Les Buveurs de Cendres - Sylverine

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Les Buveurs de Cendres - Sylverine
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 513-563).
LES
BUVEURS DE CENDRES

I.
SYLVERINE.

Chacun sait que Savonarole, excommunié par le pape Alexandre VI, fut brûlé à Florence le 23 mai 1498; mais peu de personnes connaissent les événemens singuliers qui suivirent immédiatement son supplice. Ce n’est point pour avoir renversé le pouvoir des Médicis, auquel il substitua hardiment sa propre autorité, que fra Girolamo, si cher aux Florentins, se vit arracher du couvent de Saint-Marc, où il s’était réfugié, supporta la torture et s’entendit enfin condamner à périr par les flammes; ce fut pour avoir ébranlé la toute-puissance de la cour de Rome, pour avoir prêché la réforme ecclésiastique et pour avoir déclaré que le Borgia ne devait être considéré ni comme un évêque, ni même comme un chrétien. Malgré la réaction terrible, fomentée par le Vatican, qui s’éleva contre le pauvre moine, il n’en eut pas moins jusqu’à sa dernière heure des disciples secrets, restés fidèles à sa cause, et qui essayèrent en vain de le sauver. Ceux-là assistèrent à sa mort et s’unirent à sa pensée lorsqu’entre ses deux compagnons, Domenico da Peschia et Silvestro Marussi, il s’écria : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum ! En effet, ces paroles étaient moins une prière adressée à Dieu qu’une dernière recommandation convenue d’avance et jetée du seuil de la mort à des disciples qui avaient juré de continuer l’œuvre du réformateur condamné, et de poursuivre la lutte contre cette puissance farouche qui ne triomphait de ses ennemis que par la torture et le feu.

D’après les ordres émanés de la cour même de Rome, qui redoutait qu’on ne fît des reliques avec les restes du martyr, on devait jeter les cendres du bûcher dans l’Arno; mais le peuple rompit la ligne des gardes malgré les coups de pique, se jeta sur les cendres encore brûlantes, et les emporta en criant qu’on venait de tuer un saint. Trois des disciples de Savonarole, ceux-là mêmes à qui la dernière parole avait été adressée, s’emparèrent de la tête et du cœur carbonisés de leur maître, déjouèrent la poursuite des gardes à travers les ruelles de Florence, et purent se réfugier, sans avoir été atteints, dans une masure attenant au couvent de S. Onofrio. Dans la bagarre, l’un d’eux avait été blessé d’un coup de hallebarde à l’épaule. Une fois en sûreté, ils adorèrent les restes informes de celui qu’ils avaient tant aimé, comme ils auraient adoré les reliques d’un saint; puis il se passa une scène étrange : ils mêlèrent à du vin quelques parcelles de cette cendre humaine, le blessé l’arrosa de son sang, et, tous les trois ayant communié sous ces nouvelles espèces, ils jurèrent de venger leur maître et de combattre, maintenant et toujours, jusqu’à ce qu’ils eussent effacé de la terre le pouvoir du saint-siège et toutes les puissances qui en découlent. Ils jurèrent d’être apôtres pour aller par le monde susciter des ennemis à Rome, et d’être soldats pour l’attaquer en plein jour, dans les ténèbres, par le glaive, par la parole, et, comme ils le dirent dans leur serment, per fas, per nefas ! En un mot, tout fut permis, tout, excepté l’assassinat, car c’était l’autorité elle-même qu’on voulait renverser, et non point seulement son dépositaire.

C’était une société secrète qui se créait ainsi; elle prit un rapide développement. À cette époque, la réforme était dans l’air : Jean Huss était mort laissant de nombreux disciples, et Luther, déjà né, n’allait point tarder à pousser son premier cri de révolte. Les amis de Savonarole se réunirent, s’entendirent entre eux, se groupèrent autour de ceux qui avaient communié de ses restes encore chauds, établirent leurs ramifications indistinctement parmi les laïques et les prêtres, hantèrent la cour des princes italiens, fomentèrent les oppositions monacales, et, autant pour dérouter l’opinion que pour se reconnaître par une parole commune de ralliement, prirent le nom de téphrapotes, composé de deux mots grecs qui signifient buveurs de cendres. De plus, comme à cette époque on était fort versé dans les choses de la kabbale, que les associés juraient, s’ils devaient arriver au pouvoir, de consacrer leur autorité à l’accroissement de l’œuvre, qu’ils se résignaient à n’être jamais que des précurseurs, ils élurent sept chefs auxquels ils donnèrent le nom des sept premiers rois édomites, prédécesseurs des rois d’Israël. En effet, il est écrit dans le Zohar, qui, nul ne l’ignore, est le code universel de la kabbale : « Avant que l’ancien des anciens, celui qui est le plus caché parmi les choses cachées, eût préparé les formes de rois et les premiers diadèmes, il n’y avait ni limite, ni fin. Il se mit donc à sculpter les formes et à les tracer de sa propre substance. Il étendit devant lui-même un voile, et c’est dans ce voile qu’il sculpta les rois, qu’il traça leurs limites et leurs formes; mais ils ne purent subsister. C’est pour cela qu’il est écrit : Voici les rois qui régnèrent dans le pays d’Édom avant qu’un roi régnât sur les enfans d’Israël. Il s’agit ici des rois primitifs et d’Israël primitif. Tous les rois ainsi formés avaient leurs noms; mais ils ne purent subsister jusqu’à ce que l’ancien des jours descendît vers eux et se voilât pour eux. »

Les sept chefs des buveurs de cendres prirent donc le nom des sept premiers rois d’Edom et les transmirent à leurs successeurs, de sorte que l’on pourrait croire que les fondateurs de cette singulière société sont immortels. Dans une conspiration qui fut découverte à Rome au commencement du XVIIIe siècle, un des téphrapotes fut arrêté; interrogé, il répondit qu’il se nommait Bélâ, fils de Béor. — Qui t’a poussé à conspirer contre notre saint-père le pape? lui demanda-t-on. Il répondit : Bélà, fils de Béor. — Comment s’appelait ton père? — Bélâ, fils de Béor. — Et ton grand-père? — Bélâ, fils de Béor. — Quel âge as-tu? — Trois cent douze ans. — Veux-tu nous persuader que tu vis toujours et que tu es le même homme qui a pu exister il y a trois siècles? — Il répondit simplement : Le même ! — On le crut fou, ce qui lui sauva la vie. On l’enferma au château Saint-Ange, d’où il put s’évader grâce aux autres buveurs de cendres, qui de loin veillaient sur lui.

Le gouvernement romain, si bien instruit de toutes choses grâce au confessionnal, ne tarda pas à apprendre la naissance d’une société destinée à le combattre. Il s’en inquiéta peu d’abord; mais, voyant augmenter et se répandre le nombre des adhérens, croyant que la mort de Savonarole était restée la seule cause de la haine jurée, il voulut, usant de douceur, revenir sur la condamnation d’autrefois et du moins réhabiliter le martyr : Paul III déclara hérétique quiconque attaquerait sa mémoire; Paul IV reconnut, après examen, que ses écrits étaient irréprochables; enfin Benoît XIV n’hésite pas à le ranger au nombre des serviteurs de Dieu qui méritent la béatification. De telles mesures n’étaient point faites pour désarmer des hommes qui cherchaient, non pas une vengeance, mais la destruction de l’ordre de choses le plus complet et le plus solide qui ait jamais existé; aussi la protestation ne semble pas moins vivace que l’affirmation, et, autant par esprit de défi que par conscience de sa propre force, elle a également pris pour devise la phrase célèbre : Patiens quia œternus!

L’action des buveurs de cendres ne fut point circonscrite à l’Italie; comme ils allèrent en Bohême réveiller ce qui avait survécu des taborites et des calixtins, ils entrèrent en lutte contre la maison d’Autriche. Ils prirent une part importante à la réforme, à la guerre de trente ans, à la création du royaume de Prusse, qui, en tant que puissance protestante et nouvelle, leur paraît appelée à renverser le vieil édifice des Habsbourg. Plus tard, dans une réunion générale qu’ils nommèrent le grand concile et qui est restée célèbre dans leurs fastes, ils étendirent le cercle de leur œuvre et jurèrent l’anéantissement du moyen âge, qui seul, par ce qui en subsistait encore, s’opposait à l’éclosion de l’esprit moderne, dont ils s’étaient faits les ardens propagateurs. Or, pour eux, le moyen âge était symbolisé par le droit divin, le droit de chancellerie et le droit de conquête.

Pendant la révolution française, le chef des téphrapotes fut un Français membre de la convention; il vota la mort de Louis XVI, eut de grandes charges sous Napoléon, et concourut de tout son pouvoir au renversement de la puissance temporelle. Pendant la restauration, les téphrapotes, qui ne combattent que les rois dits de droit divin, furent en relation avec les carbonari français, surtout avec les loges du Dauphiné, et tel homme célèbre qui fut ministre des cultes sous un règne récent aurait peut-être été fort surpris d’apprendre que, lorsqu’il était dans sa jeunesse visiteur de la vente des bons-cousins de Grenoble, il appartenait implicitement à une société dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Les hommes les plus séparés par le caractère et par les positions sociales ont fait partie de ce groupe, qui cherche toujours à traduire en faits ses aspirations; des rois, dit-on, ont prêté le serment des téphrapotes et ont porté des noms édomites. Dispersées autrefois sur la surface de l’Europe et même du Nouveau-Monde, les forces de l’œuvre semblent, depuis une quarantaine d’années, s’être réunies et pour ainsi dire concentrées sur trois points principaux, dont tous les autres découlent : la destruction du pouvoir temporel, la dislocation de l’empire d’Autriche et l’anéantissement de l’empire turc en Occident. C’est là que tendent tous les efforts des téphrapotes; Dieu seul, dans ses secrets impénétrables, sait quelle destinée il leur réserve.

Le serment de 1498 est celui qui se jure encore aujourd’hui; la formule mystique de ce pacte, empreinte des idées confuses du moyen âge expirant, ne doit pas trouver sa place ici; qu’il suffise de savoir que chaque buveur de cendres s’engage à ne jamais risquer sa vie que pour l’œuvre à laquelle il s’est donné, que nul prétexte ne peut l’empêcher d’obéir, que le relus d’obéissance est puni de mort, et enfin que, quel que soit le pouvoir dont un membre est investi sur terre, il ne doit jamais en user que pour arriver plus vite et plus sûrement au but suprême que l’association s’est proposé dès le principe. Le chef par excellence habite au-delà du Jourdain ; par ces mots, on entend le territoire d’une puissance qui n’est point en butte aux tentatives des affiliés. Les six autres chefs résident ordinairement au centre même des pays soumis à leur action; ordinairement ils vivent deux par deux, ensemble, ou du moins peu éloignés l’un de l’autre, de façon à pouvoir se consulter sur un fait inattendu et à prendre promptement un parti parfois commandé par les circonstances.

Ces explications, que j’ai rendues aussi sommaires que possible, m’ont paru indispensables pour bien faire comprendre la très véridique histoire que je me propose de raconter.


I.

Les événemens de 1840 sont encore présens à tous les esprits; on se souvient que les complications, depuis longtemps prévues, de la question d’Orient faillirent amener une guerre générale où la France fut sur le point de reprendre le rôle de puissance expansive et révolutionnaire, c’est-à-dire radicalement moderne, que la philosophie politique regarde comme sa raison d’être déterminante. Les buveurs de cendres se mirent immédiatement en campagne afin de profiter de la circonstance; ils ranimèrent de leur souffle les découragemens les plus abattus, et l’on fut surpris de sentir la vie s’agiter de nouveau chez des nations que l’on croyait ensevelies depuis longtemps dans le double linceul du despotisme et de la résignation. Bien des espérances s’épanouirent alors qui furent déçues, ainsi que chacun sait. La paix, troublée un instant, devint plus solide que jamais; la France rentra au fourreau son épée à demi tirée, et tous ceux qui de loin avaient regardé vers elle avec anxiété reprirent en silence le long chemin de l’attente. Les téphrapotes, un moment apparus à la lumière, se réfugièrent vite dans leur ombre habituelle, sans colère, car l’histoire leur a enseigné la science des déceptions; sans désespoir, car l’habitude d’être constamment vaincus leur a prouvé qu’on n’a jamais pu les dompter. Ils reprirent leur œuvre ténébreuse et préparèrent de longue main le mouvement qui, en 1847 et 1848, devait ébranler si tragiquement et si infructueusement les états diplomatiques de la vieille Europe. Un grand résultat, poursuivi avec persistance depuis longtemps par les buveurs de cendres, n’en avait pas moins été obtenu : l’Europe de 1815, l’Europe de M. de Metternich, ainsi qu’on l’a souvent appelée, n’existe plus aujourd’hui.

Entre la fin de la crise orientale en 1840 et les premières commotions italiennes de 1847, un grand calme régna sur le monde ; un silence profond enveloppa la politique ordinaire des conspirateurs, les rois s’asseyaient plus tranquillement sur leurs trônes, et les monarques les plus constitutionnels purent se croire des souverains absolus. Pendant cette période, les buveurs de cendres, toujours agissans, semblaient s’être évanouis. Le chef suprême résidait tantôt à Paris, tantôt à Londres ; ses six associés étaient disséminés en Europe : deux habitaient l’Italie, deux autres l’Autriche, et les deux derniers vivaient tantôt en Serbie et tantôt à Constantinople. Des conseils se tenaient parfois entre eux, où l’on agitait les questions générales, car une grande initiative était laissée à chacun en particulier pour la sphère d’action dans laquelle il avait à se mouvoir ; ces conseils se réunissaient ordinairement en Suisse, pays libre, de circulation peu inquiétée et limitrophe des contrées spécialement travaillées par l’œuvre. Ils se rassemblaient, pareils à ces oiseaux voyageurs que guide leur instinct, et qui à certaines époques arrivent des quatre coins du monde dans le même pays ; ils se donnaient le baiser fraternel de ceux qui, sans ambition personnelle, travaillent à une œuvre commune ; ils se saluaient comme au temps d’Alexandre VI, in nomine frotris Hieronymi, traitaient rapidement les questions les plus ardues, se témoignaient une affection à toute épreuve, et se séparaient, non pas pleins d’espoir dans un triomphe prochain, mais armés d’une foi inébranlable et de ce courage persistant que ne peuvent abattre ni les ajournemens, ni les défaites. « Si nous n’en avons encore que pour deux cents ans, disait l’un d’eux à la suite d’une de ces réunions, nous devons nous estimer heureux ! »

À cette époque, l’un des sept chefs, celui qui dans l’ordre se nommait Jobab, fils de Zera’h, roi des Edomites pour les tribus romagnoles, habitait Ravenne, au centre même de son action, dans les états du pape. Il avait su dissimuler si habilement ses opinions qu’on le laissait vivre tranquille, à sa guise, au milieu des occupations sérieuses qui paraissaient remplir son existence ; il était du reste fort humain, très affable, point fier ; il causait volontiers avec les pêcheurs de la côte, et si par hasard il avait eu besoin d’une barque pour faire en mer une promenade qui l’eût conduit jusqu’à Corfou, je suis convaincu qu’il l’eût trouvée sans la chercher longtemps. Il s’appelait Flavio Mastarna et appartenait à une très vieille famille toscane que des généalogistes complaisans essayaient même de faire remonter jusqu’à l’Etrusque Mastarna, qui régna à Rome sous le nom de Servius Tullius. Flavio était le premier à rire de l’illustre origine qu’on voulait lui donner; il était comte ou marquis, je ne sais quoi, mais jamais il ne prit aucun titre, estimant que de telles puérilités appartiennent de droit à ceux qui sont forcés de remonter le cours du temps pour se découvrir un mérite et de chercher leur distinction personnelle parmi des générations éteintes et souvent oubliées. Il restait donc un simple particulier, fort intelligent, attaché à l’œuvre où gravitait sa vie, très aimé de ceux qui l’entouraient, prêt à tous les dévouemens, curieux de s’instruire, et cela lui suffisait.

Il habitait hors de la ville, sur la lisière de la célèbre forêt de j)ins, une maison isolée, pleine de livres, toute vêtue de verdure où il semblait passer son temps d’une façon fort simple, se partageant entre la lecture et quelques amis qui le fréquentaient assidûment. A l’extérieur du moins, sa vie n’avait rien d’étrange : il accomplissait régulièrement, mais sans excès de zèle, les devoirs religieux imposés dans les états de l’église; il ne parlait jamais de politique, faisait volontiers l’aumône, était lié avec les officiers qui commandaient les quelques soldats tenant garnison dans la ville, servait parfois de cicérone à des étrangers qui venaient visiter la vieille Ravenne, et ne se montrait jamais dans les cafés, sachant que c’est le refuge de l’oisiveté et de la fainéantise. Parfois il faisait de longues promenades solitaires suivi d’un chien alerte et de bonne garde qu’on voyait d’ordinaire étendu au soleil sur le seuil de sa maison. Des matelots revenant de la pêche assuraient cependant l’avoir parfois rencontré vers le milieu de la nuit au bord de la mer, assis sur une barque renversée, comme s’il attendait quelqu’un; on n’y avait pas fait grande attention et l’on s’était contenté de dire : C’est un original.

Malgré sa douceur extrême, malgré ces façons d’être caressantes qui sont particulières aux hommes de race toscane, malgré la tristesse rêveuse qui flottait dans ses grands yeux noirs, lorsqu’on regardait attentivement sa haute taille déjà un peu courbée, sa maigreur vigoureuse, son teint olivâtre, la carrure énergique de son menton, son front large, qu’une calvitie précoce semblait rendre démesuré, on sentait, à voir le sérieux qui dominait sur tous les traits de cet homme de trente-cinq ans, qu’il portait en lui quelque chose d’implacable et d’abstrait qui lui faisait comme une vie intérieure murée pour tous, et dont lui seul possédait le secret. — Bah ! disait-on, en le voyant si grave, il pense à de vieux chagrins d’amour! — On se trompait; il vivait dans les difficultés de sa double existence. et se conformait à la devise en mauvais latin du moyen âge que lui avaient léguée ses ancêtres : atque ante panem justitia (et même avant le pain la justice) !

Il n’avait plus de famille; son père était mort en exil, son frère avait été fusillé à Modène à la suite d’une insurrection avortée; sa mère, il l’avait à peine connue; lorsqu’il pensait à elle, il se rappelait vaguement une grande femme maigre qui, à ses oraisons de chaque soir, mêlait des prières pour les carbonari et des imprécations contre ceux qu’elle nommait les princes de la maudite alliance. Arrêtée à Milan pour avoir insulté un officier autrichien et interrogée sur sa profession, elle déclina ses titres et ses noms, puis elle ajouta : schiava (esclave)! La police n’est point douce sous les dominations étrangères : la marquise Mastarna, des ducs de Montespertoli, fut fouettée comme une fille de mauvaise vie; elle en devint folle d’humiliation, et mourut peu de temps après dans une maison de santé. Flavio était donc seul et sans aucun de ces liens naturels et puissans qui retiennent l’homme dans le cercle étroit de la vie de famille; ses besoins d’affection étaient impérieux cependant, et il les avait concentrés sur deux personnes qui formaient ce qu’il appelait lui-même en souriant son horizon sentimental.

L’une de ces personnes habitait, non loin de lui, une maison discrète, perdue sous les plus qui séparent Ravenne de la mer. Elle sortait rarement, se nommait Sylverine et était fort belle. C’était une femme d’une trentaine d’années, liée depuis longtemps avec Flavio et dont les origines paraissaient douteuses. On parlait vaguement d’un mari abandonné en pays étranger, de fuite, d’enlèvement; le roman avait sans doute une grande part à ces rumeurs. Un jour elle était venue dans le pays sous prétexte d’y prendre des bains de mer; la contrée avait semblé lui plaire, elle avait loué une maison, s’y était installée avec deux vieilles servantes qui composaient tout son domestique, n’avait créé aucune relation autour d’elle, recevait familièrement Flavio tous les jours, et ne rendait que de très rares visites à quelques personnes de la ville. C’est là tout ce qu’on en savait. Seulement on n’avait pas tardé à remarquer que ses absences coïncidaient souvent avec celles de Flavio, et l’on avait bien vite deviné qu’il existait entre eux autre chose que de simples relations; mais en Italie, ainsi qu’en beaucoup d’autres pays, on est fort tolérant pour ces sortes de choses; puis, comme Sylverine allait de temps en temps à confesse, qu’elle communiait trois fois par an, que sa main s’ouvrait généreusement pour les pauvres, l’autorité ecclésiastique se trouvait satisfaite, et chacun avait accepté une situation que la libre condition des deux partis rendait plus irrégulière que coupable.

Ces deux êtres s’aimaient-ils? Sans aucun doute; mais il y avait dans leur affection respective des différences essentielles dont il est bon de tenir compte. Rompu aux déceptions de la vie, ayant traversé l’eau et le feu des événemens, élevé dès l’enfance pour les complications supérieures d’une politique à outrance, Flavio n’avait point cette mièvrerie de sentimens si agréable aux femmes, et qui le plus souvent cache la vacuité du cœur. C’était un homme solide dans toute l’acception du terme; il lui suffisait de s’être donné sans réserve, il n’éprouvait pas le besoin de le répéter chaque jour. Il était l’amant de Sylverine, cela est vrai, son amant inaltérable et dévoué «jusqu’au-delà; » mais, grâce à l’excessive maturité de sa nature, il était aussi son père, et se sentait pour elle des indulgences sans égales. Il lui eût tout pardonné, même une trahison, car il savait que la femme est une créature fragile, et il comprenait que la liberté de soi-même est la liberté la plus sacrée qui existe. — Je ne te demande qu’une chose, disait-il à Sylverine, c’est de ne point me faire de mensonge : ne me trompe jamais, je suis de force à entendre toutes les vérités. — Bah! lui répondait-elle en riant, tu parles comme un vieux mari. — Et en effet elle le considérait un peu comme tel. Elle ne l’en aimait pas moins; elle était intelligente, et avait vite compris à quelle âme supérieure elle avait affaire. Elle s’était plu aux dangers de cette vie toujours en suspens dont elle connaissait le secret; elle s’associait aux idées de Flavio, qui lui racontait ses pensées les plus cachées, et une fois même, en Sicile, elle s’était associée à ses périls pendant une insurrection qui fut vite comprimée. Elle traversa près de lui les montagnes à pied, sans se plaindre, ayant oublié la faiblesse de son sexe, couchant sur la terre nue, cherchant un refuge dans les huttes de pâtres à demi sauvages, et jouant son rôle d’héroïne avec une simplicité qui fit l’admiration de ceux qui la virent; mais autant elle était invincible et résolue en face d’un péril, autant elle était flottante vis-à-vis d’elle-même. Elle avait des alanguissemens singuliers, des rêveries sans fin, des énervemens subits, d’inexplicables abondances de larmes. Ce n’était point une virago, comme on pourrait le croire après de telles aventures; c’était une femme souffrant de toutes les misères féminines et s’y abandonnant sans courage. Dans le secret d’elle-même, elle savait que son cœur était dévoré par des besoins de tendresse que rien ne pourrait satisfaire. L’émotion, quelle qu’elle fût, avait pour elle un attrait qu’elle ne savait vaincre; elle était toute expansion et emportement. Étant petite fille, elle cueillait d’énormes bouquets et disait : « C’est pour mon amant! » Un jour, elle avait dix-sept ans, devant le ciel constellé, quelqu’un lui parlait d’astronomie; elle n’écoutait guère et demeurait rêveuse. On la gronda : « L’astronomie est une science utile, » lui dit-on. Elle secoua la tête et répondit : « Il n’y a d’utile que ce qui sert à aimer! »

Le froid, sûr et sévère Flavio n’était point l’homme qu’il fallait pour calmer l’ascension d’une telle sève. Parfois, à défaut de l’amour qu’elle aurait voulu, elle se jouait la comédie de l’amour : elle se jetait dans les bras de Flavio, appuyait sa tête sur sa poitrine, y restait longtemps, se racontant à elle-même un roman imaginaire où elle et lui jouaient le premier rôle ; mais, lorsqu’elle relevait les yeux, elle pouvait comprendre, aux regards fixes et absens de Flavio, qu’il était plongé, même auprès d’elle, même avec elle, dans les lointaines spéculations qui emportaient son esprit tout entier. Souvent elle en éclatait de rire. — Quel ménage nous faisons ! disait-elle à Flavio : je chante et tu calcules ; je suis une romance mariée à un théorème. — Parfois il s’attristait de ces observations ; elle se jetait alors à son cou : — Mon Flavio, ne sais-tu pas que je plaisante ? Je ne suis qu’une pauvre sotte que tu es trop bon d’aimer. — En disant cela, elle était sincère, car elle se connaissait bien, ne se ménageait guère ses vérités quand elle causait avec elle-même, et se savait très capable d’un coup de tête, ou, comme elle le disait, d’un coup de cœur. En somme, c’était une Italienne ; elle ne croyait pas à la vertu des femmes et n’estimait guère plus celle des hommes. Un moine fort célèbre en Italie était venu prêcher le carême à Ravenne. Il tonnait contre les femmes, les appelait filles de Satan, les comparait à des vases d’iniquité, maudissait la chair et ses péchés, citait les Écritures, et ouvrait à deux battans les portes de l’enfer. — Quel insupportable pédant ! dit à Flavio Sylverine, qui avait entendu le prédicateur. — Il est peut-être convaincu, répondit Flavio. — Sylverine haussa les épaules, puis elle fit tant et si bien que le pauvre moine, éperdument amoureux d’elle, tomba béatement à ses pieds, s’embarrassant dans les gros plis de sa propre robe, et lui déclara qu’il l’adorait. — Padre ! padre ! lui dit-elle en riant, il ne faut pas être si sévère pour les pauvres femmes ! — Et il n’en fut que cela.

C’est donc auprès d’elle en réalité que Flavio passait sa vie : elle l’écoutait, l’aimait, le calmait, envisageait avec résignation les éventualités terribles que contenait son existence, était résolue à le suivre partout où elle pourrait, et lui parlait souvent de Jean Scoglio, qui avec elle partageait toutes ses affections. Ce Jean Scoglio, buveur de cendres aussi, et roi des Édomites pour les tribus napolitaines sous le nom de Balhanane, fils d’Achbor, avait longtemps habité Naples, d’où il avait été obligé de s’enfuir, poursuivi par une police trop clairvoyante. En ce moment il parcourait l’Europe, visitant les fidèles, et renouant partout les liens que la défaite avait relâchés. Son voyage terminé, il devait venir se fixer à Ravenne auprès de Flavio, qui lui portait une amitié si absolue qu’on l’eût prise parfois pour de la faiblesse. Flavio se réjouissait de la venue prochaine de son ami, et Sylverine elle-même, qui avait tant entendu parler de Jean, l’attendait avec impatience, comme toute femme attend une diversion quelconque à sa vie ordinaire. « Lorsque Jean sera ici » était devenu la phrase sacramentelle des deux amans ; tout semblait suspendu à cette arrivée si vivement espérée. Sylverine ne l’avait jamais vu, mais elle se le figurait à sa façon, prétendait le connaître beaucoup mieux que Flavio, et répondait à ce dernier, lorsqu’il voulait rectifier ses idées à ce sujet : — Laisse-moi, je suis certaine de ne m’être point trompée.

Un soir enfin que Flavio était chez Sylverine, on entendit des pas qui montaient rapidement l’escalier ; presque aussitôt la porte s’ouvrit avec fracas, et Jean se jeta dans les bras de son ami. Il tendit fraternellement la main à Sylverine, puis il se mit à parler avec une volubilité qui ne ressemblait guère au calme habituel de Flavio. Sylverine regardait le nouveau-venu ; il n’était point tel qu’elle se l’était représenté : au lieu de cet homme absorbé, sérieux, un peu farouche même, qu’elle s’était figuré, elle voyait un jeune homme de vingt-cinq ans environ, blond, de petite taille, fort élégant de tournure, montrant avec complaisance des mains féminines, et laissant éclater sur ses lèvres, un peu trop rouges, une ironie que semblait démentir l’extrême douceur de ses yeux bleus. Son attitude vis-à-vis de Flavio était celle d’un enfant gâté ; c’était une sorte de respect craintif, mêlé de résistance et de câlineries. Il lui disait dans la même minute : — Ne me gronde pas ! va-t’en au diable ! Voyons, ne fais pas tes gros yeux ; tu sais bien qu’en somme je finis toujours par t’obéir ! — Il y avait en lui comme une exubérance de vie qu’il comprimait en vain et qui s’échappait malgré ses efforts. Il accumulait questions sur questions : — Que fait-on ici ? S’amuse-t-on ? As-tu des chevaux ? Donne-t-on des bals ? Y a-t-il un théâtre ? Les femmes sont-elles jolies ? Où va-t-on le soir ? Le légat a-t-il une maîtresse ? Peut-on chasser dans les environs ?

Sylverine l’écoutait, un peu ahurie par ce flot de paroles auquel elle n’était point accoutumée. — Au moins, il est en vie, celui-là, se disait-elle. Flavio lui-même semblait désorienté par tant de pétulance. — C’est pourtant moi, dit-il, qui ai élevé cet étourdi-là. — Tu en as l’air étonné, lui répondit Sylverine, comme une poule qui a couvé un canard. — On ne se quitta que fort tard dans la nuit, car on avait eu bien des choses à se raconter. — Comment le trouves-tu ? dit Flavio à Sylverine. — Il est charmant, répondit-elle. Il fit la même question à Jean touchant Sylverine. — Ma foi, je n’en sais rien, répondit Jean, je l’ai à peine regardée. — Il mentait, car il l’avait regardée et considérée même avec beaucoup d’attention ; en effet, il avait ce don singulier qu’il devait à sa double nature d’Italien et de conspirateur, d’étonner les gens par son flux de paroles, par ses mouvemens précipités, par une apparence de franchise bruyante qui trompait les mieux avisés, et néanmoins de suivre imperturbablement le fil de sa pensée secrète et d’observer avec une perspicacité merveilleuse tout ce qui se passait autour de lui. Il avait mis souvent cette science au service de ses passions particulières, car il subissait la tyrannie d’une fougue pleine d’impétuosité. — J’ai des tempêtes en moi, disait-il souvent. Il était, par un contraste qui n’est pas rare, à la fois violent et dissimulé; seulement sa violence servait à sa dissimulation; il déroutait le soupçon à force d’abandon factice, de vivacité, de gaminerie, comme Flavio le déroutait à force de réserve et de dignité. Tout en causant d’abondance avec Flavio, il avait donc remarqué Sylverine; dans les lignes pures de son beau visage, dans le regard voilé de ses grands yeux d’un bleu si profond qu’ils en paraissaient noirs, dans le rire éclatant qui montrait ses dents blanches, il crut voir quelque chose d’ennuyé et en même temps de révolté qui indiquait une faiblesse native ou une sourde lassitude, et il ne s’était point fait faute de se dire en regardant Flavio : — Je parierais ma casquette contre un chapeau de cardinal qu’avec ses façons d’amoureux dogmatique et sentencieux, il l’ennuie à la faire pleurer. En cela, il se trompait : Sylverine souffrait, mais c’était de ne point assez aimer; elle eût voulu aimer, aimer encore plus, aimer au-delà du possible.

Quant à Flavio, il ne lui manquait rien; il vivait en plénitude de bonheur entre les deux êtres qu’il aimait le plus au monde; il les écoutait avec joie causer ensemble, riait de leurs folies et parfois s’attendrissait en les voyant marcher auprès de lui; il les regardait un peu comme ses enfans, et souvent s’était dit avec inquiétude avant l’arrivée de Jean : — Pourvu qu’ils se conviennent! — Il pouvait être rassuré à cette heure : ils se convenaient.

En effet ils ne se quittaient guère; pendant le jour, ils allaient se promener sous les ombrages de la Pineta; ils passaient leurs soirées en tiers avec Flavio, qui, bien souvent emporté par sa propre pensée, leur laissait le bénéfice d’une sorte de tête-à-tête. Ils n’en abusaient certainement pas, mais leur causerie devenait plus intime et glissait vite sur la pente des confidences, pente dangereuse, pleine d’attraits, et que parfois il est bien difficile de remonter aussi intact qu’on l’a descendue. Ni Jean ni Sylverine ne conçurent froidement la pensée de tromper Flavio; mais cette idée naquit d’elle-même, par le fait de leur rencontre, de leur réunion, de leur jeunesse, de ces mille circonstances contre lesquelles peuvent seuls lutter les êtres froids, dédaigneux ou invinciblement armés de vertu. Ils n’allèrent point vers la faute, si j’ose dire ainsi, ce fut la faute qui vint au-devant d’eux. Ils étaient jeunes, attrayans, et n’avaient aucune base bien solide pour étayer leur résistance. Avec plus de vaillance extérieure que Flavio, Jean offrait à Sylverine l’attraction étrange des dangers qui le menaçaient. Pour combien de femmes le don d’elles-mêmes n’est-il pas une compensation aux rigueurs de la destinée! Cela seul explique l’indulgence de la femme, et j’entends de la meilleure, pour le soldat. — Il sera peut-être tué demain, dit-elle, et elle s’oublie.

Bien souvent le soir Sylverine, regardant alternativement Jean et Flavio, comparant leur beauté si diverse, s’était dit avec un serrement de cœur inexprimable : — Quoi! ces deux pauvres chères têtes tomberont peut-être sur un obscur échafaud ! Elle eût voulu alors les envelopper tous les deux en elle, les cacher à tous les yeux, ou les accompagner dans leur haute entreprise, en partager les périls et mourir dans leurs bras. Jean avait-il donc déjà pris une telle place dans son cœur? Peut-être; en tout cas, elle lut la plus clair- voyante, et la première elle sentit que la situation devenait dangereuse.

Elle était accoutumée à se traiter très vertement lorsque, dans le calme de ses réflexions, elle se confessait à elle-même; elle n’eut donc aucun lâche atermoiement vis-à-vis d’elle. — Tu te laisses ensorceler par ce diable de Jean, se dit-elle; veux-tu donc tromper Flavio? — Ce n’est pas qu’elle trouvât cela fort mal, je l’ai dit; la vertu abstraite n’avait pas grande prise sur cette âme, mais elle craignait d’affliger un homme qu’elle aimait beaucoup, qui avait pour elle une extrême affection, qui, depuis si longtemps, la traitait avec une bonté sans pareille. Dans d’autres circonstances, elle n’eût point hésité, elle eût tendu sa main à Jean en lui disant : — Je vous aime; mais, arrêtée par la pensée du bon Flavio, elle n’osa pas avancer sur la voie où la poussait la tendre curiosité qui l’entraînait vers le nouveau-venu. — Nous pourrons peut-être nous sauver, se disait-elle sans grande conviction, car elle ne comptait guère sur elle pour accomplir un tel miracle.

De son côté, Jean non plus ne se sentait point tranquille. Le fruit qui pend à l’arbre défendu offre un attrait sans égal à certaines natures; les révoltés finissent toujours par être les maîtres du monde. Jean, résolu, fier et persistant, avait vite compté les obstacles qui le séparaient de Sylverine; mais ces obstacles n’avaient fait que l’irriter au lieu de l’attiédir. Des remords s’agitaient bien dans son cœur quand il pensait à son ami; mais il les secouait, il se rassurait par de mauvais argumens et se disait en voyant l’attitude sereine de Flavio auprès de Sylverine : — Bah ! ce n’est pas de l’amour, ce n’est plus que de l’habitude ! — Puis il se disait encore : — On n’a point de scrupule pour tromper un mari; un amant de si longue date n’est-il point un mari? — Raisonnement tout féminin que Jean n’aurait pas dû se tolérer, car entre l’un et l’autre il y a une différence essentielle, radicale; mais Jean ne la voyait pas ou ne voulait pas la voir.

Quoi qu’il en eût, il n’était point content de lui et ne se sentait pas en paix avec sa propre conscience; quelque chose s’y plaignait qu’il ne pouvait forcer à se taire; cette voix intérieure, qui crie plus haut que tous les bruits du monde, le fatiguait de ses doléances et l’énervait sans lui faire prendre une résolution définitive et bonne. — Après tout, se disait-il, je l’aime, et ce n’est point ma faute. — Il devenait triste; à ses accès de gaîté, qui pendant les premiers jours éclairaient la vie sérieuse de Flavio, avait succédé une sorte d’irritabilité dont il ne voulait point avouer la cause, et qui se traduisait par des bouderies d’enfant malade. — Après tant d’agitations, pensait Flavio, il a quelque peine à s’accoutumer à notre existence trop paisible. — Sylverine ne s’y trompait pas; elle comprenait qu’une crise approchait; elle n’avait rien résolu avec elle-même, mais elle regardait Flavio avec tristesse et Jean avec anxiété.

Ce fut au bord de la mer que le grand mot s’échappa de leurs lèvres. Ils étaient sortis ensemble, avaient traversé la forêt de plus où chante cette brise monotone qui ressemble à la plainte confuse et perpétuelle des douleurs invisibles, et, toujours marchant côte à côte, ils avaient gagné le rivage sablonneux de l’Adriatique. Ils étaient silencieux. Jean, soucieux et visiblement irrité par ses luttes intérieures, ne levait pas les yeux sur Sylverine, dont le calme affecté trahissait l’inquiétude. Ils s’assirent à l’ombre de la masure d’un pêcheur; ils regardaient vers la mer tranquille, dont l’immense nappe verdissante semblait se souder à l’horizon. Jean rassemblait avec sa canne quelques brins de varech desséchés, pendant que Sylverine traçait machinalement des lignes indécises sur le sable mouillé. Tout à coup, et comme prenant une résolution subite, Jean lui dit : — Pourriez-vous écrire sur cette grève, où le flot l’effacera, le nom de celui que vous aimez ?

— Si la vague doit emporter ce nom, à quoi bon l’écrire? repartit Sylverine. Et vous, ajouta-t-elle en le regardant fixement, écririez-vous ici le nom de celle que vous aimez ?

Il se leva avec impétuosité et s’écria : — Oui, pardieu! je l’écrirai, dût le ciel m’écraser! — Et à l’aide de son bâton il traça en grosses lettres le nom de Sylverine.

Celle-ci ne répliqua pas; mais, du bout de son ombrelle, elle effaça lentement les lettres une à une, puis elle ajouta en haussant les épaules, mais sans lever les yeux : — Vous êtes fou! Jean éclata : il lui raconta qu’il l’aimait depuis longtemps, depuis le premier jour qu’il l’avait vue; qu’il s’était senti invinciblement attiré vers elle, et qu’il n’était point coupable d’avoir cédé à cet entraînement; que sa volonté, si forte d’habitude, s’était brisée lorsqu’il avait voulu la dresser comme un obstacle devant cette passion envahissante; qu’elle le savait bien du reste, et qu’elle n’en pouvait douter. Il lui dit qu’il était résolu à mettre toute considération sous ses pieds pour arriver à son but suprême, qui était elle. Il parlait avec ardeur: il s’emportait lui-même plus loin qu’il n’aurait voulu. — Je vous aime, je n’aime que vous, je ne veux que vous! lui criait-il en lui prenant les mains; si vous me refusez, si vous riez de moi, si vous me traitez comme un enfant ou comme un fou, je partirai : il ne manque pas d’endroits où je trouverai à me faire tuer!

— Et Flavio? lui dit Sylverine.

Ce fut la goutte d’eau qui apaisa cette ébullition. Jean retomba assis, la tête dans ses mains.

— Ah! dit-il, je suis un misérable!

À cette minute même, Sylverine pouvait tout sauver peut-être; il y avait dans le cœur de Jean une probité qu’elle était en droit d’invoquer. A lui, homme de sacrifice dans sa vie publique, elle pouvait montrer la grandeur du sacrifice fait à la reconnaissance et à l’amitié : elle pouvait le supplier de s’éloigner et profiter même de son trouble très réel pour lui arracher une promesse de départ; mais elle était entraînée par la curiosité de cette passion violente, elle sentait instinctivement qu’elle allait se jeter dans des complications terribles. Loin d’en être effrayée, elle y était attirée par le besoin d’émotions fortes qui la sollicitait sans cesse, et alors elle répondit à Jean : — Hélas! et que dirai-je donc de moi?

C’était un aveu. Jean saisit ses mains et les baisa avec frénésie.

La nuit venait; ils se levèrent et partirent pour rentrer à Ravenne. Lentement et pas à pas, ils traversèrent la forêt obscure; ils subissaient l’involontaire affaissement qui succède à ces sortes de crises : on eût dit qu’ils s’arrêtaient sur le seuil de ce qu’ils appelaient le bonheur et de ce qui, par le fait, était la trahison. Ils parlaient peu et à voix basse, serraient l’un contre l’autre leurs bras enlacés, et pensant à l’honnête homme qu’ils allaient tromper, ils disaient : — Pauvre Flavio!

— Ce n’est pas moi, s’écria Sylverine, qui aurai le courage de lui apprendre la vérité !

— Ni moi non plus, répliqua Jean.

— Qu’il l’ignore donc toujours! reprit Sylverine.

Jean ne répondit pas, mais il inclina la tête en signe d’acquiescement. On peut croire que Sylverine, qui aimait ces deux hommes et qui du reste ne voyait point très clair dans son cœur, sinon qu’il était malade et curieux de choses troublées, obéissait au double instinct dominant des femmes, la fragilité et la perfidie, et qu’elle sut vite mettre en action le précepte : « il faut promptement boire les mauvaises hontes; » mais pour Jean, accoutumé à la loyauté d’une vie où le sacrifice avait la plus grande part, il faut penser qu’il ne se résigna pas sans combats intérieurs au triste rôle qui lui était réservé. Il y aurait eu une certaine grandeur à aller trouver Flavio et à lui dire : — J’aime ta maîtresse! Que veux-tu faire de nous? — Mais Jean eut peur de son ami, il craignait d’avoir à rougir devant lui : lui seul pouvait savoir combien il était ingrat, et plutôt que d’avoir à faire un aveu qui coûtait autant à son orgueil qu’à son cœur, il préféra entrer dans le labyrinthe d’une intrigue où il allait être réduit à des ruses indignes de lui pour tromper l’homme sous le toit duquel il habitait, et qui lui avait ouvert avec une si grande confiance la porte de Sylverine. Jean, malgré les révoltes de sa conscience, qui regimbait haut, se résigna donc à jouer ce triste personnage, qui de jour en jour allait devenir plus difficile à soutenir.

En effet, l’amour de Jean pour Sylverine n’était point un caprice vite satisfait et s’apaisant de lui-même : la possession ne fit que l’exagérer, et il devint bientôt une passion ardente, passion exclusive, tyrannique, qui grandissait en raison directe des obstacles, et ne supportait plus qu’avec une peine infinie et des efforts sans cesse renouvelés la contrainte qu’elle s’était d’abord imposée. Ce n’était plus Flavio que maintenant redoutait Sylverine, c’était Jean, car il en était arrivé à un état de jalousie qui voulait briser toute réserve et enfreindre toute retenue.

— Tu me feras prendre Flavio en horreur! disait-il à Sylverine.

— Hélas! répliquait-elle presque en pleurant, c’est lui que je trompe pour toi et non pas toi que je trompe pour lui. Ne l’as-tu pas voulu toi-même?

— Eh! que m’importe? Si ce n’était que ton mari, je le supporterais, car j’y serais forcé; mais c’est ton amant, celui de nous deux peut-être que tu préfères, et je suis en droit d’exiger que tu rompes absolument avec lui.

Il était loin, comme on le voit, du temps où, pour s’excuser lui-même à ses propres yeux, il se disait : — Flavio n’est plus que son mari ! — Morale fort singulière du reste, et qui tendrait à prouver que beaucoup d’hommes ne veulent respecter que la foi élective, en admettant qu’en pareille matière la passion respecte jamais quelque chose.

— J’irai le trouver, reprenait Jean, je lui dirai tout, et puis à la grâce de Dieu ! — Fais ce que tu voudras, mon pauvre Jean, je suis prèle à tout. Le cœur de Flavio est plus grand que le tien.

Jean retombait dans ses indécisions. Il aimait son ami, il adorait sa maîtresse et parfois les exécrait tous les deux. La violence de sa nature se révélait tout entière dans ces luttes où il était toujours vaincu sans jamais parvenir à se vaincre lui-même. Il souffrait, et, comme disent les bonnes gens, il dépérissait à vue d’œil. Flavio s’en inquiéta et l’interrogea. Jean fut sur le point de se jeter à son cou et de lui avouer cette lamentable histoire; mais une honte de mauvais aloi retint la confidence sur ses lèvres : il prétexta un malaise nerveux et se tut.

A l’extérieur du moins, rien n’était changé dans leur existence; ils vivaient réunis comme autrefois; ils passaient leurs soirées ensemble chez Sylverine. Vers minuit, Jean et Flavio lui disaient adieu et rentraient dans leur maison; là, Jean, avec les battemens de cœur que l’on peut concevoir, écoutait Flavio se coucher. Comment se passait le reste de la nuit? L’écho de la forêt de Ravenne ne m’en a jamais rien dit; mais parfois au matin Jean avait les yeux rouges, la face injectée, le regard sombre d’un homme qui ne contient sa fureur qu’avec peine. Quant à Flavio, tranquille, rêveur et réfléchi, il traversait ce drame et s’y mêlait à son insu sans même le soupçonner. Comment aurait-il pu le deviner? Sa confiance n’était-elle point absolue?

Sylverine, qui aimait les émotions, avait été servie à souhait; de guerre lasse pourtant, elle était prête bien souvent à tout abandonner. La violence et les reproches incessans dont Jean l’accablait la fatiguaient outre mesure; Flavio, dans son affection de forme paternelle, n’avait jamais eu pour elle que douceur, indulgence et bonté. Elle aimait la tempête, il est vrai, mais à la condition d’y trouver quelques embellies, et avec Jean, qui dans le secret débordait d’autant plus avec elle qu’il s’était plus comprimé en public, elle n’en avait guère. Parfois, jouant sur ce nom de Scoglio, qui signifie écueil, elle lui disait : — Ah ! tu es le bien nommé; qui ne se briserait contre toi? — Elle fermait les yeux et se laissait emporter au courant, n’ayant pas le courage de le remonter. Parfois elle se demandait : Comment tout cela finira-t-il? puis elle tombait dans des tristesses sans fond d’où la réconfortante tendresse de Flavio parvenait seule à la tirer. Elle aimait Jean, elle aimait Flavio, elle les aimait tous les deux; lequel aimait-elle le mieux? Elle ne pouvait le dire : bien souvent elle s’était interrogée sans parvenir à se répondre. — Mais enfin, si tous deux étaient en péril de mort, si tous deux se noyaient sous mes yeux, quel est celui que je sauverais? — Elle réfléchissait longtemps sur la question qu’elle s’adressait ainsi à elle-même, puis elle éclatait en larmes en se répondant : Hélas! je sauverais celui qui serait le plus près de moi, et je passerais ma vie à regretter l’autre! — A travers ses obscurités, elle ne pouvait trouver une lueur pour se conduire : elle se perdait dans la confusion d’elle-même et de ses propres sentimens ; mais, par une contradiction qu’elle subissait sans pouvoir l’expliquer, il lui arrivait souvent de penser à Jean lorsqu’elle était aux côtés de Flavio et de penser à Flavio lorsque Jean était auprès d’elle. Si tout à coup on lui eût demandé : A qui appartiens-tu? elle aurait pu parfois répondre avec sincérité : A celui qui n’est pas là!

Cependant la vie s’écoulait, chaque jour entraînait son jour; les trois personnages de ce drame se mouvaient dans le même cercle, Flavio toujours calme, Jean méditant sans cesse de nouvelles violences qu’il n’osait exécuter, Sylverine résignée à des catastrophes qu’elle prévoyait sans pouvoir les préciser. Ce fut un hasard, mais surtout une imprudence de Jean qui révéla d’un seul coup à son ami la vérité qu’il ne soupçonnait guère. Comme presque toujours en de telles circonstances, le sort se servit de ses moyens les plus simples pour éclairer les ténèbres.

Flavio savait depuis longtemps que les buveurs de cendres méditaient un mouvement dans l’Italie méridionale, il en avait supputé impartialement les chances : elles étaient douteuses, sinon contraires; mais il avait jugé que ce soulèvement, même partiel, était nécessaire, ne fût-ce que pour réveiller les sympathies de l’opinion publique. Pendant quarante ans, l’Europe a été surprise de tous les coups de main avortés qui remuaient la terre italienne, et qui le plus souvent n’aboutissaient qu’à faire fusiller, pendre ou emprisonner quelques pauvres êtres généreux jusqu’à la folie. C’est que le moteur secret avait agi; la voix invisible, mais toujours écoutée, avait dit : Il est temps que quelqu’un meure pour l’Italie? On savait bien, et d’avance, que la victoire était presque impossible; mais on voulait, comme en certains cas de jurisprudence, faire une protestation en temps utile pour empêcher la prescription et déclarer au monde que le gouvernement imposé n’était point consenti. Ce fut ainsi qu’en deux circonstances mémorables les frères Bandiera et le comte Pisacane marchèrent impassiblement à une mort inévitable. L’insurrection dont Flavio s’occupait à cette heure avait été préparée en silence; au dernier instant, quand tout serait prêt, un des chefs des buveurs de cendres devait, selon la coutume en pareil cas, se rendre sur les lieux mêmes, cacher son rôle principal sous le masque d’un comparse, réunir entre ses mains tous les fils secrets de l’aventure, lui donner un chef nominal et la diriger sans laisser soupçonner son action. Ce mouvement avait été conçu, médite et presque conduit jusqu’au point d’éclore pendant les absences de Jean, qui le soupçonnait à peine. Flavio lui en avait parlé vaguement, attendant que tout fût arrivé à terme et décidé pour lui dérouler le plan complet.

Flavio était donc très préoccupé, car si l’insurrection réussissait dans les provinces napolitaines, il aurait immédiatement à soulever les Romagnes et à recommencer la campagne infructueuse de 1831. Il passait son temps à méditer son projet, et bien souvent il restait des heures entières couché sur la carte des Calabres, étudiant les points de débarquement et les chemins les plus sûrs pour arriver jusqu’à Cosenza, où l’on avait des intelligences, et qu’on espérait pouvoir enlever brusquement pour en faire la place d’armes de l’insurrection et le centre d’où la révolte rayonnerait sur les provinces voisines. Une nuit qu’il veillait, cherchant si l’on devait débarquer, soit sur la côte orientale, vers Cotrone, où les Bandiera avaient échoué, soit sur la côte occidentale, aux environs de Sapri, là même où plus tard Pisacane devait mourir, se sentant fatigué de méditation, en proie à la cruelle insomnie familière à ceux qui surmènent leur cerveau, ayant besoin de parler à quelqu’un pour se distraire de lui-même, il se rendit dans la chambre de Jean afin de causer avec lui. La chambre était vide, et le lit n’avait point été défait. Flavio eut un mouvement de surprise et se prit à rire.

— Comment! dit-il, il court les aventures dans Ravenne et ne m’en a pas soufflé mot!... Quel enfantillage!

Il descendit et sortit. La lune, dans son plein, éclairait de ses lueurs nacrées le ciel semé d’étoiles, et jetait une lumière mate et blanche sur la route coupée par l’ombre des grands arbres. Arrivé devant la maison de Sylverine, il s’arrêta et fit le signal convenu entre eux; il le recommença plusieurs fois de suite, nul ne lui répondit. — Elle dort, pensa-t-il. — Puis il s’éloigna, afin de faire une de ces marches nocturnes qui le rassérénaient et le reposaient en déplaçant sa fatigue. Il n’avait pas fait cent pas, qu’un soupçon le mordit au cœur. — Jean absent! se dit-il; la porte de Sylverine fermée!... — Il secoua sa pensée sinistre. — Je suis fou! — Cependant il s’assit au pied d’un arbre, et, surveillant attentivement la route, il resta plongé dans des réflexions qui le torturaient. Au bout d’une heure, il entendit, du côté de la maison de Sylverine, le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait; puis il vit la jeune femme avancer la tête et regarder de chaque côté du chemin; Flavio, perdu dans l’ombre, était invisible. Quelques instans après, la porte fut entre-bâillée, et un homme descendit du perron; c’était Jean, qui marcha paisiblement dans la direction de sa demeure.

Flavio se leva d’un bond, il eut un rire d’une effroyable amertume. — Ah ! dit-il, cela devait être ! — Il s’éloigna, allant à grands pas, tournant le dos à cette maison qui venait de lui révéler l’odieux mystère. A son premier sentiment, qui fut de la rage, succéda un grand accablement quand il se vit face à face avec toutes ces ruines intérieures, puis une sorte de commisération profonde et singulière lorsqu’il pensa à cette trahison cachée avec tant de soin. — Ah ! se dit-il, comme ils ont dû souffrir de me tromper ainsi ! — Sa grande âme, son âme impersonnelle reprenait le dessus et calmait peu à peu les tempêtes qui d’abord l’avaient soulevée. Cependant il revenait souvent à cette pensée : — Pourquoi m’ont-ils trompé ? pourquoi ont-ils menti ? Suis-je donc un Bartholo qu’il faut duper à force d’hypocrisie ? — Il souffrait considérablement dans son amitié pour Jean, dans son amour pour Sylverine, dans sa confiance pour tous les deux. — A qui donc se fier ? demandait-il. — Et la voix grave de sa vieille expérience lui répondait : — A personne ! — Il réfléchissait à sa vie, au but suprême qu’il poursuivait, à la hauteur des idées qui l’occupaient, et en regard de telles spéculations il se disait qu’une amourette tournant à mal était bien peu de chose ; mais ce raisonnement de sectaire ne l’apaisait point. — Ma vie est triste, tourmentée, misérable ; Sylverine en était la lumière et la joie. Pourquoi donc m’a-t-elle trompé, et avec Jean encore, avec cet enfant qui a grandi sous mes yeux et qui est comme mon fils ? — Puis il se répétait son éternelle question : — Mais n’était-elle pas libre ? Pourquoi m’ont-ils menti tous les deux ? De quel air allons-nous nous regarder en nous retrouvant ensemble ? Leur seule excuse, s’ils en ont une, est d’avoir été invinciblement entraînés l’un vers l’autre par une passion plus forte qu’eux et de me l’avoir cachée pour ne pas m’affliger. — Il se retenait à cette pensée ; à force de la retourner dans tous les sens, il arrivait à lui donner un corps réel et saisissable, il s’en emparait, s’y reposait, y trouvait presque le moyen de ne pas mépriser sa maîtresse et son ami. Quoi qu’il en eût, il sentait bien que ses raisons n’étaient que de la fausse monnaie ; il se payait néanmoins avec elles, par héroïsme sans doute, et aussi par ce besoin impérieux d’espérance qui pousse l’homme à tenter l’impossible afin d’échapper au naufrage. Jean et Sylverine n’étaient-ils point comme ses enfans ? Et s’il avait pour eux cette indulgence inépuisable qui survit à tout dans les cœurs paternels, il ne pouvait non plus se résoudre, en faisant un éclat, à s’éloigner de ceux qu’il aimait tant. Certes dans une explication il eût eu le beau rôle, celui du juge et de l’offensé ; mais l’idée seule de cette explication l’effrayait et lui causait une honte sans pareille. — Allons, vieux gladiateur, se dit-il avec un sourire qui contenait bien des larmes, sache mourir avec grâce !

Quand l’aube se leva, pâle et froide, sur la campagne humide, elle éclaira Flavio debout contre un arbre et regardant la mer ; les flots déferlaient et gémissaient sur la grève. Je ne sais pourquoi ce mouvement toujours répété et ce bruit toujours semblable l’irritèrent. — brutales et perfides, cria-t-il en jetant un caillou contre les vagues, pourquoi donc vous plaignez-vous sans cesse, puisque vous avez la force aveugle à laquelle rien ne résiste’?

Cette nuit d’angoisses et de contradictions, nuit plus terrible que celle de Jacob, car Flavio eut à lutter contre ses bons et contre ses mauvais anges, épura encore son cœur déjà si pur, et il se retrempa dans cette douleur. Ce ne fut pas sans un grand déchirement qu’il prit sa résolution, mais enfin il la prit et s’y tint.

— Allons, se dit-il, au lieu d’un ami et d’une maîtresse, je n’aurai plus que deux amis.

Il imitait en cela certains maris, dévoués parfois jusqu’au martyre, qui cachent tout affront, subissent toute contrainte, acceptent d’être aveugles malgré l’évidence, afin de toujours couvrir de leur protection la femme qu’ils ont aimée et que peut-être ils aiment encore.

Lorsqu’ils se retrouvèrent tous les trois, le visage de Flavio avait repris son impassibilité habituelle, et Sylverine, malgré son inquiétude, n’y lut rien qui pût l’éclairer. — Je t’ai appelée cette nuit, lui dit-il ; mais tu ne m’as pas entendu. — Elle n’était point rassurée cependant. Flavio était-il aussi ignorant qu’il voulait bien le paraître ? Elle n’y croyait guère. Que se passait-il donc dans son cœur ? Une défaillance d’amour, un excès de générosité ?… Elle n’en savait rien. En tout cas, elle eût préféré des reproches et se sentait mal à l’aise en face de ce sphinx qui ne disait point le mot de son énigme.

Il y eut dès ce jour cependant un certain changement dans les façons d’être de Flavio ; il allait moins souvent chez Sylverine, et parfois même le soir il ne paraissait pas chez elle à l’heure où d’habitude il s’y réunissait avec Jean. — Qu’as-tu donc, cher Flavio ? lui disait-elle. On ne te voit plus ?

— J’ai beaucoup à travailler en ce moment, lui répondait-il.

Elle s’étonnait, elle s’affligeait de sa réserve devenue excessive ; il n’était plus qu’un ami pour elle, et elle s’en irritait comme d’une trahison ; elle était ballottée entre deux courans contraires, et ne savait où prendre pied. Par momens elle se disait : « Que lui ai-je donc fait, et pourquoi ne m’aime-t-il plus ? » D’autres fois au contraire, se reconnaissant coupable au premier chef, regardant jusqu’au fond de sa faute et comprenant tout ce que son crime avait d’odieux, elle se répétait : « Pourquoi me plaindre ? N’a-t-il pas le droit de cracher sur moi? » Mais elle ne pouvait s’accoutumer à cette pensée d’avoir perdu l’estime et la tendresse de Flavio. Alors elle maudissait Jean, oubliant qu’elle avait été presque au-devant de lui, que c’était par le fait de sa propre volonté qu’elle s’était jetée dans ces complications douloureuses, et, se retournant dans le cercle vicieux qui l’étreignait, elle regardait avec angoisse, avec regret, du côté de Flavio. Elle eût voulu fuir avec lui pour le ressaisir tout entier; puis alors, se représentant le désespoir de Jean, s’imaginant que celui-là aussi était nécessaire à son cœur, elle retombait dans ses indécisions et se sentait plus affolée qu’une boussole prise entre deux pôles magnétiques. Elle était cruellement punie de son erreur; elle avait cru que l’amour consiste à aimer beaucoup, et malgré ses douleurs, malgré ses combats, elle ne comprenait pas encore que l’amour consiste à aimer uniquement.

Jean le comprenait, lui ; il eût voulu s’inféoder à Sylverine et lui arracher toute pensée qui ne se rapportait pas à lui seul; son amour, cet amour qui dans le principe avait paru si résigné, était devenu une sorte de fureur permanente. « Tant que nous serons tous les deux ensemble près de toi, disait-il à Sylverine, il n’y a pas de bonheur possible. » Elle avait beau lui parler de la réserve de Flavio, il n’y croyait pas, ou du moins sa jalousie, qui avait besoin d’alimens, feignait de n’y pas croire. « L’amour est un repos, lui disait-elle, ce n’est pas un combat! » Il n’en était pas moins agressif et violent, obéissant à sa nature, qui était exclusive jusqu’à l’injustice, et il faisait souffrir Sylverine parce qu’il souffrait lui-même. Flavio, qui vivait impassible dans le mystère de ses propres douleurs, lisait sur le visage de Jean les traces trop visibles de ces luttes sans cesse renouvelées. Tout lui était expliqué maintenant, l’irritabilité de son ami, l’inquiète tristesse de Sylverine. Faisant un retour sur lui-même, mesurant à son chagrin secret la grandeur de son sacrifice, il se disait : « Et ils ne sont même pas heureux ! » Il connaissait le caractère de Jean jusque dans ses replis les plus cachés, et il s’attendait chaque jour à le voir arriver furieux, ne se connaissant plus, lui demander : «De quel droit as-tu aimé Sylverine? » Aussi, autant pour s’échapper à lui-même que pour forcer au silence les pensées qui l’obsédaient, il travaillait avec ardeur et préparait sans relâche le mouvement que les buveurs de cendres comptaient faire éclater dans les provinces napolitaines.

Ce qu’il craignait arriva. Un matin que, seul dans sa chambre, il s’occupait à chiffrer une note importante, il vit entrer Jean. Au premier regard, il comprit que l’heure décisive était venue. Jean, les yeux en feu, les lèvres pâles et tremblantes, s’avança brusquement vers Flavio. — J’aime Sylverine et je suis son amant, il faut que tu le saches, lui cria-t-il.

— Je le savais, répondit Flavio.

Le coup fut dur pour Jean, qui sentit s’amollir sa colère ; mais, comme l’on dit, il s’était monté d’avance : il reprit vite en lui-même tous les mauvais argumens qui l’avaient soutenu, et, combattant l’émotion qui le gagnait en présence du calme de Flavio, il reprit :

— Si tu le sais, pourquoi le supportes-tu?

— Parce que tu es mon enfant, répliqua Flavio avec un sourire qui mit des larmes dans ses yeux, parce que je suis le seul juge de mes renoncemens, et peut-être aussi parce qu’il m’est plus doux de souffrir que de te savoir malheureux.

Jean n’y tint plus; il se jeta d’un bond sur la poitrine de Flavio, et le serrant dans ses bras : — Ah! s’écria-t-il, tu es bien notre cher Mastarna, tu es bien celui que nous appelons cœur de diamant le plus grand de nous tous!... Accable-moi, bats-moi, chasse-moi; mais, par pitié, ne m’écrase pas de ta bonté, qui me fait prendre en horreur à moi-même ! Tu restes là, tu ne me dis rien ! Tu savais tout, et tu ne m’as pas tué comme un chien sauvage! Ce n’est pas ma faute! c’est plus fort que moi. Je l’adore, je meurs de jalousie, et je me désespère à l’idée seule qu’elle peut t’aimer! J’ai de moi une honte sans pareille; mais que veux-tu? je suis ensorcelé, je suis possédé, je ne puis me ravoir, et je me trouve misérable. Je n’ai eu ni force, ni vertu; je t’ai trompé comme on trompe un vieux tuteur ridicule, et cependant, si je vaux quelque chose, c’est à toi que je le dois. C’est toi qui m’as recueilli, c’est toi qui m’as élevé; ce que je sais, tu me l’as appris; si je ne suis pas tombé dans le gouffre des débauches où m’entraînait ma nature, c’est parce que ta main m’a toujours soutenu. Au lieu de rester là tranquille et indulgent, pourquoi ne me fais-tu pas de reproches?

— Tu te les fais toi-même, ces reproches que tu me demandes, répondit Flavio, je n’ai rien à te dire.

Jean eut un spasme; il serrait son cœur à deux mains. — Que faire? que faire? cria-t-il.

— Mais que veux-tu donc, terrible enfant? reprit Flavio. Ne peux-tu donc pas jouir en paix de ton bonheur, sans venir en désespérer les autres ?

— Tu ne l’aimes plus au moins? cria Jean.

— Pourquoi mentirais-je? répondit Flavio. Je l’aime encore comme aux premiers jours, et plus que jamais.

— Ah! tu me déchires le cœur! dit Jean, qui se laissa tomber sur une chaise en cachant sa tête dans ses mains.

Flavio l’entendait sangloter; il le prit dans ses bras, le caressa comme une mère caresse son fils malade, lui parla doucement pour le calmer et l’attendrir. Jean se dégagea de son étreinte par un mouvement brusque, et levant vers lui son visage éclatant de fureur : — Ah ! lui dit-il, tu es mon mauvais génie ; c’est toi qui m’as jeté dans les impasses d’une politique impossible, et la seule femme que je puisse aimer, c’est toi qui l’aimes.

Flavio eut un geste de pitié ineffable. — Pauvre petit ! dit-il, comme tu dois souffrir pour être si injuste ! Je te plains du fond de mon âme.

— Eh ! je ne veux pas de ta commisération ! répliqua l’indomptable jeune homme avec emportement.

Ses larmes étaient séchées ; la fureur reprit le dessus ; il accabla Flavio de reproches, il entassa sottises sur sottises. Ce qu’il disait, il n’en avait guère conscience ; il en arrivait aux injures et à la grossièreté. Flavio le regardait et se désolait de voir un esprit de cette trempe s’oublier à ce point et se déshonorer de la sorte. Il lui prit les mains, et, tournant vers lui son calme visage, il lui dit :

— Apaise-toi donc, jeune volcan, et ne prends pas tes colères pour de la force ; nous sommes deux hommes, ne l’oublie pas, laisse toutes ces violences aux enfans maladifs. Pourquoi viens-tu m’accabler ainsi, et que veux-tu de moi ?

— Je veux en finir, une fois pour toutes, d’une manière ou de l’autre, s’écria Jean, car je ne peux plus vivre dans de telles angoisses ; l’un de nous est de trop sous le ciel ; allons au bord de la mer, battons-nous jusqu’à ce que mort s’ensuive : Sylverine sera le prix du vainqueur.

— Tudieu ! répondit Flavio avec un sourire, quel chevalier errant ! Tu oublies que les temps de l’Arioste sont passés ! — Puis tous les traits de son visage s’affaissèrent dans une expression de tristesse infinie, et il ajouta : — Et tu oublies surtout que le survivant mourrait de la douleur d’avoir tué son ami ! Tu oublies bien autre chose encore, mon pauvre Jean, tu oublies que nous ne nous appartenons pas et que nous n’avons pas le droit de disposer arbitrairement de notre vie. Tu oublies notre vieille amitié, je le comprends, car la passion t’a fait perdre la tête ; mais souviens-toi du serment que tu as juré en communiant par les cendres et par le sang !

Jean poussait des cris de désespoir ; son cœur était comme un champ de bataille où se heurtent trois armées de forces égales ; il était brisé par de si puissantes émotions. — Aie pitié de moi, dit-il à Flavio, je n’en puis plus !

Il y eut un long silence. Flavio marchait de long en large dans la chambre, et Jean, affaissé sur un canapé, la tête cachée dans les coussins, combattu par toutes les passions qui débordaient en lui, passait de la fureur à l’attendrissement, sans pouvoir trouver la force de prendre un grand parti. Il se leva enfin.

— Viens chez elle, dit-il à Flavio.

— A quoi bon? répondit celui-ci, à quoi bon lui donner le spectacle de ces violences et l’affliger de nos discordes?

— Viens chez elle, reprit Jean, je le veux, je t’en prie; qu’elle prononce elle-même; ce sera le jugement de Dieu, je l’accepte et je m’y soumets.

Ils sortirent : — Ah ! disait Jean marchant près de son ami, si tu pouvais savoir ce que je souffre et ce que j’ai souffert!

— Tu n’es pas seul à souffrir, repartit Flavio; mais tes cris de douleur t’ont si bien assourdi, que tu n’entends même plus les gémissemens des autres.

Ils arrivèrent chez Sylverine; elle resta immobile, mais elle eut un violent battement de cœur en les voyant entrer, car il ne lui fut pas difficile de lire sur leurs visages les émotions qu’ils venaient de subir. Elle sut se contenir néanmoins. — Quelle bonne fortune! dit-elle.

Jean marcha rapidement vers elle : — Écoute, lui dit-il, Flavio sait tout. Nous voici tous les deux, nous t’aimons; lequel aimes-tu? Parle vite.

Sylverine se leva toute pâle et tremblante; elle regarda ces deux hommes qui se disputaient dans son cœur, et, posant ses mains sur leurs épaules, elle osa dire : — C’est vous deux que j’aime!

Puis, comme brisée par la violence de l’aveu, elle éclata en larmes.

— O misère de nous! s’écria Jean. Ne vaudrait-il pas mieux mourir que de vivre ainsi?

Flavio s’approcha de Sylverine, la prit dans ses bras, la baisa au front, et, la tenant appuyée contre son cœur, il lui dit :

— Ma fille chérie, il ne faut point demander à des hommes ce que des dieux, quand il y avait des dieux, n’auraient pu supporter. Je suis un vieux soldat, j’ai eu tant de blessures, que je ne sais même plus le nombre de mes cicatrices. Tu crois à l’amour, soit; tu me guérirais de cette faiblesse, si je l’avais encore; tu aimes la vie, moi je n’y tiens guère, car je sais de quoi elle est faite. Je suis un obstacle pour vous deux, pour toi que j’aime avec des entrailles de mère, pour Jean, qui est comme mon fils; je me retire de votre route, où cependant, ajouta-t-il avec quelque amertume, je ne vous gênais guère. Soyez donc heureux, et parlez de moi quelquefois le soir, quand votre tendresse vous en laissera le temps.

— Au nom du ciel, ne nous quitte pas! s’écria Sylverine. — Je ne veux pas de ton sacrifice, lui dit Jean avec colère.

— Que tu le veuilles ou non, répliqua Flavio, je l’accomplirai; je suis libre. Ce sacrifice, tu l’aurais accepté, s’il m’eût été imposé par Sylverine. De quel droit le repousses-tu, parce qu’il est volontaire? Sache voir clair dans ton cœur, et fais en sorte que ton intolérable orgueil n’exige pas pour les autres plus de douleurs qu’ils n’en peuvent porter.

Il tendit la main à Jean et à Sylverine : — Que Dieu vous garde! leur dit-il; puis il s’éloigna sans retourner la tête. Il ne rentra pas chez lui; il s’en alla jusque sur le rivage de l’Adriatique; il resta là longtemps, endolori par son propre sacrifice et perdu dans des pensées plus sombres et plus profondes que la mer qui battait à ses pieds.

Lorsque vers le soir il revint à sa maison, il n’y retrouva plus Jean, qui avait loué un appartement dans une petite villa presque contiguë à celle qu’habitait Sylverine.

Flavio sortait peu, le soir seulement il errait dans la grande forêt de plus qui le cachait de son ombre; il évitait Jean, et Jean l’évitait. Que se seraient-ils dit, s’ils s’étaient rencontrés? Nul de ces trois êtres n’était heureux et ne pouvait l’être; ils pensaient incessamment les uns aux autres avec une anxiété douloureuse. — Elle l’aime encore, se disait Jean. — Est-il vrai qu’il ne m’aime plus? se demandait Sylverine. — Je l’aime toujours, disait Flavio.

Ce n’était cependant pas Flavio qui était le plus à plaindre : il avait du moins une base solide pour appuyer sa douleur; quelque terrible et inopinée qu’eût été la révélation qui venait de l’éclairer subitement, le sacrifice qui l’avait suivie avait été libre et spontanément arraché par lui-même à sa propre volonté. Seul donc parmi ces trois malheureux, il avait fait ce qu’il voulait faire, et il préférait sa souffrance au compromis pénible qu’il avait dû entrevoir pendant un instant. Il regrettait Sylverine comme on regrette une maîtresse absente, il pensait à Jean comme à un ami malade; mais du moins il se reposait sur cette idée, qu’il avait fait son devoir jusqu’au bout et sans hésiter.

Jean n’était point ainsi : irrité contre lui-même, irrité contre les autres, prêt à éclater en fureur à la moindre contradiction, il se retournait en vain dans sa conscience sans pouvoir y trouver une place qui ne lui fut pas douloureuse. C’est le sort de ceux qui, n’ayant point répudié toute probité, ont sacrifié le bonheur d’autrui à leur propre satisfaction. Le bonheur vrai contient autant d’abnégation que de jouissance. Tout ce qui aurait dû rendre Jean heureux le faisait souffrir; l’absolue soumission de Sylverine lui était un reproche vivant et insupportable. — A qui pense-t-elle? se disait-il souvent lorsqu’immobile et songeuse, elle gardait à ses côtés de longs silences qu’il respectait malgré lui. — Parfois, quand une. lueur de raison venait éclairer les ténèbres où il se débattait et lui montrait ce Flavio si dévoué, si généreux, qui pour lui, depuis plus de vingt ans, avait eu des tendresses de père, il se sentait défaillir sous ses remords, il avait envie de courir à lui, de lui demander pardon et de lui rendre tous les biens qu’il lui avait ravis; mais à quoi bon? Ne se sentait-il pas pris, possédé, connue il le disait lui-même, et ne savait-il pas que le lendemain tout eût été à recommencer, et qu’il eût maudit son sacrifice de la veille? Dans d’autres instans au contraire, plus docile à sa nature impérieuse, il méditait de quitter Ravenne, de se réfugier vers les côtes de la Toscane, d’emmener Sylverine avec lui, et de s’éloigner ainsi de Flavio, dont la présence, si discrète, — si absente qu’elle fut, oserai-je dire, — le désespérait.

Quant à Sylverine, jamais barque démontée, emportée par la tempête, ne fut plus cruellement battue de contradictions que cette pauvre âme, qui depuis longtemps ne trouvait plus en elle aucune étoile pour se guider. Elle regrettait Flavio avec une ferveur qui eût pu lui faire croire qu’il était uniquement aimé, si elle n’avait su elle-même à quel point elle aimait Jean. Tirée entre ces deux sentimens contraires, quoique semblables, elle menait une vie sans grandeur, sans dignité, sans satisfaction intime. Elle ne connaissait rien au sacrifice de la vertu abstraite, et elle s’imaginait qu’elle ne souffrait que de l’éloignement de Flavio; maintenant, obéissant, ainsi que la plupart des femmes, à ses impérieuses sensations, elle eût volontiers trompé Jean pour Flavio, comme jadis elle avait trompé Flavio pour Jean. Elle passait de longues heures à rêver l’exécution de projets impossibles; elle vivait dans un conte de fées perpétuel; elle regardait son nœud gordien avec effroi, et cependant, loin de le trancher avec courage, elle répétait souvent : « Il se dénouera tout seul. » La faiblesse mène au crime tout aussi bien que la perversité.

Flavio n’avait point reparu chez elle depuis la scène que j’ai racontée. Il lui manquait plus que je ne saurais dire; il était devenu pour elle comme une idée fixe dont elle ne pouvait se détacher. Du reste, elle n’avait pas bien compris son sacrifice; elle ne s’expliquait pas ce qu’elle appelait un étalage de vertu. C’était là sa grande corruption, mais elle n’en avait même pas conscience. Il y avait bien là aussi de la faute de Flavio, qui, toujours occupé de ses spéculations idéales, n’avait pas pris soin de façonner cette âme aux sentimens généreux; le terrain était resté en friche, car il n’y avait rien semé : il n’avait donc point à se plaindre de n’y rien recueillir. Sylverine, à vrai dire, ne pensait guère à tout cela; elle cherchait Flavio, le guettait, l’attendait. Un soir, inopinément elle le rencontra ; elle courut à lui, passa son bras sous le sien : — Enfin te voilà! dit-elle.

Il reconnut vite le péril ; il eut la force de plaisanter malgré son trouble, et, dégageant son bras, il lui dit : — Te rappelles-tu la chanson française que chantent les enfans : « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés? »

— Pourquoi me fuis-tu, cher Flavio? Pourquoi m’as-tu quittée? La meilleure place dans mon cœur n’était-elle pas la tienne?

— Tais-toi, lui dit-il en lui mettant la main sur les lèvres; un vieux précepte dit qu’il ne faut point tenter les saints, et je ne suis qu’un homme.

Puis, sentant peut-être que l’émotion le gagnait et que son courage allait faillir, il lui baisa rapidement la main et s’éloigna à grands pas.

Elle le regarda s’éloigner sans faire un geste pour le retenir; mais un sourire de joie glissa sur ses lèvres et brilla dans ses yeux. — Ah ! se dit-elle, il m’aime encore!

Oui, certes, il l’aimait encore, car il était de ceux qui ne savent pas se reprendre lorsqu’une fois ils se sont donnés.


II.

Deux mois s’étaient passés sans apporter aucun changement à cette situation douloureuse, lorsque Jean reçut tout à coup, par un de ces moyens secrets dont les buveurs de cendres usaient pour leurs communications importantes, ordre de quitter Ravenne dans l’espace de huit jours et de se rendre à un point désigné de la côte des Calabres pour prendre la direction immédiate du mouvement préparé depuis longtemps. Ces instructions ne permettaient ni doute, ni retard. Ce fut un coup de foudre pour Jean, qui se complaisait dans le bonheur malsain où il s’abandonnait. Au lieu d’accepter son rôle avec résignation, sinon avec empressement, comme c’était son devoir, il déclara que cet ordre était absurde et inexécutable. Aveuglé par la passion qui l’enveloppait si bien qu’il ne voyait plus rien en dehors d’elle, il s’imagina que cet ordre subit de départ était une machination souterraine inventée par Flavio pour se débarrasser de lui et ressaisir l’amour de Sylverine. « C’est lui qui a fait le coup; pourquoi ne part-il pas lui-même? » Il ne réfléchissait pas que c’était à lui spécialement que cette tâche devait être réservée, puisqu’il avait longtemps habité les provinces napolitaines, dont tous les moyens d’action lui étaient connus. «Il en arrivera ce qu’il pourra, dit-il; mais je ne donnerai point dans un piège si grossier, et je ne partirai pas. » Puis il écrivit au chef même des buveurs de cendres, lui notifiant son refus de se mêler à une entreprise qu’il regardait comme inopportune. En cette circonstance comme en tant d’autres, Jean était injuste, car la vérité est que Flavio, désireux de se jeter dans l’action pour échapper à ses chagrins, avait demandé à diriger lui-même l’expédition, et qu’on lui avait répondu que sa présence était indispensable dans les états du pape, qu’il aurait à soulever, en cas de succès, pour donner la main au mouvement napolitain. Flavio, qui savait obéir parce qu’il avait l’habitude de commander, s’était résigné sans murmure.

Jean n’avait consulté personne pour prendre sa résolution; il n’en avait rien dit à Sylverine, et comme il ne voyait plus Flavio, il n’avait naturellement pu lui en parler. Il ne devait pas cependant tarder à le revoir. Huit jours environ après qu’il eut envoyé la lettre qui annonçait son refus, une nuit, vers une heure du matin, il marchait sur le rivage de la mer; arrivé à un endroit que nul arbre n’abritait, où nulle maison ne s’élevait, il s’arrêta et attendit. Un homme venant d’une direction opposée s’approcha de lui, et à la douteuse clarté des étoiles il reconnut Flavio. — Es-tu donc appelé? lui dit-il.

— Je suis appelé, répondit Flavio.

Ils restèrent debout côte à côte sans parler. Une barque s’approcha du rivage et s’éloigna rapidement après qu’un homme eut sauté sur la grève. L’homme marcha droit vers les deux compagnons, qu’enveloppaient les ténèbres, et, s’arrêtant à quelques pas d’eux, il dit :

In fratris Hieronymi nomine, salve!

Ils répondirent ensemble et en même temps : — In nomine fratris Hieronymi, vale !

Jean et Flavio donnèrent le baiser fraternel au nouveau-venu, qui jeta son manteau sur le sable, et ils s’assirent. Cet homme mystérieux n’était autre que le chef des buveurs de cendres. Son nom importe peu : nous dirons seulement qu’il était connu des téphrapotes sous l’appellation édomite de Samla. Il entra brusquement en matière, comme les gens qui savent le prix du temps.

— Il ne peut y avoir de secret entre nous, dit-il à Jean. Voici Flavio; me voici, moi, qui suis venu exprès pour connaître tes raisons. Pourquoi, au mépris de ton serment, refuses-tu le poste qui t’est confié?

Jean, qui malgré ses raideurs apparentes se savait coupable, qui du reste n’aurait jamais consenti à reconnaître qu’il répudiait une mission périlleuse afin de ne point quitter sa maîtresse, Jean se jeta dans les divagations; il s’élança à travers la politique, espérant échapper ainsi à l’aveu qu’il redoutait. N’était-ce pas une folie, en ce moment où l’Europe dormait dans une paix profonde, de vouloir soulever un pays où les buveurs de cendres n’avaient jamais éprouvé que des défaites, depuis Campanella, qui subit sept fois la torture, jusqu’aux frères Bandiera, qui furent fusillés? Il était résolu tout aussi bien qu’un autre à jouer sa vie dans une entreprise désespérée, mais à la condition du moins qu’elle fût utile, et qu’elle ne servît pas de prétexte à faire peser sur les peuples des oppressions plus dures. Nul mieux que lui ne connaissait les provinces méridionales, puisqu’il les avait longtemps habitées : il affirmait qu’elles n’étaient point prêtes, que le pays, écrasé sous le double despotisme du clergé et du roi, n’aurait pas un écho pour répondre à des cris de délivrance, que l’expédition projetée était absurde, impossible, et que le mieux à faire était d’y renoncer. — Et puis, ajouta-t-il, qu’irions-nous faire dans les Calabres, à Naples même? Est-ce là l’ennemi que nous avons juré de combattre? A quoi bon disséminer nos forces, dévoiler nos projets dans des opérations mal combinées, qui ne peuvent réussir? L’ennemi n’est pas là, l’ennemi est à Rome; une fois lui renversé, tout ce qui l’entoure tombe comme par enchantement. Si vous voulez sérieusement établir la liberté dans le monde, détruisez le principe même qui lui est contraire; comblez la source d’où découle toute autorité, car, tant qu’elle jaillira, il se trouvera des gens qui iront y boire.

— Si tu savais jouer aux échecs, répondit Samla, tu ne parlerais pas ainsi. Pour prendre le roi, il faut avoir enlevé tous les pions qui l’entourent. Tu t’es jeté dans la traverse, au lieu de prendre franchement la grand’route : tu refuses de partir, non point parce que tu juges l’expédition mal conçue, mais parce que tu es amoureux d’une femme que tu as enlevée à Flavio, et parce que tu crains de la quitter.

— Est-ce Flavio qui t’a dit cela? s’écria Jean, prêt à se lever.

— Reste en paix, reprit Samla. Ce n’est point Flavio. Pourquoi feins-tu de le soupçonner, toi qui le sais incapable d’une action seulement douteuse? Je sais votre histoire à tous deux, peu importe comment et par qui. Jean, tous les torts t’appartiennent, et tu les aggraves singulièrement en manquant par faiblesse à l’œuvre qui a le droit de te réclamer. De quelle misérable argile as-tu donc été pétri pour te laisser arrêter par une femme sur le chemin de ton devoir? Qu’est-ce qu’un sentiment de cet ordre absolument secondaire en présence du put que nous poursuivons? Chacun de nous, sache t’en souvenir, a juré de dire aussi à celle qui voudrait le retenir : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi? » Tu t’es donné à une abstraction, et la femme, qui est un être essentiellement relatif, ne peut la comprendre, nous sommes des solitaires, la compagnie des femmes est mauvaise pour nous, ne l’oublie jamais. Vois où cette créature dont tu es fou vous a conduits tous les deux. Te voilà, toi, notre homme d’action par excellence, notre porte-glaive, devenu plus débile qu’un vieux prêtre qui a peur de l’enfer; voilà Flavio, notre lumière la plus vive, notre projection de pensée la plus lointaine, qui s’étiole, s’obscurcit et s’en va, sans pouvoir se reconnaître au milieu de ses idées troublées. Faudra-t-il donc, comme aux enfans, vous faire épeler la Bible et vous faire réciter chaque soir, avant de vous coucher, l’histoire de Samson et de Dalila? Morbleu! soyez des hommes! Vous n’êtes faits pour être ni des maris ni des amans! Amusez-vous, si cela vous plaît, mais, par le ciel! ne donnez rien de votre cœur, rien de votre cerveau, à ces êtres inférieurs et sensuels qui prennent un homme comme un singe prend une noix, et le rejettent après l’avoir dévoré! Manou a dit: « Dieu a donné aux femmes l’amour de leur lit, de leur siège et de la parure, la concupiscence, la colère, les mauvais penchans, le désir de mal faire et la perversité, » et il a eu raison. Savez-vous à qui vous ressemblez avec vos tristes amourettes? Vous ressemblez à ces dompteurs de lions qui se laissent manger benoîtement par la bête féroce. Soyez chastes, si vous voulez être forts, ou du moins soyez assez forts pour savoir être chastes. Notre œuvre est une œuvre de justice. Rappelez-vous ce mot du philosophe : « La femme est la désolation du juste! »

— Tu as tort, Samla, dit Flavio de sa voix grave. La femme dont tu parles n’a point le cœur faible : elle m’a suivi autrefois en Sicile, et elle est très capable de suivre Jean dans les Calabres.

— Ah! c’est une Clorinde alors? reprit Samla en faisant un geste dédaigneux qui se perdit dans l’obscurité. Soit : elle a toutes les vertus et tous les charmes, j’en conviendrai, si vous le voulez; mais elle n’en est pas moins un danger pour vous deux, et vous savez que nous avons l’habitude de ne point laisser les obstacles sur notre route. Elle vous a brouillés, ce qui est déjà un crime; sachez l’empêcher d’en commettre un autre. Il faut que l’insurrection des Calabres ait un chef. Jean est désigné. Qu’il parte. C’est pourtant cette femme qui s’y oppose !

— Comment s’y opposerait-elle? dit Jean : elle ignore absolument notre projet.

— Alors, répliqua l’inflexible Samla, c’est toi qui refuses de partir à cause d’elle, ce qui revient au même. De toute manière, elle est l’obstacle. Réconciliez-vous, il le faut: donnez-vous le baiser de paix. Jean, il est nécessaire que Flavio te mette au courant de toute l’affaire; Flavio, tu dois rester en communication avec Jean, afin d’être prêt à le seconder ici au besoin. Cette femme s’élève entre vous, ayez la volonté des grands cœurs, et renoncez à elle. Si vous n’y voulez renoncer, vivez près d’elle à votre guise, comme vous l’entendrez; mais restez unis, car cela est indispensable. Il y a deux êtres en vous, ne l’oubliez jamais : l’homme et le buveur de cendres. Si l’homme souffre, tant pis pour lui; le buveur de cendres n’en doit jamais rien savoir!... Donnez-vous la main! reprit-il avec autorité. Me jurez-vous, à moi qui suis le maître et l’investi, me jurez-vous de vivre en bonne intelligence tous les deux ensemble, loin de cette femme ou près d’elle, de faire taire vos dissensions, et de n’agir qu’au profit de notre œuvre?

— Je le jure! dit Flavio en serrant la main de Jean.

— Je le jure, dit Jean, dussé-je en crever de rage!

— Bien, reprit Samla, j’accepte votre promesse; je sais que vous la tiendrez. Jean, c’est toi qui es la mauvaise tête en tout ceci. Écoute Flavio, il est ton aîné, et son intelligence vaut mieux que la tienne. Tu as huit jours pour te rendre au lieu désigné et te mettre à la tête des hommes qui t’attendent : partiras-tu?

— Oui, répondit Jean.

— Flavio, dit Samla, si, dans huit jours, Jean, saisi d’une nouvelle défaillance, n’est pas à son poste, tu prendras sa place, et tu marcheras droit sur Cosenza.

— C’est bien, dit Flavio.

Ils restèrent jusqu’au jour causant de leurs projets, les discutant, les modifiant selon les éventualités possibles. Quand l’aube raya le ciel d’un trait blanchâtre, Samla se leva; il embrassa les deux amis.

— C’est bien entendu, leur dit-il, vous pouvez être hommes à vos momens perdus; mais avant tout vous êtes des buveurs de cendres.

— Oui, et que Dieu nous guide! répondirent Jean et Flavio.

Samla donna un vigoureux coup de sifflet, sa barque reparut; il y monta, et bientôt elle se perdit dans l’éloignement, du côté de Comacchio.

Jean était attendri; le parfum de sa vieille amitié, montant de son cœur à son cerveau, avait détendu les fibres de sa colère. Lui aussi, il était tiraillé par des contradictions douloureuses, et malgré ses emportemens il sentait parfois d’une façon cruelle combien son ingratitude envers Flavio était coupable. À cette heure, ému par les derniers instans de son entretien avec Samla, il était décidé à partir; mais, se connaissant lui-même, il craignait que sa résolution ne l’abandonnât et ne vînt encore le faire hésiter au moment suprême. L’idée de quitter Sylverine et de la laisser auprès de Flavio, qu’elle aimait, lui était insupportable. — Si je pars, se disait-il, il faut qu’elle quitte Ravenne. — Cependant il voulut faire dès à présent acte de courage et d’abnégation; mais ce ne fut pas sans un grand effort sur lui-même qu’il dit à Flavio avant de le quitter : — Viens donc ce soir chez Sylverine, nous passerons la soirée près d’elle.

— J’irai, répondit Flavio. Samla a raison, une femme ne doit jamais s’élever entre nous.

Le soir en effet, ils se rencontrèrent chez Sylverine, heureuse de revoir Flavio, espérant que tout dissentiment était à jamais éteint et se livrant avec naïveté à la joie que lui causait cette sorte de réconciliation; mais il arriva ce que nul des trois n’avait prévu : à mesure qu’ils reprenaient leur ancienne intimité, leur vieux péché remontait en eux et s’emparait de leur cœur. Sylverine, plus en doute que jamais sur elle-même, s’abîmait dans une contemplation intérieure qui ne lui apprenait pas lequel de ces deux hommes elle aimait. Jean sentait sa fureur près d’éclater, il faisait de Flavio un rival redoutable, et craignait de se retrouver vaincu dans le cœur de Sylverine. Quant à Flavio, une tristesse sans nom et pleine de douceur l’avait envahi. Lorsqu’il s’était revu assis à sa place d’autrefois, là même où il avait passé de si bonnes et longues soirées, près de cette femme adorée qu’il regrettait toujours, et dont, malgré ses déboires, il n’avait jamais pu se résigner à désespérer tout à fait, il sentit s’agiter en lui des sentimens non pas inconnus, mais sévèrement refrénés jusqu’à ce jour. Il regarda Jean avec envie, il l’accusa, il oublia le pardon tacite qu’il avait prononcé, il retira pour ainsi dire son indulgence et il se dit : — C’est trop, c’est plus que je n’en puis porter! — Ils causaient néanmoins tous les trois, Sylverine avec un abandon forcé qui ne trompait personne, Jean avec une violence à peine dissimulée, Flavio avec une gravité qui ressemblait bien à du désespoir. Les heures s’écoulaient, minuit avait sonné depuis longtemps, ni Jean ni Flavio ne semblaient penser à se retirer. Sylverine, qui comprenait assez nettement ce qui se passait en eux, laissait parfois et malgré elle échapper un sourire d’orgueil mal déguisé; quand deux hommes souffrent pour la même femme, celle-ci considère que c’est tout bénéfice pour elle. On eût dit en effet que Jean et Flavio restaient en présence moins pour être ensemble que pour se surveiller et se garder mutuellement. Chacun d’eux redoutait de laisser son compagnon seul avec Sylverine. Ils se sentaient invinciblement gagnés tous les trois par la fatigue de cette longue veillée, où chacun, tout en suivant le cours douloureux de ses propres pensées, se mêlait à la conversation et parlait le plus souvent comme un être inconscient de ses paroles. Le jour se leva et éclaira leur visage pâli. — Bonsoir, dit Sylverine en leur tendant les mains, et à bientôt !

Les deux hommes se prirent instinctivement le bras et sortirent ensemble. Longtemps et sans parler ils marchèrent côte à côte. Ce fut Flavio qui le premier rompit le silence.

— Cela ne peut durer, dit-il; j’ai eu tort de t’accompagner chez Sylverine; j’ai senti toute ma tendresse qui revenait en moi, j’ai été jaloux de toi, et j’ai souffert de te voir auprès d’elle.

— Tu as raison, répondit Jean, la situation est intolérable; je ne veux cependant pas en arriver à te haïr, et je comprends que j’en viens là fatalement. Il n’y a de repos ni pour toi ni pour moi tant que l’un de nous ne sera pas loin d’elle. Il faut en finir!

— Un de nous doit se sacrifier, dit Flavio.

— Lequel? demanda Jean avec terreur.

Flavio ne répondit pas; ils marchaient silencieux, poussant de leurs pieds les brindilles de sapin tombées du haut des arbres. Le soleil apparaissait à l’horizon, la ville s’était éveillée; des femmes déguenillées, des enfans, passaient dans la forêt et y ramassaient le bois mort. Flavio les regardait et s’était arrêté : en voyant cette misère qui n’avait d’autre souci que la dure préoccupation du pain quotidien, il eut un mouvement d’envie et il s’écria : — Ah! comme ils sont heureux! — Puis il secoua sa rêverie, et, se tournant vers Jean : — Écoute, lui dit-il, il faut aller dans les Calabres; tu aimes Sylverine, et tu voudrais ne pas partir; j’aime Sylverine, et j’ai le droit de rester ici. Cela importe peu; seuls nous sommes juges de nos droits et de nos devoirs. Si nous allons la trouver de nouveau et si nous l’interrogeons, elle nous répondra encore : «C’est vous deux que j’aime ! » et nous retomberons dans nos angoisses. Que le sort décide entre nous, ô mon cher Jean! Y consens-tu?

— Soit! répondit Jean. Ah! tout ceci est affreux !

— Ce que Dieu fait est bien fait, reprit Flavio ; que nos passions du moins servent à l’œuvre commune ! Ce soir nous irons ensemble chez Sylverine, et celui de nous à qui elle adressera d’abord la parole partira demain pour les Calabres. Le veux-tu?

— Je le veux, dit Jean.

Ils passèrent la journée ensemble chez Flavio, qui mit son ami au courant de tous les projets préparés; il lui indiqua le point du golfe de Tarente où le débarquement devait se faire, lui expliqua sur quelles ressources il devait compter, où était l’argent, où étaient les armes. Quand la nuit fut venue, ils n’avaient plus rien à s’apprendre. Ils sortirent pour se rendre chez Sylverine; l’instant était grave, le sort qui allait être prononcé sur eux ne pouvait leur laisser que bien peu d’espérance; le vaincu pouvait trouver la mort dans son aventure; en tout cas, ne renonçait-il pas à celle qu’il aimait? Quand ils arrivèrent devant la porte de la maison, ils s’arrêtèrent; ils se serrèrent la main avec force : — Du courage ! se dirent-ils en même temps, comme s’ils s’étaient trouvés en présence d’un danger inévitable.

— Bonsoir à tous les deux ! dit Sylverine en les voyant entrer. Ils lui répondirent par un signe de tête et s’assirent : elle faisait de la tapisserie; sans lever les yeux, elle reprit : — Pourquoi n’êtes-vous pas venus me voir dans la journée?

Nul ne répondit. Étonnée de ce silence, elle regarda alternativement Jean et Flavio ; elle vit leur pâleur.

— Qu’avez-vous donc? leur demanda-t-elle. Puis, n’obtenant pas de réponse et s’étonnant : — Mais qu’y a-t-il au nom du ciel? êtes-vous muets?

Tous deux ils détournèrent la tête, comme pour éviter une interpellation directe ; elle se leva, vint à Flavio, lui prit la main.

— Voyons, Flavio, lui dit-elle; j’ai du courage, réponds-moi. Pourquoi ne me parles-tu pas?

Flavio sentit perler sur son visage cette sueur imperceptible qui est comme la rosée des émotions violentes, et il répondit d’une voix étranglée :

— Un mouvement est préparé vers Cosenza; l’un de nous doit aller en prendre la direction.

— Lequel va partir? s’écria-t-elle. Je pars avec lui.

— Quelle folie! dit Flavio. Ce sont des fatigues sans nombre à supporter ; je ne veux pas que tu partes.

— Je veux partir et je partirai, reprit Sylverine; tu m’as vue à l’œuvre, tu sais ce que je puis faire ; c’est décidé, je le veux. Qui de vous deux va en Calabre? Est-ce toi, Jean? est-ce toi, Flavio?

Jean baissait la tête sans oser répondre. Flavio fit un effort suprême et répondit : — C’est Jean; il part dans un mois.

Flavio avait reconquis tout son calme; Jean se tenait immobile et comme écrasé sur sa chaise. Sylverine lui mit la main sur la tête.

— J’irai avec toi, mon pauvre Jean, dit-elle, et tu verras que je ne suis pas mauvais compagnon de route.

— Oui, reprit Flavio, comme continuant sa pensée; Jean partira dans un mois, l’expédition sera courte ; elle a des chances de réussir; si tout va bien, j’irai vous rejoindre. Du reste, je n’ai pas de temps à perdre moi-même, car c’est moi qui dois tout préparer. Je pars demain pour les côtes de Toscane afin de faire disposer un navire et organiser les derniers arrangemens; dès que tout sera terminé, je reviendrai ici, et Jean partira.

Un soupçon traversa l’esprit de Sylverine; elle regarda fixement Flavio dans les yeux et lui dit : — Tu ne mens pas? tu ne t’éloignes que pour un mois, et ensuite tu reviendras ici?

— T’ai-je jamais trompée? répondit Flavio en baissant les paupières.

Jean se leva comme pour parler ; mais le courage lui manqua, et il se rassit sans avoir dit un mot; il se faisait pitié, et se disait: Que puis-je donc penser de moi?

Ils passèrent une partie de la nuit à causer de l’expédition projetée. Sylverine, toute ravie de sortir de sa vie monotone, battait des mains, riait et disait à Jean :

— Tu verras comme je marche bien, et que je n’ai pas peur des coups de fusil.

Les deux amis sortirent ensemble. — Ah ! qu’as-tu fait? dit Jean.

— Ce qui était convenu, répondit Flavio ; celui à qui elle parlerait le premier ne devait-il point la perdre? qu’aurais-tu pensé, si, parce que je partais, je l’avais emmenée avec moi?

Le matin, Flavio alla dire adieu à Sylverine; il eut le courage de ne point paraître ému, malgré tout ce qui se déchirait en lui, — Dans trois semaines au plus tard, lui dit-il, je serai de retour.

Jean et Flavio eurent une dernière conférence. Au moment de se séparer peut-être pour ne plus se revoir, Jean eut une défaillance. — Reste, dit-il, c’est à moi d’aller là-bas; je n’accepte pas ton sacrifice.

— Il est nécessaire, répondit Flavio ; nous sommes de ceux qui ne se retournent pas quand la route est commencée. Je te lègue Sylverine. Adieu, frère, et sois heureux!

— Si tu as besoin de moi, appelle-moi, j’accourrai, reprit Jean. Quel sera le mot de passe, si tu as à m’envoyer un émissaire?

Flavio étendit la main vers la table, y prit un volume de Dante, l’ouvrit et lut ce vers du vingt-septième chant du Paradis : — O difesa di Dio ! perche pur giaci? « ô justice de Dieu! pourquoi dors-tu? » Celui qui viendra de ma part te dira la première moitié du vers, et tu lui diras la seconde moitié.

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. — Si tu meurs, cria Jean, c’est moi qui t’aurai tué.

— Sois en paix, répondit Flavio, la destinée n’est-elle pas notre maîtresse à tous? Va-t’en, retourne chez Sylverine, laisse-moi seul; je n’ai point besoin de m’attendrir. Que Dieu te garde!

— Que Dieu te mène!

Ils se séparèrent. Flavio marcha seul vers la mer; une grande barque l’attendait, il y monta : on hissa la voile, on partit. Il regarda les côtes qui s’éloignaient; bercé par le bruit monotone du sillage, il se sentait sombrer dans un abîme de tristesse, son cœur se souleva, et il pleura abondamment. Il pria, non pas le Dieu de telle religion, mais le Dieu inconnu, entrevu, que nous cherchons, et qui dans ses mains fermées garde cette justice que nous attendons encore. Deux heures après son départ, la forêt de Ravenne, cette forêt qui abritait tout ce qu’il aimait, ne lui apparaissait plus que comme une imperceptible ligne obscure presque confondue avec le ciel.

Sylverine fut triste du départ de Flavio ; elle avait des inquiétudes vagues que Jean ne savait point distraire, car il était lui-même en proie à des angoisses continuelles. Sa raison, ferme et lucide quand la passion ne l’aveuglait pas, lui montrait à quel point son égoïsme avait été criminel. Pour s’étourdir et fuir ses propres tourmens, il avait beau se répéter que l’expédition réussirait, que la gloire en serait pour Flavio; il ne pouvait arriver à se croire lui-même quand il se parlait ainsi, car il ne se faisait guère d’illusion, et il savait mieux que personne de combien de périls une telle aventure était menacée. A certains momens où sa pensée arrivait au dernier degré d’acuité, il avait de tels battemens de cœur qu’il en suffoquait. Il était devenu triste, et lui, si expansif d’ordinaire, il gardait de longs et profonds silences auxquels il était impossible de l’arracher. A aucun prix, il n’aurait voulu avoir quitté Sylverine, et cependant il eût voulu être à la place de Flavio, car là était son devoir, et il le savait bien. La pensée de Flavio le possédait, il ne pouvait l’arracher de son esprit; cette obsession l’irritait, le fatiguait outre mesure. Il se le représentait marchant en fugitif sur les montagnes, vivant au hasard des sources et des fruits sauvages, repoussé par les pâtres auxquels il demanderait un abri, traqué comme une bête féroce par les paysans armés de faux, vendu par son hôte d’un moment, arrêté, garrotté, emprisonné, condamné, pendu! Il succombait à tant d’angoisses, et, faisant cet égoïste retour sur soi-même que nous faisons tous quand nous souffrons d’une infortune méritée, il s’écriait : Suis-je assez malheureux!... Il ne pouvait tenir en place ; le repos lui était odieux ; il sortait, il rentrait, il s’agitait dans son oisiveté et dans son inquiétude ; il voulait partir, il ne partait pas. Il accablait Sylverine de reproches étranges auxquels elle ne comprenait rien ; il allait sur les bords de la mer, y restait de longues heures, regardant vers le sud, comme si quelque brise venue des Calabres eût pu lui parler de son ami.

Trois semaines et plus s’étaient écoulées; Sylverine s’inquiétait : — Il est singulier, disait-elle à Jean, que nous n’ayons reçu aucune nouvelle de Flavio. — Jean devenait brutal pour éviter de répondre. Afin de le calmer, Sylverine lui parlait alors de l’expédition projetée pendant laquelle elle comptait le suivre. — Quand partirons-nous? disait-elle. — Jean n’y tenait plus; il sortait, et souvent elle ne le revoyait pas de la journée. — Qu’a-t-il donc? que me cache-t-il? — Elle se doutait bien que Flavio était pour quelque chose dans le trouble de Jean, mais elle croyait à un nouvel accès de jalousie et ne prévoyait guère la vérité.

Les voyageurs qui ont parcouru l’Italie à l’époque où se passe cette histoire trouveront fort simple qu’une insurrection ait eu lieu dans les Calabres et que les pays voisins ne l’aient pas su immédiatement. En effet, les journaux étaient muets, la police exerçait une surveillance impitoyable; la poste ne respectait guère le secret des lettres, l’on arrêtait sans miséricorde les porteurs de mauvaises nouvelles. On pourra se rendre très nettement compte de cette absence radicale de communications en se rappelant qu’à une époque plus récente, pendant la guerre de Crimée, la Gazette officielle du royaume des Deux-Siciles, seul journal alors de toutes les terres napolitaines, ne publia pas une ligne qui pût laisser soupçonner qu’une longue guerre, à laquelle cinq puissances, dont une italienne, prenaient part, se poursuivait en Orient. Une lumière, d’où qu’elle vînt et quelle qu’elle fût, pouvant allumer un incendie, il fallait d’abord, et n’importe comment, éteindre toutes les lumières. Les Calabres étaient donc agitées déjà depuis quelques jours, et Ravenne ne s’en doutait même pas.

Cependant un bateau caboteur venu de Brindisi apporta la nouvelle de l’insurrection, qui bientôt circula et grossit en se répandant. Un matin, une des domestiques de Sylverine, qui revenait du marché, entra chez sa maîtresse et lui dit: — Madame sait-elle qu’on se bat dans les Calabres, du côté de Cosenza?

Ce fut un jet de lumière pour Sylverine : elle comprit tout. Pendant qu’elle s’habillait à la hâte, la servante lui racontait ce qu’elle avait appris, que les insurgés avaient été battus par les troupes royales, que le chef était pris, que c’était un fort bel homme, et qu’on allait l’envoyer à Naples pour y être jugé et exécuté. Sylverine ne répondait rien, mais de temps en temps elle disait : — Mon Dieu ! mon Dieu !

Elle courut chez Jean : — Malheureux, où est Flavio? lui cria-t-elle.

Il essaya de balbutier une réponse évasive.

— Tais-toi, reprit-elle avec emportement, je sais tout. Tu es un lâche! ta place était à ses côtés. Il est là-bas dans les Calabres; que fais-tu ici?

Jean se jeta à ses pieds. — Écrase-moi, lui dit-il; je t’aimais, je t’adorais, je n’ai jamais pu me résoudre à te quitter... Nous avons tiré au sort, ma chère Sylverine; Flavio a perdu, il est parti. Il lui raconta tout, leurs luttes, la visite de Samla, leur résolution dernière, le départ de Flavio. Il pleurait. — Ah! je ne le sais que trop, disait-il, je ne mérite ni pitié, ni pardon; mais tu m’as rendu fou, et pour l’amour de toi je ne sais quel crime je ne commettrais pas!

— On dit qu’il est battu, qu’il est pris! s’écria Sylverine; notre poste est là où il souffre; c’est notre Flavio, il faut le sauver... Tous ces bruits doivent être exagérés. Qui sait la vérité dans ce pays de mensonge’? Partons vite, peut-être est-il temps encore.

— Oui, partons, et dussé-je y périr, nous irons jusqu’à lui. Dans une heure je suis prêt; allons droit à Livourne, là j’aurai vite un bateau qui nous mènera directement à Pola : c’est le plus court et le plus sûr.

— Si nous ne le sauvons pas, reprit Sylverine, Jean, écoute bien mes paroles, je ne te re verrai de ma vie.

Ils allaient se séparer pour hâter leur départ, lorsqu’ils entendirent heurter à la porte. Jean ouvrit et se trouva face à face avec un homme vêtu en matelot.

— Jean Scoglio? dit l’homme.

— C’est moi, répondit Jean.

O difesa di Dio ! dit l’homme à voix basse.

Perche pur giaci? répondit Jean, et, se tournant vers Sylverine, il s’écria : — Des nouvelles de Flavio!

L’homme enleva lestement un de ses gros souliers, fit sauter la semelle à l’aide d’un couteau, en tira un papier scellé placé sous l’empeigne, et le tendit à Jean.

Jean brisa le cachet. L’enveloppe contenait une lettre pour Sylverine et un billet pour Jean. Le billet n’avait que trois mots : « Tout est perdu. » Il y eut un moment de stupeur. Jean et Sylverine se regardaient sans oser se parler. L’homme s’était assis et essayait paisiblement de raccommoder son soulier.

— Lis donc vite! s’écria Jean, qui le premier revint à lui.

Instinctivement Sylverine regarda du côté de l’inconnu, qui surprit ce geste de défiance.

— Ah! que je ne vous gêne pas! dit-il; il n’y a pas plus de huit jours que j’étais encore aide-porte-clés à la prison de Cosenza; je connais toute l’histoire, vous pouvez en parler devant moi.

Sylverine ouvrit la lettre de Flavio, et voici ce qu’elle lut : « Je t’ai trompée; me le pardonneras-tu, ma fille chérie? Jean te racontera notre triste histoire, et tu verras que je n’ai pu faire autrement que de te cacher le but de mon voyage. Je connaissais trop la vaillance de ton cœur, je sais que tu m’aurais accompagné, si tu avais su vers quelle destinée je marchais. Cela ne pouvait être. Tu devais être perdue pour l’un de nous : j’ai accepté l’arrêt du sort, et je suis parti. Pourquoi nous plaindre? Il y a dans tout ceci une justice supérieure devant laquelle je m’incline. Chaque homme dans cette vie n’a qu’une part de bonheur; c’est toi qui étais la mienne. Devais-je donc te posséder toujours? Hélas! non, car la loi de Dieu n’admet point d’exception. Je serais ingrat d’accuser le destin : il m’a donné en toi et par toi toute la félicité à laquelle je pouvais prétendre. Je t’ai perdue quand l’heure de te perdre a sonné. J’ai pour toi une tendresse sans égale, et à ta pensée je ne sens dans mon cœur qu’une douceur infinie. Surtout ne te reproche rien; nous sommes de ceux qui sont nés pour la défaite. J’obéis à ma destinée : tu as été l’instrument, voilà tout; tu es innocente, ne t’accuse jamais.

« C’est de la prison de Cosenza que je t’écris; j’y suis depuis trois jours, sous une surveillance rigoureuse, il est vrai, mais qui me laisse cependant la possibilité de te dire et de t’envoyer mon dernier adieu. Tout est fini : je ne suis pas homme à me leurrer de vaines espérances : mes jours sont comptés, je le sais; le dernier sera le bienvenu. Peut-être, en me donnant beaucoup de mal et en risquant de compromettre bien des personnes, pourrais-je arriver à retrouver la clé des champs; mais à quoi bon? Recommencer ma vie d’autrefois, renouveler cette lutte énervante qui ne mène jamais à la victoire, rouler encore le rocher de Sisyphe qui toujours et toujours retombe, non certes, je suis trop las; j’ai besoin du bon sommeil éternel. Te souviens-tu du mot de Luther en regardant les tombes du cimetière de Worms : « Je les envie, parce qu’ils reposent? » Grâces soient rendues à Dieu ! je n’aurai bientôt plus rien à leur envier. Sois calme, et que Jean ne se désespère pas. J’étais le plus âgé, je devais partir le premier : je ne fais qu’aider un peu la nature, ce qui n’est pas un grand mal. Et cependant comme ton pauvre Flavio t’aimait! comme il eût joyeusement donné sa vie pour toi ! comme il dormait en confiance, et quel dur réveil tu lui as préparé! Enfin, enfin ne parlons plus de cela. A quoi bon s’attendrir? Ne sommes-nous donc déjà pas tous assez malheureux? Tu ne m’oublieras pas, je le sais : cette pensée me console, et je t’en remercie.

« Prenez toute sorte de précautions là-bas, à Ravenne il est possible qu’on arrive à démêler notre écheveau et à y trouver un fil qui conduirait jusqu’à vous; cela m’étonnerait cependant. Qui sait notre secret? Moi seul ici, et je n’ai pas besoin de te dire que jamais muet de sérail n’a été plus impénétrable que moi. Mes juges s’en exaspèrent, ce qui me laisse fort indifférent. Hier, après mon interrogatoire, le président de la cour martiale est venu dans ma chambre, et là, tout mystérieusement, il m’a offert non-seulement la liberté mais encore une somme d’argent assez rondelette, si je voulais lui désigner les vrais coupables, car, disait-il, il ne pouvait voir en moi qu’un instrument passif sacrifié par des ambitieux. Je lui ai nommé immédiatement le roi Ferdinand et tous ses ministres. Cette escapade m’a valu une verte semonce; de plus, hier au soir, pendant le souper, j’ai été mis au pain sec et à l’eau, comme un écolier qui n’a pas su sa leçon. Tout cela est bien pitoyable. Quand je vois par quels moyens les hommes se laissent gouverner, dans quelle abjection on les tient et de quelles raisons on les paie, je me demande par quelle ironie Dieu a doué de parole des animaux pareils. Parfois nous nous imaginons ingénument que l’humanité aspire à la lumière; la plupart des hommes croupissent insensibles dans leurs vices et dans leur ignorance, et y retournent avec empressement, comme des porcs retournent à la fange, quand par hasard on a réussi à les en tirer. Dieu a fait l’homme d’argile, soit : l’homme ne se souvient guère que de cette origine. Dieu veuille que je sois injuste! mais cette lie humaine me soulève le cœur.

« A notre première rencontre, et de notre côté nous étions bien peu nombreux, j’ai battu les troupes royales, qui se sont enfuies à notre attaque comme une volée de pigeons. J’ai marché sur Cosenza, mais on ne tarda pas à être renseigné exactement sur nos forces ou plutôt sur notre faiblesse. Nous avons été cernés, écrasés; on est bravement mort en criant : Vive l’Italie! A la tête d’une quinzaine d’hommes, j’ai pu m’ouvrir un passage, nous avons gagné la montagne, nous dirigeant vers Polichoro, où j’espérais pouvoir m’embarquer. Jamais loups enragés n’ont été traqués comme nous l’avons été; jour et nuit en alerte. Nous étions vaincus, par conséquent nous étions criminels : il est donc naturel que chacun se soit tourné contre nous. C’est une bande de paysans mêlés de gendarmes qui nous a arrêtés. Je te fais grâce du reste. Je croyais avoir déjà bu toute l’amertume de la vie : je m’étais trompé. Ceux-là mêmes que nous étions venus délivrer se ruaient sur nous avec le plus de fureur. Au reste, peut-être étaient-ils justes à leur insu, et ne nous accablaient-ils ainsi que parce que nous avions échoué dans notre entreprise et ajourné encore leurs espérances. Je me suis demandé si ce n’était pas folie de vouloir sauver de tels hommes malgré eux, et si, sous prétexte de remplir un devoir, nous n’obéissions pas instinctivement aux subtils besoins de notre ambition personnelle. Aujourd’hui que tout est fini pour moi, que je suis désintéressé des choses de la terre, que je parle, hélas! déjà comme un revenant, je répondrai : Non... Non, ce n’est pas une folie de sauver l’homme malgré lui-même; c’est un devoir, un devoir absolu, que Jean ne l’oublie jamais! de guider ces troupeaux vers la lumière. Tout à l’heure, en te parlant d’eux, j’ai été amer, j’ai été injuste, j’ai obéi au ressentiment de ma défaite : j’ai eu tort. On les a volontairement enveloppés d’obscurités confuses, afin de les conduire et de les maintenir dans les abrutissans chemins de la servitude; c’est à nous qu’il appartient d’apporter le flambeau, la torche au besoin. C’est notre devoir, notre seul devoir ; celui qui y manque est coupable. Rappelle-toi le mot de Goethe mourant, que si souvent tu m’as entendu citer : « De la lumière! de la lumière! encore plus de lumière ! » Ce sont les ténèbres qui empêchent l’humanité de reconnaître sa vraie route : à tout prix il faut les dissiper, à tout prix !

« Je te parle de moi, de ce que je pense : qu’importe? De quoi douterais-je? N’ai-je donc pas traversé l’histoire, et ne sais-je pas qu’il y a toujours quelque part une vestale qui veille sur le feu sacré? Cela suffit pour que jamais il ne s’éteigne et pour qu’un jour il illumine le monde. Je meurs donc en paix, dans ma foi inébranlable. Je suis arrivé à cette dernière heure où l’on se retourne tout entier vers sa vie écoulée. Que ferais-je si, par un miracle, il m’était donné de revenir à l’existence, à la jeunesse, et de choisir ma destinée? Je recommencerais, car ma voie était juste et mon cœur était pur. Jean, mon enfant bien-aimé, continue notre œuvre imperturbablement, et tu auras dans l’âme la paix promise aux hommes de bonne volonté.

« Quand tout doit-il finir tout à fait? Je ne le sais pas, et je ne m’en inquiète guère. La vie est une maladie mortelle; chaque jour qui s’écoule conduit vers la guérison; l’essentiel est de guérir, n’importe quand et comment. Je crois bien cependant que ce ne sera pas long; on se dépêche ici, on a hâte d’en finir. Quant à moi, je ne suis ni pressé, ni inquiet; je suis indifférent. Quand la grande consolatrice viendra, nous nous donnerons le baiser de ceux qui s’aiment.

« Ne va pas t’imaginer d’ailleurs qu’on me fait souffrir ici. Non pas : je suis relativement bien traité; ma chambre est fort grande, par ma fenêtre je vois la ville en amphithéâtre sur la colline, et je peux même apercevoir la place où les soldats d’Alaric enterrèrent leur général en détournant le fleuve. Hier j’étais à ma croisée; une femme qui passait en allaitant un enfant m’a aperçu ; elle a deviné sans doute qui j’étais : elle s’est agenouillée et a levé son enfant vers moi, comme pour me demander ma bénédiction sur lui. Cela m’a fait mal : j’ai été me jeter sur mon lit, et j’ai beaucoup pleuré en pensant à toi.

« L’homme que je t’envoie est sûr; il nous appartenait de loin. Jean l’expédiera à Samla, qui fera pour lui ce qu’il y a à faire. « Je voudrais bien t’embrasser, te serrer une fois encore, avant de mourir, sur ce cœur qui t’adorait. Cela ne se peut : que la volonté de Dieu soit faite ! Si pendant les heureuses années que j’ai vécu près de toi je t’ai fait quelque peine, pardonne-le-moi, et garde-moi le souvenir qu’on doit à ceux qui ont beaucoup aimé. Tu sais bien que je mourrai avec ton nom sur les lèvres. Adieu, Jean; adieu, Sylverine; soyez heureux, et n’oubliez pas

« Votre FLAVIO. »


Le visage baigné de larmes, Sylverine se tourna vers l’homme. — Dis-moi tout, je veux tout savoir, lui dit-elle.

— Que vous apprendrai-je? répondit-il. Quand je suis parti, il n’était pas encore condamné; la sentence devait être prononcée le lendemain ou le surlendemain. Ah! c’est un grand cœur! à la fin, les juges osaient à peine lui parler.

— Mais si tout n’est pas fini, s’écria Sylverine, il y a peut-être encore de l’espoir. Ah! mon Dieu! être si loin! Nous pouvons peut-être le sauver.

L’homme secoua la tête. — Une fois le jugement prononcé, on enverra sans doute la procédure à Naples. Dans ce cas, il se passera quelques jours avant que la sentence soit exécutée; mais comment le sauver? Croyez-vous pas qu’ils lâcheront jamais une proie pareille?

— Qu’importe? reprit Sylverine. J’irai à Naples; je suis femme, on me laissera entrer partout. J’irai chez le roi, je me jetterai à ses pieds. Jean, il faut partir, tout de suite, à l’instant !

— Partons, répondit Jean d’une voix si étouffée qu’on l’entendit à peine, et si le roi te refuse sa grâce, je l’enverrai demander sa propre grâce à Dieu.

Une heure après, ils roulaient à grande vitesse sur la route qui va de Ravenne à Livourne en passant par Florence. Ils ne se parlaient pas. Enfoncé dans un coin de la voiture, chacun s’absorbait dans ses pensées. Sylverine pleurait et parfois poussait un cri en se tordant les mains; Jean, silencieux et farouche, ressemblait à un lion enchaîné. Une fois ou deux il entra en fureur contre les postillons, qui pourtant n’en pouvaient mais, et fouettaient leurs chevaux à tour de bras. Ils arrivèrent à Livourne, ville maritime en relations perpétuelles avec les autres ports de l’Italie, toujours ouverte aux idées d’émancipation et écoutant d’une oreille avide les bruits révolutionnaires qui peuvent venir des autres pays. Là aucun doute ne put leur rester. Flavio était mort. La sentence de la cour martiale avait été exécutée dans les vingt-quatre heures. Couvert du drap noir des parricides, la tête voilée d’un crêpe, les mains attachées derrière le dos, il avait été conduit, hors de la ville, près de la chapelle Santa-Maria. Il offrit sans pâlir sa poitrine aux soldats, et tomba foudroyé, la face en avant, sans prononcer un mot.

Sylverine, qui contenait son cœur à deux mains, écouta ce lugubre récit, les yeux fixes et plus pâle qu’une morte, puis elle fut saisie d’un accès de rage folle, et, courant vers Jean, elle lui cria : — Caïn ! Cain ! Caïn !

Un flot de larmes abattit cet orage; elle retomba assise, épuisée, comme mourante. Jean s’agenouilla devant elle; il lui baisait les mains, il sanglotait avec la souffrance aiguë de ceux qui ne savent point pleurer, et il répétait : — Je l’ai tué ! je l’ai tué !

— Oui, tu l’as tué! lui dit Sylverine en le regardant avec un mépris si profond qu’il en fut atterré; oui, tu l’as tué! C’est ton égoïsme et ta lâcheté qui l’ont poussé vers une mort qui ne l’attendait pas. Tais-toi, ne te défends pas! Tu lui as volé sa maîtresse, et tu l’as envoyé à ta place vers des dangers que tu n’osais pas affronter! Je ne veux plus te voir.

Il voulut balbutier une réponse, elle ne l’écouta pas, elle le re- poussa du pied. — Va-t’en, reprit-elle, tu me fais horreur ! J’ai été folle de t’aimer ou plutôt de croire que je t’aimais; c’est lui que j’aimais, c’est ce cher mort que je ne reverrai plus. Ah! misère de la vie, quel cœur maudit ai-je donc en moi pour avoir pu le tromper, et le tromper pour qui?

Jean tendait les mains vers elle et criait : — Sylverine ! Sylverine!

Elle se leva impétueusement, ouvrit la porte, et la lui montrant d’un geste que raidissaient toutes ses colères : — Va-t’en, lui dit-elle, et que je ne te revoie jamais, jamais ! Il y a maintenant entre nous un abîme que tu ne franchiras pas : c’est la fosse sanglante où Flavio est couché avec dix balles dans la poitrine. Ne parle pas; va-t’en!

Elle le poussa dehors avec une violence extraordinaire et ferma la porte derrière lui. — Flavio, s’écria-t-elle, je t’ai trompé pendant ta vie, mais je te jure d’être fidèle à ta mort!

Jean erra toute la nuit; emporté par un tourbillon de colère et de douleur, il alla par les champs comme un insensé, s’arrêtant, se laissant tomber au pied des arbres, pleurant, marchant à grands pas, criant de fureur et montrant le poing aux étoiles comme s’il eût voulu insulter Dieu et le défier. Les contradictions les plus étranges se heurtaient dans sa tête; parfois il voulait courir à Naples, soulever le peuple, incendier le palais du roi, égorger les soldats, pendre les ministres et faire à Flavio d’effroyables funérailles. Parfois il voulait rejeter le serment des buveurs de cendres, reconquérir Sylverine, l’enlever et aller vivre avec elle quelque part, dans une maisonnette, près d’un bois, là où nul ne viendrait le troubler. Au matin, comme il passait devant une ferme, un chien s’élança vers lui en aboyant. Il se jeta sur le chien, le saisit par les pattes de derrière, et, s’en servant comme d’une massue, il lui écrasa d’un seul coup la tête sur un mur. La stupidité brutale de cette action le rappela à lui. — Est-ce que je vais devenir fou? se dit-il.

Vers le milieu du jour, épuisé, bave et défait, il revint à l’auberge où il avait laissé Sylverine. Elle en était partie laissant une lettre pour Jean.

« Je te fuis, lui disait-elle, car je connais ta violence; je vais cacher la honte de t’avoir aimé et le désespoir d’avoir perdu celui que j’aimais. Pourquoi es-tu venu dans notre vie? Avant ton arrivée, nous étions heureux. Ne cherche pas à me rejoindre, tu ne me retrouverais pas. Je ne tiens plus à rien, je n’aime plus rien, je ne veux plus rien. Je vais attendre la mort. Puisse-t-elle me débarrasser bientôt d’une existence que tu as faite insupportable! Adieu, oublie-moi, c’est la seule grâce que je te demande. »

Jean parcourut la ville, il interrogea les capitaines de navires, les conducteurs de diligences; il fouilla les auberges, il questionna les douaniers qui sont de service sur le port, les gendarmes qui gardent les portes : ce fut en vain, il ne put découvrir Sylverine. — Au point du jour, lui dit l’aubergiste, cette dame a payé sa dépense, a remis cette lettre pour vous; puis elle est sortie seule, à pied, et n’est point revenue.

A force de recherches cependant il finit par apprendre qu’elle s’était rendue en vetturino à Florence; il y courut, mais là il perdit si bien ses traces qu’il ne put jamais les retrouver. Il ne la chercha pas moins; pendant un mois entier, il s’enquit d’elle et voulut la revoir. Il essaya même de mettre en mouvement les. moyens secrets dont disposaient les buveurs de cendres : Samla lui écrivit :

« Nous ne sommes point faits pour calmer des désespoirs d’amour; cette femme est votre mauvais génie; c’est à cause d’elle que Flavio est mort, tâche de t’en souvenir, et prends garde que nous n’allions te demander quelque jour un compte sévère de ta conduite. »

Dans l’état de révolte et d’exaltation où Jean se trouvait, une telle lettre n’était point de nature à le calmer; il répondit à Samla :

« Puisque je ne dois plus être un homme, arrache donc de mon cœur les passions qui s’y agitent; j’appartiens à l’œuvre, soit! mais d’abord je suis aux besoins qui me poussent et que je ne puis vaincre. Dût le ciel m’écraser, je veux retrouver Sylverine, et je la retrouverai. »

Il continua donc ses recherches avec la fougue qu’il mettait en toutes choses; il fouilla les villes voisines de Florence, courut à Ravenne dans l’espoir qu’elle y serait retournée, osa aller dans la ville de Cosenza, pensant que peut-être elle avait été se cacher là même où Flavio avait péri. Ce fut en vain, il ne put la découvrir. Il en vint à s’imaginer que, pour mieux le fuir, elle avait été s’établir à Rome, dans le camp même de l’ennemi, dans le lieu spécial et périlleux où il ne pouvait pénétrer sans risquer sa tête. On croit facilement à ce que l’on désire. Dès que cette idée se fut emparée de lui, elle lui apparut imposante et précise comme une évidence. Il prit un faux passeport et arriva à Rome vers le moment où les fêtes de la semaine de Pâques y attirent un si grand nombre de curieux. Il visita toutes les auberges, demanda impudemment à la police communication du registre des étrangers, et, au lieu d’éviter les recherches que sa présence pouvait susciter, sembla prendre plaisir à les braver. Il se montrait à toutes les cérémonies de Saint-Pierre, car il espérait y apercevoir Sylverine; il riait au nez des soldats de la garde suisse vêtus comme des valets de carreau, et ne se gênait guère pour faire à haute voix et en public les observations les moins obligeantes pour le gouvernement du pape.

Un jour que, dans les salles du Vatican, il regardait le tableau trop vanté de la Communion de saint Jérôme il entendit derrière lui une voix qui disait : — La communion de saint Jérôme devrait rendre plus prudens ceux qui y ont pris part. — Il se retourna et vit un inconnu qui, le regardant, ajouta : — Il ne faut jamais oublier saint Jérôme.

L’inconnu s’éloigna, et Jean, habitué dès longtemps à ces choses mystérieuses et toujours un peu solennelles, n’eut point de difficulté à comprendre que cette phrase dénuée de sens apparent et qui jouait sur le nom de Jérôme, c’est-à-dire sur le nom de Savonarole, était un avertissement que lui envoyaient les buveurs de cendres.

Il n’en tint compte et persista dans ses recherches. Il alla à Tivoli, à Rocca di Papa, à Castel Gandolfo, à Frascati, partout enfin où il supposa que Sylverine avait pu se cacher. Un matin qu’il marchait dans le chemin ombragé qui entoure le lac d’Albano, il se trouva face à face avec l’homme qui lui avait parlé dans le musée du Vatican. L’homme s’arrêta devant Scoglio et lui dit : — Celle que vous cherchez n’est point ici, vous ne sauriez la retrouver.

— Où est-elle donc? demanda Jean.

— Je n’ai point à vous le dire, répliqua l’inconnu; mais j’ai mission de vous prévenir qu’on commence à ouvrir les yeux sur vous à Rome, et qu’il est temps pour vous d’en partir, si vous ne voulez y rester à jamais! — Eh! qui donc vous envoie?

— Celui dont vous avez regardé la communion.

— Eh bien ! allez lui dire que je me moque de Rome entière, et que j’y saurai rester, si telle est ma volonté.

L’homme eut un sourire de commisération, salua Jean et s’éloigna.

Trois jours après, Jean était retourné à Rome. Un soir qu’il se promenait solitairement dans les espaces déserts qui s’étendent le long des bords du Tibre, au-delà du mont Aventin, trois hommes se jetèrent sur lui, l’enveloppèrent d’un manteau et le poussèrent dans une voiture qui partit au grand trot et ne tarda pas à rouler dans la campagne. Avant le lever du jour, Jean était arrivé au petit port de Fiumicino. Là on le porta sur une grande barque pontée, où l’un des hommes qui l’avaient enlevé lui remit une lettre de Samla. « Ne sauras-tu donc jamais te dominer, lui disait-il, et faut-il que tu nous contraignes à user de tels moyens pour te rappeler à la raison et pour te sauver? L’heure ne tardera pas sans doute à sonner où nous aurons besoin de ton énergie, que tu dépenses si mal; viens vite me retrouver ; à ce prix, tu sauras peut-être plus tard où est celle que tu as le tort de chercher. »

Toujours surveillé, mais servi comme un maître par ses compagnons forcés, Jean débarqua à Gênes, et de là se rendit près de Samla, qui, je l’ai dit, habitait au-delà du Jourdain.

En voyant Samla, le premier mot de Jean fut : — Où est Sylverine?

— Tu le sauras plus tard, répondit Samla. Et il ajouta avec une expression de tristesse qui n’était point habituelle à son impassible visage : — Le temps où tu pourras la revoir ne viendra que trop tôt pour toi.

Malgré ses révoltes, Jean dut se courber devant cette volonté de fer qui n’avait jamais su plier. On l’accabla de travail pour le distraire de ses pensées; mais rien n’y faisait, et s’il avait pris sur lui de ne jamais plus prononcer le nom de Sylverine, il n’était pas moins occupé d’elle sans relâche et sans cesse. Elle régnait tyranniquement sur son cœur. On eût dit qu’elle s’était emparée de lui pour lui parler de Flavio et le battre de remords que rien n’émoussait.

Deux années s’étaient passées, deux années longues, irritantes. Nulle action n’était venue occuper les violences de Jean, nulle nouvelle ne lui était arrivée de Sylverine; mais il n’était ni plus accoutumé à son malheur, ni plus résigné.

Un jour Samla, plus grave encore que de coutume, entra chez lui et lui remit une lettre : — Tu peux aller la voir maintenant, lui dit-il, tu vas être enfin délivré. Jean prit la lettre et l’ouvrit en tremblant, car il avait vite reconnu l’écriture de Sylverine. Elle ne contenait qu’une ligne qui semblait tracée par une main défaillante : « Je suis à Pise, je vais mourir, et je voudrais te revoir. »

Jean ne fut point long à se rendre à Pise; il courut chez Sylverine; quand il l’aperçut, il recula d’épouvante; elle n’était plus, comme l’on dit, que l’ombre d’elle-même. Ses yeux enfoncés, cernés de teintes violettes, semblaient flotter dans les orbites trop grandes; les tempes transparentes laissaient apercevoir le sang des veines violettes, une pâleur mate et profonde donnait à son visage une blancheur de cire ; ses lèvres amincies s’ouvraient avec peine et découvraient des gencives décolorées; ses mains sèches et longues avaient des gestes vagues d’une incomparable douceur. Elle avait dit vrai, elle allait mourir; elle s’éteignait, lucide et sans souffrance, épuisée par une de ces maladies mystérieuses où l’âme et le corps réagissent l’un sur l’autre, et qui ont pour siège ordinaire le foie ou l’estomac. Un médecin aurait dit : Elle meurt d’une dyspepsie; un philosophe aurait dit : Elle meurt de chagrin; ni l’un ni l’autre ne se seraient trompés.

Un pâle sourire éclaira son visage, une nuance rose et fugitive passa sur ses joues amaigries quand elle vit entrer Jean. — Je suis heureuse de te revoir, lui dit-elle, je n’aurais point voulu m’en aller vers Flavio sans t’avoir encore une fois serré la main.

Ses heures étaient comptées; chacune d’elles, en s’écoulant, augmentait sa faiblesse et amincissait pour ainsi dire le dernier fil où sa vie était suspendue. Jean ne la quitta pas ; il s’établit près d’elle, tendre, empressé, désespéré, devenu féminin pour mieux la soigner, et regardant avec épouvante les progrès rapides que le mal faisait de jour en jour. Du reste, elle ne souffrait guère; l’âme semblait quitter peu à peu un corps épuisé. Ils parlaient peu, mais toujours de Flavio. Elle aimait à se rappeler les premiers temps où elle avait connu ce mort si regretté : elle se sentait si près de la mort qu’elle se croyait vieille; parfois elle disait à Jean : — Te souviens-tu, quand nous étions jeunes?

Souvent elle restait de longues heures immobile, silencieuse, les yeux clos, la tête renversée, faisant entendre une sorte de plainte machinale qui remuait le cœur de Jean. Bientôt il lui fut impossible de se lever. La mort venait impassiblement, poursuivant sans relâche et presque régulièrement sa tâche de destruction. Un jour elle sentit une pluie tiède qui tombait sur son front; elle leva les yeux avec effort, et aperçut Jean qui, debout derrière son lit, pleurait en la regardant mourir. Elle n’eut point de convulsion, point d’agonie, point de ces combats terribles où la vie et la mort semblent s’être prises corps à corps. Elle parla de Flavio, tendit vers Jean sa main humide, exhala un léger soupir et mourut.

Jean veilla près d’elle pendant qu’un prêtre murmurait à demi-voix les oraisons consacrées. Il regardait, sans pouvoir en détourner les yeux, ce visage immobilisé pour toujours. Il lui semblait impossible qu’elle fût morte. Une fois il l’appela à haute voix : Sylverine! Sylverine! Il était brisé de fatigue, de douleur, de sanglots.

Un sommeil invincible s’appesantit sur lui; il dormit vaincu, anéanti. Quand il se réveilla, le jour se levait; il alla vers la fenêtre et regarda. Des bandes d’hirondelles voletaient dans le ciel magnifique; une brise fraîche passait en faisant frissonner les arbres; l’Arno coulait pacifiquement avec le bruit doux et monotone d’une plainte éloignée. Quand il se retourna dans la chambre funèbre, il vit Sylverine, sur laquelle la mort effeuillait déjà ses pâles violettes, éclairée par la lumière vacillante des bougies. — Oh! se dit-il, se peut-il que le jour se lève et que la nature soit en fête devant un tel désastre ?

Pendant la cérémonie religieuse qui se fit au Duomo, Jean, affaissé sur lui-même, n’ayant plus qu’une conscience confuse de tant d’événemens, comprenant seulement qu’il souffrait d’une façon intolérable, pensait à Sylverine, à Flavio, à l’œuvre des buveurs de cendres; il se sentait vaincu jusque dans la moelle de ses os, vaincu dans sa maîtresse morte, dans son ami mort, dans l’œuvre toujours combattue, toujours défaite. Il se rappelait l’idée mère qui avait dirigé toutes ses actions, et pour laquelle Flavio s’était offert en holocauste, et, regardant la grande lampe de bronze qui descend du plafond par une longue corde dont les oscillations ont révélé jadis à Galilée la théorie du pendule, il se disait comme le grand Pisan : « Et pourtant elle se meut! »

Sylverine repose dans le Campo-Santo, non loin de la fresque où Orcagna a peint le Christ qui découvre ses plaies pour apprendre aux hommes que la vie n’est qu’une longue souffrance. Auprès de l’emplacement où elle dort pour toujours, Jean acheta deux terrains ; on devine à quels morts il les destinait.

Enfin délivré, comme lui avait cruellement dit Samla, il revint à son poste, c’est-à-dire à Ravenne; farouche et silencieux, il vécut parmi les hommes comme dans un désert. En 1848, il se jeta dans l’action avec une furie aveugle, comme s’il avait eu personnellement quelque chose à venger. Il fut partout, à Naples, à Curtatone, à Milan. Debout, découvert, au premier rang toujours, il effrayait les plus hardis par sa hardiesse; on l’appelait l’invulnérable, car la mort semblait ne pas vouloir de lui malgré les avances qu’il lui faisait. Quand il comprit que tant d’espérances s’évanouissaient devant les forces multipliées de la contre-révolution, quand il vit qu’en Hongrie, comme en Italie, comme ailleurs, la cause qu’il aimait allait rentrer encore dans le silence et dans les ténèbres, il conçut avec Samla, qui luttait à Rome même, le hardi projet d’amener en Italie les armées magyares attaquées sur le Danube par l’Autriche et la Russie. A travers des périls sans nombre et des aventures inutiles à raconter, il alla jusqu’en Transylvanie conjurer Bem de venir débloquer Venise et de rétablir une lutte suprême entre l’Adriatique et le Mincio. Il était trop tard : les destinées de la Hongrie, arrêtées par la capitulation de Villagos, forçaient Bem à chercher un refuge en Turquie. Lorsque Jean revint à Venise, là aussi tout était fini. Il se jeta follement dans Ferrare, qu’occupaient les Autrichiens, et voulut renouveler le combat. Il fut pris, jugé et condamné, non point à être fusillé comme un soldat, mais à être pendu comme un bandit.

La sentence, prononcée le matin, devait être exécutée le soir même, au coucher du soleil. Jean était dans son cachot, sur la botte de paille qui lui servait de lit, immobile, absorbé dans les contemplations rétrospectives de sa propre vie, qui lui apparaissait tout entière à cette heure suprême. La porte s’ouvrit, et il vit entrer un moine hiéronymite, de ceux dont la règle est si austère que le peuple de l’Ombrie les prend pour des sorciers.

— Je ne veux point de confesseur, dit Jean d’un ton brutal.

Le moine fit signe au geôlier de s’éloigner, puis, le capuchon rabattu sur les yeux, il marcha vers le prisonnier et lui dit : — In nomine fratris Hieronyynij salve!

— Samla! s’écria Jean, reconnaissant la voix. — Il se leva, courut à lui : — Samla, dit-il, je ne veux pas être sauvé!

— Je ne viens point te sauver, reprit Samla, qui, après s’être enfui de Rome, avait trouvé asile dans un couvent de Ferrare; je ne viens point te sauver, car je comprends que tu aies soif de mourir : je viens te demander tes dernières volontés, afin de les exécuter, si cela dépend de moi.

En présence de tant d’écroulemens et en face d’une mort si prochaine, Jean ne pensa qu’à Sylverine : — Samla, dit-il, jure-moi que, lorsque tu le pourras, tu porteras mon corps au Campo-Santo à Pise, et que tu le placeras auprès de celui de Sylverine.

Un sourire de pitié passa sur les lèvres de Samla : — Je te le jure, répondit-il. — Puis il ajouta : — Que veux-tu encore?

— Rien, répliqua Jean; tout ce qui était de moi s’est englouti dans cette passion. En dehors, depuis longtemps, je ne vois plus rien.

Ils s’assirent côte à côte sur la paille, et causèrent comme si la mort n’eût pas attendu à la porte. Samla parla de ses projets, car chez lui l’espérance était indestructible aussi bien que la conviction. — C’est partie remise, disait-d. Il faut savoir attendre, notre jour viendra !

Puis, après un silence, il dit à Jean : — Es-tu bien certain de ne plus rien désirer?

— Ce que je désirerais, tu n’y peux rien, répondit Jean. Je vais être pendu. Il est fort sot, je le sais, de disputer sur la forme extérieure de la mort; mais faire la grimace en haut d’une potence, devant des gens qui battront des mains, j’avoue que cela me gêne et m’humilie. J’aurais voulu, comme Flavio, mourir debout et devant des fusils.

— Je ne puis te donner les fusils, reprit Samla, mais je puis t’éviter la corde... Tiens, dit-il en lui remettant un petit flacon, voilà toute ma provision de délivrance. Je la gardais pour une occasion solennelle : uses-en, cher enfant, et pars avec cette consolation de n’être point un spectacle pour les curieux et les indifférens.

Deux heures après, lorsqu’on entra dans le cachot de Jean afin de le conduire au lieu de l’exécution, on le trouva raidi et mort, étendu sur le carreau. Autour de lui planait un étrange parfum d’amande amère. Un médecin appelé en hâte constata qu’il était mort foudroyé par une forte dose d’acide cyanhydrique. Le cadavre n’en fut pas moins pendu au gibet, pour l’exemple. On rechercha le moine qui avait pénétré dans la prison, mais on ne put le retrouver.

Le dernier vœu de Jean a été exaucé : il repose auprès de Sylverine. Flavio aussi a été réuni à eux. Dans les premiers jours du mois de septembre 1860, après que Garibaldi vainqueur eut traversé la ville de Cosenza, le corps de Flavio fut retiré de la petite chapelle Santa-Maria, où il avait été déposé. Apporté à l’église métropolitaine, il y fut reçu avec les honneurs militaires, au bruit des cloches qui sonnaient à toute volée; puis, chargé sur un caisson d’artillerie, accompagné d’une escorte, il fut conduit à Pola, embarqué, porté à Livourne, et de là à Pise. Ceux que la vie avait séparés sont aujourd’hui pour jamais réunis dans la mort. Sur leurs tombeaux, on lit simplement leurs noms, — Jean, Sylverine, Flavio, — que traverse une épitaphe d’une seule ligne. Elle est ainsi conçue : « Eccl., c. VII, V. 27. — La femme est plus amère que la mort, et ses mains sont des chaînes. »


MAXIME DU CAMP.