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Les Budgets du second empire et le régime financier de la France

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Les budgets
du second empire
et le régime financier en france


La France a reçu de l’empire un lourd héritage ; victorieuse ou vaincue, elle ne peut échapper à la terrible liquidation des charges que ses fautes lui ont léguées. Aux ruines qu’elle a subies, aux sacrifices qu’elle a faits, il lui faudra encore ajouter de nouveaux sacrifices pour payer les frais d’une lutte dont on n’entrevoit pas le terme, et pour effacer du sol jusqu’aux dernières traces de l’étranger. Au moment où l’accomplissement de cette tâche va soumettre les finances publiques à un formidable effort, où l’habileté des hommes d’état, aux prises avec une des situations les plus difficiles, devra réunir des ressources immenses pour subvenir à tous les besoins, où enfin doit commencer pour de longues années le régime de l’ordre le plus rigoureux et de l’économie la plus sévère, il semble intéressant d’examiner quelle a été l’administration des finances pendant le règne qui vient de finir, et quel a été le caractère général de cette administration. Comment a-t-elle employé les richesses du pays ? par quels moyens a-t-elle obtenu les sommes considérables jetées dans des entreprises dispendieuses ? quelle marche ont suivie les recettes et les dépenses, et quels sont les résultats définitifs de cette gestion de dix-huit années ? Dans quelle proportion la dette publique et les engagemens du trésor se sont-ils accrus ? Enfin quelle a été la part laissée au pays dans la disposition des deniers publics, et quelles garanties en ont entouré le maniement ? L’examen de ces questions pourra donner une idée générale de l’administration des finances sous le dernier empire, et permettra de reconnaître ce qu’elle a fait de bien et de mal, ce qu’il faut proscrire et ce qu’on doit conserver. On verra surtout ce qu’a coûté le régime déchu ; on se convaincra une fois de plus des périls qui attendent une nation lorsqu’elle se désintéresse des affaires publiques, et qu’elle abandonne à un maître le soin de les conduire.


I.

On doit distinguer dans l’administration des finances deux parties parfaitement distinctes, et qu’on est cependant disposé à confondre : la direction et l’organisation elle-même. La direction est le fait de l’homme, du ministre, des pouvoirs politiques ; elle se relie étroitement à la marche du gouvernement, elle fournit, pour ainsi dire, les matériaux que la machine financière doit employer. L’organisation est le mécanisme qui exécute, qui transforme suivant l’impulsion qui lui est donnée. La direction est responsable de la forme ou de l’exagération des impôts, du chiffre et de l’utilité des dépenses ; l’organisation a pour objet la régularité des opérations et l’exactitude du contrôle. La première doit s’étudier à sagement administrer la fortune du pays, la seconde doit assurer l’exécution des décisions des pouvoirs publics, garantir l’application des deniers des contribuables à l’emploi pour lequel ils ont été levés. Ces deux parties ne sont donc pas solidaires ; le vice de l’une n’entraîne pas nécessairement l’imperfection de l’autre, et l’on peut désapprouver la marche des finances sans condamner en même temps la constitution de notre système financier. Aussi, dans cette étude, observera-t-on avec soin cette distinction. Pour permettre d’établir ce qui revient au gouvernement et aux institutions dans les résultats obtenus, on examinera séparément les rôles de la direction financière et de l’organisation qu’elle a mise en mouvement. Quant à la direction financière, dont nous aurons d’abord à nous occuper, il est essentiel, pour la faire mieux apprécier, de jeter un coup d’œil préalable sur la politique du souverain qui vient de tomber.

La création de l’empire romain avait frappé vivement l’esprit de Napoléon III et sa pensée établissait une analogie peut-être involontaire entre sa propre situation et celle du fondateur d’un gouvernement qui avait duré quinze siècles. Il lui semblait se reconnaître dans Auguste. Neveu comme lui d’un César qui avait étonné le monde par son génie et ses victoires, il avait assis son trône sur les ruines de la république. Il avait comme lui un nouvel ordre de choses à constituer, un pouvoir à affermir. Jeté au milieu de partis ardens, d’ambitions avides, de dévoûmens intéressés, il devait vaincre ou gagner les uns, satisfaire et récompenser les autres. L’armée devait être indissolublement liée à sa cause ; il fallait séduire le peuple et lui faire oublier par des soins de toute espèce le souvenir de la liberté qu’il avait perdue. L’empereur français avait étudié la politique de l’empereur romain, et il sut s’en inspirer plus d’une fois. Il s’efforça de désorganiser les partis en employant tour à tour la force, les proscriptions, les promesses ; il s’efforça de désarmer les ambitieux en leur offrant des honneurs et des places. Tandis que l’exercice du pouvoir satisfaisait les uns, des largesses rassasiaient les appétits plus grossiers et les dévoûmens obscurs. On multipliait tout ce qui pouvait être une récompense et un moyen de séduction ; on rétablissait les anciennes charges du palais, les dignités de chambellans, d’écuyers, de veneurs, qui avec certaines prérogatives conféraient de gros appointemens. On créait le sénat, et on affectait à chacun de ses membres une dotation de 30,000 fr. Le corps législatif recevait en même temps une indemnité. On augmentait le traitement des ministres, et quelques années plus tard l’institution du conseil privé permettait de leur offrir, après leur chute, la consolation d’un revenu de 100,000 fr. L’administration tout entière voyait sa contrition améliorée ; les préfets surtout recevaient un traitement et un état à la hauteur du rôle qu’ils étaient appelés à jouer dans les départemens.

L’armée avait été l’instrument du coup d’état, et l’empereur savait par sa propre expérience quelle influence peut exercer dans les questions politiques l’intervention de la force. Il mit tous ses soins à se concilier la faveur de cet élément utile ; il distribua des décorations, des grades, même de l’argent, et concentra sur les soldats et sur leurs chefs toutes ses bonnes grâces. Il institua en leur faveur un nouvel ordre, la médaille militaire, et créa la caisse de la dotation de l’armée. La médaille leur assurait, avec une distinction glorieuse, la jouissance d’un revenu de 100 francs. La caisse de la dotation fournissait des primes importantes à ceux qui se réengageaient, donnait des hautes paies et des supplémens de pension. En même temps qu’on s’étudiait à s’attacher ainsi le soldat, on établissait un corps qui devait être pour lui un objet d’émulation et de désir. La garde impériale, instituée avec un équipement somptueux et une solde élevée, offrit dans ses rangs privilégiés une récompense à ceux qui se distinguèrent par leur zèle ou leur dévoûment. À ces moyens, on joignit pour les chefs les plus élevés des situations auprès de l’empereur et le bénéfice du sénat. Plus tard, après la guerre d’Italie, on imagina pour les vainqueurs de Magenta et de Solferino l’institution aussi inutile que dispendieuse des grands commandemens militaires. Les maréchaux purent y trouver toutes les jouissances du luxe et les satisfactions de l’amour-propre.

L’empereur, en donnant à l’armée des soins aussi attentifs, ne négligeait cependant pas le peuple. Il rechercha par des actes nombreux les sympathies de la classe ouvrière. La politique de Rome contenait la multitude en lui donnant du pain et des spectacles ; Napoléon III eut pour objet constant de lui procurer du travail, d’élever son salaire, d’accroître son bien-être et ses jouissances, d’endormir dans les douceurs d’une vie plus aisée l’esprit d’indiscipline et de révolte, déjà si fatal à plusieurs gouvernemens. Pour atteindre ce but, il donna un essor immense à tous les travaux publics et privés ; une partie de la France fut démolie et reconstruite. La fièvre des boulevards, des squares, des places, se répandit de Paris dans les villes les plus obscures. On élargit les rues, on créa des promenades, on couvrit le sol de bâtimens. À côté de travaux utiles et féconds, on entreprit des œuvres stériles et coûteuses ; mais le travail abonda, l’ouvrier fut payé plus cher, et, il faut le reconnaître, son existence devint plus facile.

La vie à bon marché était aussi un des rêves de l’empereur. Il n’eut pas le bonheur de le réaliser, car sous son règne la cherté devint plus grande, et le prix des loyers atteignit des hauteurs inconnues jusque-là. Il essaya néanmoins d’apporter une sorte de soulagement par l’application des théories économiques du libre échange. En supprimant les droits qui frappaient les produits des autres pays, en détruisant les prohibitions établies par le système de la protection, il espéra procurer à meilleur marché les matières et les denrées, en même temps qu’il favorisait l’extension des opérations commerciales et le perfectionnement de l’industrie. On sait comment aboutit cette réforme : très prônée par les uns, très attaquée par les autres, elle fit baisser le prix de quelques denrées, enrichit certaines industries, ruina les autres, et produisit dans le pays une quantité de bien et de mal dont il est encore difficile d’apprécier exactement la mesure. Le libre échange a peut-être le tort de toutes les formules absolues. Il n’a pas plus le privilège de convenir à toutes les industries que la saignée et l’eau chaude ne conviennent à tous les tempérament. Les théories de la protection et du libre échange sont chacune de leur côté incomplètes et critiquables. La première ne songe qu’à l’intérêt du producteur, tandis que la seconde se préoccupe exclusivement du consommateur. La vérité ne serait-elle pas entre les deux ? ne consisterait-elle pas dans un égal mélange des principes des deux systèmes fait avec bon sens et appliqué en dehors de toute préoccupation d’école ?

Napoléon n’avait jamais eu que de l’éloignement pour cette partie du peuple qu’on nomme la bourgeoisie, et qui n’est autre chose que le peuple parvenu à l’aisance par le travail et l’économie. Il avait diminué son importance, et il sentait que la constitution de 1852 ne pouvait effacer dans son cœur les regrets de la charte de 1830. Ne pouvant compter sur ses sympathies, il entreprit au moins de paralyser son mauvais vouloir et d’obtenir sa neutralité par le sentiment de l’intérêt. En s’appliquant à développer la prospérité industrielle et commerciale, à encourager le luxe, à augmenter les besoins et les jouissances, il espérait tuer les passions politiques par la poursuite de la fortune et des satisfactions matérielles, et rallier à la doctrine conservatrice tous ceux qui s’étaient enrichis. Ce fut dans cette vue, aussi bien que pour faciliter le triomphe des théories libre-échangistes, qu’on multiplia tous les moyens de trafic, que les voies de communication furent améliorées et rendues plus nombreuses. La construction des lignes de chemins de fer fut activée, les réseaux succédèrent aux réseaux, on exécuta des travaux dans les rivières et dans les canaux, on abaissa les droits sur la navigation, et l’état intervint dans ces diverses dépenses par de larges subventions. On doit dire que le résultat poursuivi fut en partie atteint. La richesse générale du pays reçut pendant les dix-huit années de la période impériale, surtout jusqu’en 1865, des accroissemens immenses. Avec les fortunes nombreuses qui ne tardèrent pas à se constituer, on vit se répandre, sinon l’amour du régime, du moins le désir de la tranquillité et la crainte de bouleversemens qui pouvaient compromettre les situations acquises.

L’empereur ne puisa pas seulement l’inspiration de ses actes dans le sentiment de sa conservation, mais encore dans une certaine passion de l’éclat et de la gloire. Il voulait que son règne laissât dans la mémoire de la France des souvenirs profonds, et il se livrait à cette tâche avec une précipitation fiévreuse, comme s’il avait la prescience de l’avenir, et qu’il vît déjà marqué le terme de son pouvoir. Il ordonne monumens sur monumens, en active l’achèvement, et fait même noircir la pierre neuve des façades pour obtenir tout de suite une harmonie dont il a peur de ne pouvoir jouir. Son chiffre enlacé dans les sculptures, taillé sur le marbre ou sur l’airain, doit apprendre aux générations futures, en dépit des révolutions, quelle part il a prise aux embellissemens publics. Il s’efforce de mériter ce que l’histoire dit d’Auguste : « il trouva la ville de pierre et la laissa de marbre. » Pour son malheur comme pour celui de la France, il lui était réservé de ne pas se contenter de cette illustration pacifique.

La gloire des armes a le privilège de tenter les princes et de séduire les hommes. La splendeur qu’elle répand procure à l’orgueil d’ineffables ivresses, et donne un éblouissement qui empêche de voiries larmes et le sang dont elle est faite. Par un singulier phénomène, au lieu d’inspirer l’horreur et la haine chez les peuples qui en sont les artisans et les victimes, elle ne leur laisse qu’un sentiment d’admiration et souvent même de sympathie pour celui qui l’a conquise. Les nations, comme les individus, aiment à donner des preuves de leurs forces : elles sont flattées quand elles l’emportent sur leurs rivales, et ne peuvent s’empêcher de savoir gré à l’homme qui les a aidées à établir cette supériorité. La guerre, quand elle est heureuse, est donc un des meilleurs moyens de fonder ou d’affermir une dynastie, de passionner le peuple, d’occuper son activité, d’éloigner les embarras intérieurs. L’empereur n’ignorait pas ces vérités. Aussi, sans avoir au fond un goût marqué pour la guerre, était-il décidé à l’entreprendre, chaque fois qu’elle serait utile aux besoins de sa politique. Il faut lui rendre cependant cette justice, que les événemens se chargèrent de lui offrir la première occasion de tirer l’épée. La Russie venait de reprendre l’exécution de ses desseins héréditaires sur l’Orient ; elle avait détruit la flotte turque dans la Mer-Noire et mis le siège devant Silistrie. L’équilibre et la paix de l’Europe se trouvaient menacés. Une alliance fut conclue entre la France et l’Angleterre, et les armées des deux pays furent envoyées contre l’envahisseur. On connaît les phases de la campagne de Crimée, qui se termina par la prise de Sébastopol, et qui eut pour résultat d’arrêter pendant quatorze ans l’ambition russe, aujourd’hui réveillée par nos malheurs. Trois ans après, les douleurs d’un peuple brisé sous le joug étranger remirent les armes aux mains de la France. La liberté de l’Italie fut scellée de notre sang dans deux victoires célèbres. Ces triomphes avaient grandi le pays, relevé l’honneur de nos armes des échecs de 1815, et porté Napoléon à l’apogée de sa puissance. À partir de ce moment commencent les expéditions lointaines et les aventures. À l’expédition de Syrie, entreprise pour la défense des chrétiens d’Orient, succèdent celles de Cochinchine, de Chine, du Japon, pour le respect de nos nationaux, puis la malheureuse guerre du Mexique pour la protection d’où ne sait quels intérêts et pour la fondation d’un empire chimérique. Pendant ce temps, la Prusse écrasait l’Autriche à Sadowa, réunissait sous ses lois toute l’Allemagne, et prenait vis-à-vis de la France une attitude redoutable. L’horizon se couvrait de nuages menaçans, les intentions hostiles étaient à peine dissimulées. Un appareil formidable était organisé pour nous combattre. Ce fut alors qu’à l’improviste, sans plan arrêté, sans préparatifs, avec une légèreté et un aveuglement inouïs, le gouvernement précipita la nation dans la guerre désastreuse qui devait emporter l’empire et conduire le pays à deux doigts de sa perte.

L’administration des finances, pendant les dix-huit années du règne, présente un reflet fidèle de la conduite des affaires publiques. Sous l’impulsion qui lui est donnée, le budget, chargé de pourvoir à l’exécution des conceptions du souverain, prend en quelques années d’énormes accroissemens. De 1 milliard 513 millions, chiffre de 1852, il ne tarde pas à dépasser 2 milliards. Pendant la guerre de Crimée, il s’élève à 2 milliards 399 millions, et pendant la campagne d’Italie à 2 milliards 207 millions. En 1868, dernier exercice réglé, il était encore de 2 milliards 137 millions.

L’augmentation des dépenses affecte surtout les ministères de la guerre, de la marine et de l’intérieur. Le ministère des travaux publics consomme plus d’un milliard en travaux extraordinaires dans toute la période. Parmi les articles qui offrent les plus gros accroissemens, on remarque les dotations, portées de 8 à 51 millions, et comprenant la liste civile, la dotation des princes et princesses de la famille impériale, la dotation du sénat, l’indemnité des députés et le supplément à la dotation de la Légion d’honneur.

Des augmentations s’observent sur les dépenses du personnel de tous les services : au conseil d’état, dans les administrations centrales de tous les ministères, dans toutes les cours et tribunaux de l’empire. La dépense des états-majors passe de 16 à 22 millions, la solde et l’entretien de l’armée de 162 à 208 millions ; la solde de la marine grossit dans la même proportion. D’autres surcroîts résultent des traitemens du clergé et des frais de notre diplomatie. Dans les départemens, les préfectures et sous-préfectures coûtent 3 millions de plus qu’en 1852, et la réunion dans la même main des fonctions de payeurs et de receveurs-généraux ne parvient pas à arrêter la progression de la dépense qui les concerne. Enfin le conseil privé vient apporter une nouvelle charge au budget. Il est juste d’ajouter que le ministère de l’instruction publique prend aussi sa part dans l’augmentation du chiffre des crédits ; l’instruction primaire notamment voit doubler le montant de ses allocations.

Pour faire face à cette masse énorme de dépenses, il fallait des ressources considérables. On les trouva en partie dans le produit ordinaire des impôts, dont l’essor, favorisé par la prospérité générale, s’éleva rapidement. De 1852 à 1868, on observe sur les contributions directes une augmentation de 60 millions et une augmentation de près de 500 millions sur les contributions indirectes. Le produit de ces dernières contributions atteignait en 1868 le chiffre de 1,295,951,928 francs. Cependant la marche des revenus n’était pas aussi rapide que celle des dépenses. Les recettes ordinaires ne pouvaient subvenir aux charges extraordinaires des travaux publics et de la guerre. Il fallut donc chercher dans des ressources exceptionnelles le moyen de combler les déficits et d’équilibrer les budgets. Le principe auquel s’attacha le gouvernement impérial dans le choix de ses ressources fut celui-ci : toucher le moins possible à l’impôt et surtout à l’impôt direct, user énergiquement de l’emprunt. Il est toujours grave d’augmenter l’impôt. Rien ne réveille l’attention des contribuables comme la moindre atteinte portée à leurs intérêts. Les citoyens les plus dociles, les plus indifférens aux choses de la politique, sortent de leur assoupissement quand on vient leur demander une aggravation de leurs sacrifices. Ils retrouvent l’esprit de discussion, ne manquent pas de critiquer la mesure qui les blesse, et conservent contre le gouvernement une rancune plus ou moins dangereuse. Ce sentiment se manifeste surtout avec vivacité quand il s’agit de l’impôt direct, c’est-à-dire de l’impôt qui ne se confond pas, comme les autres taxes, dans le prix de la denrée, qui constitue une dette spéciale vis-à-vis du trésor, se poursuit par les garnisaires, la saisie et la vente. Les hommes de 1848 ont appris à leurs dépens avec quels ménagemens il faut toucher à cette matière délicate. Que de fois n’ont-ils pas vu se dresser devant eux le fantôme des 45 centimes !

L’emprunt n’offre pas les mêmes dangers ; il n’atteint pas immédiatement le contribuable et n’excite guère ses susceptibilités. Il procure la disponibilité de sommes considérables sans que toute la charge en retombe sur le présent. Quelques arrérages de plus à payer, qui souvent peuvent être couverts par des économies, forment le seul sacrifice demandé au pays. Le contribuable n’est pas arraché aux douceurs de son bien-être, l’esprit de discussion n’est pas réveillé, le gouvernement ne perd rien de sa popularité. Il est vrai d’ajouter que, par ces raisons mêmes, l’emprunt peut devenir, quand on en abuse, un des plus grands dangers de l’état. On éviterait bien des mesures mauvaises, des dépenses inutiles, des fautes, si l’on retirait aux pouvoirs publics ces facilités funestes, si l’on obligeait le présent à supporter toujours les conséquences pécuniaires de ses actes.

L’emprunt offrait trop d’avantages au gouvernement impérial pour qu’il n’en fît pas son principal moyen financier. Il eut du reste en cette matière le mérite d’inaugurer une voie nouvelle. Il démocratisa l’emprunt, si l’on peut se servir de cette expression. Jusque-là, les opérations de ce genre étaient le privilège exclusif des grandes maisons de banque ou des associations de capitalistes. Les emprunts contractés sous la restauration et sous la monarchie de juillet avaient été négociés avec des compagnies françaises ou étrangères, avec les maisons Hope, Baring, etc., ou concédés par voie d’adjudication à divers banquiers et receveurs-généraux, aux maisons Hottinguer, Bagneault, Delessert, Rothschild. Ces opérations procuraient généralement à ceux qui les obtenaient de beaux bénéfices. M. Bineau, qui était en 1854 ministre des finances, pensa que ce serait une mesure populaire de ne plus réserver ces profits aux seuls banquiers et d’y appeler tout le public. Il compta que le crédit de l’état était assez solide pour se passer de l’appui des chefs de la finance, et qu’on aurait tout avantage à supprimer leur intervention entre le trésor et le public. On décida en conséquence, à propos du premier emprunt de 250 millions pour la guerre de Crimée, qu’on réaliserait l’opération par voie de souscription générale, en provoquant le concours de tous, du plus mince capitaliste comme du plus gros banquier. L’entreprise réussit au-delà de toute espérance, et depuis ce moment on est resté fidèle à ce système dans les nombreuses opérations du même genre qui se sont succédé. L’épargne, rendue abondante par la prospérité du pays, n’hésita pas à se précipiter dans ces placement sûrs, offerts à des conditions favorables. Les bénéfices qu’on y trouva firent presque désirer le retour des circonstances qui les produisaient, de sorte que l’exagération des dépenses, qui aurait dû soulever une opposition et un blâme énergiques, fut accueillie par une sorte de satisfaction tacite de l’intérêt privé.

Le succès encouragea le gouvernement impérial. Après l’emprunt de 250 millions vinrent les emprunts de 500 et de 750 millions, tous les trois destinés aux frais de la guerre d’Orient, puis l’emprunt de 500 millions pour la guerre d’Italie, l’emprunt de 300 millions de l’expédition du Mexique, l’emprunt de 429 millions pour les travaux publics et la transformation de l’armement, enfin l’emprunt de 1 milliard, dont le produit nous sert encore aujourd’hui à combattre l’Allemagne.

Le taux auquel ils ont été souscrits a été assez favorable. Le 4 1/2 pour 100 a été émis de 90 à 92 50, le 3 pour 100 depuis 60 50 jusqu’à 69 25. L’emprunt de 500 millions pour la guerre d’Italie est celui qui a obtenu les conditions les moins bonnes, et celui de 429 millions les meilleures. Si l’on compare les taux divers auxquels ont été négociés les emprunts de l’empire et ceux des régimes précédens, on reconnaît que l’empire a payé généralement le capital moins cher que la restauration et un peu plus cher que la monarchie de juillet. Sous la restauration en effet, sauf un emprunt de 80 millions 4 pour 100 adjugé en 1830 à la maison Rothschild au prix de 102 75, les autres, consistant en 5 pour 100, ont été négociés à des chiffres qui ont varié entre 57 26 et 89 55. Sous le régime de 1830, les emprunts 5 pour 100 ont été adjugés au pair, à 84 et à 98 50, les emprunts 3 pour 100 entre 75 25 et 84 75. Il ne faut pas oublier toutefois que le capital demandé au crédit depuis 1831 jusqu’en 1848 ne s’est pas élevé à plus de 900 millions, tandis que du 2 décembre 1852 au 4 septembre 1870 il a dépassé 4 milliards ! On ne saurait donc équitablement attribuer au système de la souscription publique la différence défavorable que l’on remarque entre le taux d’émission du 3 pour 100 sous le régime de juillet et le même taux sous l’empire.

On tenta une autre innovation dans la réalisation des emprunts. On pensa qu’il y avait inconvénient à grever toujours l’état de rentes perpétuelles, et qu’il serait peut-être sage d’adopter quelquefois le système employé par les grandes compagnies industrielles et par les villes, c’est-à-dire d’émettre des obligations remboursables en un certain nombre d’années. On essaya de ce moyen à l’occasion des engagemens pris par l’état vis-à-vis des compagnies de chemins de fer, et on imagina les obligations trentenaires. Elles furent émises en 1860 au nombre de 400,000, au capital nominal de 500 francs, avec un intérêt de 20 francs ; le remboursement devait avoir lieu en trente années par voie du tirage au sort. Une seconde émission de 300,000 obligations semblables eut lieu en 1861. La première émission ne fut pas offerte au public. Les obligations, conservées dans le portefeuille du trésor, étaient remises aux compagnies au fur et à mesure de l’avancement des travaux : on remboursait successivement sur les fonds du budget courant celles qui sortaient au tirage. Les 300,000 obligations de la 2e série furent émises par voie de souscription publique, et produisirent un capital de 131,373,240 francs, dont le montant fut appliqué aux besoins extraordinaires de divers exercices.

Ce système d’obligations avait l’avantage de forcer l’état à faire chaque année l’économie suffisante pour amortir sa dette. Cependant on ne tarda point à y renoncer. On jugea qu’il était mauvais de faire concurrence à la rente avec un autre fonds de l’état, de détourner la faveur du public sur un nouveau titre. Quant à l’extinction de la dette, on pensa que le rachat successif de la rente au-dessous du pair, tel qu’il est pratiqué par la caisse d’amortissement, était plus avantageux que le remboursement de la valeur nominale. Il y eut encore un autre motif qu’on avoua moins, c’est qu’on avait besoin à ce moment de toutes les ressources disponibles, et qu’il était gênant de prélever chaque année sur le budget la somme destinée à rembourser les obligations. Par ces raisons, on condamna le système, et on ordonna la conversion en rentes 3 pour 100 des obligations trentenaires non encore remboursées.

Les emprunts en rentes et en obligations, malgré l’usage répété qu’on en fit, ne furent pas seuls employés à fournir des ressources extraordinaires. On chercha de l’argent dans des opérations et des expédiens financiers, La première et la plus heureuse des opérations de ce genre fut la conversion des rentes 5 pour 100 en rentes 4 1/2, ordonnée par le décret du 14 mars 1852. Cette novation de la dette publique, parfaitement légitime d’ailleurs, réduisit d’une somme de 17,566,401 francs le chiffre des arrérages annuels que le trésor avait à payer aux rentiers. Le résultat heureux de la première conversion donna dix ans plus tard l’idée d’en tenter une seconde. M. Fould venait d’arriver au ministère des finances en inscrivant sur son programme : « ni emprunt, ni augmentation d’impôt. » Il n’avait pas prévu, en faisant cette déclaration téméraire, les circonstances dans lesquelles il ne tarda pas à se trouver. L’expédition du Mexique, engagée légèrement et considérée d’abord comme une entreprise de peu d’importance, avait pris de jour en jour des proportions plus sérieuses, et obligeait à de vrais sacrifices. Les armemens étaient devenus considérables, et les frais nécessités par l’entretien d’une armée de 50,000 hommes à des milliers de lieues dérangeaient tous les calculs du ministre. Il lui fallait absolument trouver des ressources. Il espéra y réussir, sans être infidèle à son plan, en faisant décider la conversion des rentes 4 1/2 pour 100 en rentes 3 pour 100. Cette conversion, à la différence de la première, ne pouvait être que facultative. On n’avait eu le droit d’obliger les porteurs de 5 pour 100 à échanger leurs titres que parce qu’on leur avait laissé le choix entre l’acceptation des conditions de l’état ou le remboursement ; mais il n’en était plus de même en 1862. On ne pouvait offrir le remboursement au pair des rentes 4 1/2 et 4 pour 100. On renonça donc à tout moyen de contrainte, et l’on eut recours à la persuasion. On entreprit de convaincre les propriétaires des rentes 4 et 4 1/2 qu’ils avaient avantage à payer au trésor une soulte pour continuer à jouir du même revenu, qu’ils auraient à supporter, il est vrai, un léger sacrifice, mais qu’ils le regagneraient largement par l’amélioration certaine de leur capital dans l’avenir. La soulte fut fixée à 5 fr. 40 cent, pour 4 fr. 50 cent, de rentes 4 1/2, et à 1 fr. 20 cent, pour 4 fr. de rentes 4 pour 100. Une partie des rentiers, notamment les villes et les établissemens de bienfaisance, se laissèrent prendre aux séductions ministérielles et consentirent à la conversion ; mais les autres firent la sourds oreille en gardant leurs rentes. Il resta ainsi 40 millions de rentes 4 1/2 et 500,000 francs de rentes 4 pour 100. Le résultat de l’opération fut un bénéfice net de 158 millions au profit du trésor. Pour ce maigre avantage, on avait augmenté le chiffre nominal de la dette publique d’une somme considérable, on n’avait pas allégé ; d’un centime les charges de la rente, on avait diminué les revenus des hospices et des communes, enfin on n’avait pu atteindre le but avoué de la conversion, l’unification de la dette.

La soulte de 158 millions ne fut pas le seul partie que le ministre sut, tirer de l’opération ; il fit décider que les rentes, payées antérieurement par semestre, le seraient par trimestre à partir du 1er octobre 1862. De cette, façon, le semestre échéant le 21 décembre 1852 ne pesa sur l’exercice 1862 que pour le trimestre échéant au 1er octobre ; la seconde partie comprise dans le trimestre échéant au 1er janvier suivant fut rejetée sur le budget de 1863. Le profit procuré à l’exercice 1862 par cette sorte d’atermoiement semble avoir été d’une quarantaine de millions.

On se créa encore des ressources par d’autres procédés. On prit à la caisse de la dotation de l’armée tous ses excédans disponibles, et ces prélèvement, régularisés d’ailleurs par la loi du 19 juin 1857, s’élevèrent de 1857 à 1861 à 182 millions. D’autre part, la Banque de France, à l’occasion du renouvellement de son privilège, souscrivit l’engagement de verser au trésor ; un capital de 100 millions moyennant le paiement d’une rente annuelle de 4 millions.

Quelle que fût la répugnance qu’on éprouvât, à augmenter le chiffre de l’impôt, il fallut cependant en arriver à ce moyen pour subvenir aux charges énormes résultant des entreprises de toute espèce et de l’accroissement de la dette publique. On avait toujours traité l’impôt direct avec ménagement ; on s’était même efforcé de le rendre plus léger. On avait dégrevé l’impôt foncier de 17 centimes et accordé aux ouvriers l’exemption du droit de patente par les deux lois du 4 juin 1858 et du 2 juillet 1862. Le seul impôt qu’on eût essayé d’ajouter aux contributions ; directes, indépendamment de la taxe municipale sur les chiens, avait été l’impôt sur les chevaux et voitures, qui, introduit par la loi du 2 juillet 1862, produisit à peine 4 millions, souleva d’impérieuses réclamations, et fut bientôt abandonné. On fut moins réservé à l’égard des contributions indirectes, et on leur fit supporter tout le poids des surtaxes. La loi du 16 juillet 1855 éleva le droit de consommation sur l’alcool et l’impôt du prix des places sur les chemins de fer ; elle établit la perception d’un dixième sur le prix des marchandises transportées à grande vitesse, elle augmenta d’un nouveau décime le principal des impôts et produits de toute nature soumis au décime par les lois en vigueur. La loi du 27 juillet 1860 établit, à dater du 1er août suivant, une surtaxe ; sur l’alcool, et maintint le double décime sur les douanes. Le décret du 19 octobre 1860 éleva, le prix de vente du tabac. Enfin M. Fould lui-même, en dépit de son programme, obtint de la loi du 2 juillet 1862 de nouveaux droits sur l’enregistrement, le timbre et les sucres, ce qui ne l’empêcha pas quelques mois plus tard de faire voter, par le corps législatif un emprunt : de 300 millions.

Il ne faut pas, perdre de vue que ces diverses créations de taxes n’ont pas toutes augmenté les charges des contribuables. Elles ont servi à remplacer les impôts qui depuis le commencement du règne avaient été supprimés ou modérés, par exemple la réduction de 17 centimes sur l’impôt foncier, la suppression du timbre sur les avis et annonces, les dégrèvement opérés, à la suite des traités de commerce, sur les matières premières, les sucres, le café, les droits de navigation, etc.

Cependant le produit des emprunts, les bénéfices des deux conversions, les sommes prises à la dotation de l’armée, le montant des surtaxes, ne complètent pas la liste des ressources extraordinaires dévorées en seize années, de 1852 à 1868. On jeta encore dans le gouffre des dépenses publiques 252 millions provenant des sommes versées ou remboursées par les compagnies de chemins de fer, 40 millions fournis par la Société algérienne, 57 millions de l’indemnité de guerre imposée à la Chine, 6 millions de l’indemnité cochinchinoise, 2 millions de l’indemnité du Japon, 6 millions des contributions extraordinaires de guerre de l’Algérie, 25 millions remboursés par l’Espagne, 51 millions remis par le gouvernement mexicain, 37 millions et demi versés en exécution du traité de Miramar, 7 millions provenant de la refonte des anciennes monnaies divisionnaires d’argent, enfin le montant de quelques autres créances ou produits moins importans. Malgré le concours de tant de ressources, les budgets se soldèrent presque tous en déficit. On ne constate d’excédant de recette que pour les quatre exercices 1855, 1858, 1865 et 1868. Encore pour deux d’entre eux faut-il en attribuer la cause au produit des emprunts. Tous les autres exercices ont donné lieu à des excédans de dépense qui ont augmenté les découverts du trésor d’une somme de 647,425,862 francs.

Ces découverts auraient accru la dette flottante dans des proportions dangereuses, si des réductions successives ne l’eussent maintenue dans des limites raisonnables, grâce aux ressources fournies par la dotation de l’armée, par la Banque de France, par l’emprunt du 30 décembre 1863 et celui du 1er août 1868. Au moyen de ces efforts, la dette flottante, qui était en 1852 de 614,980,561 francs 33 centimes, n’offrait au 1er janvier 1870 qu’une augmentation de 180 millions, et ne dépassait pas 784,156,700 francs, après avoir été en 1862 supérieure à 1 milliard. Il est vrai que depuis cette époque elle a dû s’aggraver, notamment des 250 millions qui, dès le début de la campagne contre la Prusse, ont dû être réalisés par l’émission de bons du trésor et par des moyens de trésorerie.

La dette consolidée a pris un développement dont on a indiqué les principales causes. Aux accroissemens provenant des emprunts, il faut ajouter 4 millions de rentes provenant de la conversion des obligations mexicaines, puis diverses créations, notamment au profit de la Légion d’honneur, au nom des héritiers de la reine des Belges, pour le rachat du Palais de l’industrie, pour le rétablissement d’une partie du majorat du duc d’Istrie, etc.

La dette totale, qui en 1852 comprenait 230 millions de rentes actives, s’était élevée au 1er janvier 1870, déduction faite des réductions opérées et des rachats de l’amortissement, à la somme énorme de 360 millions, présentant ainsi une augmentation de 130 millions. Si l’on ajoute les 37 millions et demi résultant du dernier emprunt de 750 millions contracté pendant l’année 1870, on reconnaît que la dette consolidée était au moment de la révolution de septembre de 408 millions environ, et que l’accroissement imputable à l’empire n’est pas inférieur à 167 millions. Les rachats effectués par l’amortissement ont gardé les plus modestes proportions. Ils n’ont pas dépassé pour tout le règne 5,392,231 francs de rentes, tandis qu’ils s’étaient élevés sous la restauration à 54 millions, et sous le gouvernement de juillet à 26 millions.

La dette viagère n’a pas subi des modifications moins considérables. À la suite des charges nouvelles imposées à l’état par la loi du 13 juin 1853 sur les pensions civiles et de l’élévation du chiffre des pensions militaires, elle a monté successivement de 60 à 86 millions.

Cette revue rapide des principales opérations et des résultats généraux de l’administration des finances permet d’apprécier l’esprit qui a présidé à la direction de la fortune de la France pendant les dix-huit années qui viennent de s’écouler. Il en ressort que les principes d’économie ont été rarement pris en considération, et que la politique du gouvernement s’est médiocrement inquiétée d’user avec modération des ressources du pays, La question d’argent n’a pas arrêté son besoin de faire, son désir de mouvement, sa passion de l’éclat. Il a eu au suprême degré le goût de la dépense, et l’a fait régner non-seulement dans l’administration des finances de l’état, mais encore dans celle des départemens et des communes. Obéissant à une sorte de mot d’ordre venu d’en haut, on voit en effet les provinces et les villes entreprendre à l’envi, s’imposer, emprunter, pour parvenir toutes au même résultat : l’aggravation de leurs charges et l’accroissement de leur dette.

Mais si l’on peut reprocher au gouvernement impérial d’avoir surmené les finances publiques, peut-on reprocher à l’administration d’avoir laissé le désordre matériel s’introduire dans les opérations ? La prodigalité a-t-elle trouvé une plus libre carrière dans l’absence de tout contrôle et dans le défaut de toute garantie ? Les fonds de l’état ont-ils été livrés à la merci des maîtres du pouvoir ? l’argent du contribuable a-t-il été détourné de son adresse ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner en présentant l’exposé de notre organisation financière.


II.

Le système qui a fonctionné depuis 1852, qui fonctionne encore aujourd’hui, n’est que pour une faible partie l’œuvre du dernier empire ; il est le fruit de l’expérience des divers gouvernemens qui se sont succédé. Formé par la première république des débris de l’ancienne administration monarchique et des élémens nouveaux sortis de la révolution, modifié par le premier empire, qui y introduisit ses idées d’ordre, de méthode et d’absolutisme, il reçut surtout de grands perfectionnement sous la restauration et le gouvernement de juillet. Le second empire y a peu touché, et les changemens apportés depuis dix-huit ans affectent presque exclusivement le côté politique du système, c’est-à-dire la partie relative à l’autorisation des recettes et des dépenses publiques.

Le principe qui a toujours été défendu en France, et qui a prévalu même dans les anciennes assemblées des états-généraux, le principe du consentement de l’impôt par le pays, est encore celui qui forme la base de notre édifice financier ; mais il a pris avec nos institutions modernes plus de consistance et de rigueur : il ne veut pas seulement qu’aucun centime ne puisse être exigé du contribuable, il veut encore qu’aucun centime ne puisse sortir des caisses de l’état sans l’autorisation du pouvoir législatif. Cette autorisation se trouve exprimée dans une série d’actes dont la forme a varié suivant les époques, et parmi lesquels apparaît en première ligne le budget.

Le budget est la plus importante des lois de finances, celle où la nation, par l’organe de ses représentans, estime chaque année la nature et le chiffre des dépenses nécessaires aux services publics, ainsi que la nature et le chiffre des ressources destinées à y faire face. Cet acte, dont le bon ordre et l’harmonie forment une des garanties les plus essentielles de l’administration des finances, a subi sous le second empire d’assez profondes modifications. Jusqu’en 1862, il est resté réuni en un seul corps, et a été voté en une seule loi. À partir de cette époque, il a été fractionné en plusieurs tronçons. On cherchait évidemment à obtenir par cette division une disposition plus méthodique et plus claire ; mais peut-être n’était-on pas fâché de jeter en même temps un voile discret sur l’aggravation toujours croissante des charges de l’état, sur ce chiffre de 2 milliards qui affectait si péniblement l’opinion publique. Le ministre qui prit l’initiative de la mesure n’était pas exempt d’ailleurs d’une certaine préoccupation personnelle. Il avait promis, en entrant aux affaires, une gestion sévère de la fortune du pays, et il se voyait débordé par les surcroîts de dépenses provenant des expéditions lointaines. Il espéra dégager sa réputation de financier en faisant deux parts : celle de l’administration normale et des opérations régulières, sur lesquelles il avait entendu baser ses plans, — celle de l’imprévu et des aventures, dont il n’acceptait pas la responsabilité. Il imagina donc de séparer le budget en trois parties distinctes et de créer un budget ordinaire, un budget sur ressources spéciales et un budget extraordinaire. Le premier dut pourvoir aux services obligatoires et permanens, assurer le paiement de la dette, l’exécution des lois, l’administration de la justice, la perception des revenus, la défense du territoire. Dans le second furent rangés les recettes et les dépenses du service départemental, le produit des centimes communaux et les crédits nécessaires pour en effectuer la restitution aux communes, enfin certaines dépenses spéciales ne se réglant que d’après le montant des ressources qui leur sont affectées. Le budget extraordinaire fut réservé pour les grands travaux publics, les constructions nouvelles, les excédans temporaires de l’effectif militaire, nécessités par la protection de nos intérêts extérieurs, en un mot tout ce qui, répondant à des besoins momentanés et destinés à disparaître, ne doit pas figurer parmi nos charges permanentes. On vota dans une même loi le budget ordinaire et le budget sur ressources spéciales, et l’on consacra une loi distincte au budget extraordinaire.

Au moyen de ce procédé, on eut l’art d’administrer au public, pour ainsi dire, le budget à doses moins fortes, et de remplacer le bloc inquiétant qu’il offrait par une succession de chiffres plus modérés. On eut aussi l’avantage de dissiper certaines confusions et de remettre sous leur jour certaines parties de la gestion des finances. La distinction des services sur ressources spéciales parvint à dégager le budget de recettes et de dépenses qui ne concernaient pas directement l’état, et à faire ressortir les charges vraies et les ressources réelles du trésor. Cependant la séparation de l’ordinaire et de l’extraordinaire, séduisante en théorie, excellente pour préparer le vote de la chambre et pour mettre en relief tout ce qui provenait d’une politique téméraire ou d’une administration prodigue, ne produisit dans la pratique que des résultats contestables. Elle apporta dans la comptabilité une série de difficultés, et manqua souvent d’une sanction suffisante.

Le morcellement du budget ne devait pas s’arrêter à ces trois fractions. En 1866, on détacha une nouvelle branche, dont on fit le budget spécial de l’amortissement. On s’était décidé à reconstituer la caisse d’amortissement ; on avait reconnu qu’elle ne fonctionnait plus d’une façon utile, que les revenus, détournés sans cesse de l’objet auquel ils étaient affectés, allaient se perdre dans la masse des dépenses publiques, et qu’il était essentiel, pour réduire effectivement la dette, d’établir un système plus sévère. On crut y parvenir en instituant le budget spécial dont on vient de parler. On le composa avec un certain nombre de recettes et de dépenses prises à la fois dans les services de l’état et dans l’ancien service de l’amortissement. Comme ressources, on y appliqua le revenu des forêts, l’impôt du dixième sur le prix des places et sur le transport des marchandises dans les chemins de fer, les bénéfices à partager entre l’état et les compagnies de chemins de fer, les bénéfices réalisés chaque année par la caisse des dépôts et consignations, les arrérages des rentes rachetées par la caisse d’amortissement, enfin les excédans de recette du budget de l’état affectés à cette destination. Les dépenses consistèrent dans le service et le rachat de la dette spéciale des canaux et ponts et des obligations trentenaires. La caisse dut aussi fournir les avances acquises aux compagnies de chemins de fer à titre de garanties d’intérêt. Tout ce qui n’était pas consommé par ces dépenses fut consacré à l’amortissement de la rente 3 pour 100 ; on fut tenu d’employer chaque année en achats une somme d’au moins 20 millions, qui devait être complétée par le trésor en cas d’insuffisance des excédans de recette de la caisse.

Aux quatre budgets déjà existans, on en joignit un cinquième en 1868, celui de l’emprunt de 429 millions. La loi du 1er août 1868, en autorisant cet emprunt, avait défini et limité avec le plus grand soin l’emploi que le produit devait recevoir. Pour assurer le respect de ses prescriptions, elle pensa qu’il ne fallait pas moins qu’un budget spécial. Elle ordonna donc qu’à la fin de chaque exercice il serait dressé un compte distinct des dépenses effectuées avec ces ressources.

Tout en rendant justice aux idées qui ont inspiré ces distinctions, on peut leur reprocher d’avoir causé, par la multiplicité des divisions, une certaine gêne à l’administration, et d’avoir entravé le coup d’œil d’ensemble sur la situation des finances. Ce n’est qu’en réunissant et additionnant les chiffres des cinq budgets qu’il a été possible pendant ces dernières années d’obtenir le tableau complet des ressources et des charges de l’état.

Les révolutions opérées sous l’empire dans la forme du budget général se sont reproduites dans la manière dont il a été voté. Il a été successivement voté par ministères, ensuite par sections de dépenses d’un même ministère, enfin par chapitres. On sait toute l’importance attachée aux divisions du vote : ce sont elles en effet qui déterminent les limites dans lesquelles est maintenue la liberté d’action du gouvernement. Lorsque le vote a lieu par ministères, le pouvoir exécutif peut agir à sa guise dans toute l’étendue du ministère, et employer comme il l’entend la masse des crédits qui lui est allouée. Si l’on vote par sections, cette latitude n’existe que dans l’intérieur de la section, et dans l’intérieur du chapitre, si le chapitre devient la division législative. Moins le cercle est large, plus la nation exerce un contrôle efficace sur l’emploi des deniers de l’état. À mesure que la constitution absolue de 1852 a été battue en brèche et que les réformes libérales se sont introduites, on a substitué à la vaste étendue du ministère l’espace plus restreint de la section, et en dernier lieu le cadre étroit du chapitre. L’obligation pour le pouvoir exécutif de respecter les crédits alloués pour chacune de ces divisions s’appelle la spécialité. La spécialité existe non-seulement pour le chapitre, mais encore pour l’exercice, c’est-à-dire qu’il est interdit de confondre les recettes et les dépenses du budget d’une année avec celles du budget d’une année différente.

Le budget, dont le vote a lieu nécessairement avant la réalisation des faits, ne saurait être qu’une prévision. Les événemens viennent troubler les calculs les plus consciencieux, et il est alors indispensable d’apporter aux premiers chiffres les changemens commandés par les circonstances, de modifier les évaluations de recette, les voies et moyens, le montant et la nature des crédits. De nouvelles dispositions législatives doivent pourvoir à cette nécessité. Cependant les assemblées ne sont pas toujours réunies, et d’autre part les services ne peuvent être laissés en souffrance. On a donc accordé au pouvoir exécutif, sous tous les régimes, la faculté de subvenir à ces besoins imprévus. Sous la monarchie de 1830, cette faculté s’exerçait au moyen des ordonnances royales de crédits extraordinaires et supplémentaires, qui étaient converties en loi à la plus prochaine session. La constitution de 1852 mit entre les mains du gouvernement un nouveau droit, le droit de virement, qui vint se cumuler avec celui qu’il possédait déjà d’ouvrir par décret des crédits extra-budgétaires. Le budget était voté par ministères, la répartition des crédits entre les chapitres était faite par décret. Il était logique que cette répartition pût être modifiée par des décrets semblables, et qu’au lieu de pourvoir aux besoins des chapitres insuffisamment dotés par l’ouverture de nouveaux crédits, on commençât par consommer ceux qui restaient libres sur les autres chapitres. On pouvait, sans violer le principe de la spécialité, transporter d’un service sur un autre les allocations d’un même ministère. Le virement devait supprimer la presque totalité des annulations de crédits qui avaient lieu précédemment à la clôture de chaque exercice, et réduire en même temps dans une forte proportion les crédits supplémentaires et extraordinaires. Ce système malheureusement ne réalisa pas les espérances qu’il avait fait naître. Malgré le jeu des viremens, les crédits extra-budgétaires continuèrent à se produire pour des sommes importantes. En 1853, ils ne furent pas inférieurs à 75 millions, et s’élevèrent jusqu’à 867 millions en une seule année pendant la guerre de Crimée. D’un autre côté, le remaniement incessant de la dotation des chapitres jetait un trouble regrettable dans leur économie. On prenait à un service les allocations qui lui étaient nécessaires, et peu de temps après il fallait dépouiller un autre service pour les lui restituer. On aboutissait finalement à un crédit supplémentaire, mais en passant par des complications et une confusion inutiles. L’inconvénient devint tel qu’on résolut de le faire cesser en promulguant le décret du 10 novembre 1856. Sans rayer le droit de virement, ce décret eut pour objet de le rendre à peu près nul comme moyen d’ouvrir des crédits supplémentaires. Il en fit un simple procédé pour employer les crédits qui, sous la législation de 1830, auraient été annulés. Il décida que les viremens d’un chapitre à un autre ne seraient plus effectués que dans la seconde année de l’exercice, c’est-à-dire au moment où, toutes les dépenses étant engagées et connues, on pourrait constater les excédans de crédits réellement disponibles. Avec ces excédans, on devait couvrir les insuffisances d’allocations auxquelles il serait reconnu nécessaire de subvenir.

Cette disposition, d’une sagesse incontestable, remit de l’ordre dans la comptabilité, mais fut impuissante à modérer la marche des crédits supplémentaires et extraordinaires. Le chiffre en était de jour en jour plus considérable, défiait toutes les prévisions, et rendait difficile la tâche du ministre des finances. Il devint nécessaire d’y opposer une digue. Le sénatus-consulte du 31 décembre 1861 parut y apporter un remède radical en restreignant les pouvoirs donnés à l’empereur par la constitution de 1852, et en lui enlevant le droit d’ouvrir par décret les crédits extra-budgétaires. Ce droit fut exclusivement réservé au corps législatif. Seulement, comme il fallait assurer au gouvernement, dans l’intervalle des sessions, le moyen de pourvoir aux dépenses urgentes et imprévues, on lui restitua le droit de virement dans toute sa plénitude. C’est la législation qui a fonctionné pendant les dernières années du règne, et qui est encore en vigueur. Dans ce système, les modifications du budget primitif doivent résulter d’une loi générale de crédits supplémentaires votée l’année même de l’exécution, connue sous le nom de budget rectificatif, et des autres lois de crédits supplémentaires ainsi que des décrets de virement.

On peut adresser plusieurs critiques à cette méthode, qui offre toutefois une amélioration évidente sur le précédent état du droit. La première, c’est qu’on est amené fatalement à exagérer dans une proportion plus ou moins grande les allocations du budget primitif, afin de fournir des excédans et de permettre le jeu des viremens. On s’expose ainsi au danger de créer un budget latent à côté du budget voté. Ensuite on laisse la porte ouverte à l’abus du droit de virement lui-même. Chaque fois que ce droit s’exercera, non par un simple mouvement d’excédant, mais par des emprunts faits aux crédits essentiels des services obligatoires, il retombera par une autre voie dans tous les inconvéniens des anciens crédits supplémentaires. Enfin il est permis de douter que ce système puisse logiquement exister dans d’autres conditions que celles du vote du budget par ministères. Il semble incompatible avec le régime de la spécialité par chapitres. Cette spécialité en effet ne devient-elle pas à peu près illusoire lorsque le gouvernement à la faculté, après le vote, de refondre complètement au moyen des viremens la répartition des crédits ?

Dans la pensée des législateurs de 1862, le virement sagement pratiqué devait avoir pour résultat de ne pas déranger l’équilibre final des recettes et des dépenses ; on espérait que les budgets, placés sous une surveillance plus étroite du corps législatif, seraient réglés définitivement à peu près comme ils avaient été votés. Les faits vinrent dissiper les illusions qu’on avait pu concevoir à cet égard. Des surcroîts de dépense de 100, 200 et 300 millions continuèrent à s’ajouter chaque année aux prévisions budgétaires, et à démontrer la fragilité de l’obstacle qu’on avait cru opposer au torrent des charges publiques. Il serait injuste toutefois d’attribuer ce mécompte aux vices du régime de 1861. Tout autre système financier n’y aurait pas mieux réussi. Ce n’est pas en entourant l’ouverture des crédits de formalités et de restrictions qu’on parviendra jamais à tracer aux finances des limites infranchissables ; c’est surtout en fixant entre les mains des représentans de la nation l’autorisation des actes dont les conséquences rejaillissent sur le budget sous forme de diminutions de recettes ou d’accroissement de dépenses. Lorsque la décision des grandes questions de paix et de guerre, le règlement des intérêts économiques, la signature des traités de commerce, ont lieu en dehors de la nation, le contrôle qu’elle exerce sur l’administration des finances est incomplet. Lorsque les opérations sont engagées, que nos soldats marchent à l’ennemi, que des remaniement de tarifs ont créé des vides dans les caisses publiques, il n’est guère permis de refuser les subsides. En présence de faits accomplis, il est impossible de discuter utilement des questions de crédits, et il ne reste plus qu’à sanctionner par le vote des mesures nécessaires. La clé du trésor, il ne faut pas l’oublier, n’appartient pas au système financier, mais au régime politique.

Quel que soit le mérite des institutions dont on vient d’exposer le tableau, c’est au moyen des actes qui précèdent qu’on établit la base sur laquelle reposent les recettes et les dépenses publiques. Lorsque le budget a été voté et modifié ainsi qu’on l’a vu, on procède à l’exécution. Le pouvoir exécutif est chargé d’asseoir, de constater et de recouvrer les recettes, comme d’engager, de liquider et de payer les dépenses. Il est inutile d’entrer dans de longs développemens sur la nature des recettes et sur les trois branches principales dont elles se composent : les impôts directs, les impôts indirects et les revenus domaniaux. Il n’entre pas dans notre plan d’exposer le système et le jeu des impôts ; il faut se contenter ici d’indiquer les précautions prises pour protéger le contribuable et le trésor contre tous ceux qui seraient tentés d’exploiter l’un et de frauder l’autre. Faire percevoir l’impôt comme il a été autorisé, assurer l’équité de la répartition en la plaçant sous l’égide des pouvoirs locaux et des habitans du pays, constituer une suite ininterrompue de garanties entre l’acte qui ordonne la perception et l’acte qui constate la dette du redevable, établir un titre de recette légitime auquel le comptable soit impérieusement forcé de se conformer, tel est l’esprit et le but de notre législation sur la matière. On sait que la loi de finances fixe chaque année le montant des contributions foncière, personnelle, mobilière, des portes et fenêtres, et en règle la répartition entre les divers départemens. La répartition du contingent départemental est effectuée entre les arrondissemens par le conseil-général, entre les communes par le conseil d’arrondissement, entre les contribuables par les commissaires répartiteurs, avec le concours de l’administration des contributions directes. Cette répartition est établie, pour la contribution foncière, proportionnellement au revenu foncier, — pour la contribution personnelle mobilière, proportionnellement au nombre des contribuables et à la valeur locative de leurs habitations, — pour la contribution des portes et fenêtres, en raison du nombre et de l’importance des ouvertures, conformément à un tarif. Pour ce dernier impôt, lorsque l’application du tarif donne pour la commune un chiffre inférieur ou supérieur au contingent assigné, il est fait sur chaque cote une augmentation ou une déduction proportionnelle à la valeur locative de l’habitation. À l’égard de l’impôt des patentes, comme de tous les impôts de quotité, la loi de finances ne fixe pas le chiffre total de la contribution, mais se borne à régler le tarif d’après lequel chaque industrie ou profession doit payer la taxe. L’administration des contributions directes, avec l’aide des délégués municipaux, range les contribuables dans les catégories du tarif, et détermine en conséquence le droit fixe et le droit proportionnel que chacun doit acquitter.

Les rôles dressés à la suite de ces opérations sont approuvés par le préfet du département et remis au trésorier-payeur, qui en fait effectuer le recouvrement par les percepteurs. Les contributions indirectes sont levées conformément aux tarifs déterminés par les lois. La dette de chaque contribuable est calculée et contrôlée par des receveurs spéciaux, des vérificateurs et des inspecteurs qui établissent les titres des droits constatés au profit de l’état, d’abord sur des registres authentiques, ensuite sur des états de produits revêtus de la certification des chefs principaux de chaque service. Il en est de même pour les revenus domaniaux. Le produit des forêts est constaté par les procès-verbaux d’adjudication des coupes de bois.

Les sommes recouvrées d’après ces titres par les percepteurs, les receveurs des droits indirects et des produits domaniaux, sont versées aux receveurs particuliers des finances, puis centralisées à la trésorerie générale de chaque département. Cette centralisation a lieu partie en numéraire et en valeurs, partie en mandats acquittés, pour les dépenses que le trésorier-payeur a chargé les receveurs ou percepteurs de payer, afin d’éviter des déplacemens inutiles de fonds.

Dès que les sommes dues à l’état ont été versées dans une des caisses publiques, elles n’en peuvent plus sortir sans les plus rigoureuses formalités. Le fonctionnement de notre système financier est entouré à cet égard d’une série de règles protectrices. L’énumération en est excessivement aride et fastidieuse. Néanmoins, comme elles forment une des parties essentielles de notre comptabilité, qu’elles constituent pour les deniers publics une garantie efficace, il est indispensable d’en présenter l’analyse. Chaque ministre engage ses dépenses dans la limite des crédits votés pour chacun des chapitres de son département. Il organise le personnel des administrations placées sous ses ordres, règle leur composition et leur traitement, quand ce règlement ne résulte pas d’un acte législatif. Par lui-même ou par ses délégués, il ordonne les travaux, autorise les fournitures, en détermine le mode d’exécution, passe les marchés avec les entrepreneurs. Il ne doit traiter de gré à gré que pour les fournitures et travaux peu importans et pour quelques entreprises d’une nature exceptionnelle. Pour toutes les autres, la loi prescrit d’avoir recours a l’adjudication publique, afin de prévenir toute connivence préjudiciable aux intérêts de l’état. Lorsque le service est fait, le ministre liquide la dépense et donne les ordres nécessaires pour qu’elle soit payée. Il délivre à cet effet ce qu’on appelle des ordonnances. Ces ordonnances sont de deux sortes, — directes ou de délégation. Les premières sont délivrées directement au nom d’un ou de plusieurs créanciers de l’état, les secondes au nom d’un fonctionnaire délégué par le ministre, par exemple un préfet, un ingénieur des ponts et chaussées, un intendant ou un sous-intendant militaire, etc. Ces fonctionnaires portent le titre d’ordonnateurs secondaires, et sont investis par les ordonnances ministérielles du droit de disposer des crédits qu’elles contiennent jusqu’à concurrence des chiffres qui y figurent et pour l’objet qui y est spécifié. Ils délivrent en conséquence sur les caisses publiques des mandats au profit des créanciers de l’état dont ils ont constaté les droits.

Le ministre des finances a des attributions suprêmes pour tout ce qui concerne le trésor ; il exerce un droit de vérification absolue sur toutes les opérations qui aboutissent au déboursement d’un centime par l’état. Aussi cette surveillance lui avait-elle valu, dans l’ancienne monarchie, le titre de contrôleur-général, qui fut si glorieusement porté par Colbert. Bien que le titre n’existe plus, c’est toujours en vertu du même droit que le ministre est chargé de contrôler la régularité des ordonnances de paiement et de délégation, comme d’en assurer l’acquittement. C’est lui en effet qui sait le montant des ressources du trésor, qui suit la marche du recouvrement des impôts, qui connaît le chiffre des sommes disponibles, et qui en prépare la répartition générale. Il reçoit chaque mois des ministres un état de leurs besoins. D’après leurs demandes, il propose au chef du pouvoir exécutif la distribution des fonds dont ils auront à faire emploi dans le mois suivant. Les ministres n’ont le droit de délivrer leurs ordonnances que dans la limite de ces distributions mensuelles. Les ordonnances, une fois dressées, sont envoyées au ministre des finances, qui s’assure qu’elles ne dépassent pas le contingent mensuel du ministère, et que de plus elles portent sur un crédit régulièrement ouvert. La vérification terminée et les ordonnances admises, la direction du mouvement des fonds transmet aux comptables chargés de les acquitter des autorisations de paiement accompagnées des extraits des ordonnances directes ou des ordonnances de délégation.

Les ministres ordonnateurs transmettent de leur côté aux ayants droit des extraits des ordonnances directes, et aux ordonnateurs secondaires des extraits des ordonnances de délégation. Les ordonnateurs secondaires à leur tour, après avoir constaté et arrêté le chiffre des créances dont la liquidation leur appartient, font parvenir aux créanciers les mandats de paiement. Les créanciers, munis de ces extraits d’ordonnance ou de ces mandats, se présentent aux caisses qui leur sont désignées. Avant d’obtenir un denier, ils doivent attendre que le trésorier-payeur ait reconnu l’exactitude de leur créance et la régularité de l’ordonnancement. Le comptable doit en effet s’assurer sous sa responsabilité que la dépense porte sur les ordonnances ministérielles qui lui ont été transmises par le trésor, que le montant de ces ordonnances n’a pas été dépassé, que toutes les pièces justificatives ont été produites. Les pièces justificatives doivent établir que l’effet des ordonnances et mandats est d’acquitter en tout ou en partie une dette régulière de l’état. Elles sont désignées avec le plus grand soin, suivant la nature des dépenses, par des nomenclatures annexées aux règlement de comptabilité de chaque ministère. Il suffit d’indiquer ici que pour les dépenses du personnel, solde, traitemens, salaires, etc., elles consistent dans des états d’effectif ou des états nominatifs énonçant le grade et l’emploi, la position de présence ou d’absence, le service fait, la durée du service, la somme due en vertu des lois, règlement et décisions. Pour les dépenses du matériel, à l’appui des fournitures et des travaux, on exige les marchés, ou les procès-verbaux d’adjudication et les décomptes de réception énonçant le service fait et la somme due.

Après avoir vérifié toutes ces pièces, après en avoir constaté la sincérité, le comptable ouvre sa caisse. S’il négligeait d’exiger les justifications prescrites et de reconnaître que la dépense porte sur un crédit budgétaire, il s’exposerait à rembourser de ses deniers les sommes indûment payées. Ce remboursement est garanti par un cautionnement qui s’élève pour les trésoriers-payeurs à plusieurs centaines de mille francs.

On peut, d’après ces indications sommaires, se faire une idée de la marche suivie pour le recouvrement des recettes et le paiement des dépenses de l’état. Les précautions qui viennent d’être décrites ne forment qu’une partie des dispositions qui protègent la fortune publique. Il faut y ajouter les mesures qui ont pour objet : 1° de permettre aux ministres ordonnateurs et au ministre des finances de suivre la consommation des crédits, l’état des recettes et des dépenses, la situation des caisses, et de former le compte de leur administration ; 2° d’empêcher le détournement frauduleux des deniers de l’état par les comptables qui en ont le maniement ; 3° d’assurer la sincérité des comptes que rendent les ministres au pouvoir législatif, et par lesquels ils doivent établir qu’ils se sont scrupuleusement conformés aux dispositions du budget et des lois de finances. Ces mesures consistent dans des écritures, dans une surveillance administrative et des inspections faites sur les lieux, enfin dans le contrôle de la cour des comptes.

Sans entrer dans le détail des livres destinés à enregistrer tous les faits de comptabilité, il convient de savoir que les écritures sont tenues avec une exactitude scrupuleuse par les ordonnateurs et par les comptables, que ces écritures doivent retracer toutes les opérations de recette et de dépense, enfin que la méthode employée dans ces descriptions est ce qu’on appelle la partie double. Il est bon d’ajouter que l’introduction de cette méthode, ordonnée par M. le comte Mollien sous le premier empire, fut une des réformes les plus fécondes qui aient jamais été apportées dans l’administration des finances. Elle réalisa dès le début d’importantes économies en mettant fin aux erreurs d’écritures, dont profitaient les agens infidèles.

La comptabilité des ordonnateurs et des comptables est résumée dans une comptabilité centrale établie dans les bureaux de chaque ministère, et dans la comptabilité générale du ministère des finances. Les ordonnateurs secondaires adressent tous les mois au ministère dont ils dépendent des relevés présentant par chapitre du budget : 1° le montant des crédits de délégation, 2° les droits constatés sur les services faits, 3° le montant des mandats délivrés, 4° celui des paiemens effectués. Ils adressent également les bordereaux mensuels transmis par les trésoriers-payeurs généraux, où se trouvent mentionnés par exercice et par service tous les paiemens faits pour le compte de chaque ministère. Les comptables de leur côté envoient à la comptabilité générale du ministère des finances des documens analogues. Les receveurs particuliers des finances et les trésoriers-payeurs transmettent tous les dix jours la copie de leur journal, et à la fin du mois la balance de leur grand-livre. Ils transmettent en outre tous les mois, ainsi que les receveurs principaux des revenus indirects, le compte de leurs recettes et de leurs dépenses pour le mois qui vient de s’écouler, avec toutes les pièces justificatives dont la production est exigée.

Au moyen de ces élémens, les ministres peuvent contrôler l’emploi des crédits qu’ils ont délégués, et former le compte des dépenses de leurs ministères respectifs. Le ministre des finances peut également établir les écritures générales du trésor, se tenir au courant des recettes et des dépenses, et surveiller les comptables. À l’égard de ces derniers, la surveillance ne consiste pas seulement dans la transmission périodique et dans l’examen fait au ministère des résultats de leurs écritures ; on y ajoute les vérifications opérées sur les lieux mêmes. Pour que la protection des deniers publics soit efficace, il ne suffit pas en effet de présenter des résultats bien coordonnés, il faut encore constater l’accord invariable qui doit exister entre les écritures et la caisse. Cette constatation est faite d’une façon régulière au 31 décembre de chaque année par des fonctionnaires administratifs ; elle est assurée, chaque fois qu’il y a lieu, par la vérification des comptables supérieurs sur les comptables inférieurs, et par les vérifications extraordinaires des inspecteurs des finances, qui parcourent le territoire et descendent à l’improviste chez les comptables.

Le couronnement des garanties données à la gestion de la fortune publique réside dans le contrôle exercé par la cour des comptes. On connaît assez mal le rôle de cette cour. On ignore généralement les limites précises de ses attributions, et l’on ne saisit pas toujours le double caractère qu’elle possède, celui d’une institution de contrôle chargée de vérifier et d’arrêter en dernier ressort les opérations faites par les comptables, et celui d’une magistrature indépendante placée entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, et chargée de certifier au premier la sincérité des comptes que rend le second.

La cour des comptes n’intervient pas dans l’administration ; elle n’entrave par aucun de ses actes l’exécution des services. Elle se borne à statuer sur les faits accomplis, à obtenir le redressement des irrégularités commises par les comptables, à dénoncer les abus imputables aux ordonnateurs, et à signaler enfin au pays les actes illégaux ordonnés par les ministres eux-mêmes. Elle a sur les comptables une juridiction directe et toute-puissante. Chacun d’eux doit lui produire chaque année le compte de ses opérations, appuyé de toutes les pièces justificatives indiquées par les règlemens. Ces comptes lui sont transmis par le ministère des finances, qui leur fait subir un examen préalable dans les bureaux de la comptabilité générale. Cet examen a pour objet de constater la sincérité des résultats qui y sont portés, d’en certifier la conformité avec les écritures tenues au ministère même, de faire compléter le dossier des pièces justificatives, en un mot de mettre les comptes en état d’être soumis utilement à la vérification suprême de la cour. Le contrôle préalable de la comptabilité générale est remplacé, pour le caissier-payeur central résidant à Paris, par un contrôle central fonctionnant auprès du comptable et enregistrant contradictoirement toutes ses opérations.

Lorsque la cour a entre les mains les comptes et les pièces, elle procède à son travail. Elle compare les recettes faites avec les rôles d’impôts et les états des droits constatés, ainsi qu’avec les lois qui ont fixé le chiffre des impôts directs et autorisé la perception des taxes indirectes et des autres revenus. Elle prend un à un les faits de la dépense, et examine, pour chacun d’eux, s’il concerne bien un service de l’état, s’il a été imputé sur les crédits du ministère, du chapitre et de l’exercice auxquels il appartient, s’il a été effectué en vertu d’une ordonnance ou d’un mandat régulier, enfin si les pièces à l’appui établissent d’une manière exacte et certaine la dette du trésor. Lorsqu’une de ces conditions vient à manquer, que les recouvrement sont inférieurs ou supérieurs aux rôles et autres états de recette, que les bases de l’impôt ne sont pas conformes à la loi, lorsque les dépenses ont été faites sans crédits, qu’elles sont mal imputées, qu’elles constituent la charge personnelle d’un particulier ou d’un fonctionnaire, enfin lorsqu’elles ne sont pas suffisamment justifiées ou présentent des erreurs dans la liquidation, la cour des comptes relève l’irrégularité et en poursuit la rectification. Selon que le fait engage la responsabilité du comptable ou de l’ordonnateur, elle prend directement les dispositions qui obligent le premier à faire rentrer au trésor les recettes omises et les sommes indûment payées, ou se borne à faire ressortir les infractions commises par le second, en les dénonçant au ministre, si elles proviennent d’un ordonnateur secondaire, et au pays, si elles émanent du ministre. Chaque année, elle publie un rapport imprimé où elle indique, avec les résultats généraux de la gestion des finances, tous les faits qui présentent quelque caractère de gravité et doivent attirer l’attention du public et du législateur. Après la vérification de chaque compte, la cour en fixe les résultats par un arrêt.

Ici se termine la première partie de sa tâche. Il lui reste à remplir une mission plus élevée, à certifier devant le pays et le pouvoir législatif l’exactitude des comptes rendus par les ministres. L’un des droits les plus importans de toute nation libre est celui qui a pour objet le contrôle des finances publiques, le consentement de l’impôt et l’emploi qui en est fait. Ce droit s’exerce par deux actes principaux : 1° le vote, 2° le règlement définitif du budget. L’autorisation des recettes et des dépenses par le vote du budget ne serait qu’une garantie vaine, si les représentans du pays ne s’avançaient pas au-delà, et ne constataient pas, après l’exécution, le respect des décisions législatives. Pour faire cette constatation, ils doivent avoir devant les yeux le résultat exact des opérations effectuées par le gouvernement. Aussi notre législation financière oblige-t-elle les ministres à rendre et à publier tous les ans, chacun en ce qui le concerne, le compte de l’administration des deniers qui leur sont confiés. On a indiqué un peu plus haut de quelle manière étaient préparés les élémens de ces comptes, comment les ordonnateurs secondaires et les comptables adressaient périodiquement à la comptabilité centrale de chaque ministère les états et bordereaux retraçant toutes les opérations qui se rattachaient à son service. Lorsque la période d’exécution du budget est arrivée à son terme, ou, en langage administratif, lorsque l’exercice est clos, les ministres réunissent ces élémens, forment leurs comptes, les font imprimer et les soumettent à l’assemblée des députés. Il est évident que, si ces comptes retracent exactement les faits, la comparaison des résultats avec le chiffre des crédits ouverts et des autorisations données par le budget et les lois de finances permettra de reconnaître la fidélité avec laquelle les agens du pouvoir exécutif se seront conformés à la volonté du pays. La question se réduit donc à savoir si ces comptes sont exacts, et, pour le savoir, il est indispensable de les vérifier.

L’assemblée législative peut-elle faire cette vérification ? Il ne faut pas oublier que c’est une entreprise immense, qu’il s’agit d’établir la réalité et la légitimité de tous les faits de la recette et de la dépense, que ce résultat ne peut être obtenu que par le dépouillement de la comptabilité tout entière et par l’examen de pièces justificatives dont le nombre s’élève chaque année à un chiffre de quatre à cinq millions. On peut douter qu’une assemblée législative ait le temps et les moyens d’entreprendre une semblable tâche. Il lui faudrait distraire des autres travaux pendant une année entière et consacrer exclusivement à ce labeur une centaine de ses membres ; il faudrait en outre que les membres désignés eussent une connaissance assez grande de la comptabilité publique pour apprécier sainement les faits. Ces conditions sont assez difficiles à trouver dans un corps délibérant, qui a pour principale mission de s’élever au-dessus des détails et de régler les intérêts généraux.

À défaut de l’assemblée législative, pourrait-on remettre la vérification des comptes ministériels à l’administration des finances ? Un bureau ajouté à la direction générale de la comptabilité disposerait certainement des forces et des agens suffisans pour l’exécuter ; mais ce contrôle serait-il assez dégagé de l’influence des membres du gouvernement ? N’y aurait-il pas lieu de craindre que l’employé de l’administration des finances n’hésitât à critiquer les actes et à signaler les abus commis par le ministre dont il dépend ? Oserait-il même dénoncer les inexactitudes graves reconnues dans les autres départemens, qui l’exposeraient à la haine de fonctionnaires puissans ? Sa destitution ne serait-elle pas souvent la prix de l’accomplissement consciencieux de son devoir ? Or l’expérience apprend qu’il est toujours dangereux de placer l’homme entre sa conscience et son intérêt.

Ce sont ces considérations qui ont déterminé le législateur à conférer cette vérification à une magistrature inamovible, possédant à la fois le temps et les moyens que n’a pas l’assemblée législative, et l’indépendance qui fait défaut à l’administration, La cour des comptes est d’ailleurs toute préparée à remplir promptement et sûrement cette mission. On a vu comment elle fixait par un arrêt le chiffre des recettes et des dépenses de chaque comptable. Pour reconnaître l’exactitude des comptes ministériels, il lui suffit de résumer par exercice, par ministère et par chapitre, les résultats qu’elle a contrôlés et fixés dans ses arrêts, puis de rapprocher les chiffres ainsi obtenus des résultats correspondans qui figurent au compte de chaque ministre. S’il y a concordance, il en ressort que le compte est sincère et peut faire foi. La cour alors le déclare publiquement dans un acte solennel qui se renouvelle chaque année, et qui est connu sous le nom de déclaration générale de conformité. Cette déclaration générale est publiée avec les observations auxquelles peut donner lieu le rapprochement des arrêts et des comptes des ministres ; elle est distribuée à l’assemblée des députés.

On distribue également à cette assemblée le procès-verbal d’une commission administrative, dite commission de vérification des comptes des ministres, qui a pour principal objet de certifier la concordance de ces comptes avec les écritures tenues à la comptabilité centrale de chaque département ministériel et avec les écritures du ministère des finances. Les députés trouvent dans ces documens les élémens nécessaires pour apprécier la gestion financière du gouvernement, et pour procéder sûrement à la discussion et au vote de la loi de règlement définitif du budget expiré.

Tel est à grands traits le système général de l’administration et du contrôle des finances. Cet exposé sommaire suffira peut-être à faire comprendre les garanties qui protègent les deniers publics contre les créanciers de l’état, les comptables, les ordonnateurs de tout grade et les membres les plus élevés du gouvernement lui-même. Dès que l’argent est sorti de la bourse du contribuable, il est saisi par la comptabilité, qui le suit à travers toutes les mains, et ne l’abandonne qu’au moment où il est employé pour l’acquittement d’une dette réelle du trésor. Nul, s’il n’y a droit, ne peut en distraire une parcelle, et la conservation comme la légitimité de l’emploi des fonds se trouvent assurées par des règles rigoureuses, des méthodes précises, des responsabilités redoutables et des vérifications répétées. Faut-il en conclure qu’aucun abus ne se soit jamais produit, qu’aucune entreprise n’ait jamais été tentée contre les intérêts du trésor, que les investigations du contrôle n’aient jamais été déjouées par des manœuvres criminelles, qu’il n’y ait jamais eu ni faute, ni négligence, ni faiblesse de la part de ceux qui concourent à mettre en mouvement les rouages compliqués de cette vaste machine ? Un pareil résultat dépasserait les bornes de la perfection humaine, et il serait téméraire de l’affirmer. Il n’en faut pas moins reconnaître le mérite réel de nos institutions financières, qui ont accumulé les obstacles contre l’arbitraire et la mauvaise foi. Grâce à la rigueur de ces dispositions, il n’est permis de porter une main coupable dans le trésor qu’en passant par une série de crimes, et il est à peu près impossible de le faire impunément.

Il est vrai que le vol vulgaire et brutal dans la caisse n’est pas le seul moyen de porter atteinte à la fortune publique ; il est vrai que la possession du pouvoir peut offrir à celui qui veut en abuser l’occasion de s’enrichir. Tout dépositaire de l’autorité a entre les mains une source de bénéfices, s’il ne craint pas de trafiquer de la puissance qui lui est confiée. Depuis le souverain qui possède les secrets politiques, qui dispose des places, des honneurs, des concessions de grandes entreprises, jusqu’aux fonctionnaires qui stipulent au nom de l’état, passent les marchés, reçoivent les fournitures ou les travaux, tous, dans l’accomplissement de leurs fonctions et dans l’exercice de leurs prérogatives, ont plus ou moins un moyen de lucre. En s’exposant les uns au scandale, les autres à la destitution ou à des condamnations sévères, ils peuvent réaliser des opérations fructueuses, vendre leurs faveurs ou leurs complaisances. Contre les abus de cette nature, les institutions sont à peu près impuissantes, et il n’y a d’autre remède que la probité du gouvernement et des agens qu’il emploie ; mais ces actes ne sauraient diminuer la valeur de notre système financier, et quand même ils se seraient produits sous l’empire, ils ne pourraient infirmer la protection réelle dont ce système n’a cessé de couvrir le maniement des deniers publics, même dans la période la plus absolue de la constitution de 1852.

Est-ce à dire que cette organisation soit irréprochable et qu’elle ait atteint les dernières limites de la perfection ? Doit-on prétendre qu’il n’y a nul progrès à réaliser ? La nation intervient-elle d’une manière assez puissante et assez efficace dans la distribution des crédits ? La méthode des viremens ne saurait-elle être corrigée avec habileté, garder une simplicité et un jeu facile, sans défaire les votes du pouvoir législatif ? La péréquation de l’impôt est-elle obtenue ? N’est-il plus possible de simplifier l’exploitation des revenus publics et de diminuer les frais de perception et de gestion ? On a essayé en 1866 une réforme qui a réuni entre les mains des receveurs-généraux les attributions des anciens payeurs, et donné à ces comptables uniques le titre de trésoriers-payeurs généraux. Faut-il s’arrêter là, et ne doit-on pas songer à faire disparaître tout ce qui est inutile et dispendieux, tout ce qui ne constituerait que des sortes de bénéfices destinés à quelques privilégiés ? La constitution du contrôle ne doit pas moins attirer l’attention. Il faut redoubler la rapidité et la sûreté de son action. On pourrait dégager la cour des comptes d’un certain nombre d’attributions qui l’entravent, la constituer avec plus de netteté comme une sorte de délégation du pouvoir législatif pour le contrôle suprême des finances, enfin augmenter encore les conditions de son indépendance. Dans toutes ces réformes, on ne doit néanmoins procéder qu’avec la plus grande circonspection et la plus extrême prudence. Il faut examiner avec soin ce qu’on veut détruire et étudier dans les plus minutieux détails ce qu’on entend modifier. Sous prétexte d’amélioration, ne troublons pas un mécanisme éprouvé, ne supprimons pas des garanties essentielles, et qu’enfin notre marche en avant ne soit pas exposée à devenir un pas en arrière.

L’expérience des dix-huit dernières années ne doit pas uniquement profiter aux réformes administratives ; elle peut encore inspirer de salutaires réflexions sur la direction politique de nos finances. Dans la période qui va s’ouvrir, lorsque la France sera sortie de la crise formidable qu’elle traverse, lorsque la question de salut public ne sera plus la seule, et que les choses auront repris un cours régulier, il est un premier résultat que l’on devra rechercher par des efforts constans, l’équilibre réel, effectif, du budget. Il serait essentiel d’implanter définitivement dans l’administration de l’état cette règle si simple qui est le fondement de l’administration privée, et qui consiste à ne pas dépenser au-delà de ses revenus. Pour y parvenir, il faut d’abord établir un ordre rigoureux, écarter toutes les dépenses somptuaires, supprimer les dotations ruineuses, les emplois inutiles, réduire les traitemens exagérés, empêcher les cumuls scandaleux, et proscrire cette sorte de confiscation d’une partie de la fortune publique au profit de quelques-uns. Il faut encore se défendre de ce qu’on appelle l’entraînement des dépenses productives. Il y a certainement des travaux qui ont pour résultat d’enrichir le pays en facilitant les communications, en développant les relations commerciales. Il est utile de les exécuter promptement et complètement ; toutefois il faut le faire dans la mesure de nos ressources. Il faut éviter surtout de recourir légèrement à l’emprunt, et de tendre pendant la paix les ressorts du crédit, dont toute la force doit être ménagée pour les circonstances critiques. C’est au ministre des finances d’exercer le contrôle le plus sévère sur les dépenses de ses collègues ; la fermeté du caractère est, avec l’honnêteté, la qualité qu’il doit posséder au plus haut degré. Ce n’est qu’avec elle qu’il peut défendre son budget contre toutes les entreprises et toutes les influences, arrêter ce flot des crédits supplémentaires qui a été la plaie de l’empire. Qu’il ne se préoccupe pas du renom d’habile : l’habileté est souvent la science des expédions ; mais qu’il fasse au grand jour de l’administration simple, loyale et sage. Enfin que la France, qui vient de ressaisir la direction de ses affaires, n’oublie plus qu’elle doit la retenir avec un soin jaloux, si elle veut avoir de bonnes finances. Le meilleur moyen d’arrêter l’essor des dépenses, c’est de remettre au pays la décision des questions qui les produisent. Il sera moins que personne sujet à se méprendre, car c’est lui qui supporte les conséquences et qui paie les frais des erreurs politiques.

L. Bouchard.