Louis XIV en recevant la note des frais. Cette brutale apostrophe frappa Colbert comme d’un coup de foudre ; il en mourut en répétant ces tristes paroles : « si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme, je serais sauvé deux fois. » Cette mort, qui ajoutait un si grand nom au martyrologe des ingratitudes royales, ouvrit de nouveau l’abîme du déficit, et marqua le point d’arrêt de la fortune du grand roi. Des hommes médiocres, instrumens dociles des volontés d’un maître que la flatterie « déifiait, ainsi que le dit Saint-Simon, jusqu’au sein même du christianisme, » Barbezieux, Le Pelletier, Pontchartrain, Chamillart, succèdent à Colbert. Il ne s’agit plus pour eux d’éteindre la dette, d’équilibrer le budget, de soulager le peuple ; ils ne veulent que servir les passions glorieuses du roi ou les égaremens de sa politique, et les servir à tout prix et par tous les moyens.

Enchaîné par une dévotion étroite au catholicisme, Louis XIV porte un coup terrible à la richesse nationale par la révocation de l’édit de Nantes, qui chasse du royaume la population la plus industrieuse et la plus productive, parce qu’étant exclue à cause de ses croyances des maîtrises et des jurandes elle n’était point soumise à leur réglementation étouffante, et que l’édit de Nantes, en lui assurant la liberté religieuse, lui avait assuré en même temps la liberté industrielle avec tous les avantages que comporte une intelligente initiative. La ruine commence avec les persécutions religieuses et la guerre de la succession d’Angleterre, conséquence fatale d’un prosélytisme aveugle qui voulait imposer à un grand peuple des rois que repoussait sa conscience. Il faut à la fois faire face aux éventualités d’une lutte qui s’engage sur le continent et sur toutes les mers, et satisfaire aux prodigalités d’une cour qui suffisait seule à dévorer les ressources de la paix. Les anciens impôts subissent une augmentation considérable, de nouveaux impôts sont créés, entre autres la capitation, à laquelle l’héritier de la couronne lui-même est soumis ; les recettes n’en restant pas moins bien au-dessous des dépenses, il faut trouver de l’argent, ce qui entraîne un retour déplorable aux expédiens empiriques qu’avait proscrits Colbert. « Louis XIV, ainsi que le dit Saint-Simon, tire le sang de ses sujets et en exprime jusqu’au pus ; » il érige en monopole la vente de la glace et de la neige à rafraîchir les boissons ; il donne aux notaires, moyennant 1 000 livres une fois payées par chacun d’eux, le droit d’augmenter d’un tiers le taux des vacations pour inventaires, il crée dans toutes les branches de l’administration royale et municipale les charges les plus inutiles, les plus ridicules même. Les sacremens du baptême et du mariage sont transformés en matière imposable ; on ordonne aux habitans des villes closes d’éclairer pendant la nuit leurs rues et leurs places, et on établit en même temps sur les appareils d’éclairage un « droit de lanterne » relativement fort élevé, uniquement pour forcer les habitans à s’en racheter ; on leur ordonne de démolir les maisons bâties dans la zone des terrains fortifiés, uniquement pour leur vendre l’autorisation de les laisser debout. On frappe de fortes taxes les matières premières et les objets manufacturés, et par le renchérissement des produits on ferme à notre industrie nationale les marchés étrangers, où, grâce aux sages mesures de Colbert, ils soutenaient avantageusement la concurrence.

La guerre de la succession et l’hiver de 1709 mirent le comble aux embarras du gouvernement et à la misère du pays. La fiscalité aux abois fut forcée de recourir au papier-monnaie, qu’on décora du nom de billets d’état, à la confiscation des biens communaux, à la revente des offices, à l’altération des monnaies, aux emprunts, au doublement ou au tiercement des impôts, aux affaires extraordinaires : création de lettres de noblesse, ventes d’offices, émission de papier-monnaie. En 1708, la dette était de 2 milliards, sur lesquels 500 millions de billets d’état étaient immédiatement exigibles ; les dépenses courantes dépassaient 200 millions, tandis que les recettes n’allaient pas au-delà de 118. Cinq ans plus tard, au moment de la mort de Louis XIV, les impôts irrecouvrables montaient à 42 millions, les revenus de deux années étaient entièrement dépensés à l’avance et divers crédits anticipés jusqu’en 1722[21]. La dette exigible représentait en capital 785 millions, la dette perpétuelle 460 millions, la finance des offices 800 millions, et cet énorme déficit laissait pour unique ressource 800 000 livres en numéraire dans les caisses des receveurs-généraux.

Ainsi, sous le règne du prince que l’histoire a salué du nom de grand, la misère avait dépassé la gloire ; le siècle qui s’ouvrait sous de pareils auspices réservait à la monarchie de terribles épreuves, elle ne devait pas lui survivre, et quand on étudie les faits, quand on les suit dans leur enchaînement, on peut dire que la révolution commence le jour où Louis XIV descend dans les caveaux de Saint-Denis. En 1715 en effet, comme en 1788, on se demande si le royaume le plus favorisé de la nature doit retomber périodiquement dans la même détresse : on parle de banqueroute, d’états-généraux, d’appel à la nation ; le peuple insulte le cercueil royal, et cet outrage inoui dans notre histoire est comme le prélude des colères et des vengeances qui attendent dans un avenir prochain la royauté capétienne.

IV.

À dater de la mort de Louis XIV, et c’est là un fait qui a été trop peu remarqué, le problème de la révolution se pose par les questions de finance. Le conseil extraordinaire, institué par le régent en 1715, prend de sages mesures et fixe le budget des recettes et des dépenses, par un état au vrai, à 93 200 000 livres, et les dépenses de 1716 dépassent les recettes de 54 millions. Law propose son système, la banque royale est fondée ; elle émet 3 milliards de billets, et de cette somme il ne reste en 1720 que des papiers sans valeur. Le régent n’évite que par une liquidation frauduleuse la banqueroute officielle, et sous Louis XV le gouffre du déficit se creuse de nouveau. En 1759, sur un revenu de 312 millions, l’exercice de l’année courante se solde par un passif de 217 millions, non compris 100 millions mangés à l’avance. L’abbé Terray, que Mirabeau appelle un monstre, arrive aux affaires en 1709 ; il fait revivre les expédiens les plus désastreux du passé, et supprime d’un trait de plume 21 millions de rentes. Louis XVI essaie en vain l’œuvre de réparation. Turgot et Necker y échouent l’un après l’autre, et le drame révolutionnaire commence au mois de mars 1788. À cette date, le contrôleur-général Lambert publia, par ordre du premier ministre, le tableau de la situation financière. Ce tableau donnait un déficit total de 160 700 000 livres ; ce déficit était égal, moins 11 millions, à la moitié des recettes, et ne laissait disponible que 171 millions. Le parlement s’empara de ce triste bilan pour se venger des enregistremens forcés que Louis XVI lui avait imposés dans un lit de justice. Le 11 avril 1788, il présenta des remontrances sévères. « La volonté seule du roi, disait-il, n’est pas une loi complète ; la simple expression de cette volonté n’est pas une forme nationale, il faut que cette volonté, pour être obligatoire, soit publiée légalement, il faut, pour qu’elle soit publiée légalement, qu’elle ait été librement vérifiée. » Or, comme l’emprunt n’avait pas été vérifié, le parlement le déclarait illégal, en ajoutant que son intention n’était pas que « la confiance des prêteurs fût trompée,… et qu’il leur restait une ressource dans l’assemblée des états-généraux. » Le roi répondit le 17 en affirmant son pouvoir absolu, et le 29 du même mois le parlement recommençait ses attaques.

Les ministres avaient fait procéder à un recensement général dans le dessein d’augmenter le second vingtième proportionnellement à l’accroissement de la fortune des contribuables. Le parlement prétendait au contraire que cet impôt était un impôt fixe. « La proportion progressive, disait-il, est un principe désavoué par la loi, la justice et la saine politique, car, s’il en était ainsi, le fisc entrerait en compte et se mettrait en partage des fruits progressifs de l’industrie de chacun, et le roi deviendrait copropriétaire des biens de ses sujets. L’impôt d’ailleurs ne doit exister que pour le besoin. Or le vingtième est un impôt de guerre qui doit disparaître avec la guerre, ou servir par l’amortissement à liquider les dettes auxquelles elle a donné lieu ; il n’a pas été consenti par les états-généraux, il faut donc, à défaut du consentement de la nation, celui des conlribuables, et la confiance aux déclarations personnelles est la seule indemnité du droit que la nation n’a pas exercé, mais qu’elle n’a pu perdre. »

Ainsi l’emprunt et les vingtièmes, qui pouvaient seuls, sinon prévenir, du moins ajourner la banqueroute, étaient mis en accusation et condamnés par la première magistrature du royaume. Les remontrances, imprimées par ordre du parlement, circulaient dans le public ; les prêteurs gardaient leur argent, les contribuables se refusaient à payer les impôts, qu’ils taxaient d’illégalité ; les collecteurs n’osaient point les poursuivre de peur d’être à leur tour poursuivis par les parlemens comme coupables de concussion. La crise financière s’aggravait de jour en jour et le gouvernement résolut de frapper un grand coup.

Le parlement, prévenu du danger dont il était menacé, prit l’offensive, et le 3 mai 1788 il rédigea de nouvelles remontrances, dans lesquelles il affirmait avec vigueur le droit de la nation d’accorder librement les subsides par l’organe des états-généraux « régulièrement convoqués et composés[22]. » Deux jours après, les conseillers Duval, Desprémenil et Goislard de Montsabert, que les ministres regardaient comme les chefs du parti de la résistance, étaient arrêtés dans la grande chambre, au milieu de leurs collègues, par un capitaine des gardes françaises, et le 8 du même mois Louis XVI tenait un nouveau lit de justice ; mais il ne s’agissait plus cette fois d’enregistrement forcé, de lacérations d’arrêts ou d’exil. Sous prétexte de procurer à ses sujets une justice plus prompte et moins dispendieuse[23], le roi bouleversait de fond en comble l’ancienne organisation de la magistrature, et transférait le droit d’enregistrement à une cour suprême qu’il désignait sous le nom de cour plénière, et dans laquelle devaient entrer, sur la désignation des princes du sang, des pairs du royaume, des grands-officiers de la couronne, des maréchaux de France, des chevaliers du Saint-Esprit, un magistrat de chacun des parlemens, deux membres de la chambre des comptes et deux membres de la cour des aides. Il annonçait en même temps une prochaine convocation des états-généraux, en ajoutant que jusque-là il n’augmenterait point les impôts qui avaient déjà reçu une sanction légale. On sait quel accueil l’opinion publique fit à l’établissement de la cour plénière ; le parlement de Rennes déclara infâmes ceux qui consentiraient à en faire partie, et trois mois après l’avoir instituée, le 8 août, Louis XVI en prononça la dissolution, en fixant la convocation des états-généraux au 1er mai 1789.

Ces sages résolutions étaient de nature à rassurer les esprits ; mais huit jours ne s’étaient pas écoulés qu’un édit relatif au mode des paiemens, celui du 16 août, venait ranimer les inquiétudes. « La confiance publique, disait Louis XVI dans cet édit, a été altérée par ceux même qui devaient conspirer à la soutenir ; les emprunts publics ont été contrariés… L’intempérie des saisons, en exigeant des secours, a rendu les recouvremens plus difficiles, les services sont devenus plus laborieux, les ressources ont été plus rares… Tout fait craindre qu’un emprunt offert dans ce moment au public, comme les emprunts précédens, ne soit tenté sans succès, et il devient nécessaire d’y suppléer par une opération qui produise les mêmes résultats sans laisser la même incertitude. » Quelle ressource restait-il donc à ce gouvernement qui se trouvait dans une égale impossibilité d’établir de nouveaux impôts, de faire exactement rentrer les anciens et de recourir au crédit ? Il lui restait la ressource du papier-monnaie, et c’était ce papier que créait l’édit du 16 août en le déguisant sous le nom de « billets du trésor royal payables à un an de date. » À l’exception de la solde de l’armée, de celle de la marine, des rentes au-dessous de 500 livres, des appointemens au-dessous de 1 200 livres, qui devaient être acquittés comme par le passé en espèces courantes, tous les autres paiemens se faisaient, soit pour la totalité en billets du trésor, soit moitié en billets, moitié en argent, ceux-ci pour les trois cinquièmes en argent et les deux cinquièmes en billets, ceux-là pour les cinq huitièmes en argent et les trois huitièmes en billets. Ces billets portaient intérêt à 5 pour 100, et devaient être reçus comme argent comptant et par préférence dans les caisses publiques, lorsque les circonstances permettraient d’ouvrir un emprunt.

L’émission des billets du trésor fut le signal d’une nouvelle agitation, et le 14 septembre un arrêt du conseil révoqua les dispositions de l’édit du 16 août en annonçant que les dépenses publiques continueraient à être payées argent comptant ; mais, en même temps qu’il retirait les billets, le gouvernement maintenait le cours forcé des bons de la caisse d’escompte. Tous les efforts tentés par Louis XVI pour rétablir l’équilibre avaient échoué l’un après l’autre. La banqueroute était inévitable ; le malheureux prince fit appel aux états-généraux pour la conjurer ou plutôt pour déposer son bilan. Les états-généraux, impuissans comme lui à sortir d’une situation sans issue, déterminèrent cette liquidation terrible et sanglante qu’on appelle la révolution française, et qui solda les dettes du règne avec la planche aux assignats, comme le régent avait soldé les dettes de Louis XIV avec les billets de la banque de Law.

Telle est, résumée par les faits généraux, l’histoire des budgets de la France. Cette histoire, comme la politique intérieure, la politique étrangère et l’administration, est livrée à tous les hasards de l’arbitraire ; on y trouve de grands efforts d’organisation brusquement interrompus par un aveugle empirisme ou la corruption la plus profonde, car dans ce gouvernement, où la volonté des hommes est au-dessus des lois, il suffit d’un caprice royal, d’un ministre incapable ou cupide, d’une maîtresse pour ruiner l’état, comme il suffit d’un ministre intègre et dévoué au bien public pour lui rendre la prospérité.

Sagement administrées par saint Louis, Philippe le Long, Charles V, Louis XI, Louis XII, Henri IV, nos finances sont dilapidées par Philippe de Valois, le roi Jean, Charles VI, Charles VIII, François Ier, Henri II, Charles IX, Henri III, Louis XIII ; quelquefois même elles sont tour à tour restaurées et dilapidées sous le même règne par un simple changement de personnes, comme sous Louis XIV par la disgrâce de Colbert, sous Louis XV par la mort de Fleury, sous Louis XVI par la retraite de Turgot. Les grands rois et les grands ministres réparent les fautes de leurs prédécesseurs, et, quand l’abîme du déficit commence à se combler, il s’ouvre de nouveau plus large et plus profond. Les dilapidations des empereurs, les concussions des publicains et la dureté du fisc ont contribué autant et plus peut-être que l’esclavage et la corruption païenne à la décadence de Rome et disposé les populations à regarder comme un bienfait la chute de l’empire. La Gaule avait demandé sa libération aux barbares, la France de 89, plus éclairée, l’a demandée aux états-généraux ; mais la fatalité des événemens, le despotisme et le coupable abus du droit de guerre devaient la rejeter encore sur la pente des abîmes. Que les hommes appelés à restaurer sa fortune s’inspirent du grand exemple du passé : malgré la différence des temps, le programme de Colbert est là qui leur trace la voie. C’est à l’assemblée nationale qu’il appartient de trouver dans son sein des hommes qui fassent revivre parmi nous la tradition du grand ministre et de son conseil des finances.

Charles Louandre.
  1. Voyez entre autres, comme preuve de ce fait, les exemptions d’impôts accordées par Clovis à divers monastères. Rerum Gall. et Franc, script., t. IV, p. 616. — Flodoardi Hist. eccles. Remensis. l. II, 2.
  2. Grégoire de Tours parle du cens public comme d’un impôt très ancien dont il avait fallu changer l’assiette par suite des modifications que le temps avait apportées dans la condition de la propriété et des contribuables.
  3. En 1202, le domaine se composait de quarante-deux terres seigneuriales qui rapportaient 32 000 livres, soit au pouvoir actuel de l’argent 1 136 000 francs.
  4. Voyez ce que dit à ce propos Brussel dans l’un des livres les plus savans qu’ait produits l’érudition française : Examen de l’usage général des fiefs, t. Ier, p. 552, et Ducange, Glos., v° Gistum.
  5. Dissertation sur les dépenses et les recettes ordinaires de saint Louis, par MM. de Wailly et Guigniaut, Recueil des historiens de France, t. XXI.
  6. Voyez entre autres le traité conclu en 1208 par Philippe-Auguste à l’occasion de la foire de Saint-Taurin. Ce prince porte la durée de la foire d’un jour à sept à la condition qu’il en partagera les profits. — Delisle, Cartulaire des actes de Philippe-Auguste, p. 248.
  7. Ce fut avec des dons de cette espèce, dona domini regis, que saint Louis acquitta en 1258-1259 l’indemnité due au roi d’Angleterre Henri III pour la cession de ses droits sur la Guyenne et plusieurs autres provinces françaises. Les sommes payées en cette circonstance sont consignées dans les comptes de recettes et de dépenses présentés par les communes à saint Louis pour la vérification de leur situation financière. Mathieu Paris, Hist. major Angliœ, an. 1258-1259.
  8. Bailly, Histoire financière de la France, t. I", p. 55.
  9. Il n’est pas besoin de rappeler qu’il s’agit ici de la défense que fit saint Louis à Innocent IV de faire contribuer la France aux frais de la lutte que ce pape soutenait contre l’empereur d’Allemagne.
  10. Voyez, sur les mesures financières de Philippe le Bel, Rec. des Ordonn., t. 1er, p. 324, 410, 443, 460, 542, 548. — Géraud, la Taille de Paris en 1292. Le nombre des contribuables était alors dans cette ville de 15 200 sur une population de 213 000 âmes. Ces contribuables payaient ensemble 12 218 livres, ce qui vaut 1 505 500 livres de notre monnaie. En supposant que la taille ait représenté le cinquantième du revenu conformément aux ordonnances royales, le revenu total des 15 200 contribuables se serait élevé à 75 790 000 livres.
  11. Voyez, pour les exactions fiscales de Philippe le Bel, le livre de M. Boutarie, la France sous Philippe le Bel, Paris 1861. On y trouvera l’analyse détaillée des textes qui se rapportent à ces mesures et de nombreux extraits de ces textes. C’est un excellent travail d’érudition.
  12. Cette augmentation pouvait provoquer des troubles graves et surtout aliéner les classes bourgeoises et les paysans, car la taille était un impôt roturier : aussi ce prince usa-t-il de grandes précautions pour faire accepter une pareille aggravation de charges. Au lieu d’augmenter brusquement la taille dans tout le royaume, ce qui pouvait faire éclater une opposition générale, il l’augmenta lentement et partiellement, tantôt dans une province, tantôt dans une autre, suivant leurs ressources ou les dispositions plus ou moins hostiles qu’elles pouvaient manifester, en faisant presque partout voter les surtaxes par des états provinciaux ou des assemblées de notables qu’il composait de créatures dévouées.
  13. Louis XII, dans ses réformes, procède exactement de la même manière que ces deux grands hommes d’état : il administre comme eux au meilleur marché possible, il supprime comme eux les rouages inutiles, il augmente le nombre des contribuables en révoquant une foule de priviléges ; il réprime le gaspillage, il fait bénéficier le trésor des sommes que les officiers des finances détournaient à leur profit ; il économise sur les frais de perception et favorise l’agriculture et le commerce. On peut dire que d’Amboise est le précurseur de Sully, comme Sully lui-même est le précurseur de Colbert.
  14. Les étrangers eux-mêmes ont rendu justice à Louis XII. « La France, dit Machiavel, a tenu sous son règne le premier rang parmi les états bien gouvernés. »
  15. Il faut tenir compte, en ce qui touche cette progression, de l’avilissement que la valeur de l’or et de l’argent avait subi en raison de leur abondance même par suite de la découverte de l’Amérique, mais il est évident que la dépréciation des métaux précieux resta bien au-dessous de l’augmentation des impôts. Voyez, sur la dépréciation de ces métaux au xvie siècle, l’ordonnance de janvier 1508 (Auger, Traité des tailles).
  16. Voyez, sur les augmentations d’impôts et la vénalité sous François Ier, le Journal d’un Bourgeois de Paris. En 1524, on créa vingt charges de conseillers au parlement de Paris, vingt charges de commis au Châtelet, quarante charges de notaires, etc.
  17. Soit pour trois ans la levée d’un sou pour livre sur les marchandises ou les diverses denrées à l’exception des blés, et une augmentation de 13 deniers par minot de sel ; ils autorisèrent en outre le gouvernement à créer des offices triennaux dans les finances, à émettre un emprunt de 1 200 000 livres, et à faire la recherche des financiers, c’est-à-dire à vérifier la gestion de tous ceux qui avaient pris part au maniement des deniers publics, en les forçant à restituer les sommes indûment perçues.
  18. Discours du président de Lamoignon, 3 décembre 1661.
  19. Nous n’entrons point ici dans la discussion des faits qui se rattachent à la disgrâce de Fouquet. Au point de vue particulier du sujet qui nous occupe, tout se réduit à cette question : le surintendant avait-il usé de son pouvoir pour s’enrichir frauduleusement ? L’affirmation sur ce point n’est pas douteuse. Louis XIV, en le faisant condamner, accomplissait strictement son devoir de roi, et nous avons peine à comprendre l’intérêt qui s’attache encore aujourd’hui au trop célèbre concessionnaire.
  20. Il faut expliquer ici ce que c’étaient que les gages des offices. Quand le gouvernement avait besoin d’argent, il créait de nouvelles fonctions publiques et les mettait en vente. Il y attachait la noblesse et divers priviléges pour tenter les acheteurs, et quand ceux-ci en avaient fait l’acquisition, il leur servait sous le nom de gages l’intérêt des sommes qu’ils avaient versées comme prix d’achat. Cet intérêt variait de 2 1/2 à 5 pour 100. La création des offices n’était ainsi qu’un emprunt déguisé ; mais il faut ajouter que les gages tenaient lieu de nos traitemens modernes.
  21. Voir pour la situation du trésor à la mort de Louis XIV l’édit du 7 décembre 1715. « Nous avons trouvé, dit le régent, le domaine de la couronne aliéné, les revenus de l’état presque anéantis par une infinité de charges et de constitutions, les impositions ordinaires consommées par avance, des arrérages de toute espèce accumulés depuis plusieurs années, le cours des recettes interverti, une multitude de billets, d’ordonnances et d’assignations anticipés de tant de natures différentes, et qui montent à des sommes si considérables qu’à peine on peut en faire la supputation. » Cet édit, qu’on peut regarder comme une véritable mise en accusation de la mémoire de Louis XIV, est reproduit par Forbonnais, Recherches sur les finances, t. V, p. 272 et suiv.
  22. Cette déclaration a une importance capitale dans l’histoire de la révolution ; mais nous n’avons à l’apprécier ici que dans ses rapports avec la question financière.
  23. Voyez le discours du roi à l’ouverture du lit de justice le 8 mai 1788, le discours du garde des sceaux, l’ordonnance sur l’administration de la justice, dans les Archives parlementaires, t. Ier, p. 294 et suiv.