Les Budgets du siècle

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 342-379).
LES
BUDGETS DU SIÈCLE


«… Car nous avons toujours pensé que les impôts et les finances sont les nerfs de la République… »
(CICERON, Pro lege Manilia.)


Dans tous les banquets on oublie quelqu’un ; de même, parmi les expositions centennales de toutes sortes qu’on vient d’admirer aux Invalides, au Champ-de-Mars et autres lieux, on a négligé celle de nos budgets. On aurait pu la mettre magnifiquement en scène, frappante pour tous les yeux, grâce aux ressources des méthodes graphiques devenues si ingénieuses, sans négliger les tableaux symboliques, les emblèmes parlans, les affiches illustrées où se fût donné libre carrière le génie des Chéret et des Mucha. Un tel spectacle eût fourni les plus utiles enseignemens à la foule des contribuables ; on ne saurait le remplacer, mais on peut utilement tracer les grandes lignes du mouvement de nos finances publiques pendant le siècle qui s’achève. Si les chiffres n’ont point pour tout le monde l’harmonie qui charmait Pythagore, ils ont au moins une voix claire que tout le monde peut entendre.

Pour suivre plus aisément la marche de nos budgets, il convient de les examiner par périodes, et les plus naturelles de ces périodes sont les régimes politiques par lesquels a passé la France depuis 1801 jusqu’à ce jour. Chacun d’eux se marque par un esprit dominant particulier, dont les résultats se traduisent, dans le domaine financier comme dans les autres, plus, même, que dans les autres. Afin d’éviter toute querelle de chiffres, nous prendrons ceux des Comptes généraux de l’Administration des Finances, sans oublier les rectifications nécessitées par certains changemens dans la manière d’écrire les budgets. On serait dupe, en effet, des plus graves illusions si l’on comparait brutalement, pour ainsi dire, les totaux des budgets entre eux sans tenir compte de « ce qu’on ne voit pas. »

Rapprochez, par exemple, purement et simplement le chiffre total des crédits ouverts aux ministres par l’article Ier de la loi de finances de cette année, pour l’exercice 1900, du total analogue figurant dans l’article 1er du projet de loi de finances pour l’exercice 1901 ; vous trouverez 3 547 millions pour 1900 et 3 551 millions pour 1901, et vous en conclurez que les dépenses pour 1901 sont augmentées seulement de la différence entre les deux chiffres, c’est-à-dire de 4 millions. Mais regardez les dessous : vous verrez que le total de 1900 contient le budget de l’Algérie, fixé à 71 millions, tandis que le projet de loi pour 1901 ne contient plus un centime pour l’Algérie, dont le budget est séparé de celui de la France. Du coup, sans aller plus loin pour le moment — (nous examinerons ceci en détail plus tard), — la différence apparente de 4 millions devient une différence réelle de 75 millions.

Autre exemple : lisez le Total des Recettes ordinaires du budget de 1870 tel qu’il figure dans les Résultats généraux officiels[1], vous trouverez 1 940 millions — (nous comptons seulement par millions, en arrondissant les chiffres) ; — vous avez vu que le budget proposé pour 1901 est évalué à 3 551 millions : vous en concluez que l’augmentation accomplie de 1870 à 1901 s’élève à 1 611 millions. Mais les totaux des tableaux publiés autrefois contenaient les « fonds spéciaux, » c’est-à-dire les sommes perçues par l’Etat pour le compte des départemens et des communes et restituées par lui aux budgets locaux ; aujourd’hui les tableaux budgétaires ne contiennent plus que les fonds de l’Etat exclusivement ; — il en est ainsi depuis 1893 ; — donc, pour comparer exactement les recettes ordinaires de 1870, il faut ajouter aux 3 551 millions actuels les 408 millions de contributions directes et taxes assimilées à percevoir en 1901 par l’Etat pour les départemens et les communes. L’augmentation des charges pesant sur les contribuables, calculées aujourd’hui comme en 1870, n’est donc plus seulement de 1 611 millions, mais de 2 019 millions.

Ces exemples, toute discussion plus approfondie et plus détaillée étant réservée, prouvent qu’il ne suffit pas de copier fidèlement des chiffres officiels pour montrer la marche exacte des finances du pays ; il faudrait d’abord que les chiffres officiels fussent exacts eux-mêmes, ce qui n’est pas toujours, car on ne doit pas confondre l’exactitude morale et l’exactitude matérielle ; il faudrait ensuite que les cadres dans lesquels les chiffres sont disposés fussent identiques. Cette seconde condition n’est rien de moins que la quadrature du cercle. A la lettre, elle est irréalisable, tant les budgets ont subi de métamorphoses dans les détails de leur contexture depuis un siècle, et même depuis dix ans. Quelque chose de certain, de positif, de clair, reste pourtant ; une commune et constante mesure, que les transformations de comptabilités et les changemens d’affectations budgétaires les plus considérables ne sauraient altérer dans sa rigoureuse vérité : c’est le total des sommes prélevées sur l’ensemble des contribuables. Pour un motif, pour un autre, sous une forme, sous une autre : qu’importe ? Le résultat ne change pas. La France produit tant par an, par son agriculture, par son industrie, par son commerce, par son travail de toute sorte ; sur ce produit, l’Etat prélève tant. Tout est là. Malheureusement, sur ce point, on verra que l’équivoque est impossible. La progression du prélèvement est effrayante. Le monstrueux tribut du Minotaure était constant et sa durée limitée : sept jeunes filles, sept jeunes garçons, chaque année, pendant neuf ans ; les Athéniens, dans leur infortune, savaient à quoi s’en tenir. Les Français du XIXe siècle sont moins éclairés sur leur propre sort. L’appétit et les exigences de la formidable Bête qui menace d’étouffer la personne humaine vont croissant d’année en année avec une rapidité prodigieuse, sans limite à prévoir, et nul fils d’Egée ne viendra nous affranchir, si nous ne savons nous délivrer nous-mêmes.


I.
DE 1801 A 1815

Le premier budget du XIXe siècle est celui de l’an IX, du 23 septembre 1800 au 22 septembre 1801. D’après les chiffres des Comptes généraux de l’administration des finances, et en y ajoutant les frais de régie, les non-valeurs, restitutions, remboursemens, etc., qui ne sont rattachés aux budgets que depuis les lois et ordonnances de 1818 et de 1822, mais qu’il faut compter dès l’origine pour rendre les choses comparables et unifier les cadres autant que possible, nous voyons ce premier budget se régler par 836 millions de recettes ordinaires et extraordinaires et par une somme sensiblement égale en dépenses.

Ces 836 millions comprennent les fonds spéciaux pour les départemens et les communes, dont je parlais plus haut, s’élevant alors à 43 millions. On peut résumer ainsi, à grands traits, la composition des recettes et des dépenses de la première république française en 1801 :


RECETTES Francs.
Contributions directes 308 000 000
Forêts et Domaines 248 000 000
Enregistrement et Timbre 114 000 000
Douanes et sels 30 000 000
Contributions indirectes 2 336 000
Postes 17 383 000
Produits divers 30 000 000
Ressources extraordinaires 86 000 000

Ces divers élémens donneraient un total légèrement supérieur à 836 millions parce que les chiffres sont arrondis (par exemple : ressources extraordinaires, 86 millions de francs, au lieu de 85 991 843 de francs, chiffre exact) ; mais ces légères modifications n’altèrent point la réalité et ne font que rendre la vision plus nette.


DÉPENSES Francs.
Dette publique 108 000 000
Frais de régie, remboursemens, etc 286 000 000
Guerre 253 000 000
Marine et colonies 98 000 000
Affaires étrangères 6 000 000
Justice 11 000 000
Autres dépenses 74 000 000

En résumé, les charges de la dette prennent un peu plus de 12 pour 100 du budget ; les dépenses militaires en prennent 42 pour 100 ; les frais de régie, etc., 32 pour 100 ; et le reste, 4 pour 100, suffit à l’administration de la France d’alors : Affaires étrangères, Cultes, Instruction publique, Justice, Beaux-Arts, Intérieur, Travaux publics, Agriculture, Commerce, etc. Moins de 100 millions, — exactement 91, — pour tout cela, pour tous ces ministères, toutes ces administrations, tous ces bureaux, toute cette hiérarchie, tout ce mandarinat, toute cette paperasserie qui représentent aujourd’hui près de 800 millions.

Ainsi débute le siècle. Toutefois, le budget du régime n’est pas encore fixé. Ces chiffres de l’an IX ne sont que circonstanciels. Ils comprennent des élémens importans légués par les périodes précédentes, notamment par l’anarchie du Directoire, et ne comportent pas encore les applications des projets en préparation. Le rapport présenté au Tribunal, le 15 nivôse an IX (5 janvier 1801), par M. Bérenger, au nom de la Commission chargée d’examiner le projet de loi relatif aux dépenses, expose nettement cette situation. Après une critique non dissimulée et fort libre de la forme incorrecte en laquelle le projet était présenté, quoique par force majeure, il s’exprime en effet en ces termes :

L’état des finances et de toutes les branches de l’administration était tel, à l’époque du 18 brumaire, que l’appeler un désordre absolu, c’est en donner une idée fort imparfaite ; aucun des élémens d’alors ne peut servir de base à une distribution raisonnable et utile des dépenses publiques. Quelque activité qu’on ait mise depuis à en préparer d’autres, ils ne sont pas tous rassemblés ; il reste encore bien des abus à détruire, des réformes à opérer, des travaux utiles à reprendre. L’administration s’organise, mais cette importante opération n’est pas encore terminée. La distribution qu’on vous proposerait aujourd’hui serait donc essentiellement imparfaite ; elle ne pourrait proportionner les fonds à l’exigence respective des besoins ; elle laisserait le service en souffrance, retarderait les progrès de l’ordre, serait-un obstacle à la véritable économie.

Il n’en sera pas de même pour l’année prochaine. Si la République compte encore alors quelques ennemis, ils seront peu nombreux et peu redoutables ; son système militaire et maritime sera parfaitement organisé, les travaux, les établissemens, en un mot tous les genres de dépenses qu’exige l’administration intérieure auront pris une assiette déterminée : vous balancerez réellement, et non par de vains aperçus comme on l’a fait si longtemps, les besoins et les ressources de l’État. Enfin le gouvernement, qui a le même intérêt, et la même volonté que vous de se conformer aux dispositions de l’acte constitutionnel, s’empressera sans doute de vous présenter un plan de finances digne de sa sagesse et de l’approbation du Corps législatif. Ainsi la marche que vous adopterez ne doit être considérée ni comme un principe, ni comme une règle ; c’est, au contraire, un moyen d’accélérer le retour aux véritables principes, el d’en réclamer l’observation pour l’avenir.

La vraie physionomie budgétaire se précise mieux les années suivantes, en 1802, en 1803 ; en 1804 surtout le passé est réglé, l’ordre nouveau institué ; les finances publiques peuvent être considérées comme définitives, si quelque chose humaine est définitive, ou même longue, suivant la triste parole de Mézence à Rhèbe, son noble cheval. Ces budgets se résument ainsi, non point d’après les chiffres des rapports et des lois primitives, encore une fois, mais d’après les résultats complets des exercices, et tous comptes établis suivant les cadres de 1818 et de 1822.

BUDGET DE L’AN X (23 septembre 1801 à 22 septembre 1802).


Francs
Recettes totales 701 400 000
Dépenses totales 701 242 000
BUDGET DE L’AN XI (1802-1803).


Francs
Recettes totales 782 000 000
Dépenses totales 788 000 000
BUDGET DE L’AN XII (1803-1804)


Francs
Recettes totales 915 000 000
Dépenses totales 950 000 000

Il faut lire en leur entier les projets de lois, rapports, discours relatifs à ces budgets, notamment dans les comptes rendus complets (le Moniteur est fort insuffisant) des séances du Corps législatif du 21 ventôse an XI (12 mars 1803), 27 ventôse, 1er germinal, etc., de la même année, et surtout le remarquable Rapport aux Consuls, en quelque sorte le premier Compte général de l’administration des finances du siècle, présenté par le ministre des Finances Gaudin, dont la lucidité, la clairvoyance, la ferme raison, l’indépendance de jugement, la sincérité morale furent depuis rarement égalées.

Le budget de l’an XI fut le premier réunissant en une seule loi l’ensemble des opérations financières, qui étaient auparavant dispersées en projets spéciaux. Celui de l’an XII dépasse de 162 millions celui de l’an XI, mais les dépenses militaires (préparatifs de Boulogne et autres) l’emportent à elles seules de 137 millions sur les précédentes : 550 millions en l’an XII au lieu de 413 en l’an IX. En résumé, le budget de l’an XII peut se classer ainsi, en dépenses :


Francs
Dette publique 117 000 000
Frais de régie, etc. 145 000 000
Dépenses militaires 550 000 000
Autres dépenses 138 000 000

Mais il ne suffit pas d’énoncer ces chiffres pour avoir une idée juste de leur portée ; la France de 1801, de 1802, de 4804, n’est pas la France de 1900. Chacun le sait, mais chacun l’oublie.

Autre chose est gouverner et administrer les quatre-vingt-six départemens de la France contemporaine et ses colonies plus ou moins productives et lointaines, autre chose gouverner la France de l’an IX et de l’an XII, magnifique de force et de richesse, frémissante dévie et de gloire, telle qu’elle surgit à nos yeux d’une simple feuille de répartition d’impôts d’un percepteur de village pour la « contribution foncière de l’an XII, » par exemple. Lisez sur ce papier jauni, couvert de la poudre des archives, ce tableau formidable des cent huit départemens français : Ain, Aisne, Allier, Alpes-Maritimes, Ardèche, tous ces noms connus, et tout à coup : Doire, chef-lieu Ivrée ; Dyle, chef-lieu Bruxelles ; Escaut, chef-lieu Gand ; Forêts, chef-lieu Luxembourg ; Jemmapes, chef-lieu Mons ; Léman, chef-lieu Genève ; Lys, chef-lieu Bruges ; Meuse-Inférieure, chef-lieu Maastricht ; Mont-Tonnerre, chef-lieu Mayence ; Deux-Nèthes, chef-lieu Anvers ; Ourthe, chef-lieu Liège ; , chef-lieu Turin ; Rhin-et-Moselle, chef-lieu Coblentz ; Roër, chef-lieu Aix-la-Chapelle, avec Cologne, avec Clèves ; Sambre-et-Meuse, chef-lieu Trêves ; Sezia, chef-lieu Verceil, où vainquit Marius ; Sture, chef-lieu Coni ; Tanaro, chef-lieu Asti,… en attendant que, plus loin, dans un dossier voisin, vous mettiez la main sur l’Etat général des directions de douanes en 1811, où vous lirez pêle-mêle : Bayonne, Bordeaux, Rotterdam, Amsterdam, Besançon, Hambourg, Wesel, Parme, Perpignan, Florence, Lyon, Rome, Gênes, Saint-Gaudens…

Cette France prodigieuse de 1811, levant les taxes douanières à l’embouchure de l’Elbe, au fond du Zuiderzée, comme au pied des monts de Fiesole et sur la Voie appienne ; administrant, par ses préfets et ses sous-préfets, un si vaste territoire et « des peuples sans nombre », à quelle somme était donc monté son budget ?

A 1 309 millions de francs, ainsi répartis :


Francs
Dette publique 161 000 000
Frais de régie, etc. 309 000 000
Dépenses militaires 663 000 000
Dotations impériales 28 000 000
Autres dépenses 148 000 000

Enfin les budgets de 1813, de 1814, de 1815, avec les événemens de tous genres, invasions, révolutions, qui remplirent les deux dernières années s’élevèrent, en dépenses :


Francs
En 1813 à 1 4760 009 000
En 1814 à 906 000 000
En 1815 à 1 000 000 000

Et en recettes ordinaires et extraordinaires :


Francs
En 1813 à 1 301 000 000
En 1814 à 791 000 000
En 1815 à 944 000 000

En récapitulant toutes les dépenses ordinaires et extraordinaires depuis le 23 septembre 1800 jusqu’au 31 décembre 1815, on trouve le total de 15 milliards 293 millions, ainsi répartis :


Millions
Dette publique 1 846
Dotations impériales 326
Frais de régie, remboursemens, etc 3 421
Dépenses militaires 7 584
Autres dépenses 2 116

Telles furent, en quinze années, les dépenses de Napoléon Ier. Régime de guerre s’il en fut, puisque les dépenses militaires représentent à elles seules la moitié du total. Les tableaux budgétaires suffiraient à caractériser cette époque aux yeux des érudits futurs, tous les autres élémens de l’histoire vinssent-ils à disparaître. Régime d’économie en même temps, à coup sûr, puisqu’un tel maître, n’ayant qu’à vouloir, animé du goût d’administration le plus vif et le plus puissant qui se fût manifesté depuis l’Empire romain ; possédant au plus haut degré le sentiment des conditions nécessaires de la grandeur d’un peuple ; désirant passionnément celle de la France, n’eût-ce été que dans l’intérôt de sa propre grandeur, sut gouverner un tel empire avec des frais généraux certainement huit à dix fois moindres que ceux de la France actuelle, beaucoup moins étendue et qui n’est pas, il s’en faut, huit à dix fois plus forte, plus sûre pour les droits civils de chacun, ni même plus riche. Les recettes totales, de leur côté, ne dépassèrent pas 14 795 millions, ce qui fait ressortir un déficit de 498 millions.

Quant à la dette publique, dont les charges figurent pour 108 millions au budget de l’an IX et pour 116 millions au budget de 1815, nous verrons plus loin quel fut en réalité son mouvement par suite des événemens politiques qui se déroulèrent de 1801 à 1815 inclusivement.

Une étude financière approfondie appellerait ici bien des observations ; mon but, je l’ai dit, est seulement de présenter des tableaux aussi justes, aussi clairs que possible. À ce titre, les indications qu’on vient de voir suffisent pour montrer ce que furent les chiffres des budgets des quinze premières années du siècle. Il ne reste qu’à poursuivre cette revue.


II. DE 1816 A 1829

Les Comptes généraux des Finances rassemblent les budgets relatifs à la Restauration depuis 1814 inclusivement, sauf les trois premiers mois, jusqu’à la fin de 1819. J’ai laissé les années 1814 et 1815, comme on vient de le voir, dans les comptes de la période napoléonienne. Sans doute la Restauration commença politiquement en avril 1814 ; le 2 avril, avec la proclamation, par le Sénat, de la déchéance de l’Empereur et de sa famille ; le 6, avec l’abdication de l’Empereur, et avec le décret du Sénat conservateur de l’Empire appelant au trône Louis-Stanislas-Xavier de France, comme roi des Français ; le 12, avec l’arrivée à Paris du Comte d’Artois comme lieutenant général du royaume ; le 20, avec les adieux de Fontainebleau et avec l’entrée solennelle de Louis XVIII à Londres en sa qualité de roi de France, en attendant qu’il fît, le 3 mai, son entrée à Paris. Mais les événemens qui dictèrent en définitive le budget de 1814 dépendent de l’Empire ; de même que le retour de l’île d’Elbe et les quatre mois qui s’écoulèrent du 1er mars au 22 juin dominent tellement l’année 1815 qu’ils l’emportent de beaucoup, en force déterminante, sur les huit mois pendant lesquels régna Louis XVIII ; si bien que les budgets de 1814 et de 1815 furent ce qu’ils furent à cause de Napoléon bien plus qu’à cause de Louis XVIII. Je ne compte donc l’administration financière de la Restauration qu’à partir de l’exercice 1816 inclusivement jusqu’à la fin de l’exercice 1829, l’année 1830 devant être impliquée dans les comptes du gouvernement de Juillet, parce qu’elle fut dominée par la révolution des « trois glorieuses. »

C’est ainsi une période de quatorze exercices budgétaires qui forme le lot financier exclusif de la Restauration, incontestablement remarquable par l’ordre et l’esprit d’économie de son administration, puisqu’elle est le seul gouvernement dont les budgets, pris ensemble, se règlent par un excédent de recettes. Les recettes totales, ordinaires et extraordinaires, de 1816 à 1829 inclusivement, s’élèvent en effet à 14 474 762 138 francs et les dépenses totales à 14 427 673 706 francs, d’où un excédent de recettes de 47 088 432 francs. Il n’en serait pas de même si l’on comptait à part les recettes ordinaires et les dépenses ordinaires.

Le budget de 1816 fut présenté à la Chambre des députés, le 23 décembre 1815, par le ministre des Finances comte Corvetto, et par M. Dudon, conseiller d’Etat, qui furent un exposé des motifs complet, suivant la coutume d’alors bien préférable à celle d’aujourd’hui consistant à remettre silencieusement le budget sur le bureau de la Chambre, sauf à en parler six mois plus tard. D’après, le projet, les dépenses devaient atteindre exactement 800 millions, équilibrés par une somme identique de recettes. Dans les dépenses figuraient notamment : la dette, pour 115 millions ; la liste civile du roi, pour 25 millions, et les dotations de la famille royale, pour 8 millions ; la Chambre des Pairs, pour 2 millions ; la Chambre des Députés (mandat gratuit), pour 700 000 francs ; la Guerre, pour 180 millions ; la contribution de guerre due aux alliés, pour 140 millions ; l’entretien de leurs troupes, pour 130 millions ; la Marine, pour 48 millions ; les Affaires étrangères, pour 6 millions et demi, etc.

La discussion qui précéda le vote de la loi de finances fut marquée par un débat qu’il faut signaler parce qu’on pourrait l’appeler prophétique. Tout le secret des finances publiques y fut révélé. C’est le débat relatif au droit d’initiative des Chambres. Le projet déposé par le gouvernement contenait une disposition relative au règlement de l’arriéré postérieur au 1er avril 1814, mais les résolutions déjà prises sur l’arriéré antérieur à cette date étaient tenues pour définitives. La Commission du budget jugea préférable de reprendre en son entier la question de l’arriéré sans aucune distinction, et de consolider toute la dette arriérée, suivant un système développé longuement dans un rapport de M. Corbière, lu à la tribune le 9 mars, portant sur l’ensemble du budget. Un rapport spécial sur les Contributions indirectes fut présenté par M. Feuillant, et un troisième rapport spécial aux Douanes présenté par le baron Morgan. Cinq jours après ces communications à la Chambre, la discussion s’ouvrit par un discours du baron Pasquier, parlant au nom des commissaires du roi, qui posa immédiatement la question de principe soulevée par le rapport de M. Corbière et par les décisions de la Commission. Elle n’était certes point suspecte d’esprit révolutionnaire, cette Commission, comptant parmi ses principaux membres MM. Cornet d’Incourt, le marquis de Saint-Géry, le marquis d’Archimbaud, le prince de Broglie, de Villèle, le comte de Scey, le comte de la Bourdonnaye, le vicomte de Castelbajac, etc. ; pourtant elle usurpait purement et simplement, au dire du baron Pasquier, une prérogative essentielle et exclusive du gouvernement, en prenant l’initiative qu’elle avait prise pour la consolidation intégrale de l’arriéré, alors que le roi ne l’avait point proposée et qu’une loi antérieure, du 23 septembre 1814, avait réglé déjà les droits de certaine catégorie de créanciers.

« Combien, dit M. Pasquier, ne seraient pas effrayantes les conséquences du système suivi par la Commission ! Quel serait le sort de l’État, de l’administration de l’Etat, si, chaque année, chaque budget venait remettre en question la législation existante ?… Il faut songer à l’avenir et se demander ce que deviendraient la charte et la monarchie, ce que deviendraient les trois pouvoirs si l’un d’eux faisait aux autres une loi nécessaire d’obtempérer à sa volonté. Et ne serait-ce pas une manière certaine pour la Chambre d’arriver à concentrer en elle-même toute l’action de l’autorité (législative que de pouvoir faire ainsi, chaque année, de l’adoption d’un budget la condition des changemens qu’elle voudrait opérer dans la forme et l’exercice de toute administration, de tout pouvoir ?… Il faut le dire franchement, le gouvernement passerait tout entier dans la Chambre… »

Le baron Pasquier concluait que la question ne pouvait être posée dans le budget, mais seulement sous forme d’une proposition de loi séparée, soumise aux règles ordinaires de toute loi ; M. de Bourrienne lui répliqua en défendant le projet de la Commission, et le comte Beugnot, ministre d’Etat, vint lui répondre, insistant sur les dangers de la confusion de pouvoirs, de l’usurpation résultant des entreprises de la Commission au mépris du droit d’initiative appartenant au roi seul. Mais les raisons les plus fortes contre la Commission furent portées à la tribune par Royer-Collard. L’intrépide libéral, dont rien ne fit jamais fléchir les convictions ni reculer la pensée, qui ne craignait pas de proclamer « magnanime » l’âme de Danton, qui défendit si courageusement la liberté de la presse et de la pensée, prit hautement parti, dans cette circonstance, pour le gouvernement contre la Chambre. Examinant non seulement les textes constitutionnels, mais la nature des choses, il soutint que l’initiative des lois est une fonction essentielle du pouvoir exécutif, et non de la puissance législative qui ne peut être mise en activité, dans le système de la séparation des pouvoirs, que par l’intervention formelle et nécessaire du roi. Lorsqu’une Chambre revendique le droit de s’élever au-dessus des lois, « d’anéantir celles qui lui feraient obstacle, » ce « pouvoir monstrueux » qu’elle s’arroge ainsi, cette « violence faite aux lois, » constituent proprement ce qu’on appelle la tyrannie… « L’expérience a prouvé qu’elle ne serait nulle part plus redoutable et plus funeste que dans le corps qui semble plus spécialement chargé de la défense des intérêts populaires… Ah ! messieurs, qui l’eût dit que, dès la première session de la première Chambre formée en exécution de la Charte, avec toutes les garanties que l’expérience avait indiquées, et dans des circonstances qui n’y ont appelé que les partisans les plus déclarés de la monarchie légitime, on verrait la prérogative du monarque envahie de nouveau et les Commissions de la Chambre exercer à cette tribune la fonction royale de l’initiative ?… Je m’arrête ici ; je cède au découragement qui s’empare de moi, et je déplore cette fatalité qui nous repousse sans cesse vers les bords de l’abîme dont nous sortons à peine. »

De violens murmures interrompirent plusieurs fois Royer-Collard dans son audacieux langage, les assemblées supportant plus malaisément encore que les princes l’expression des opinions qu’elles ne partagent point ; et, contrairement à un usage constant, la Chambre, par deux votes successifs, refusa d’autoriser l’impression du discours où son omnipotence avait été combattue et signalée comme le pire danger et la plus insupportable tyrannie. Le courageux orateur n’en avait pas moins formulé, presque seul contre tous, une de ces lois naturelles que les hommes peuvent ne pas écrire, même nier et violer, mais que les choses appliquent malgré eux. Les événemens qui s’accomplissent sous nos yeux ne prouvent que trop combien il avait raison. Le débat finit par une sorte de transaction entre le roi et la Chambre. Le principe défendu par les ministres et par Royer-Collard fut sauvé, grâce à une manœuvre habile qui permit au gouvernement de triompher en la forme et à la Chambre de triompher en fait.

En définitive, lorsque le budget de 1816 fut réglé législativement, après l’exercice, les recettes furent fixées à 1 036 804 000 fr., et les dépenses à 1 055 854 000 francs, supérieures de 255 millions au projet primitif, y compris, toujours, les fonds spéciaux, les frais de régie, les remboursemens, restitutions et non-valeurs. Ses grandes divisions furent, en dépenses :


Francs
Dette publique 117 813 000
Frais de régie, remboursemens, etc 172 546 000
Dotations royales 36 700 000
Guerre et marine 403 000 000
Administration générale (justice, affaires étrangères, intérieur, travaux publics, etc). 110 000 000
Dépenses diverses (occupation étrangère, etc. ). 215 795 000

On ne saurait tenir pour normal ce budget de 1816, non plus que ceux de 1817 et de 1818, qui s’élevèrent à 1 189 millions et à 1 434 millions, à cause des charges exceptionnelles résultant des faits antérieurs et de l’invasion. Le premier budget pour ainsi dire naturel du nouveau régime fut celui de 1819, qui n’atteignit plus que 896 millions de francs de dépenses en présence de 936 658 784 francs de recettes, faisant ressortir un excédent de recettes de plus de 40 millions. Cet exercice ne comportait pas encore, cependant, les résultats définitifs de la liquidation financière des grands événemens de la fin de l’Empire et des traités de 1815. Il faut arriver au budget de 1824 pour trouver, notamment dans la dette publique, toutes ces conséquences ressortant de la loi de 1823. En voici l’équilibre général :


Francs
Recettes totales 989 563 042
Dépenses totales 986 073 842
Excédent de recettes 3 489 200

Les dépenses se répartissent ainsi dans leurs divisions principales en chiffres ronds :


Francs
Charges de la dette 334 665 685
Dotations 40 334 438
Frais de régie, remboursemens, etc 162 000 000
Guerre et marine 266 000 000
Ensemble des autres dépenses 183 000 000

Les charges annuelles de la Dette publique se trouvaient donc portées à plus de 334 millions au lieu de 109 millions en 1814, soit une augmentation de 225 millions résultant de la liquidation générale des événemens de 1814 et de 1815, qui avaient nécessité les opérations de 1816, 1817, 1818, 1821, 1822, 1823 pour les réquisitions de guerre, les arriérés antérieurs à 1810, à 1814, les remboursemens de la Légion d’honneur, les diverses contributions de guerre, etc., etc. Ces 334 millions se décomposaient ainsi :


Millions
Pour la dette consolidée 197
— la dette viagère 71
— la dette remboursable 26
— l’amortissement 40

La Dette consolidée était constituée tout entière en rentes 5 pour 100 ; ses arrérages de 197 millions représentaient donc un capital nominal de 3 940 millions ; en ajoutant le capital correspondant aux charges de la dette remboursable et de la dette viagère, la France se trouvait donc grevée, au 1er janvier 1824, d’une dette totale d’environ 5 milliards et demi à 6 milliards au plus en capital. Lorsque l’Angleterre avait terminé, six ou sept ans auparavant, la liquidation financière représentant ses longs efforts contre Napoléon, elle s’était trouvée en présence d’une dette totale de 22 milliards en capital, correspondant à une charge annuelle de 808 millions de francs.

Le dernier budget de la Restauration, en 1829, s’éleva à 1 015 millions de dépenses, et à 1 021 millions de recettes ; soit un excédent de recettes de 6 millions. Les charges de la Dette n’étaient plus que de 328 millions au lieu de 334 en 1824, quoique la loi du 25 avril 1825 eût ordonné un emprunt de 866 510 000 fr. pour indemnités aux émigrés, et que la loi du 19 juin 1828 eût ordonné un emprunt de 78 millions pour dépenses extraordinaires des exercices 1828 et 1829. La Restauration avait pu néanmoins réduire les charges annuelles de 6 millions par an, grâce à la conversion de la rente 5 pour 100 en 3 pour 100 opérée par la loi du 1er mai 1825, et grâce aux diminutions produites dans la dette remboursable et dans la dette viagère abaissées : celle-ci à 64 millions en 1829 au lieu de 71 en 1824, et celle-là à 23 millions au lieu de 26, pour leurs services annuels.

En définitive, le budget normal de la France, de 1816 à 1829, augmenta d’une centaine de millions en quatorze ans, soit une moyenne d’environ 7 millions par an.


III. 1830-1847 — 1848-1851 — 1852-1869

Avec la monarchie de Juillet les chiffres vont s’élever. Il semble que l’esprit futur commence à souiller. Les dix-huit budgets de 1830 à 1847 inclusivement forment, d’après les règlemens législatifs, les totaux ci-dessous :


Francs
Recettes totales 21 984 777 140
Dépenses totales 22 982 640 498
Déficit 997 863 358

C’est 1 milliard de découverts environ que cette période nous a légué. Il ne faut pas en être surpris ; le premier souci de la Chambre fut en effet de réclamer la pleine initiative des lois en matière de dépenses comme en tout autre. Le 6 août, Louis-Philippe d’Orléans n’étant encore que lieutenant général du royaume, un député de Seine-et-Oise, M. Bérard, proposa diverses modifications à la Charte, parmi lesquelles tout d’abord celle de l’article 16 : « Le roi propose la loi, » qui devrait être désormais ainsi rédigé : « La proposition des lois appartient au roi, à la Chambre des pairs et à la Chambre des députés. »

Moyennant l’acceptation de ces modifications (il est inutile d’indiquer ici les autres), Louis-Philippe serait appelé au trône, lui et ses descendans, à perpétuité, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leurs descendans. Une commission de neuf membres était chargée d’examiner la proposition de M. Bérard et d’apporter son rapport le même jour. Le soir, à huit heures, la Chambre se réunissait de nouveau ; M. Dupin aîné lisait le rapport favorable de la commission ; le lendemain matin, à huit heures, la discussion s’ouvrait ; le nouvel article 16 était adopté sans débat, et la nouvelle rédaction de la Charte était votée tout entière par 219 voix contre 33. Le même jour, à une heure après midi, la Chambre des pairs recevait communication de la délibération de la Chambre des députés, l’adoptait séance tenante, par 89 voix contre 10 et 14 abstentions, après un discours prodigieux de Chateaubriand, et le 9 août, devant les Chambres réunies, Louis-Philippe acceptait la nouvelle charte, jurait de l’observer et était proclamé roi des Français. La plus profonde révolution, qui devait en entraîner bien d’autres, était accomplie sans qu’on s’en fût douté ; ce n’était point d’avoir remplacé une dynastie par une autre : c’était d’avoir fait passer dans les Chambres, même dans les mains de chaque député, la plénitude de l’initiative des lois en toute matière. Personne n’avait compris que c’était le gouvernement par la Chambre des députés qu’on venait d’inaugurer, en même temps qu’on supprimait toute barrière à l’augmentation indéfinie des dépenses publiques. Auparavant, l’initiative appartenant au gouvernement seul, toute l’activité des Chambres s’exerçait dans le contrôle des propositions du pouvoir exécutif, tous leurs efforts se consacraient et se concentraient à défendre les deniers des contribuables. Désormais il n’en devait plus être ainsi : au contraire. C’est une loi psychologique invincible qui porte les assemblées comme les individus à abuser de leurs droits ; pouvant proposer sans limite toutes les lois que chacun de leurs membres est capable d’imaginer, elles cèdent inévitablement à ce penchant ; elles veulent légiférer sans cesse, comme Perrin-Dandin voulait juger toujours, et presque toute loi coûte cher.

Dans le seul pays où le régime parlementaire existe réellement, en Angleterre, l’initiative des Chambres en matière de dépenses est absolument supprimée et s’exerce avec une grande prudence dans les autres domaines. On se garda bien d’imiter cet exemple quand on modifia la constitution, chez nous, en 1830. En parlant de souveraineté du peuple sans la comprendre, on n’eut souci que de la souveraineté de la Chambre des députés. Chateaubriand seul aperçut et signala, dans son langage hautain, les conséquences logiques, inévitables, des principes qu’on proclamait. Elles vinrent à leur heure, en 1848, en 1851 ; elles sont en voie, aujourd’hui, de se réaliser pleinement, au plus grand préjudice de la liberté, de ces « droits de l’homme » qui furent la raison d’être de la révolution de 1789 et qui ne tarderont pas à se trouver aussi méconnus par la tyrannie législative qu’ils le furent par la monarchie absolue. Elles se montrent avec plus de force encore en finances qu’en politique. On n’a qu’à lire les chiffres des budgets pour les apercevoir.

Le premier budget de Louis-Philippe, celui de 1830, dépassa 1 095 millions de dépenses, soit 81 millions de plus qu’en 1829 ; la plus forte partie de cette augmentation fut déterminée surtout, d’ailleurs, par l’expédition d’Alger, ordonnée et commencée par Charles X. Les dépenses militaires de 1829 n’avaient été que de 287 millions ; celles de 1830 atteignirent 324 millions, qui devaient être dépassés notablement l’année suivante. Elles furent en effet de 458 millions en 1831, pour redescendre ensuite, d’année en année, jusqu’à 287 millions en 1836. Le budget des dépenses de cette année 1836 peut être pris comme type de l’administration financière de la monarchie de Juillet pendant ses premières années. Il se présente ainsi dans ses grandes lignes : dépenses totales, 1 065 millions ainsi répartis en chiffres ronds :


Francs
Dette publique 331 485 000
Dotations 16 744 000
Frais de régie, remboursemens, etc 168 000 000
Dépenses militaires 287 000 000
Dépenses des autres services 262 000 000

Les choses ne sont pas très différentes de ce qu’elles étaient en 1829. La dette consolidée est à 192 millions au lieu de 200 ; la dette viagère à 65 millions au lieu de 64 ; la dette remboursable, à 28 millions au lieu de 23 ; si le service total de la dette s’élève à 331 millions (au lieu de 328 en 1829), c’est qu’il faut ajouter aux chiffres ci-dessus 45 millions pour la dotation de l’amortissement au lieu de 40 en 1829. Les dépenses royales ont diminué : le roi-citoyen et sa famille ne coûtent que 13 millions au lieu de 32 en 1829 ; la Chambre des pairs ne coûte que 720 000 francs au lieu de 2 millions, toute dotation ayant été supprimée par la nouvelle charte ; la Légion d’honneur, 2 400 000 fr. au lieu de 3 652 000 francs ; etc. Les Affaires étrangères ne coûtent que 7 millions et demi au lieu de 11 millions et demi ; l’Instruction publique coûte près de 10 millions de plus : 13 millions au lieu de 3 607 000 francs ; de même, augmentation de dépenses utiles : aux Travaux publics (62 millions au lieu de 34), aux postes (22 millions au lieu de 16), etc. Enfin cet exercice 1836 se solde par un léger excédent de recettes : 6 282 000 francs, à peu près le même chiffre que l’exercice 1829, soldé par un excédent de recettes de 6 975 000 francs.

Le dernier budget du régime, celui de 1847, est bien différent :


Francs
Recettes totales 1 372 387 450
Dépenses totales 1 629 678 089
Déficit 257 290 639

Déjà les budgets précédens s’étaient soldés en déficit ; c’était devenu la règle depuis 1840, en même temps que l’accroissement continu des dépenses. En 1840, déficit, 129 millions ; en 1841, 44 millions ; en 1842, 110 millions ; en 1843, 67 millions ; en 1844, 43 millions ; en 1845, 96 millions ; en 1846, 167 millions. Le dernier découvert, en 1847, fut aussi le plus élevé de la série. Décomposons les dépenses de cet exercice comme celles des budgets précédens ; voici les chiffres :


Francs
Dette publique 384 602 358
Dotations 14 810 271
Frais de régie, remboursemens, etc 238 000 000
Dépenses militaires 526 000 000
Dépenses des autres services 466 000 000

Au premier coup d’œil, on voit que les grosses augmentations, par rapport à 1836, portent particulièrement : sur la Dette, 53 millions de plus ; sur les frais de régie, remboursemens, etc., 70 millions ; sur la Guerre et la Marine (et Colonies), 240 millions. En décomposant les autres dépenses augmentées de 204 millions, on trouve 138 millions de plus aux Travaux publics ; 5 millions et demi de plus à l’Instruction publique ; ces accroissemens s’expliquent dans une certaine mesure par les événemens accomplis en dehors de la volonté des Chambres et du gouvernement, par des améliorations de services utiles nécessitées par le développement général de la civilisation, de l’industrie, du commerce ; par l’établissement des chemins de fer. Il n’en serait pas moins fort aisé de montrer le rôle de l’initiative parlementaire ; il suffirait de reprendre en détail les mouvemens annuels des budgets et de reproduire quelques extraits des débats parlementaires de 1845, 1846, 1847.

En fait, à une administration financière de quatorze années s’étant trouvée aux prises, dès le début, avec les difficultés et les bouleversemens les plus graves, dont la gestion personnelle s’était réglée cependant, en définitive, par un excédent de recettes, avait succédé un système qui se traduisait, au bout de dix-huit ans, par un déficit de près de 1 milliard et par une augmentation de dépenses de 615 millions, soit une augmentation moyenne de 34 millions par an (au lieu de 7 millions par an de 1816 à 1829).

Il est vrai que durant la même période, les ressources générales de la nation avaient sensiblement augmenté. Si l’on veut, par exemple, en considérer un des signes principaux, le commerce extérieur, on voit qu’il s’était accru dans une proportion plus élevée que les budgets. Le chiffre du commerce extérieur de la France et celui de son budget étaient en effet à peu près égaux au commencement de la monarchie de Juillet. A la fin, pour les trois dernières années, 1845, 1846, 1847, tandis que la moyenne annuelle des dépenses était arrivée à 1 561 millions, celle du commerce extérieur spécial s’était élevée à 1 717 millions. Le budget s’était accru de 615 millions (de 1829 à 1847), soit de 60 pour 100 ; mais le commerce extérieur s’était accru en même temps de 682 millions, représentant près de 70 pour 100.

A la veille de la révolution qui devait emporter si subitement la nouvelle dynastie, un homme dont l’opinion fait autorité en matière de finances, de fortes convictions monarchiques, d’une rare modération et d’une égale fermeté d’esprit, le marquis d’Audiffret, n’en prononçait pas moins à la Chambre des pairs, comme rapporteur de la commission de 1847, le jugement suivant sur l’administration financière de cette époque :

« Une semblable exposition des faits et de leurs conséquences nous aidera sans doute à mesurer l’étendue et à découvrir la limite de la voie dangereuse des déficits et des emprunts dans laquelle nous sommes entraînés depuis trop longtemps au-delà des plus belles espérances de la paix et des progrès non interrompus de la richesse nationale.

« On se demande en effet, en voyant se prolonger d’exercice en exercice, au sein même de la prospérité, les découverts du Trésor recommencés en 1840, sept fois reproduits jusqu’en 1847, et qui menacent le règlement d’un neuvième budget, si nous sommes devenus plus faibles devant les faveurs de la Providence que devant les revers de la fortune. »

Il suffit de mentionner les budgets de 1848 à 1851 inclusivement. Ces quatre années furent trop troublées, trop livrées aux déchiremens politiques, à l’anarchie, pour que les finances de l’Etat fussent prospères. Les quatre exercices se réglèrent en déficit et laissèrent un découvert total de 360 millions. Le cours moyen annuel de la rente 3 p. 100 qui avait atteint 83 à 84 francs en 1845, 1846, et que les agitations de 1847 avaient fait descendre déjà à 77 francs, tomba à 49 francs en 1848, et ne put dépasser 56 et 57 francs en 1850 et en 1851. Quant au commerce extérieur, il diminua de près d’un tiers en 1848 et en 1849.

Les budgets de 1852 à 1869 inclusivement furent votés sous le régime de la constitution du 14 janvier 1852, abolissant l’initiative parlementaire et réduisant le Corps législatif à un rôle en réalité inutile. La Chambre des députés, dont les intrigues intérieures, les ambitions et les compétitions personnelles avaient troublé le gouvernement depuis 1830, n’était plus qu’une fiction. Sans autorité constitutionnelle, sans indépendance originelle, par conséquent sans force, elle ne put exercer aucune action, même de contrôle. Le pouvoir exécutif administra les finances comme il dirigea la politique : à son gré. Les résultats budgétaires furent nécessairement fâcheux, comme sous le régime de l’initiative et du pouvoir parlementaires.

Les règlemens législatifs et les situations financières de chaque exercice font en effet ressortir, de 1852 à 1869, les totaux suivans :


Millions
Recettes totales 36 875
Dépenses totales 37 416
Déficit 541

Mais ces recettes totales comprennent des ressources extraordinaires considérables qui durent faire face à des dépenses extraordinaires comme les guerres de Crimée, d’Italie, du Mexique, à d’autres dépenses extraordinaires, mais aussi, plus d’une fois, à des dépenses d’un caractère ordinaire, comme on l’a fait d’ailleurs à toutes les époques. Le compte des diverses dépenses extraordinaires de guerre peut s’établir ainsi : guerre d’Orient, 1 348 millions ; — guerre d’Italie, 377 millions ; — guerre de Chine, 80 millions (non compris les dépenses de la Marine) ; guerre du Mexique, non compris la Marine également : 308 millions ; — expédition de Syrie, 34 millions ; — arméniens extraordinaires, 123 millions. Total : 2 270 millions. Les grands travaux publics absorbèrent des sommes considérables. Les opérations, d’ailleurs à peu près de pure forme, de l’amortissement compliquent encore les écritures des budgets de cette époque. En définitive on ne peut, pour une comparaison sincère, que s’en tenir aux chiffres résultant de la comptabilité publique, car il faut bien adopter une commune et constante mesure, sous peine de tomber dans l’arbitraire et dans l’erreur en prétendant analyser et préciser.

En définitive, le second Empire trouva le budget des dépenses à 1 461 millions et le porta dès 1852 au chiffre de 1 513 millions, ainsi réparti dans les grandes divisions :


Millions
Dette publique 334
Amortissement 65
Dotations 15
Frais de régie, remboursemens, etc 174
Guerre et marine (colonies) 435
Autres dépenses 480

Certaines dépenses s’élevèrent promptement les années suivantes. Par exemple, les crédits de dotations, tombés de 14 800 000 francs en 1847, à 9 270 000 francs en 1848 et en 1851, élevés à 15 millions en 1852, atteignirent aussitôt 30 millions en 1853, ainsi décomposés : l’Empereur et la famille impériale, 26 millions ; le Sénat, 5 millions et demi ; la Chambre, pour ses divers frais, 2 millions et demi ; la Légion d’honneur, 850 000 francs. Sans suivre en détail, ce qui ne rentre pas dans notre cadre, les mouvemens budgétaires, nous trouvons l’exercice 1869 à 2 143 millions, ainsi répartis, d’après les comptes généraux :

Millions
Dette publique. 525
Amortissement 64
Dotations 51
Frais de régie, remboursemens, etc 350
Guerre et marine (colonies) 641
Autres dépenses 512

La dette publique, notamment, représentait en capital, pour la dette consolidée, 11 milliards 423 millions, exigeant 361 millions et demi d’arrérages en rentes 3 pour 100, sauf 36 millions d’arrérages pour la rente 4 et demi, et 434 211 francs pour la rente 4 pour 100. La dette viagère exigeait 85 millions et demi ; la dette remboursable 77 millions et demi, dont les principaux élémens étaient une annuité de 32 millions aux compagnies de chemins de fer, et 26 millions et demi pour les intérêts de la dette flottante. Aux dotations, le Sénat figurait pour 6 millions et demi ; la Chambre, pour autant ; la Légion d’honneur pour 11 millions et demi. Parmi les 512 millions d’Autres dépenses, le ministère de l’Intérieur figurait pour 255 millions, mais il ne faut pas oublier que, sur ce total, les « dépenses départementales ou sur ressources spéciales » absorbaient plus de 180 millions, de sorte qu’il ne restait réellement à l’Intérieur pour les dépenses de l’Etat que 75 millions, dont 13 concernaient les télégraphes alors séparés des postes. Dans les 512 millions des Autres dépenses, on doit ainsi ne retenir que 332 millions pour l’Etat.

Tel serait le résumé de l’augmentation des dépenses par le second Empire s’il s’était arrêté en 1869. La guerre de 1870-1871 a profondément bouleversé cette situation financière, soit par les emprunts qu’elle a nécessités, soit par les pertes qu’elle a entraînées. L’Empire, à peine la guerre commencée, dut emprunter 750 millions en rente 3 pour 100 (loi du 12 août 1870) ; le gouvernement de la Défense nationale dut emprunter à son tour, par décret du 25 octobre, 250 millions en Angleterre (emprunt Morgan, remboursable par annuités) ; M. Thiers, pour payer la rançon du traité de Francfort et « libérer le territoire, » dut ensuite emprunter : en rentes perpétuelles 5 pour 100, un capital nominal de 6 920 millions, qui ne fut réellement reçu que jusqu’à concurrence de 5 792 millions, n’ayant pu être contracté qu’aux taux de 82 fr. 50 et de 84 fr. 50 ; sous d’autres formes, 325 millions à la Compagnie des Chemins de fer de l’Est, et 1 530 millions à la Banque, pour règlement de sus avances pendant la guerre ; en capital nominal, 8 milliards 775 millions, dont 6 920 millions en rentes consolidées et 1 855 millions en capitaux remboursables. Ces divers emprunts correspondirent, pour le service de leurs arrérages, intérêts, amortissement, à une somme totale annuelle de plus de 574 millions ; ajoutez environ 20 millions d’annuités aux villes, départemens, pour remboursement d’une partie des contributions de guerre ou pour dommages, et 57 millions pour le service des emprunts de 1870, c’est un ensemble de 651 millions, qu’il fallut inscrire aux budgets de 1873, ou de 1874, quand cette terrible liquidation fut achevée, grâce, ce n’est que justice de le rappeler, à l’habileté, à la sagesse de M. Thiers.


IV 1870-1901

On observerait très inexactement le phénomène à déterminer si l’on prenait comme point de départ de l’administration financière de la troisième République le budget de 1870, ou même de 1871. Sans doute il faut compter les dépenses de ces années, au point de vue de la chronologie politique, parmi celles de la période républicaine ouverte le 4 septembre 1870 ; il en est différemment au point de vue d’un compte moral, seul exact en réalité. Ce n’est pas la République qui déclara la guerre à l’Allemagne. Ce n’est pas, il est vrai, le second Empire qui peut être chargé officiellement, dans la comptabilité générale de nos finances, du résultat des exercices 1870 et 1871 ; mais il en est à coup sûr plus responsable, philosophiquement, que la République. Les budgets des années 1872 et 1873 sont eux-mêmes trop étroitement liés aux catastrophes des deux années précédentes pour être mis au compte de l’administration nouvelle. Il faut arriver au budget de 1874 pour prendre un point de départ exact. Cette année, en effet, le territoire était libéré ; les conséquences financières de l’invasion étaient pleinement établies et inscrites dans les différens chapitres du budget qui pouvaient en être affectés. La fatalité du passé n’imposait plus de charge nouvelle. Alors seulement commença la responsabilité du régime héritier de si lourds désastres.

On ne doit pas moins enregistrer les chiffres des exercices 1870 à 1874. M. Caillaux, ministre des Finances, a publié dans le projet de budget de 1901 un tableau des recettes et des dépenses effectuées depuis 1869 : il n’est pas de mise ici, parce que ce tableau ne comprend pas les « fonds spéciaux, » ainsi que je l’ai expliqué plus haut, — qui sont partie intégrante de tous les budgets cités jusqu’à présent et qui n’ont cessé, je le rappelle, de figurer dans nos tableaux budgétaires que depuis 1893. Il faut se garder soigneusement des chiffres risquant de tromper les yeux mal exercés.

Ce n’est pas tout.

Nous avons jusqu’ici inscrit les chiffres de toutes les recettes et de toutes les dépenses, quelle que fût leur nature, extraordinaires et ordinaires comptées ensemble. En effet, les dépenses extraordinaires méritaient sans doute leur nom ; mais le caractère excessif et passager des dépenses extraordinaires nécessitées par les événemens de 1870 et de 1871 dépasse singulièrement en intensité le caractère « extraordinaire » de celles jusqu’alors ainsi qualifiées. Jamais on n’avait eu à dépenser « extraordinairement » 650 millions comme en 1870, 675 millions comme en 1871, 288 comme en 1875, 404 comme en 1879, 721 comme en 1881, etc. Lorsque nous demandions, il y a près de vingt ans, la suppression des budgets extraordinaires, nous ne demandions pas leur maintien sous forme de budget ordinaire, leur consolidation définitive à la charge des contribuables. Suppression signifiait suppression. Ni plus ni moins. Or les dépenses ont bien changé de nom, mais beaucoup moins de chiffres ; de sorte que si l’on considérait, depuis 1870 comme auparavant, le total général des dépenses ordinaires et extraordinaires, on altérerait profondément la réalité des choses, on mesurerait de la manière la plus fausse la marche de nos budgets. La vérité veut que l’observation porte sur les dépenses ordinaires, qui seules correspondent aux charges annuelles des contribuables, aux ressources normales fournies par les impôts et les diverses recettes de l’Etat, qui seules, par conséquent, permettent de déterminer avec précision suivant quelles proportions, quelle amplitude, les prélèvemens opérés sur les produits du travail national augmentent ou diminuent.

La colonne 22 (total général) du Mouvement des Budgets de 1869 à 1901 publié par le ministre des Finances ne pourrait donc qu’égarer l’opinion publique et non l’éclairer, et la colonne 2 (Budget ordinaire) est incomplète pour la comparaison puisqu’on y a supprimé les fonds spéciaux.

Prenons donc cette colonne 2, ajoutons-y les fonds spéciaux, ou dépenses sur ressources spéciales, et suivons le mouvement d’après les chiffres ministériels eux-mêmes ainsi rectifiés.

Cela dit, nous rappelant que le budget ordinaire des dépenses de 1869 avait été de 1 927 millions, voici les chiffres pour les années 1870 à 1874 inclusivement, pour le même budget ordinaire, que nous examinerons ensuite de 1874 à 1901 :


Millions
En 1870 2 697
En 1871 2 024
En 1872 2 836
En 1873 2 989
En 1874 2 844

Pendant la même période, les dépenses générales totales, y compris les dépenses extraordinaires proprement dites, celles du compte de liquidation, d’autres encore faisant l’objet de comptes spéciaux depuis incorporées au budget ordinaire (avec raison d’ailleurs), s’étaient élevées en définitive (non plus d’après les tableaux du ministre, mais d’après les règlemens législatifs eux-mêmes), savoir :


Millions
En 1870 3 439
En 1871 3 375
En 1872 2 948
En 1873 3 114
En 1874 2 966

Personne n’admettait alors qu’un tel fardeau pût être imposé longtemps au pays. Tous les partis étaient unanimes à considérer comme indispensable de réduire le plus tôt possible de si formidables dépenses, et l’on eût regardé comme un malfaiteur public le député qui aurait proposé de les augmenter encore. Quant à leur répartition, elle se présentait ainsi, en 1874, aux dépenses ordinaires :

Millions
Dette publique 889
Amortissement 272
Dotations des pouvoirs publics 9
Frais de régie, remboursemens, etc.. et dépenses sur ressources spéciales 638
Guerre et marine 602
Colonies 25
Autres dépenses 426
Total 2 861

Si l’on était d’accord sur l’impossibilité de maintenir les dépenses à un chiffre aussi élevé, sous peine de frapper d’impuissance la nation, on Tétait plus encore sur l’impérieuse nécessité de diminuer la Dette, dont le poids mort paralyse si lourdement notre énergie. Pour juger comment ces opinions ont été réalisées, il suffit de regarder le projet de budget pour 1901 déposé par le gouvernement le 31 mai dernier. D’après l’article Ier, le total des crédits demandés s’élève à 3 551 millions, tous incorporés au budget ordinaire ; mais ces crédits ne comprennent pas le budget de l’Algérie, jusqu’ici partie intégrante du budget ; pour la justesse de la comparaison, il faut donc ajouter cette catégorie de dépenses, qui s’élève pour 1900 à 71 millions ; il faut encore ajouter, pour la comparaison, les sommes correspondant aux anciens fonds spéciaux ou à l’ancien budget sur ressources spéciales, et qui, d’après le ministre, atteignent 408 millions ; c’est un total général de 4 030 millions, à rapprocher des 2 861 millions de 1874 : soit une augmentation de 1 169 millions.

Ce total de 4 030 millions n’est même pas complet. Il y manque des dépenses, — et aussi des recettes, — comme celles de certains budgets annexes (chemins de fer de l’Etat ; monnaies et médailles ; imprimerie nationale, etc. ), véritables régies qui devraient y figurer au même titre que les postes, les tabacs, les poudres, etc., et qui dépassent 71 millions, portant ainsi l’ensemble du budget à 4 101 millions. Restons-en toutefois au chiffre de 4 030 millions, puisque les budgets annexes n’ont pas été comptés plus haut pour 1874. Comment se répartissent ces 4 030 millions, dans le cadre établi précédemment ?


Millions
Dette publique 1 165
Amortissement 91
Dotations des Pouvoirs publics 13
Frais de régie, remboursemens, fonds spéciaux, etc. 869
Guerre et marine 1 023
Colonies 103
Autres dépenses 766

Par rapport à l’exercice 1874, les principales augmentations suivantes apparaissent au premier coup d’œil :

A la Dette publique : 276 millions ; — aux Pouvoirs publics : 4 millions ; — aux frais de régie et ressources spéciales : 231 millions ; — aux dépenses militaires et coloniales : 499 millions ; — aux autres ministères, 340 millions.

D’autre part, l’Amortissement est diminué de 181 millions.

Examinons de plus près certains de ces élémens.

D’abord la Dette publique. C’est le plus gros chapitre de notre budget. Le projet du ministre des finances pour 1900 en contient un tableau intéressant, mais prodigieusement incomplet. Il y manque un des personnages de la trinité du grand-livre : la Dette viagère. La suppression de ce personnage gênant permet en effet de dissimuler l’incroyable augmentation de notre Dette totale. L’ingénieux M. Caillaux a même systématisé dogmatiquement son innovation. Jusqu’à lui, tous les ministres avaient naïvement tenu la Dette viagère pour une Dette. Il ne reste à ses yeux que l’épithète ; le substantif s’évanouit. Ce que l’État « doit » n’est pas une « dette. » S’il paye ses créanciers, les propriétaires des pensions inscrites au grand-livre, c’est par faveur, par libéralité grande. Pour M. Caillaux, la Dette viagère n’est qu’un accessoire des frais de régie ou des services généraux des ministères ! Il oublie simplement que, s’il en était ainsi, le Parlement aurait le droit de diminuer à son gré la Dette viagère, comme il a le droit de diminuer les traitemens des fonctionnaires et même de les supprimer.

Conservons donc bourgeoisement à la Dette viagère le caractère qui lui appartient nécessairement depuis qu’elle existe et lui appartiendra jusqu’à l’incendie du grand-livre, et maintenons-la dans le chapitre de la Dette publique où elle figure depuis le fameux rapport présenté par Cambon, le 17 avril 1792, à l’Assemblée législative. Nous aurons par elle une des principales explications de l’accroissement énorme de notre Dette, après tant de promesses d’en alléger le fardeau.

En 1874, les charges annuelles de la Dette se décomposaient ainsi :


Millions
Dette consolidée 744
Dette remboursable 309
Dette viagère 108
Total 1 161

Dans le projet de budget de 4901, les mêmes services réclament les crédits suivans, en chiffres précis :


Francs
Dette consolidée 675 657 850
Dette remboursable 325 962 779
Dette viagère 243 742 002
Total 1 245 362 721

Par rapport à 1874, c’est donc une augmentation de 84 millions, au lieu d’une diminution nécessaire. En pleine paix, loin de profiter des circonstances pour diminuer le fardeau de la dette, on n’a fait que l’alourdir. La différence réelle est même bien supérieure à celle de 84 millions qui ressort du rapprochement des deux totaux.

En effet : la dette consolidée est bien passée de 744 millions d’arrérages à 675 millions, diminuant de 69 millions ; mais elle aurait dû s’abaisser bien davantage, puisque les conversions opérées, depuis 1874, ont procuré au Trésor un bénéfice de 108 millions ; c’est donc seulement 636 millions, au lieu de 675, qui devraient figurer aujourd’hui au budget chargé de 39 millions de plus qu’il ne le devrait. La dette remboursable paraît augmentée de 17 millions : elle l’est beaucoup plus. Les 309 millions de 1874 comprenaient un ensemble d’amortissemens de 272 millions ; le projet de M. Caillaux n’en comprend que 91 millions pour 1901 ; les charges réelles nettes, c’est-à-dire les seuls intérêts de la dette remboursable, s’élevaient donc à 37 millions (309-272) en 1874, tandis que pour 1901 les charges nettes ressortent à 236 millions (327 — 91). L’augmentation réelle s’élève ainsi, non pas aux 17 millions qui apparaissent, mais à la différence entre 37 millions et 236, soit à 199 millions. Quant à la Dette viagère, la différence qui surgit est énorme au premier regard ; elle dépasse 135 millions. L’augmentation est encore plus forte. Depuis le dépôt du budget, les lois votées en juillet dernier ont accru la Dette viagère de 3 376 000 francs aux pensions civiles, et l’article 42 du projet de loi de finances fait tomber du budget des recettes une somme totale de 9 millions provenant de retenues sur divers traitemens de la Guerre, de la Marine et des Colonies. Les charges de la dette viagère s’élèvent donc à 247 millions au lieu de 243 indiqués dans le projet, ce qui porte l’augmentation à plus de 138 millions par rapport à 1874.

Cependant certaines portions de ce chiffre résultent de simples déplacemens de services ; par exemple les pensions de la Marine dépendaient, en 1874, de la Caisse de la Marine aujourd’hui supprimée. Pour mesurer exactement l’augmentation réelle il faut donc considérer non plus seulement les dépenses des diverses pensions, mais aussi les recettes correspondantes provenant des retenues sur les traitemens des fonctionnaires civils et militaires.

À ce point de vue, en 1874, toutes les diverses retenues produisaient une recette de 30 millions et demi en face d’une dépense totale de 127 millions pour les pensions de toutes sortes ; — par conséquent une charge nette de 97 millions. Or, pour 1901, en face d’une dépense totale de 247 millions à la Dette viagère, il ne reste aux recettes du budget qu’un produit total de 28 millions, laissant subsister une charge nette de 219 millions, au lieu de 97 millions en 1874. Soit une augmentation réelle de 122 millions au préjudice des contribuables (en augmentation proportionnelle, plus de 125 pour 100).

Récapitulons les augmentations réelles constatées ci-dessus : 39 millions à la dette consolidée ; 199 millions à la dette remboursable ; 122 à la dette viagère ; c’est un total de 360 millions qu’il faut compter au lieu de celui de 84 millions apparaissant au premier abord.

Que n’a-t-on pas dit cependant sur la nécessité de diminuer la dette publique ? Qui ne voit les dangers d’une telle progression, que rien n’arrête, qui menace de monter singulièrement plus vite si les projets de lois soumis aux Chambres viennent à être votés ? Que peut valoir le crédit de la France, dans quelques années, si le poids mort de sa dette s’alourdit ainsi de plus en plus, au lieu de s’alléger ? Le péril est d’autant plus grand que la composition réelle de notre dette n’est pas ce qu’elle paraît d’après les écritures de la comptabilité générale. A lire le budget on croit que notre dette consolidée représente le capital correspondant aux intérêts inscrits aux chapitres 1 et 2 du ministère des Finances pour les rentes 3 1/2 pour 100 et les rentes 3 pour 100, s’élevant ensemble à plus de 675 millions et demi, soit un capital de plus de 22 milliards. On en conclut que ce capital de 22 milliards, dont les intérêts pèsent si lourdement sur les contribuables, ne saurait cependant jamais causer aucun embarras immédiat et direct au pays puisqu’il est constitué en dette perpétuelle, n’étant jamais exigible, ne pouvant jamais être réclamée, à aucun moment, sous aucune forme, par les créanciers. On croit que la rente 3 pour 100 amortissable, dont les intérêts et l’amortissement sont inscrits pour 138 millions au chapitre 3 des Finances, et dont le capital atteint plus de 3830 millions, n’est remboursable que lentement, peu à peu, à longue échéance, par fractions relativement faibles : 25 millions par exemple pour l’année 1901. On croit encore que la dette flottante, dont les intérêts figurent pour 16 millions au chapitre 17 des Finances, qui peut, elle, être exigée en capital, plus ou moins intégralement, plus ou moins brusquement, par ses créanciers, ne dépasse guère 1 milliard. Le tableau reproduit au budget indique 1 054 millions (au 1er janvier de l’année courante), dont 939 seulement portant intérêts. En examinant le détail de ce tableau, on voit qu’il comprend notamment 309 millions appartenant aux communes, établissemens publics, etc. ; 32 millions à la ville de Paris ; 245 millions à la Caisse des dépôts ; 142 millions aux caisses d’épargne diverses, etc., etc. On en conclut que le Trésor risque, en cas de crise grave, de se voir mis en demeure, tout à coup, de rendre ces capitaux considérables confiés à sa gestion, exigibles à toute heure, à vue pour ainsi dire. La nécessité de tels remboursemens serait à coup sûr une difficile épreuve ; le crédit de l’État en recevrait une atteinte sérieuse et inévitable. Toutefois, l’opération ne serait pas impossible.

Tout cela n’est qu’apparence, illusion d’optique, rubrique trompeuse.

La dette perpétuelle est exigible pour près de 2 milliards en capital, et n’est perpétuelle que pour 20 milliards au lieu de 22 ; la Rente 3 pour 100 n’est pas amortissable seulement pour 25 millions de capital, mais elle est immédiatement exigible pour plus de 2 milliards sur 3 830 millions ; la dette flottante, en conséquence, s’élève à plus de 5 milliards au lieu d’un. Cinq milliards et demi de capitaux à la dette flottante, exigibles subitement, demain peut-être, impérieusement, sans délai possible, à l’heure où le Trésor aurait le plus pressant besoin de toutes ses ressources pour le salut de la France : telle est la réalité positive, en dépit des écritures officielles quelles qu’elles soient !

Comment en est-il ainsi ?

Par le jeu de nos caisses d’épargne privées et publiques, qui sont toutes obligées de verser leurs fonds au Trésor, lequel achète avec ces fonds des rentes sur l’Etat au nom de ces mêmes caisses d’épargne. Il enferme ensuite ces rentes dans ses coffres, à la place de l’or et de l’argent qu’il a reçu, mais il ne cesse pas de devoir uniquement, absolument, aux caisses d’épargne leur or et leur argent. Vainement il écrit, sur des titres de rentes 3 et demi ou 3 pour 100, le nom de telle ou telle caisse d’épargne : Caisse d’épargne de Rouen ; Caisse d’épargne d’Yvetot ; Caisse d’épargne de Carpentras ; Caisse d’épargne d’Annonay, etc. ; ces titres n’appartiennent pas à ces caisses malgré elles ; elles doivent aux déposans les sommes qu’ils ont versées, en espèces sonnantes et trébuchantes, et le Trésor leur doit, à elles, les mêmes matérialités monétaires métalliques. Actuellement le total des sommes ainsi dues par l’Etat aux caisses d’épargne et représentées par des titres de rentes dépasse 4 milliards. Le tableau de la dette publique en capital publié dans le Projet de budget de 1901 (p. 68) portant ces indications :


Francs
Dette consolidée 22 001 914 539
Rente 3 p. 100 amortissable 3 836 833 000
Dette flottante 1 054 106 181

doit donc être ainsi rectifié, pour être conforme à la vérité et pour ne pas égarer dangereusement l’opinion publique, les Chambres, le gouvernement lui-même :


Francs
Dette consolidée 20 030 000 000
Rente 3 p. 100 amortissable 1 741 000 000
Dette flottante 5 121 853 720

Supposons que la guerre éclate demain, qu’on doive faire face aux prodigieuses dépenses qu’elle entraînera dès le début, exigeant pour les premiers mois plusieurs milliards, et rembourser en même temps les 5 milliards de la dette flottante, dont les diverses créances seraient immédiatement réclamées ; par quels miracles le Trésor pourrait-il exécuter ces opérations également urgentes, également indispensables ? On ne saurait répondre qu’on usera de la clause légale permettant de retarder les remboursemens ; cet argument de tribune, qu’une Chambre résolue à fermer les yeux devant les difficultés et devant les faits désagréables peut applaudir, ne serait pas de mise devant les millions de familles laissées sans soutien, sans travail, sans salaire, par suite de la mobilisation générale et réclamant leurs économies pour vivre. On a donc ainsi créé inconsciemment, peu à peu, une situation inextricable, qui pourrait devenir mortelle au jour de la crise suprême. Qui pense à la résoudre tandis qu’on le peut ? Personne : la solution n’est susceptible de procurer aucun profit électoral.

Ce dernier mot renferme aujourd’hui tout le secret de l’Etat : arcana imperii divulgata, dit Tacite. Si le bénéfice des conversions a été dévoré d’avance ; si les charges de la dette ont augmenté si lourdement ; si les dépenses du budget ordinaire, établi comme en 1874, s’élèvent pour 1 901 à 1 186 millions de plus qu’alors, la principale cause réside dans le droit d’initiative parlementaire en matière de dépenses. Toute proposition de dépenses ou de modification entraînant des dépenses paraît aux élus un moyen de mériter la faveur des électeurs qui bénéficieront de ces dépenses, de se former une « clientèle, » bien plus sûrement que par des économies budgétaires blessant presque toujours quelqu’un muni d’un bulletin de vote. Jamais les Chambres ne voteront certaines réformes non seulement utiles mais nécessaires, parce que ces réformes impérieusement réclamées par la nature des choses, par l’intérêt public, mettraient en péril la réélection de leurs auteurs. La France de 1901, avec les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, est organisée dans son administration générale comme en l’an IX ; c’est une usine éclairée à l’huile, travaillant avec des moteurs à bras, opérant ses transports à des de mulet, tandis que ses concurrens n’emploient que la vapeur et l’électricité.

Que l’initiative parlementaire, que l’abus des lois entraînant des conséquences financières soient vraiment la cause capitale du développement de nos dépenses, c’est une vérité proclamée à l’envi, à la Chambre même et au Sénat, par tous les rapporteurs du budget.

Je me rappelle qu’en 1882 la Commission du budget s’était préoccupée de l’augmentation incessante des dépenses qui se manifestait à la place de l’esprit d’économie déjà si nécessaire, et voici les constatations qui furent établies pour la courte période écoulée du 1er janvier 1881 au mois de juin 1882 :

Augmentation de dépenses réalisée résultant de l’initiative parlementaire : 38 227 650 francs.

Augmentation de dépenses annuelles devant résulter de divers projets proposés par l’initiative parlementaire : 46 048 000 francs.

Diminution de recettes annuelles devant résulter des propositions émanant de l’initiative parlementaire : 310 042 035 francs.

Ainsi l’initiative parlementaire en moins d’un an et demi avait déjà grevé les contribuables de 38 millions, les menaçait d’une charge de 46 millions de plus et proposait en même temps d’appauvrir le Trésor de 310 millions de ressources ! Tout le fin du système est là : doubler les dépenses et supprimer les recettes ; promettre aux électeurs qu’ils recevront tout de l’Etat et n’auront rien à lui payer. Qui résisterait à cette perspective ? Le procédé n’est, d’ailleurs, pas nouveau ; il est même plus vieux qu’Aristophane.

« Nous avons le regret de constater à chaque exercice, — dit M. Boulanger, rapporteur général au Sénat en 1893, — que rien ne résiste au flot montant des dépenses publiques… Le gouvernement fait dans ce but des efforts modérés et les Chambres, une fois le budget voté et l’équilibre apparent réalisé pour l’exercice, adoptent avec une facilité regrettable toutes les lois spéciales qui, pour accomplir une réforme, engagent des dépenses destructives de l’équilibre financier. »

En 1895 c’est le rapporteur général de la Commission de la Chambre qui déclare que nos dépenses suivent une marche telle qu’ « aucun pays ne saurait résister longtemps à de pareilles augmentations de dépenses ; qu’il faut nous arrêter si nous ne voulons pas compromettre gravement nos finances. » Ceci s’appliquait au budget de 1896, dont les dépenses ordinaires étaient fixées par le rapport à 3 406 millions, qui, avec les 375 millions des fonds spéciaux départementaux et communaux, donnaient un total de 3 781 millions. Or nous nous sommes si bien arrêtés que le même total pour 1901 atteint, comme on l’a vu, 4 030 millions, 249 millions de plus qu’en 1896. Le rapport général de la Commission de la Chambre des députés relatif au budget de 1900 est plus précis encore, s’il est possible, que les précédens.

Son auteur, M. Boudenoot, après avoir rappelé l’opinion autour de laquelle j’ai rallié la Ligue des Contribuables sur la nécessité de supprimer l’initiative parlementaire, publie une note, émanée évidemment de l’administration des finances, établissant que si on remonte à l’origine des lois ou mesures ayant créé les dépenses, plus de la moitié de ces augmentations, excepté les dépenses militaires, est due à l’initiative parlementaire, et précisant les chiffres de ces dépenses qui résultent des nouvelles lois, depuis l’année 1888, dans le tableau ci-dessous :

Francs
En 1888 8
En 1889 25
En 1890 49
En 1891 62
En 1892 110
En 1893 130
En 1894 164
En 1895 174
En 1896 186
En 1897 207
En 1898 252
En 1899 295
En 1900 340

L’exposé des motifs du ministre des Finances constate que le nouveau chiffre à ajouter dans le budget de 1901, pour cette catégorie spéciale de dépenses, s’élève à 16 millions ; le total de l’augmentation atteint donc pour l’année prochaine 356 millions, sans compter les résultats des lois qui ont été votées depuis le mois de mai dernier ou qui vont l’être. Etant donné que « plus de la moitié » de ces dépenses proviennent de l’initiative parlementaire, il est aisé de voir qu’elle va coûter aux contribuables au moins 180 millions de plus qu’il y a douze ans ; et 180 millions représentant, au taux actuel, l’annuité de près de 6 milliards. Le jeu de cette initiative équivaut ainsi, depuis 1888 seulement, à un emprunt plus lourd que celui de la rançon payée à l’Allemagne. En réalité, l’influence de l’initiative parlementaire dépasse de beaucoup les limites du calcul inséré dans le rapport général de 1900, parce qu’elle excite le zèle de l’initiative ministérielle. Le rôle des Chambres est de contrôler les demandes de dépenses formées par le gouvernement et non d’en proposer. En exerçant attentivement ce contrôle, en défendant le contribuable, elles inspirent au gouvernement la prudence, la modération dans ses projets ; craignant un mauvais accueil, il ne réclame que les dépenses nécessaires, inévitables ; il n’oublie pas que, suivant la recommandation de Cicéron à son frère Quintus partant pour le proconsulat d’Asie : « Le sort des contribuables est, de tous, le plus digne d’intérêt. » Tout est renversé, si la Chambre, non seulement ne remplit pas sa mission, mais donne l’exemple de la prodigalité ; députés et ministres rivalisent de largesses avec les finances publiques, beaucoup moins par les amendemens que par les redoutables projets de lois décorés du titre de « réformes » surtout quand ils sont le plus malfaisans ; le plus clair des économies réalisées par le pays s’en va dans les coffres de l’Etat qui ne saurait presque jamais l’employer aussi utilement que les particuliers qu’il dépouille, et le résultat le plus net d’un tel système est tout ensemble l’atrophie de l’esprit d’initiative privée, le ralentissement des progrès économiques, en attendant les complications financières qui signalent la décadence des peuples.

Aussi, tandis que la furie dépensière de la Chambre ne connaît pas de bornes, le mouvement de la richesse publique, du commerce extérieur de la nation, diminue ou se ralentit de la façon la plus alarmante.

Notre commerce extérieur spécial avait passé de 1 923 millions en 1851 à 6 228 millions en 1869, s’augmentant ainsi de 4 305 millions en dix-huit ans ; soit une moyenne annuelle de 239 millions. Pendant ce temps-là, il est vrai, nos dépenses totales avaient passé de 1 461 millions à 2 143 millions, soit une augmentation totale de 682 millions, et une moyenne annuelle de 37 à 38 millions. Cette augmentation de dépenses était élevée, trop élevée à coup sûr ; elle était au moins largement compensée par le développement considérable du commerce, qui traduisait lui-même les développemens parallèles de l’industrie, de l’agriculture, de tout l’ensemble du travail national. Ils se manifestaient en même temps par l’un des signes les plus exacts de la richesse publique : la valeur des successions, exprimée par l’impôt sur les héritages.

On admet généralement que la totalité des biens existant en France est soumise à l’impôt successoral une fois tous les trente-cinq ans, en d’autres termes que l’ensemble des successions soumises chaque année aux droits de mutation par décès représente la trente-cinquième partie des biens formant la fortune des particuliers ; de sorte qu’en multipliant par 35 la valeur des successions d’une année, on obtient le chiffre de la richesse de tous les citoyens. Des circonstances exceptionnelles pouvant réagir trop fortement, en plus ou eu moins, sur une année isolée, il convient de prendre la moyenne de trois années, pour approcher plus sûrement de la réalité. Procédant ainsi, nous constatons les faits suivans, d’après les comptes des recettes officiels publiés par le Ministère des finances.

VALEUR MOYENNE DES SUCCESSIONS


Millions
En 1852 1 964
En 1869 3 471
Augmentation en 1869 par rapport à 1852 1 507

En multipliant 1 507 millions par 35, — ainsi qu’il a été expliqué plus haut, — on trouve 52 milliards 745 millions pour l’augmentation de la richesse publique de 1852 à 1869, — soit une augmentation moyenne annuelle de plus de 3 milliards 106 millions. La situation se résume donc ainsi, pendant la période ci-dessus :


Millions
Augmentation annuelle moyenne des dépenses 38
— — du commerce 239
— — de la richesse publique 3 106

Examinons suivant la même méthode la période 1874-1901, voici les chiffres qui apparaissent.

Notre commerce extérieur spécial s’élevait en 1874 à 7 209 millions ; il a atteint 8 671 millions en 1899 ; soit une augmentation de 1 462 millions en vingt-cinq ans, correspondant à une moyenne annuelle de 58 millions. Les successions se sont élevées en 1874 (moyenne triennale) à 3 965 millions, et en 1897) (combiné avec 1898 et 1897) à 5 717 millions, soit en vingt-cinq ans une augmentation totale de 1 752 millions et une augmentation moyenne annuelle de 66 millions. Multiplions toujours par 35, nous obtenons pour l’augmentation totale de la richesse, pendant cette période, 61 milliards, et pour la moyenne annuelle 2 milliards 444 millions en chiffres ronds. Mais il faut prendre garde que cette augmentation s’était déjà produite à peu près complètement en 1880, où les valeurs successorales de l’année atteignirent 5 265 millions, représentant une richesse totale de 184 milliards 275 millions ; tandis que le chiffre de 5 717 millions, relevé ci-dessus pour la moyenne atteinte en 1899, donne une richesse totale de 200 milliards 95 millions, et que le chiffre particulier de 1899, savoir 5 836 millions, donne une richesse totale de 204 milliards 260 millions. Ainsi, depuis 1880 jusqu’en 1899 inclusivement, c’est-à-dire en dix-neuf ans, la richesse totale ne se serait donc guère accrue que de la différence entre 184 milliards et 200 milliards, 204 au plus, soit de 16 à 20 milliards au plus. Je sais autant que personne combien ces calculs sont sujets à discussion ; mais ils ont la même valeur relative en tout temps. On a toujours raisonné ; en ces matières, par leur moyen. On peut même les employer plus sûrement aujourd’hui que de 1851 à 1869, car les dissimulations étaient plus faciles et les taux d’évaluation moins élevés qu’ils ne le sont depuis les lois de 1871 et de 1875. Les résultats de la méthode sont donc plus concluans aujourd’hui qu’autrefois, où ils restaient nécessairement plus au-dessous de la réalité. En tout cas, ce qu’on ne peut contester, c’est le ralentissement, presque l’arrêt de la richesse publique, ainsi mesurée, depuis 1880. La réalité profonde de notre situation financière et économique apparaît bien plus clairement, si on examine non plus les vingt ou vingt-cinq dernières années, mais les dix dernières, pendant lesquelles les conséquences de l’exagération des dépenses se sont fait mieux sentir. Ainsi groupons d’une part les années, 1890, 1891, 1892 ; de l’autre les trois dernières années 1897, 1898, 1899, on trouve les chiffres suivans pour la valeur moyenne annuelle du commerce et des successions :

COMMERCE SPECIAL : Valeur moyenne :


Millions
1890, 1891, 1892 8 204
1897, 1898, 1899 8 031
Diminution 173
SUCCESSIONS ; Valeur moyenne :


Millions
1890, 1891, 1892 6 002
1897, 1898, 1899 5 717
Diminution 185

Or, 285 millions multipliés par 35 égalant 9 975 millions, c’est une diminution de près de 10 milliards dans la fortune publique, depuis dix ans.

Pendant le même laps de temps, les dépenses du budget ordinaire arrivées à 3 446 millions en 1890 (avec les fonds spéciaux) montaient à 3 868 millions pour 1899, à 3 922 millions pour 1900 et à 4 030 millions pour 1901, augmentant ainsi d’une moyenne annuelle de 46 millions et demi dans le premier cas, de 47 millions et demi dans le second, et de 53 millions dans le troisième. Le moment s’approche donc où la France, si la marche des choses continuait, ne travaillerait plus que pour l’Etat, pour l’Etat monstre, envahissant tout, absorbant tout, dévorant tout. Ce repas formidable ne serait pas long. Le jour où l’individu, créateur essentiel de la richesse, ne trouverait plus au bout de son travail, de son énergie, que les réquisitions du percepteur, tout effort cesserait et toute production.

Sans doute il y aurait lieu d’interpréter tous les chiffres qu’on vient de voir, et les thèses les plus diverses pourraient, à cet égard se développer ; mais, en ce moment, le seul but poursuivi ici était de préciser des faits matériels positifs et simples, sur lesquels chacun peut disserter mais que personne ne peut contester.

Le XIXe siècle a commencé par un budget de 836 millions ; le XXe va commencer par un budget de 4 030 millions, près de cinq fois plus élevé. Si la progression continuait, nos heureux neveux devraient supporter, dans cent ans, une dépense de près de 20 milliards. Le ralentissement du commerce, de la richesse publique, ne saurait manquer d’arrêter auparavant l’expansion budgétaire. A défaut de clairvoyance et de bon sens chez les pasteurs des peuples, les forces manqueraient quelque jour à la bête de somme taillable et corvéable, qui tomberait sous le faix.


JULES ROCHE.

  1. Voyez le Compte général de l’Administration des Finances pour 1896, pages 584 et 588.