Les Côtes de France/11

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 6 (p. 266-305).
LES


COTES DE NORMANDIE





LA BAIE DE LA SEINE.





Mare sævum, imporinosum.
(SALL, Jugurtha.)


Les marins donnent le nom de baie de la Seine à la vaste échancrure qui s’enfonce entre les côtes de Normandie, au sud d’une ligne droite tirée du point le plus saillant des falaises du pays de Caux à l’angle nord-est de la presqu’île du Cotentin, c’est-à-dire du cap d’Antifer à la pointe de Barfleur[1]. La baie a 104 kilomètres d’ouverture, 45 de profondeur, et 200 de développement de côtes. La Touque, l’Orne, la Vire, y descendent du sud; la Seine s’y jette à l’est. Le cap de La Hève et la pointe de Beuzeval sont considérés, malgré la distance de 24 kilomètres qui les sépare et la salure des eaux qui les baignent, comme les limites de son embouchure. Les dépôts terreux qu’elle apporte à la mer forment en dedans de l’alignement de ces deux caps des hauts fonds que les grands navires ne franchissent qu’à l’aide des marées, et cette circonstance établit, aux yeux des gens de mer, entre le domaine de la navigation maritime et celui de la navigation fluviale une démarcation à laquelle il est naturel de se conformer ici.

La nature n’a point traité la côte qui s’étend de l’embouchure de la Seine à la pointe de Harfleur avec la même faveur que la côte opposée d’Angleterre. La profondeur des eaux, le nombre et la sûreté des abris qui convient nos voisins au développement de la navigation nous sont refusés; mais les besoins, les ressources d’un sol fécond nous excitent à maîtriser une mer rebelle, et d’importantes améliorations témoignent déjà sur cette côte que lorsque l’homme sait s’emparer des forces de la nature, au lieu d’entreprendre contre elles des luttes inégales, il corrige les vices des atterrages dans une mesure qui peut ici suffire aux besoins du commerce. Pour montrer entre quelles limites est placé le but, disons d’abord quel est l’état général de la baie.

La côte n’offre aucune de ces dentelures hospitalières où ne pénètrent ni les coups de la mer ni ceux des vents. Soit que les flots heurtent les roches granitiques de Barfleur et de La Hougue, ou le pied des falaises calcaires du Bessin, soit qu’ils déferlent sur les plages de la Seulle, de l’Orne, de la Dive, les lignes du rivage sont partout sévères et menaçantes; les navires n’ont pour refuges contre les tempêtes qu’un petit nombre de mouillages forains à ancrages tenaces. Avec cette rigidité de configuration, la côte est directement battue par tous les vents tenant du nord, et leur indomptable puissance en a façonné le relief à son gré. Les sables, obéissant à la percussion des lames, se sont rangés sur le pourtour de la baie en une sorte de gradin sous-marin; la mer, fouettée par les tempêtes, y rebondit avec fureur, et les ports que le navigateur cherche au travers de cette zone tumultueuse, exhaussés sur l’étage supérieur du bourrelet de sable, assèchent longtemps avant que la mer soit basse, reçoivent aux marées de quartier trop peu d’eau pour les bâtimens moyens, et ne leur sont accessibles qu’aux hautes mers des syzygies. Ces ports ne sont donc jamais abordables aux grands navires et ne le deviennent aux moyens que pendant un petit nombre d’heures d’un petit nombre de jours par lunaison. Tant de désavantages n’ont qu’une compensation, qui est fondée sur l’allure des marées dans la baie. Le flot, après avoir rapidement passé devant Cherbourg, court droit à l’est sur le cap d’Antifer et se divise en le heurtant : un de ses rameaux va remplir les ports de Fécamp et de Dieppe; l’autre enveloppe Le Havre et remonte la Seine. Tandis que ce mouvement s’effectue, une dérivation du flot qui monte se précipite violemment vers le sud, au détour de la presqu’île du Cotentin : elle forme le redoutable raz de Barfleur[2] et se dirige aussi vers l’embouchure de la Seine, mais par un chemin plus long, puisqu’au lieu de marcher en ligne droite elle suit le contour de la baie. Elle arrive au terme de sa course au moment où le courant venu du cap d’Antifer se dispose à rétrograder, et le soutient par sa pression de manière à prolonger d’une manière très sensible la durée du plein de la mer. Par une conséquence inverse de la configuration de la côte, le courant de jusant se fait d’abord sentir du cap de Barfleur au cap d’Antifer, et ce n’est que lorsque la mer a commencé à se creuser dans cette direction que la dénivellation rappelle les eaux du fond de la baie. Ainsi les deux ondes se soutiennent mutuellement, et lorsqu’elles approchent du maximum de leur élévation, et lorsqu’elles commencent à en descendre. C’est par là que dans les ports de la baie la mer se maintient près d’une heure à un niveau très voisin de son plein et qu’on y fait en une marée des manœuvres qui en exigent plusieurs dans les ports situés au nord du cap d’Antifer. Telles sont les conditions hydrographiques, communes à toute la baie, auxquelles sont subordonnés les moyens d’en améliorer la navigation. Côtoyons-en maintenant le pourtour.


I. — LA DIVE. — L’ORNE. — CAEN.

La Dive épanche dans la mer, au pied des collines de Beuzeval, les eaux qu’elle a lentement promenées au travers de l’incomparable vallée d’Auge, le Tempé de la Normandie, bien supérieur surtout pour l’engraissement des bœufs à celui du pasteur Aristée : elle entre à 25 kilomètres du rivage dans des terrains d’alluvion dont l’horizontalité, le niveau par rapport à la mer et l’humidité attestent la récente formation. Les marées se sont jadis étendues sur tout l’espace occupé par ces dépôts, et le temps n’est pas éloigné où elles les inondaient aux équinoxes jusqu’au-delà de Troarn. Les sédimens dont l’accumulation successive a comblé cet ancien golfe sont venus de la mer plutôt que des eaux douces : la preuve en est dans la pente du sol, qui va s’inclinant du rivage vers l’intérieur des terres. Les nivellemens faits pour le dessèchement des marais de la Dive ont constaté que les herbages de Varaville, voisins de la mer, sont de 3 mètres plus élevés que ceux de Troarn et de Saint-Samson, situés à 12 kilomètres en arrière. La basse Dive n’a donc qu’une pente insensible, et cette circonstance en a voué la vallée à l’agriculture, tandis que la puissance des chutes d’eau des vallées adjacentes de la Touque et de l’Orne en a fait le séjour d’une active industrie.

La Dive et la Vie, son principal affluent, sont navigables en marées de pleine et de nouvelle lune jusqu’à l’intersection de la route de Paris à Caen; mais, malgré la prodigieuse fécondité de la vallée, cette navigation mérite à peine d’être mentionnée : le mouvement maritime auquel elle correspond est si faible, que la douane ne daigne que depuis un an entretenir un commis à l’entrée du chenal décoré du nom de port de Dive. C’est de ce havre, aujourd’hui désert, que partirent en 1066 pour l’Angleterre la flotte et l’armée de Guillaume le Conquérant, et pour qu’il les contînt, il fallait que la capacité en fût alors bien autre qu’aujourd’hui. Le bourg de Dive n’a conservé de son éclat passager qu’une des plus gracieuses églises gothiques de la Normandie, et s’il doit se relever, il n’est pas probable que ce soit par la navigation : les causes physiques sous l’influence desquelles s’est comblé l’ancien golfe de la Dive ne permettent d’améliorer ici que l’agriculture. Cela ne veut pas dire que la navigation n’ait plus à tirer aucun parti du cours de cette rivière; seulement la place où elle est irrévocablement vaincue n’est pas celle où elle doit chercher un triomphe.

De l’embouchure de la Dive à celle de l’Orne, la verdure de la vallée est masquée par un bourrelet de dunes blanchâtres, et un peu plus loin git, vis-à-vis le village de Colleville, la rade de Caen. C’est un mouillage très sûr par les vents de l’ouest au sud-est passant par le sud, mais battu en plein par ceux du nord : la Manche n’a pas de meilleur ancrage, et c’est sans doute cette qualité du fond qui suggéra à Colbert le projet d’y former un grand abri[3]. Ce mouillage passe pour occuper l’emplacement d’une ancienne fosse de Colleville dont ce lieu ne présente aucune trace. Les commissaires du cardinal de Richelieu, qui visitèrent la côte en 1640, citent la fosse comme un marais situé entre Colleville et les dunes, et dont le fond conservait six pieds d’eau à mer basse; peut-être y flottait-il des navires dans les siècles précédens, mais il est depuis longtemps comblé par les atterrisse mens.

L’Orne descend d’Harcourt à la mer au travers d’une formation calcaire qui s’enfonce au sud-est dans l’intérieur des terres, s’étend le long de la côte jusqu’aux Vays, et occupe une surface de 200,000 hectares. Les immenses bancs de pierre franche que comprend cette formation se présentent par assises horizontales dans les flancs des coteaux qui bordent l’Orne maritime; la régularité de la stratification offre autant de facilités à l’extraction que la proximité de la mer au transport des produits de ces bancs; aussi l’exploitation en a-t-elle été pratiquée de temps immémorial.

Ce serait une étude pleine d’intérêt que celle de l’influence qu’ont exercée sur l’art des constructions en France et en Angleterre l’abondance et la beauté des matériaux fournis par ce gisement. L’architecture n’emprunte pas, comme la peinture et la sculpture, les matières qu’elle emploie à des contrées lointaines : condamnée par d’inflexibles nécessités économiques à se servir de celles qui sont à sa portée, elle n’a d’inspirations qu’autant qu’en permet le calcul, et le talent de l’architecte s’exalte ou se contraint au gré du sol sur lequel il s’exerce. Plongé dans la fumée des fours à briques de la Grande-Bretagne, Ictinus lui-même ne produirait peut-être rien que de prosaïque; placé en face des bancs de marbre du Pentélique, il voit la carrière du possible s’élargir devant lui; son génie prend l’essor, il conçoit le Parthénon, et donne à l’œuvre de Phidias un cadre qui lavant, s’il ne la surpasse. — Il y a loin des carrières d’Athènes à celles de Caen : il n’en est pas moins vrai que sans celles-ci la Normandie ne se serait point parée de ce nombre d’admirables monumens pour lesquels elle est sans rivales parmi nos provinces. Les églises de Saint-Pierre et de Saint-Étienne de Caen, de Saint-Ouen, de Saint-Jacques de Dieppe, cent autres disséminées dans d’obscures paroisses, les cathédrales de Rouen et de Bayeux, sont sorties du gisement calcaire de l’Orne, et si l’économie du transport par mer n’effaçait pas les effets des distances, la ligne de démarcation entre la bonne et la mauvaise architecture suivrait dans le pays la limite du gisement. Ces carrières de l’Orne ont aussi fourni les matériaux de l’église de Saint-Martin que le vainqueur d’Hastings éleva sur le champ de bataille, de Saint-Paul de Londres, des cathédrales d’York et de Westminster, et si, dans des temps reculés, elles ont alimenté de semblables expéditions, comment ne redeviendraient-elles pas une précieuse ressource pour la navigation, aujourd’hui que Paris va par les chemins de fer chercher jusque dans les Vosges les matériaux de ses monumens ?

A la fin du XVIIe siècle, Vauban signalait l’imperfection de la navigation de l’Orne. Il n’y remontait en vive eau que des bâtimens de 60 tonneaux, en morte eau que des bateaux de pêche, et il prétendait rendre, par le simple redressement du lit de la rivière en aval de Caen, la ville accessible à des navires de 200 tonneaux. Ses projets ont été exécutés de nos jours avec une ampleur qu’il aurait d’autant moins désapprouvée, que les résultats qu’il annonçait sont dépassés de beaucoup. Un chenal de 2,400 mètres de longueur, creusé entre les majestueuses allées du cours Caffarelli, remplace, aux abords de la ville, des sinuosités qui n’avaient pas moins de six kilomètres de développement, et se bifurque sous ses murs; le lit principal de la rivière, bordé de quais magnifiques, forme jusqu’au pont de Vaucelles un port d’échouage de 550 mètres de longueur. L’autre bras alimente un bassin à flot d’une égale étendue, et sera prolongé quelque jour sur le bas du lit de l’Odon, qui semble l’attendre; les navires seront alors portés, comme dans les villes de la Hollande, au cœur même de la cité. Quoique ces travaux aient déjà. fait passer au second rang des ports de commerce une place qui comptait à peine parmi les derniers, ils n’atteindront qu’à demi leur but tant que l’entrée de la rivière ne sera pas en harmonie avec le port intérieur auquel elle conduit.

Vue du large, l’Orne débouche entre des dunes qui se prolongent à l’est et à l’ouest, et son chenal extérieur divague sur un talus de sable qui, dans les marées des équinoxes, assèche à près de à kilomètres du rivage. Les pointes sablonneuses du Siège et de Merville laissent entre elles une passe de 7 à 800 mètres de largeur, et en arrière, les marées, élargissant leur lit, forment au-dessous des villages de Sallenelles et d’Ouistreham une baie couverte du large, mais où le fond manque. La ligne que suivent aujourd’hui les navires parmi ces sables n’est ni celle qu’ils suivaient hier, ni celle qu’ils suivront demain. Chaque grande marée change le relief des bancs, chaque coup de vent déplace le chenal. Les meilleures posées se transforment d’une lunaison à l’autre en écueils, et, pour ne mentionner ici que des perturbations officiellement constatées, dans les trente années qui ont précédé la levée de la carte hydrographique de 1834, la pointe du Siège s’est avancée de 700 mètres vers l’est; dans les six années qui ont suivi, le chenal intérieur ouvert sous les murs de Sallenelles s’en est éloigné de plus de 200 mètres, et le creux en a été remplacé par un talus adossé au rivage.

Cette mobilité de l’atterrage est l’effet des combats que la mer et les vents y livrent sans relâche à l’inconsistance du fond. Les coups de vent du nord poussent vers l’embouchure de l’Orne des masses de sable auxquelles la terre ajoute un malencontreux contingent : lorsque dans les marées de quartier le soleil a desséché le haut de l’estran, les grands vents d’ouest en enlèvent, aussi bien que des dunes adjacentes, des sables qui courent comme une brume pesante et rapide vers l’embouchure de l’Orne, s’y affaissent, allongent la pointe du Siège et exhaussent le fond de la passe. L’atterrage serait bientôt perdu sans l’impétuosité qu’imprime au jusant la fréquente coïncidence des grandes crues de l’Orne avec les marées des équinoxes : le jusant balaie alors les sables étalés à l’embouchure, ou même, sapant la langue étroite du Siège, il la coupe et rétablit pour un temps la rectitude du chenal. Les conditions de la navigation changent ainsi en une lunaison, en une tempête, et c’est du plus ou moins d’exactitude des relèvemens journaliers des pilotes que dépend la perte ou le salut des navires.

Ces variations importeraient peu, si le chenal offrait toujours une certaine profondeur; mais il n’y monte que 5 mètres d’eau dans les marées moyennes des syzygies et 2 mètres 30 centimètres dans les faibles marées de quartier : l’année compte donc un grand nombre de jours où aucun bâtiment de plus de 2 mètres de tirant d’eau n’affronte l’entrée de l’Orne. Tel est l’état de l’atterrage de la métropole navale d’un de nos plus riches territoires, d’une ville de 45,000 âmes, et du seul refuge qui s’ouvre sur une côte à la fois très dangereuse et très fréquentée. Aussi l’amélioration de l’entrée de l’Orne est-elle un des problèmes maritimes dont se sont le plus préoccupés les esprits.

M. Cachin, dont le nom s’est attaché à la digue de Cherbourg, était, en 1795, chargé de l’inspection des ports de la Normandie. Il chercha des remèdes aux vices de l’atterrage de l’Orne, et les jugea sans doute aussi incorrigibles que l’étaient aux yeux de Vauban ceux de l’embouchure du Rhône, car il proposa une solution analogue au projet du canal d’Arles à Bouc. Il conseilla de dériver d’un bassin à flot creusé sous les murs de Caen un canal maritime qui, côtoyant l’Orne, s’infléchirait à l’ouest au-dessous d’Ouistreham, et gagnerait la mer devant Colleville, en dehors des sables dont l’entrée de la rivière est obstruée. La longueur du canal aurait été de 17 kilomètres, et l’Orne redressée serait restée au service du petit cabotage.

Le 24 mai 1811, Napoléon, allant à Cherbourg, montait à cheval à quatre heures du matin avec le prince Eugène, l’amiral Decrès, MM. Sgansin et Tarbé, inspecteurs des ponts et chaussées, et courait explorer l’embouchure de l’Orne. Le 25, il décrétait le creusement d’un canal de Caen à la mer, et y contribuait par un don de 700,000 francs à prélever sur son domaine extraordinaire. La guerre de Russie et la chute de l’empire mirent à néant le décret, et l’on n’est revenu qu’après deux révolutions aux projets sur l’atterrage de l’Orne. Une loi du 19 juillet 1837 a consacré une somme de 4,040,000 francs à la construction d’un bassin et à l’ouverture d’un canal de 4 mètres de profondeur, débouchant au travers des dunes d’Ouistreham entre des jetées à claire-voie. Les lois des 19 juillet 1845 et 5 mai 1846 ont pourvu à des mécomptes, l’un de 1,200,000, l’autre de 3,800,000 francs. On en est à seize années de travaux et à 9,040,000 francs de dépense sans bien savoir quand se termineront ni comment seront entretenus des ouvrages auxquels le commerce ne paraît prendre qu’un médiocre intérêt.

Ces travaux n’ont pas inspiré à tous les ingénieurs qui les ont étudiés une égale confiance, et quoique les mécomptes éprouvés dans les dépenses n’en présagent pas nécessairement d’analogues dans les résultats, il est regrettable qu’on ait dédaigné dans cette entreprise le concours d’agens naturels qui fonctionneraient avec une sûreté que l’art atteint rarement. Les sables sont ici l’ennemi à combattre, et ils ne peuvent être domptés que par la chasse des marées : c’est donc à diminuer l’affluence des sables et à augmenter celle des eaux qu’il faut s’appliquer.

Les sables que les vents enlèvent au rivage et déposent à l’embouchure de l’Orne ne sont pas difficiles à fixer : les dunes adjacentes exposent à l’action des vents une surface de 700 hectares; pour l’y soustraire, il ne faut que la boiser. Les plantations feraient quelque chose de plus que d’affranchir la passe d’une servitude. En se couronnant de verdure et en s’exhaussant par l’accumulation des sables venus de l’estran, les dunes signaleraient avec précision l’entrée douteuse de l’Orne, et fortifieraient contre les coups de vent du large l’abri que tant de bâtimens viennent chercher derrière les pointes du Siège et de Merville.

La cause qui influe le plus sur la profondeur des embouchures des rivières à marées est le volume des eaux auxquelles elles donnent passage, et ce volume dépend lui-même de l’ampleur des réservoirs intérieurs auxquels correspondent les embouchures. Si le bassin de l’Orne recevait plus d’eau, soit de l’intérieur des terres, soit de la mer montante, l’entrée en deviendrait infailliblement plus creuse.

Le domaine des marées est raccourci dans le lit de l’Orne par un barrage à usines qui arrête la marche du flot à 200 mètres en amont du port de Caen. Si ce barrage, dont la construction remonte à Richard Ier, fils de Guillaume Longue-Épée, n’existait pas, on se garderait sans doute de l’élever; mais la faible amélioration de l’atterrage que procurerait la destruction de cet obstacle serait trop chèrement achetée. Le moyen efficace d’augmenter à l’embouchure de l’Orne la puissance des courans, c’est d’y faire dégorger la Dive.

La Dive s’infléchit en aval de Troarn vers le nord-est et n’atteint la mer que par des détours dont le développement est de 19 kiloètres à partir de Basseneville. Un canal qui la conduirait de ce point à la baie intérieure de l’Orne ne traverserait que des terres basses et n’aurait pas onze kilomètres de longueur. L’ouverture de ce nouveau lit serait peu coûteuse, et le bassin de la Dive, devenu tributaire de celui de l’Orne, ajouterait à la puissance des chasses naturelles qui maintiennent la passe ouverte entre les pointes de Menille et du Siège la puissance de celles qui maintiennent le chenal de la Dive. La réunion de ces deux forces approfondirait l’entrée de l’Orne, surtout si l’on rétrécissait celle-ci, si seulement on l’empêchait de s’élargir, et lorsque le seuil serait abaissé, le fond de la rivière, se réglant de lui-même sur le niveau auquel il aboutirait, ferait en peu de temps remonter l’amélioration jusqu’au port de Caen. Le dégorgement des eaux de la Dive dans la baie intérieure entretiendrait au-dessous de Sallenelles une profondeur constante; en attirant le courant de l’Orne, il le régulariserait, et mettrait un terme aux déplacemens du chenal, dont la navigation a tant à souffrir.

La vallée de la Dive profiterait encore plus que celle de l’Orne de cette révolution locale. La substitution d’un émissaire direct à un émissaire tortueux rendrait les desséchemens plus économiques et plus fructueux dans les cantons de Troarn et de Dozulé. Quant à la navigation intérieure dont Troarn est le centre, elle s’abrégerait de 8 kilomètres sur 23, et de plus les marées, pénétrant dans les chenaux intérieurs par une voie plus courte et plus libre, y porteraient plus d’eau et remonteraient plus loin; les branches praticables de la rivière et de ses affluens s’allongeraient, et il deviendrait facile de faire arriver les bateaux jusqu’à Mézidon, où le chemin de fer de Tours à Caen se soudera bientôt à celui de Paris à Cherbourg. La navigation de la vallée gagnerait, ce qui importe davantage, un débouché qu’elle ne trouve plus dans le port désert de Dive; elle sortirait de sa langueur dès que les ramifications ouvertes dans le terrain d’alluvion aboutiraient par une tige commune à la baie fréquentée de l’Orne et au marché de Caen. Les renversemens alternatifs des courans dans les canaux où s’épandent les marées introduisent dans les transports des pays ainsi desservis des économies de temps et de frais qui sont une des sources les plus sûres de la richesse locale. La navigation générale ne perdrait au déplacement de l’embouchure de la Dive qu’un refuge dont l’accès est toujours difficile, souvent périlleux, quelquefois impossible : quand la vitesse des courans de flot attirés par le vide de l’embouchure de la Seine est accélérée par les vents d’ouest, il faut beaucoup de bonheur pour ne pas le manquer. Les atterrages de la Seine, de la Touque et de l’Orne sont d’ailleurs trop rapprochés pour qu’une station intermédiaire rende jamais aucun service essentiel.

Un grand bien s’acquiert rarement sans le mélange d’un peu de mal. Ici le sacrifice serait tout entier supporté par les communes de Dive et de Cabourg, dont le territoire enveloppe le havre qui se fermerait; encore n’est-il pas sûr qu’elles ne gagnassent plus à se rattacher par la Divette à la baie de l’Orne qu’à leur contact actuel avec la mer.

Le port et la ville de Caen gisent à 15 kilomètres au sud-ouest de la baie de l’Orne. Huet, le savant évêque d’Avranches, avoue à regret que l’antiquité n’a fait aucune mention de Caen, et en déplorant la perte des titres brûlés en 1336, lorsque la ville fut saccagée par Edouard III, il conjecture qu’elle fut fondée par les Normands[4]. Quand ces hardis pirates entrèrent dans l’Orne, ils accompagnèrent sans doute jusqu’au terme de sa course le flot qui les portait, et si leurs chefs montèrent, pour reconnaître le pays, sur le mamelon élevé où le duc-roi bâtit plus tard le château qui commande la ville, le tableau qui se déroula devant eux était fait pour les décider à se fixer. Des coteaux couverts d’arbres fruitiers, des campagnes dont la fécondité s’étale en larges ondulations, la marée remontant par les méandres de l’Orne au travers d’immenses prairies, en un mot la richesse de la terre dans le voisinage de la mer, c’était tout ce que pouvait demander à la fortune ce peuple aventureux avec calcul. Il dut donc tirer ses barques à terre et s’installer en attendant mieux sous leurs carènes renversées.

La ville était déjà considérable lorsqu’en 942 Louis d’Outre-mer s’y rendit pour s’emparer de la Normandie ; mais elle dut son principal lustre à Guillaume le Conquérant, dont elle fut la résidence de prédilection. Ce prince était grand bâtisseur, dit la chronique, et il trouva jusque dans ses fautes des motifs de satisfaire ce penchant : la fondation des abbayes de Saint-Étienne et de la Sainte-Trinité, les deux plus beaux monumens du temps, fut la pénitence que la reine Mathilde et lui s’imposèrent pour obtenir la levée de l’excommunication qu’ils avaient encourue en se mariant sans dispenses, quoique cousins. Après eux, la ville continua de croître et de prospérer ; au commencement du XIIIe siècle, Guillaume le Breton la mettait, pour son opulence, ses monumens et le nombre de ses habitans, presque au niveau de Paris[5]. Le siège qu’elle soutint en 1336 contre Édouard III témoigne du degré de puissance auquel elle était parvenue. « Caen, dit Froissard, était plein de très grandes richesses, de draperies et de toutes marchandises, de riches bourgeois, de nobles dames et de moult belles églises. » Cette prospérité n’en avait point amolli la population : les Anglais s’en aperçurent à l’héroïque résistance qu’ils éprouvèrent, et, vainqueurs, ils s’en vengèrent par trois jours de pillage, de meurtres et d’incendie. La ville ne se releva que lentement de ce coup. Quoique rentrée en possession d’elle-même par suite de la victoire de Cocherel, elle ne comptait encore en 1371 que cinq cent vingt-cinq feux[6] ; mais les avantages de sa situation et le génie de ses habitans l’emportèrent sur le malheur des temps, et, abandonnée à elle-même en 1417, elle ne succomba devant l’armée de Henri V qu’après avoir repoussé plusieurs assauts. Les Anglais la gardèrent trente-trois ans. Elle leur fut attachée par Dunois et le connétable de Richemont, qui venaient de Formigny. Charles VII y fit son entrée le 6 juillet 1450, aux acclamations du peuple, qui vint au loin dans la campagne à sa rencontre. Depuis, Caen n’a plus été déchiré que par les guerres de religion. Les protestans, soudoyés par les Anglais, s’y livrèrent en 1562 à deux jours d’un horrible pillage. Le maréchal de Matignon vint cicatriser ces plaies : sa loyale fermeté comprima les fureurs des partis, et son gouvernement fut le point de départ de la prospérité à laquelle s’élevèrent la ville et la province sous Louis XIV; mais en 1685, le commerce, qui en était une des bases principales, reçut de la révocation de l’édit de Nantes un coup dont l’administration constatait elle-même au bout de treize ans les funestes effets[7] : une bonne part) des capitaux et de l’industrie émigra avec les protestans. Vauban ne trouva plus à Caen que 25,000 âmes en 1700[8] : on y en comptait 31,900 en 1789, et la population actuelle est de 45,280.

Si l’histoire littéraire pouvait trouver ici une place, nous montrerions quels services la ville de Caen a rendus aux sciences et aux lettres dans notre pays. Son université, instituée en 1431 par Henri VI d’Angleterre, que l’infirmité de son âge et de son esprit n’appelait pas à cette mission, fut organisée en 1451 et dotée en 1457 d’une bibliothèque par le roi Charles VII. Dès 1480, la ville possédait une imprimerie. Sans parler de beaucoup d’établissemens secondaires, son académie fut fondée en 1652 par Segrais. Paris, dont le courrier n’arrivait à Caen qu’une fois par semaine, était en pleine guerre de la fronde, et devait être peu occupé de donner l’impulsion du bel esprit aux provinces; celles-ci s’animaient alors d’une vie qui leur était propre, et n’en allaient pas pour cela plus mal. Huet ne comptait pas en 1701 moins de cent quarante hommes illustres dans les lettres nés à Caen et morts à l’époque où il écrivait. La postérité a oublié plusieurs des élus portés sur cette liste; mais il suffit sans doute à la gloire de la contrée d’avoir vu naître Jean Marot, père de Clément, Bertaut, Boisrobert, Segrais, Mme Dacier, Huet, Varignon, Malfilâtre, Collet-Descotils, Vauquelin, Fresnel, Dumont-d’Urville, enfin Malherbe, qui vint redresser et polir la langue, et Laplace, dont le nom brille à côté de celui de Newton.

Lorsque Vauban voulut faciliter l’accès du port de Caen, il comprit que le mouvement maritime ne pouvait se développer qu’avec le concours du mouvement territorial, et, pour les mettre en équilibre, il proposa de canaliser l’Orne jusqu’à Argentan. Ce projet ne sera plus reproduit, aujourd’hui que les chemins de fer acquièrent une supériorité décidée sur les canaux, et que Caen devient le passage du chemin de Paris à Cherbourg et la tête d’une ligne de rails joignant à Tours celles de Nantes et de Bordeaux. La convergence de trois voies de fer vers le port de Caen triplera faire territoriale qu’il dessert, et le tonnage[9] triplerait également, si l’essor n’en était pas comprimé par l’imperfection de l’atterrage. La question est donc aujourd’hui la même qu’avait posée Vauban, seulement les termes en sont intervertis : les bases de l’extension de la navigation sont assises du côté de la terre; il reste à les élargir du côté de la mer, c’est-à-dire à accroître par l’approfondissement de l’entrée de l’Orne le nombre d’heures pendant lequel elle est praticable par marée et le tonnage des navires qu’elle admet. Ce problème n’a qu’une seule solution, mais simple et féconde : c’est l’augmentation du volume et de la puissance des eaux qui déblaient le chenal, et pour atteindre ce but il ne s’agit, comme on l’a vu, que d’aider la nature.

L’histoire de Caen, sous le régime que préparent ces grandes améliorations, ne ressemblera pas à celle du passé : elle n’enregistrera plus de ces patriotiques souffrances, de ces faits d’armes populaires qui grandissaient les hommes et les villes par le sentiment de leur indépendance. La politique et la guerre ont changé de place et d’allure; mais la cité n’en croîtra pas moins en population et en richesse. Grâce à la configuration du territoire desservi, aux ressources qui lui sont propres, le voisinage du Havre ne nuira pas plus à Caen que celui de Marseille ne nuit à Cette[10] : l’intelligence normande s’appropriera les nouveaux instrumens mis à sa disposition, et nos côtes de la Manche compteront un grand port de commerce de plus.


II. — LE CALVADOS. — COURSEULLE. — FORMIGNY. — BAYEUX. — PORT EN BESSIN.

De l’embouchure de l’Orne aux Vays, la côte est partagée par le village d’Arromanches en deux parties à peu près égales. D’Arromanches à l’Orne, on admire du large les riches et profondes perspectives des campagnes; d’Arromanches aux Vays, la terre est encore plus féconde, plus riante, mais la vue en est masquée par un rideau de falaises sauvages, et ces champs du Bessin, que les chroniqueurs comparaient à une table toujours abondamment servie, s’annoncent au navigateur sous l’aspect de la désolation et de la stérilité.

La partie orientale et découverte de la côte est appuyée sur le plateau du Calvados. Porté sur la plupart des cartes comme une chaîne hérissée de roches menaçantes et de pics aigus, ce plateau, que j’ai regret à dépoétiser, n’est qu’une continuation sous-marine des bancs de pierre du terrain de l’Orne, et il ne se manifeste que sous les coups des vents du large, par le bondissement des lames sur son accore. Il a quatorze milles de long, deux de large; les bancs de Lion, de Langrune, de Ver, à peine élevés d’un mètre au-dessus des plus basses mers, en sont les affleuremens. Le Calvados lui-même est le plus occidental et le plus humble de ces rochers. S’il faut en croire la tradition, le nom que cet obscur écueil a transmis à l’un de nos plus riches départemens est celui d’un vaisseau qui, lorsque les vents dispersèrent dans la Manche la célèbre Armada de Philippe II, échoua sur sa croupe et y demeura longtemps fixé. Derrière l’écueil est un très petit mouillage qui doit sans doute au refuge qu’il offrit en 1588 à d’autres navires de l’Armada le nom de Fosse d’Espagne.

Cette côte a subi des révolutions dont les vestiges sont visibles sous les eaux et dans l’intérieur des terres. Le plateau du Calvados n’est probablement pas autre chose que la base d’un prolongement des falaises du Bessin qui a été rasé par la mer. On ne saurait guère chercher ailleurs que dans ces falaises détruites la source des atterrissemens qui ont comblé les anciens golfes de l’Orne et de la Dive. On reconnaît dans ces alluvions la silice et la marne argileuse des falaises qui sont restées debout. Ces débris ont suivi les courans qui continuent de porter à l’est les matières qu’ils détachent de la côte; ils se sont déposés dans l’ordre de leurs pesanteurs respectives, les sables siliceux dans la vallée de l’Orne, où les tranchées du canal en ont récemment mis les masses à découvert, et les marnes délayées plus loin, dans la vallée de la Dive. Quand les falaises faisaient saillie sur l’accore du plateau du Calvados, quand le flot était attiré par les rentrans des baies de l’Orne et de la Dive, les courans devaient être beaucoup plus vifs qu’aujourd’hui; leur force d’érosion a pu saper alors des falaises et en charrier les débris dans les cavités du voisinage. La mer a presque de nos jours poursuivi ce travail sur le plateau du Calvados. La forêt de Hautefeuille, disent encore les traditions locales, ombrageait au commencement du XVIe siècle la large lisière sur laquelle s’épandent aujourd’hui les marées au-dessous de Bernières et de Langrune : de nombreuses et puissantes racines s’enfoncent en effet dans les fissures des rochers mis à nu. Les commissaires du cardinal de Richelieu trouvèrent, à défaut de la forêt. un petit port à Bernières; la Seulle y débouchait en s’infléchissant à l’est, et de vastes marais s’étendaient à l’ouest jusqu’à Anelles, à douze kilomètres de distance. Depuis, la mer a dévoré le port et les marais; elle a raccourci le cours de la Seulle de 3,000 mètres, et il ne reste plus da havre de 1640 qu’une série de bas-fonds où la retraite de la marée laisse de longues flaques d’eau. Il est du reste permis de voir un indice de transformations bien plus vastes dans les vestiges de retranchemens romains qui, de Réviers à Tailleville et à Saint-Aubin, enveloppent Courseulle : la charrue met souvent à découvert dans leur vaste enceinte des briques, des fragmens de poterie antique et des médailles. Il n’est pas probable que les Romains se fussent si fortement installés sur ce point, s’ils n’avaient eu qu’une insignifiante station navale à protéger, et l’ancienne configuration du rivage donnait sans doute à leur établissement militaire des raisons d’être qui n’existent plus. La côte est encore rongée par le flot; mais à mesure que les dentelures s’en émoussent, elle donne moins de prise aux courans : ceux-ci s’amortissent d’ailleurs quand les matières qu’ils déplacent ont comblé les vides qui les attiraient, et si la mer n’est pas encore arrivée à la ligne qu’elle ne doit pas franchir, la stabilité du rivage paraît bien près d’être atteinte.

Les pêcheurs intrépides dont cette côte est peuplée tirent la plupart du temps leurs barques à terre : le seul havre qu’elle leur ouvre est celui de Courseulle, village maritime auquel le commerce des huîtres a fait faire depuis trente ans de remarquables progrès. Courseulle est situé au bord du plateau qui domine les prairies marécageuses au milieu desquelles serpente la Seulle; le rivage est bordé d’un bourrelet de dunes hautes de cinq à six mètres et fixées par une grande abondance de petits joncs; vis-à-vis l’embouchure de la rivière, une sorte de rupture du plateau du Calvados forme la Fosse de Courseulle et offre sur les dépôts vaseux qui s’y sont accumulés un petit mouillage. Les besoins d’une industrie nouvelle, qui dès 1826 entreposait 60 millions d’huîtres sur cette plage, déterminèrent en 1829 le creusement, au moyen de la concession d’un péage, d’un port que l’état a racheté 300,000 francs en 1846. Ces travaux ont été mal projetés et mal exécutés. Ils consistent en un canal de 650 mètres de long sur 45 de large, dirigé vers le sud-ouest, et coupé vers son milieu par une écluse qui s’est démantibulée aux premières chasses qu’elle a données : ce bassin de trois hectares est enveloppé par le lit délaissé de la Seulle, et le volume d’eau qu’y jettent les marées est insuffisant pour balayer les sables et les galets qui s’amoncèlent à l’entrée. Celle-ci n’offre à la haute mer qu’une profondeur normale de 3 mètres en vive eau, de 1 mètre 60 en morte eau, et la profondeur réelle est souvent diminuée d’un mètre par l’encombrement du fond. C’est évidemment trop peu pour le mouvement maritime actuel. M. Givry a judicieusement remarqué, lorsqu’il a fait l’hydrographie de la côte, que pour approfondir l’entrée du havre de Courseulle par le jeu des marées, il suffirait de prolonger le canal dans le lit redressé de la Seulle, et de donner de la sorte au flot le moyen de s’étendre.

Les premiers parcs à huîtres réguliers de l’embouchure de la Seulle ont été formés, il y a plus de trente ans, par un habitant de Caen, M. Hervieux-Duclos. Ces intelligentes tentatives ont été couronnées d’un succès complet : Courseulle est devenu le siège d’un commerce important; en 1852, ses parcs ont reçu 249,090 quintaux d’huîtres, ce qui équivaut à 290 millions de ces coquillages et constitue une valeur de plus de 3 millions. Dire, en présence des chemins de fer qui s’avancent, que ce mouvement est dû surtout à l’amélioration des communications, c’est annoncer que le terme n’en est point arrivé. Courseulle est d’autant mieux en mesure de profiter des progrès qui s’accompliront, que ses parcs peuvent s’étendre presque indéfiniment sur la plage, et que l’alimentation en est assurée par le voisinage d’un des plus grands bancs d’huîtres de la Manche.

En arrière des falaises crayeuses qui succèdent à la côte basse du plateau du Calvados s’est accompli, sous le règne de Charles VII, un des plus grands événemens de notre histoire.

Le village de Formigny est situé sur la route de Paris à Cherbourg, à moitié chemin de Bayeux à Isigny, au pied de collines gracieusement ondulées qui l’abritent du nord et de l’ouest, sur la rive gauche d’un petit ruisseau qui descend au sud vers la rivière d’Aure. C’est là que fut porté, le 15 avril 1450, le coup décisif à la domination des Anglais sur la Normandie. Rouen leur avait été enlevé l’année précédente; chassés de la vallée de la Seine, ils avaient senti la nécessité de se renforcer dans la Basse-Normandie, où se concentrait la lutte qui durait presque sans relâche depuis Guillaume le Conquérant. Un corps d’armée débarqué à Cherbourg marcha sur Caen après s’être emparé de Valognes et avoir rallié tout ce qu’offraient de disponible les garnisons du Cotentin. Malgré la résistance de Geoffroy de Coeuvres et de Joachim Roault, « qui férirent sur son avant-garde moult asprement, » il franchit, le 14 avril, les Vays au gué de Saint-Clément, opéra sa jonction avec une partie de la garnison de Bayeux, qui était venue à sa rencontre, et campa avec sept mille hommes à Formigny. Les Anglais, dans cette marche hardie, avaient laissé sur leur droite le comte de Clermont, lieutenant-général du roi, qui occupait Carentan avec des forces fort inférieures aux leurs, et le connétable de Richemont, digne de ceindre l’épée de Du Guesclin, qui le même soir arrivait à Saint-Lô avec trois cents lances. Le comte, après avoir averti le connétable et pris ses dispositions, se mit sur la piste des Anglais : à la pointe du jour, il était établi sur la colline qui domine Formigny du côté de l’ouest, et détachait vers Trévières un corps de quinze cents archers à la rencontre du connétable. Les Anglais rappelèrent immédiatement leur avant-garde, déjà partie pour Baveux, et se sentant près d’une action décisive, ils passèrent trois heures à se retrancher dans les jardins et les vergers dont le village était entouré. Le comte de Clermont avait une bonne raison de les laisser faire et de ne point presser l’attaque. Enfin le connétable, par une marche forcée de trente kilomètres, parut sur la gauche de l’ennemi, et le combat s’engagea aussitôt avec un acharnement inouï; chacun voyait les destinées de son pays suspendues à l’issue de cet effort suprême. Les Anglais firent des prodiges de valeur, mais leur artillerie, dès lors si redoutée, fut enlevée à l’arme blanche, la victoire se déclara pour nous; elle fut accompagnée d’un carnage sans merci, et les jours suivans quatorze fosses creusées sur le champ de bataille reçurent, au dire des hérauts et des prêtres qui présidèrent à ces funérailles sanglantes, 4,774 cadavres[11].

Vainqueurs et vaincus dormaient depuis trente-six ans sous cette terre glorieuse, lorsque l’un des derniers survivans de la génération de chevaliers qui avait affranchi notre territoire, «Jehan, duc de Bourbonnais et d’Auvergne, comte de Clermont, ayant à mémoire d’avoir, par la grâce et miséricorde de Dieu, gagné une journée au lieu de Fourmigny à l’encontre des Anglais, anciens ennemis de la couronne de France, pour son seigneur le roi Charles VIIe, fit édifier au champ et lieu où fut ladite journée une chapelle, et dota à perpétuité sur des biens distraits de son patrimoine deux chapelains pour célébrer chaque jour une messe, et aux jours de Saint-Louis et de la fête des Morts chanter un Libera me avec les oraisons et commémorations accoutumées pour les trépassés sur le lieu du champ où fut ladite journée. » — Cette fondation est datée du mois d’avril 1486 avant Pâques, et de Saint-Joyn en Poitou, où s’était retiré le prince. Elle ne fut pas respectée par la révolution. La chapelle fut vendue en 1795 par le gouvernement à un particulier qui en fit une grange; elle fut comprise en 1832 dans une vente plus considérable faite à M. Duny, riche propriétaire du voisinage. En 1844, M. Duny en fit hommage au roi Louis-Philippe, qui passait à Formigny se rendant à Cherbourg. Le roi la fit réparer à ses frais; la chapelle fut bénie à la fin de 1845, puis concédée à la paroisse, qui n’a pas les moyens de l’entretenir. Les détenteurs des biens sur lesquels est assise la fondation du comte de Clermont retiennent depuis 1793 des revenus dont la destination n’a pas cessé d’être à la fois nationale et sacrée. Dans un pays moins oublieux de son passé et moins ingrat envers ceux qui l’ont servi que le nôtre, il ne manquerait pas de bons citoyens empressés d’accomplir le vœu du vainqueur de Formigny et de rétablir les prières dues à ceux qui payèrent de leur sang notre indépendance.

Les conséquences de la bataille de Formigny furent aussi rapides qu’étendues : trois mois après, les Anglais avaient complètement évacué la Normandie. Deux corps échappés de Formigny se jetèrent dans les places de Bayeux et de Caen. Dunois investit Bayeux et laissa la conduite du siège au comte de Clermont. Celui-ci le poussa vivement et fut bientôt en mesure de donner l’assaut; les soldats le demandaient et le tentèrent même sans ordres; mais pour être depuis trente-trois ans au pouvoir des Anglais, la ville n’avait pas cessé d’être française : le comte voulait l’épargner; il parlementa donc, et, après plusieurs actions sanglantes, elle lui fut rendue. « Puis, dit Alain Chartier, s’en allèrent Matagon et les aultres Anglois de la garnison à Chierebourg, lesquelz estoient nombrez neuf cents des plus vaillans hommes qui fussent en Normandie de leur parti. S’en allèrent tous un bâton au poing, fors aucuns auxquels pour honneur de gentillesse on laissa des chevaux pour porter des damoiselles, gentilshommes et femmes : et avec ce firent les seigneurs françois délivrer des charrettes pour porter partie des femmes des Anglois qui s’en alloient avecques leurs maris, lesquelles il faisoit piteux voir; car il partit de ladite cité trois à quatre cents femmes sans les enfans dont y avoit grant nombre : les unes portoient les petits en berseauLx, les moyens par le paovre col et les grandelets en leurs mains, qui estoit grant pitié. » L’on conserve des boulets de ce temps dans la cour de la bibliothèque de Bayeux, qu’on ne saurait nommer sans rappeler qu’elle possède la célèbre broderie dans laquelle la reine Mathilde a retracé les événemens de la conquête de l’Angleterre. Ces boulets sont en pierre; le volume est à peu près celui de nos bombes et correspond à des pièces du calibre de celles qu’on voit au Mont-Saint-Michel.

Bayeux, dont on fait remonter l’origine au-delà de César et dont l’histoire est féconde en événemens tragiques, n’est plus qu’une ville calme et reposée, fière à bon droit de ses édifices religieux, riche plutôt que prospère, satisfaite du présent et modérément ambitieuse pour l’avenir. Sa population est de 9,360 âmes et n’a pas sensiblement varié depuis le commencement de ce siècle.

Quoique Bayeux ne soit pas à plus de 9 kilomètres de la mer, ce voisinage n’a pas donné grande impulsion à la navigation. Port-en-Bessin lui sert de port, et le mouvement maritime n’y comprend pas 2,500 tonneaux. Cet atterrage, sur la véritable valeur duquel ne se trompèrent pas les commissaires du cardinal de Richelieu, n’en a pas moins été pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle l’objet de projets gigantesques. M. Bouniceau, ingénieur des ponts et chaussées, a montré dans une étude historique pleine d’intérêt l’exagération et les côtés faibles de ces projets, et l’on peut, sans revenir sur un passé qu’il a si bien exposé, se faire une idée des singularités de la formation du territoire de Port-en-Bessin et des améliorations réelles auxquelles il se prête.

L’Aure se dirige au sortir de Bayeux vers le nord; mais à 2 kilomètres de la côte elle se détourne brusquement vers l’ouest, et, non loin du coude qu’elle forme, la ligne des falaises abruptes du Bessin est interrompue par une étroite coupure. Ce vide est la trace la plus apparente d’un événement géologique dont il est plus aisé de décrire les effets que de déterminer les causes. Il semble qu’un écroulement souterrain ait fait fendre perpendiculairement au cours de l’Aure et à la côte le banc de roches qui s’étend sous la campagne, sert de base aux falaises et se prolonge sous les eaux de la mer. En effet, en atteignant ce terrain disloqué, les eaux de l’Aure s’amaigrissent, et, après avoir reçu celles de la Drôme, elles se perdent dans les crevasses appelées Fosses du Soucy. A 600 mètres plus loin, l’Aure inférieure sort de terre pour déboucher à Isigny, et le long de la grève de Port-en-Bessin jaillissent à mer basse des sources dont l’abondance croît et décroît avec la rivière. Le sol superposé aux siphons souterrains qui se dirigent vers l’ouest est si peu élevé, que lorsque la rivière se gonfle, elle efface, en passant par-dessus, l’apparente discontinuité de son cours. Au nord, le sol s’est nivelé jusqu’au rivage, mais ne s’est pas assez abaissé pour être jamais submergé; enfin la dislocation s’est étendue plus loin, et les roches sous-marines, s’affaissant aussi, se sont recouvertes d’une épaisse couche d’argile vaseuse, sur laquelle l’ancrage est très tenace. Le bourg de Port-en-Bessin est assis dans la coupure, et la plage au-dessous est revêtue d’un lit de galets comparables pour la forme et le volume à des fèves. Quand la mer est belle, les bateaux de pêche, qui constituent tout le matériel naval du port, donnent à pleine voile dans ce galet mouvant, et le jusant les y laisse enchâssés; dans les gros temps, on les hisse au sommet de la grève.

Aucun des ingénieurs qui ont étudié l’atterrage de Port-en-Bessin n’a sondé, que je sache, au-dessous du niveau de la basse mer, le terrain crevassé sur lequel on n’a pas craint de proposer l’établissement de bassins à flot. Les exemples de vastes cavités dans les formations calcaires sont trop communs pour qu’une supposition hardie soit ici déplacée. Si des sondages plus profonds révélaient l’existence de vides capables d’engouffrer la croûte qui les recouvre, il suffirait, pour doter cette côte d’un bassin à marée, de coups de mine beaucoup moins puissans que celui qui renversait en 1842, sur le passage du chemin de fer de Folkstone à Douvres, la grande falaise d’Abbot’s Cliff.

Quoi qu’il en puisse être, l’atterrage de Port-en-Bessin est à peu près resté à l’état de nature jusqu’au moment où la loi du 16 juillet 1845 a consacré à sa transformation en port de commerce et de refuge un crédit de 1,070,000 francs. Deux môles coudés, rattachés au rivage par des claires-voies, doivent envelopper une étendue de 11 hectares et laisser entre eux, pour le passage des navires, une ouverture de 60 mètres par 5 mètres d’eau à basse mer; la grève intermédiaire doit être remplacée par un mur de quai. Les travaux sont assez avancés pour produire la plupart des effets qu’il est permis d’en attendre. Lorsque le vent bat en côte, les lames qui pénètrent dans le port se retroussent le long des jetées et les remontent tumultueusement jusqu’aux claires-voies sous lesquelles elles s’affaissent, mais en conservant assez de violence pour former contre la terre un affreux ressac. En 1847, elles ont démoli en moins d’une heure 80 mètres du mur de quai et dispersé sur la grève les blocs qu’elles en ont arrachés. Les môles ne sont point achevés, et sans doute le rétrécissement de l’entrée modérera la brutalité d’une houle si compromettante pour les navires qui seraient amarrés au quai; mais cette entrée, déjà fort difficile, le deviendra par là bien davantage, et les bâtimens qui la manquent sont inévitablement perdus sur les roches adjacentes. Ce sont là de mauvaises conditions pour un refuge, et le million dépensé n’a jusqu’à présent servi qu’à gâter le port de pêche. Ces résultats ne sont pas ceux auxquels visaient les habiles auteurs du projet, et il serait d’autant moins sage de résister à l’autorité d’une expérience chèrement acquise, que l’atterrage peut s’améliorer par les moyens faciles et sûrs que signalaient, il y a quatre-vingts ans, de simples officiers de marine.

Le bassin hydraulique de l’Aure supérieure comprend une étendue de 190,000 hectares, et quand il y tombe de grandes pluies, les belles prairies de la vallée de l’Aure inférieure sont complètement submergées. Si le volume d’eau si malencontreusement égaré débouchait directement au fond du havre de Port-en-Bessin, son lit ouvrirait un échouage excellent aux navires du cabotage, les seuls qu’appelle l’état commercial du pays. L’n canal, saisissant l’Aure en amont des fosses du Soucy et la conduisant à la mer, atteindrait ce but, n’aurait que 2,500 mètres de longueur, et ne présenterait aucune difficulté d’exécution. Le projet de ce canal a été présenté en 1773 par M. de Marguerye, lieutenant de vaisseau, mais comme accessoire d’un principal tout à fait inadmissible, et les exagérations de l’ensemble ont fait passer inaperçue la pensée juste et féconde à laquelle on aurait dû s’arrêter. C’est à ce projet qu’il faut revenir : l’exécution en coûterait moins que l’achèvement des travaux commencés; l’entretien en serait assuré par l’action des crues de l’Aure et des marées, et l’intérêt maritime, comme on le verra plus loin, ne serait pas le seul auquel il satisfit. Cette transformation de l’atterrage de Port-en-Bessin conduirait à demander à quelles conditions la navigation maritime pourrait être mise, sous les murs de Baveux, en contact avec le chemin de fer de Cherbourg; mais, quelque tonnage que garantissent au nouveau port la richesse agricole du pays et le voisinage d’un gisement inépuisable de la meilleure argile plastique, l’examen de cette question serait aujourd’hui prématuré.

En voilà beaucoup sur Port-en-Bessin. Odon, le frère du Conquérant, y fit construire quarante vaisseaux pour l’expédition de 1066. Ce prélat et ses plus illustres successeurs sur le siège de Bayeux se sont trop occupés de ce port pour qu’il fût permis d’en parler légèrement. Les détails qui précèdent ne seront du reste pas perdus, si l’on en conclut que sur des côtes aussi rudes et aussi battues des vents que celles du Bessin, il faut, au lieu de braver une mer furieuse en lui jetant des ouvrages avancés à détruire, l’attirer pour la vaincre et l’asservir en arrière du rivage.


III. LES VAYS. — L’AURE. — LA VIRE. — LES MARAIS DU COTENTIN. — CARENTAN.

Les falaises du Bessin finissent, à l’ouest, aux roches de Grand-Camp. Au-delà, les Vays s’enfoncent entre le Bessin et le Cotentin, et la côte prend jusqu’à la pointe de Barfleur la direction du nord. Les Vays sont des grèves sablonneuses sur lesquelles le flot remonte à 9 kilomètres de la laisse de basse-mer : ils reçoivent au sud-est l’Aure et la Vire, au sud-ouest la Taute et la Douve réunies; sur l’Aure s’ouvre le port d’Isigny, sur la Taute celui de Carentan. Mais avant de considérer l’état maritime de cet atterrage, arrêtons-nous aux circonstances territoriales qui lui donnent un caractère particulier.

Les rivières qui s’épanchent dans les Vays coulent au travers d’immenses prairies marécageuses qui tiennent la place d’anciennes baies, ou plutôt, comme semblerait l’indiquer le peu de largeur de leurs goulets, d’anciens lacs. Les eaux paisibles de ces bassins retenaient toutes les matières versées dans leur sein par les ruisseaux de l’intérieur ou par les marées, et les nappes de verdure qui se sont plus tard étendues sur ces accumulations de débris ont conservé les contours capricieux et l’horizontalité des nappes d’eau auxquelles elles se sont substituées. La prairie a ses îles, ses caps, ses abris; elle porte partout le caractère de son origine, factas ex œquore terras. Cette humide région, encadrée entre des coteaux boisés, n’est presque qu’une vase fluide recouverte d’une couche de terre à demi fixée. Les arbres n’y grandissent nulle part ; la couche dans laquelle ils prendraient pied est trop mince pour les affermir contre les coups de vent. Le sol tremble sous le pas d’un homme; il engloutit à certaines places des bestiaux, et lorsque, en 1753, on fit sur le cours de la Taute des sondages pour l’établissement de la navigation, il se trouva au-dessous de Bohon un espace de 58 mètres sur lequel on n’atteignit pas le fond. L’état intérieur du terrain se manifeste pour peu qu’on en fouille la croûte. Dans le creusement du canal de Carentan en 1805, 1806 et 1810, dans celui du canal de la Vire à la Taute en 1834, les remblais élevés pour la formation des berges faisaient fuir sous eux le sol qu’ils surchargeaient, et, par compensation, la cunette s’exhaussait, si bien que, sans des précautions dispendieuses, les profils effacés des canaux auraient bientôt pris le niveau du reste de la prairie. Les parties des marais les plus éloignées de la mer sont les plus aqueuses; mais il n’est point de sol, si ingrat qu’il paraisse, qui n’ait dans le règne végétal un corrélatif approprié à sa nature : la saugerette est celui des fondrières liquides du Cotentin; elle étend à leur surface ses racines, les ramifie, les enchevêtre, et en forme un tissu qui, retenant les molécules apportées par les vents et par les eaux, s’épaissit, se consolide, et finit par revêtir une vase fuyante d’une couverture capable de porter les hommes et les animaux. Le terrain a plus de consistance dans le voisinage de la mer où se sont abondamment déposés le galet, le sable et la tangne qu’elle roule. Le sol des marais est, jusqu’à une grande distance du rivage, de deux mètres au-dessous du niveau des hautes mers; mais celles-ci ne l’enrichissent plus de leurs dépôts. Dès le commencement du XVIIe siècle, l’empressement à jouir a fait endiguer des alluvions qui, sans avoir atteint le degré de maturité désirable, pouvaient être avantageusement livrées au pâturage. Ces vastes herbages n’ont qu’un seul ennemi, la surabondance des eaux; ils sont submergés, suivant leur niveau, pendant plusieurs jours ou plusieurs mois de l’année. Tant qu’ils sont hors de l’eau, le pâturage n’y discontinue pas, et chaque jour d’assèchement gagné se résout en un produit palpable.

L’étendue totale des marais est de 21,976 hectares, savoir : en arrière d’Isigny, dans la vallée de l’Aure, 2,544 ; dans la vallée de la Vire, l,296 ; dans celles de la Taute et de la Douve réunies aux portes de Carentan, 18,136. Les caractères communs à ces trois divisions n’empêchent pas que chacune ne se distingue par des ressources et des besoins spéciaux.

A la fin du XVIIe siècle, le haut des marais de l’Aure inférieure était si fangeux et si peu praticable, que l’herbe en était tout à fait perdue, et il y reste encore, notamment dans les communaux d’Ecrammeville, de vastes espaces à dessécher. Le premier besoin de la vallée est d’être mise à l’abri des invasions de l’Aure supérieure, qui, dans ses crues d’automne et de printemps, l’inonde tout entière. Les pertes annuelles causées par ce fléau sont évaluées à 200,000 francs; elles cesseront le jour où le canal que M. de Marguerye proposait dans l’intérêt de la marine fera dériver l’Aure sur Port-en-Bessin, Le creusement de ce canal a été une fois adjugé au prix de 350,000 francs, la dépense en aurait été couverte par le profit agricole de deux années; mais c’était en 1792, et citer cette date, c’est dire que les travaux ne furent pas même entamés. La canalisation de 17 kilomètres de l’Aure inférieure jusqu’à Trévières compléterait les conditions générales de l’amélioration de la vallée, et celle-ci paierait largement l’intérêt des capitaux qui lui seraient ainsi confiés. Le revenu des marais de l’Aure est aujourd’hui de 500,000 francs; il doublerait par les améliorations qui pourraient suivre le concours de ces deux opérations. Les pâturages de l’Aure inférieure et de la basse Vire alimentent, de temps immémorial, un commerce de beurre dont Isigny est le centre. Ce commerce a décuplé depuis que Vauban en portait la valeur à 50,000 écus, et le débouché s’en élargit aujourd’hui par les communications rapides que la navigation à vapeur entretient entre les Vays, Le Havre et l’Angleterre.

Les marais du bassin de la Vire n’ont été soustraits que pendant un petit nombre d’années à l’action naturelle des marées; aussi sont-ils les plus raffermis et les moins insalubres de la contrée. Une rectification du lit de la Vire, qui devrait être depuis longtemps faite dans l’intérêt de la navigation, est la seule amélioration que l’agriculture y soit en droit de réclamer de l’état.

Vauban inspecta en 1694 les fortifications de Carentan. Les marais de la Taute et de la Douve étaient alors abandonnés aux inondations; ou en passait quelques branches sur des chaussées à peine assez larges pour un seul chariot, et la grande communication consistait en grosses pierres espacées de pas en pas, qui s’élevaient hors de l’eau pour les piétons. On ne voyait à Carentan que visages terreux et ventres ballonnés; la fièvre locale, qui s’appelle encore le horion, emportait souvent les malades en vingt-quatre heures. « De raison de cet état de choses, je crois, écrivait Vauban de Honfleur le 30 novembre 1694, qu’il n’y en a point d’autre que la nonchalance des gens du pays et le mauvais ordre. » D’autres soins paraissent l’avoir empêché de chercher des remèdes à un mal qui était profond, car cent soixante années de travaux, il est vrai souvent interrompus, ne l’ont point guéri. Enveloppé dans des brouillards fétides, l’habitant de Carentan ne voit pendant les trois quarts de l’année le soleil que vers le milieu du jour : l’insalubrité dont il est la victime abrège sa vie, mine ses forces corporelles, abaisse sa capacité de travail et affaiblit même, au dire de ses voisins, la dose supérieure d’intelligence dont est pourvue la race normande. « Les paysans des terres basses du Cotentin, disait en 1698 l’intendant de la province, sont pesans, paresseux et fainéans. » Sans examiner si ces reproches seraient aujourd’hui fondés, il est certain que malgré les progrès que de vastes dessèchemens ont fait faire depuis cinquante ans à la santé publique, l’agriculture n’a perfectionné ici aucun de ses procédés.

Un arrêt du conseil prescrivit en 1709 le dessèchement des marais, et plusieurs mesures plus ou moins judicieuses furent prises à cet effet sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Entre les propositions faites pour faciliter l’écoulement des eaux surabondantes, il en surgit une dont la grandeur frappa vivement les esprits. L’arête du versant des eaux qui descendent, les unes à l’est, les autres à l’ouest de la presqu’île, court en arrière du bassin des marais à moins de deux lieues de la côte occidentale. Vis-à-vis Port-Bail, elle en est à peine à 4 kilomètres. De la crête de la colline où la ligne de partage coupe la route de Barneville à La Haye-du-Puits, on voit à ses pieds d’un côté les terres d’alluvion de Port-Bail, de l’autre les marais de la Sensurière, affluent de la Douve, et l’on peut sans grand effort d’imagination se figurer le temps où, les dépôts n’étant pas formés, les eaux de la mer venaient baigner les deux pentes de cet isthme étroit. De cette observation à la pensée de couper l’isthme, et de creuser du havre de Port-Bail aux Vays un canal maritime de 50 kilomètres de longueur, le pas est si facile à franchir, que personne n’a jamais réclamé l’honneur de l’avoir aperçu le premier. Que ce projet soit matériellement exécutable, il n’est pas permis d’en douter : vingt tranchées plus profondes que celle qu’il s’agirait d’ouvrir ici ont déjà frayé le passage de nos grands chemins de fer. Le prestige qui s’attache aux entreprises extraordinaires s’affaiblit souvent à l’aspect de leur produit net. Celle-ci affranchirait, a-t-on dit, la navigation des dangers du passage du Raz-Blanchard et de l’allongement du contour de la presqu’île du Cotentin; mais la navigation est infiniment plus lente et plus dispendieuse sur un canal qu’au large, et les difficultés des deux atterrages de Port-Bail et de Carentan remportent vingt fois sur l’inconvénient de s’élever au nord de Cherbourg. Comme voie maritime, le canal serait désert ou peu s’en faut, et les marais qu’il traverserait peuvent être assainis à moins de frais. Les avantages réels du canal se réduiraient à fournir, dans les courans de flot et de jusant qui s’y formeraient, des moyens d’approfondir le chenal de Carentan et le havre de Port-Bail, que le voisinage de l’île de Jersey recommande à l’attention; encore les relations de Jersey avec la Normandie et avec Paris seraient-elles infiniment mieux desservies par une branche du chemin de fer de Cherbourg détachée sur Port-Bail que par le plus large canal,

La perspective du creusement du canal maritime du Cotentin a longtemps servi de consolation à l’opinion, très vivement soutenue jusqu’en 1769, que des marais impraticables étaient une ligne de défense précieuse à conserver contre les invasions qui pourraient s’opérer par le nord de la presqu’île. Un canal pourvu sur sa rive méridionale d’un parapet continu n’était admis que comme une atténuation des dangers du dessèchement des marais. Le marquis de Brossac, lieutenant-général, fut le premier qui démontra, dans une inspection qu’il fit en 1763, que cette ligne de défense serait beaucoup plus celle de l’ennemi que la nôtre, et cet avis ne tarda pas à gagner des partisans. Après de longs débats que leur intérêt n’a point sauvés de l’oubli, toutes les questions relatives à la défense de la presqu’île du Cotentin furent déférées, dès les premiers jours du consulat, au comité des fortifications, et une délibération du 17 mai 1801 détermina les bases du système général dont l’application sur le terrain commença en 1804. Il fut posé en principe que, bien loin qu’il convînt d’isoler Cherbourg et la presqu’île, on ne pouvait les lier trop étroitement au reste du territoire, qu’il fallait en conséquence, sans préjudice des moyens défensifs ordinaires, établir au travers des marais sept chaussées, et y creuser, pour le dessèchement et la navigation :


34,750m de canaux principaux;
14,150 de canaux de second ordre;
37,400 de canaux de troisième ordre.

Ces 86,300m de canaux devaient appartenir aux marais de la Douve, les seuls dont le gisement ait une importance militaire. Leur étendue est de 11,313 hectares, et chaque kilomètre de canal devait en desservir 131.

Les évaluations du génie, qu’on peut regarder comme la partie faible de ce beau travail, puisque la dépense correspondante à quelques-unes des prévisions a été triplée, portaient la dépense totale à 4,900,000 francs. Les plus intéressés à la réalisation de ces vues larges et fécondes étaient hors d’état d’y consacrer les capitaux qu’elle exigeait; mais quand il s’agit de la défense du territoire, tout le territoire est solidaire, et c’est par application de ce principe que, sur une somme de 1,767,000 francs, employée de 1804 à 1813, soit au port de Carentan, soit au dessèchement des marais voisins, l’état a fourni 1,665,000 francs, et n’en a demandé que 102,000 aux propriétaires, à la vérité, d’après un décret du 6 juin 1811, la contribution de ceux-ci devait, et c’était justice, s’accroître avec les moyens de la payer, qu’assurait le dessèchement opéré à leur profit.

Lorsque la presqu’île du Cotentin était la tête de pont de la domination anglaise en France et que les marais de la Douve formaient entre elle et le cœur de la Normandie une barrière infranchissable, une place assise sur le passage obligé de l’un à l’autre pays était pour tous les deux la clé de l’attaque et celle de la défense. C’est de là que sont jadis venus l’importance et les malheurs de la petite ville de Carentan : Henri Ier, fils du Conquérant, en déporta tous les habitans valides en Angleterre, et de son règne à celui de Charles VII, elle a été douze fois prise et reprise par les Anglais ou par nous. Après l’expulsion des Anglais, les protestans la convoitèrent : ils la saccagèrent en 1562 avec une cruauté digne du baron des Adrets ; Montgoméry et Colombières, leurs chefs, s’en emparèrent en 1566, et la firent fortifier par des corvées de paysans réunies et contraintes par le bâton. D’après des manuscrits conservés à la bibliothèque de Saint-Lô, ce serait sur la découverte d’une conspiration qui devait éclater par la remise de Carentan aux Anglais que Charles IX poussé à bout et désespérant de conjurer autrement le retour des calamités sous lesquelles la France avait failli succomber de 1417 à 1450, aurait fini par céder aux conseils des Guises et par accepter la Saint-Barthélémy. Ces manuscrits ne sont que des copies, et j’ignore la source de l’indication qu’ils contiennent ; mais, à considérer avec impartialité les faits qui précédèrent et suivirent cette catastrophe, l’alliance des protestans de cette époque avec les Anglais n’est pas douteuse. Que la politique ait été l’instigatrice et la religion le prétexte de la Saint-Barthélémy, personne n’en disconvient ; mais fut-ce la haine de la domination étrangère qui jeta nos pères dans cette sanglante déviation du caractère national ? On voudrait le croire pour n’avoir à leur reprocher que le délire d’une passion que les âmes viles sont seules à ne pas ressentir. La connivence avec l’étranger est le plus détestable des crimes, et Du Guesclin n’a pas terni sa gloire pour avoir fait mettre à mort tous les Français qu’il prit à Carentan même dans les rangs de nos ennemis[12].

L’adoption du système d’amélioration des marais de la Douve, recommandé en 1801 par le comité du génie, a fait perdre à la ville de Carentan toute sa valeur stratégique : aujourd’hui, déclassée comme place de guerre, elle a commencé la démolition de ses fortifications. La population se transportera probablement de l’enceinte humide et malsaine où elle est emprisonnée sur l’esplanade comprise entre l’église et le bassin à flot. L’église, construite par Guillaume de Cerisay, secrétaire des finances de Louis XI et l’un de ses confidens, est un des plus charmans édifices gothiques de la Normandie. Ne fait pas qui veut un pareil présent à sa ville natale, et il est entendu que ce ne fut point avant d’entrer au ministère que Cerisay érigea ce monument de ses économies et de sa dévotion. Le bassin à flot est une création de l’empire : c’est un parallélogramme de 1,400 mètres de long sur 80 de large, entouré de belles allées; le nivellement des 600,000 mètres cubes de terre qui en ont été tirés a préparé pour la nouvelle ville un emplacement sec et salubre. Le passage du chemin de fer de Cherbourg, le confluent des canaux de la Vire, de la Taute et de la Douve dans le port, compléteront un ensemble d’une rare beauté, et pour peu que nos contemporains tirent parti de ces avantages, l’avenir de Carentan formera un heureux contraste avec son passé.

Tels qu’ils sont, et sans supposer la réalisation d’aucune des nombreuses améliorations auxquelles ils se prêtent, les marais des Vays donnent un immense produit en herbe; dans ceux de l’Aure, la rente est en moyenne de 200 francs par hectare, et dans le voisinage de Carentan un fermage de 250 à 300 francs n’a rien d’extraordinaire. L’intelligence agronomique est pour peu de chose dans ces résultats. La nature est si prodigue ici, que l’homme se croit dispensé de lui venir en aide. Les pâturages y transmettent au laitage et à la chair des animaux la propriété de se conserver très longtemps. Lorsque tous les arrivages étaient lents, cet avantage assurait sur le marché de Paris une préférence marquée aux provenances de cette partie de la Normandie : depuis que, grâce aux chemins de fer, les substances alimentaires ne vieillissent plus en route, cette supériorité est moins prisée, et il a fallu remplacer ici les débouchés qui se perdaient. Il s’en est heureusement ouvert en Angleterre de presque indéfinis. La valeur des denrées autres que les céréales et les boissons que reçoit de nous l’autre côté de la Manche n’était en 1847 que de 12,415,000 francs; en 1852, elle s’est élevée à 26,417,000 francs[13]. La part des ports de Carentan et d’Isigny dans ces exportations est devenue assez considérable pour déterminer l’établissement de services spéciaux de bateaux à vapeur. Les viandes du Cotentin obtiennent maintenant à Londres, en raison de leur salubre sapidité, un prix supérieur à celui des viandes graisseuses que fabrique l’agriculture anglaise. Si d’ailleurs le privilège de se conserver longtemps a perdu de son prix pour les alimens destinés au marché de Paris, il le conservée tout entier quand il s’agit des approvisionnemens de la marine. Les viandes du sud-est de l’Irlande supportent sans s’altérer les plus longues traversées; aussi les ateliers de salaison de la marine britannique sont-ils à Cork. Des expériences conduites avec tiédeur et délaissées sans qu’on ait jamais dit pourquoi ont montré que les herbages du bassin des Vays rivalisaient par les qualités qu’ils communiquent au bétail avec les meilleurs de l’Irlande. En 1820, le beurre d’Isigny disputait l’approvisionnement des Antilles à ceux de l’Amérique, du Danemark, et même de Cork, et s’il ne résistait pas sept ou huit mois de suite, comme le dernier, à l’action de la mer et au climat des tropiques, cette infériorité paraissait tenir uniquement à celle de la préparation. A la même époque, on essayait à Isigny des fromages qui promettaient de valoir pour les voyages de long cours ceux de la Nord-Hollande. Les qualités inestimables du bétail du bassin des Vays pour le service de la marine, l’immensité de ses troupeaux, le contact de la mer, le voisinage de ports tels que Cherbourg, Le Havre, Rouen, Southampton, Portsmouth, Londres, tout se réunit pour appeler dans cette contrée l’industrie des salaisons et le centre des approvisionnemens de la flotte. En attendant une mesure si profitable au trésor et à la vigueur des équipages, l’administration des vivres de la marine, mue par des considérations dont l’équitable application devrait lui faire faire ses achats de vins en Normandie, a fixé ses ateliers de salaison à Bordeaux.

L’appui mutuel que se prêtent partout l’agriculture et la navigation n’est nulle part plus intime qu’au bord des Vays. Non-seulement la seconde n’attend ici de tonnage que du développement de la première, mais le dessèchement complet des marais, l’introduction de la navigation intérieure dans leur sein et l’extension même du terrain cultivé dépendent des améliorations qui seront apportées à l’état de l’atterrage.

La surface des grèves des Vays est d’environ 5,000 hectares, et l’encombrement de cette baie est produit par le raz de Barfleur. Le raz descend en effet jusque vis-à-vis La Hougue sur un fond qui fourmille de pétoncles et autres coquilles volumineuses et légères ; il les roule, les broie dans ses tourbillons, les malaxe avec des débris argileux et granitiques, et dépose ce riche loam, comme disent les Anglais, le long de la côte, et surtout dans les Vays. Une grande partie de ces dépôts consiste en tangue, non moins avantageuse pour l’amendement des terres que celle qui afflue dans la baie du Mont-Saint-Michel. Au travers des bancs ainsi formés remontent deux chenaux qui se dirigent l’un vers Isigny et l’embouchure de la Vire, l’autre vers Carentan. Le port d’Isigny est placé dans le lit de l’Aure, au-dessous des portes de flot contre lesquelles s’arrêtent les marées et tout près du Petit-Vay, où les eaux de l’Aure se confondent avec celles de la Vire : il a passé pour perdu pendant vingt ans, et, maintenant rouvert, son histoire récente offre de précieux enseignemens sur la manière dont se perdent et se rétablissent les atterrages.

En 1811, la route de Paris à Cherbourg franchissait le Petit-Vay sur un pont de bois submersible aux marées de vive-eau : Napoléon, y passant le 26 mai, ordonna de le remplacer par un pont en pierre dont la construction, retardée par les malheurs du temps, ne s’est terminée qu’en 1826. Ce pont, qui fait plus d’honneur aux maçons qui l’ont exécuté qu’aux ingénieurs qui l’ont conçu, est percé de cinq arches de 6 mètres d’ouverture chacune, et pour en assurer le maintien contre la violence des courans de marée qui remontent et descendent la Vire, on imagina de le fermer par des portes de flot. De ce moment, la mer cessa de remonter jusqu’aux Clés-de-Vire, à 28 kilomètres en arrière du pont; de ce moment aussi, le port d’Isigny, qui recevait auparavant des bâtimens de 2 à 300 tonneaux, commença à s’ensabler; il n’admettait plus en 1834 que des navires de 60 tonneaux, en 1839 que de 40. Tandis que le chenal de l’Aure s’obstruait, des effets analogues se produisaient dans la baie : en 1833, il existait encore derrière le poulier du Grouin, en aval d’Isigny, un mouillage où flottaient à basse mer les bâtimens gardes-côtes; en 1841, la place en était occupée par un banc de sable dont le sommet était à peine humecté par les marées des syzygies. M. Lejeune, un des ingénieurs du Vay, fut des premiers à signaler le danger. La Vire cependant abandonnait la côte d’Isigny pour se porter à l’ouest. — Ramenez, disaient les ingénieurs et les marins qui prenaient cet effet pour une cause, ramenez la Vire dans son ancien lit, et bientôt l’abaissement du seuil de l’embouchure de l’Aure fera recouvrer au port d’Isigny son ancienne profondeur. — M. Bouniceau, ingénieur des ponts et chaussées, fut le seul parmi les personnes consultées à ne pas s’abuser sur le peu d’effet qu’on pouvait attendre de la Vire réduite à ses propres forces : il démontra, par une série d’observations irréfutables, que le mal venait de la clôture du Petit-Vay. Avant qu’elle eût lieu, le lit de la Vire recevait, en amont du pont, 250,000 mètres cubes d’eau par marée; cette masse fluide passait ou repassait quatre fois en vingt-quatre heures sur la grève des Vays, la sillonnait, et creusait surtout le chenal sur lequel débouche le port d’Isigny. La suppression de cette oscillation puissante et le demi-calme qu’y substituait la clôture des portes de flot déterminaient les dépôts qui s’accumulaient si rapidement. M. Bouniceau a fait enlever les portes de flot, et l’effet a cessé avec la cause : les chenaux se recreusent, et le port d’Isigny à leur suite. Il resterait à faire un autre pas. L’insuffisance de la section du pont diminue le volume des eaux que la mer montante porte au-dessus ; elle en ralentit l’évacuation, et favorise ainsi les dépôts qui réduiront à la longue la capacité du bassin. La démolition des piles épaisses du Petit-Vay et l’établissement d’une arche unique seraient donc le complément de l’application d’une pensée éminemment juste, et rien ne serait plus propre à faciliter la navigation de la Vire.

Il y a peu d’années encore, cette rivière n’était réellement praticable que jusqu’au barrage des Clés-de-Vire. En 1685, les habitans de Saint-Lô demandèrent que la navigation régulière fût prolongée jusque sous les murs de leur pittoresque cité. Vauban visita les lieux par ordre du roi, et déclara l’entreprise facile[14]. Son projet s’est perdu; mais il est probable que, fidèle à la pensée qui fut celle de toute sa vie, de développer la navigation maritime par le contact des voies territoriales, il aurait fait remonter jusqu’à Saint-Lô les navires qui s’arrêtent à Isigny et à Carentan. La guerre de 1688 fit mettre le projet de côté, et il n’a été repris que de nos jours, mais sur les proportions étroites imposées par le malencontreux établissement du pont du Vay. La clôture hermétique de la Vire sur un point où elle porterait volontiers des navires de 300 tonneaux a détruit le bénéfice de l’affluence des eaux : au lieu d’en suivre et d’en redresser le cours, il a fallu gagner par une jonction dispendieuse le lit de la Taute et le bassin de Carentan[15], et le canal de petite navigation a plus coûté peut-être que n’eût fait un canal maritime. Cette entreprise a été exécutée en vertu d’une concession du 30 avril 1833. Dès son origine, elle a été assaillie de difficultés et de mécomptes devant lesquels les auteurs s’honorent à bon droit de n’avoir pas reculé. Les travaux estimés à 460,000 fr. en ont coûté 1,533,000, et lorsqu’en 1841 la navigation s’est ouverte, il ne s’est trouvé personne, tant la circonspection normande est rétive aux choses nouvelles, qui daignât en profiter. Les concessionnaires se sont vus réduits, pour tirer parti de leur canal, à construire des bateaux, à créer du tonnage, à faire eux-mêmes le commerce; il ne leur a manqué que de cultiver, et s’ils ne l’ont pas fait, ils ont su, par la vulgarisation d’amendemens appropriés aux terrains granitiques et tertiaires, par rabaissement du prix du mètre cube de la tangue des Vays de six francs à moins de deux, par l’exploitation du beau gisement calcaire de Bahais, donner à l’agriculture une impulsion qui réagit déjà fortement sur la navigation maritime. Les quantités de tangue et de chaux apportées par le canal correspondent à la fertilisation annuelle de 12,000 hectares, et ce mouvement doit tripler par l’effet de l’exemple et du perfectionnement des communications. La contrée ne rend, dit-on, qu’une incomplète justice aux énergiques intelligences qui, se raidissant contre tant d’obstacles, les ont vaincus à son profit plus encore qu’au leur. Il en est ainsi dans bien d’autres pays que la Normandie, et les hommes qui, pour faire mieux que le passé, troublent le présent dans ses habitudes n’ont jamais eu de reconnaissance à espérer que de l’avenir.

L’ouverture du canal de la Vire à la Taute et les obstacles mis par le pont du Vay à la navigation de la basse Vire ont transféré d’Isigny à Carentan les relations de Saint-Lô avec la mer. Le magnifique bassin de Carentan suffirait à un mouvement de 500,000 tonneaux, et la profondeur en est de cinq mètres ; mais la navigation en profitera peu tant que la profondeur du chenal par lequel il communique avec la mer sera beaucoup moindre. Les portes de flot de la Taute et de la Douve agissent ici comme le faisaient naguère celles du pont du Vay sur la Vire, et les mêmes maux réclament les mêmes remèdes. L’approfondissement du chenal suivrait de près la libre introduction des marées dans les canaux qui se ramifient au travers des marais, et comme c’est par le chenal que se dégorgent toutes les eaux intérieures, l’opération qui dégagerait l’accès du port procurerait le dessèchement des terres et rendrait la santé à la population. La seule dépense considérable serait l’exhaussement des berges entre lesquelles devraient remonter les marées.

Les marais du Cotentin n’ont obtenu ni de la restauration, ni du gouvernement parlementaire, autant d’attention que de l’empire : les canaux principaux, qui doivent servir à la navigation aussi bien qu’à l’évacuation générale des eaux, ont été fort délaissés par l’état, et pourtant ces voies auraient ici des avantages spéciaux qu’il n’est pas permis de méconnaître. La tangue, dont elles faciliteraient le transport, ne nuit pas moins à la navigation maritime par les encombremens qu’elle forme dans les Vays qu’elle ne profite à l’agriculture comme moyen d’affermir et d’amender le sol. Le pays en employait 35,000 mètres cubes en 1815; il en emploie aujourd’hui 120,000, et pour satisfaire sans parcimonie et sans profusion à tous les besoins, il en faudrait le décuple. La baie ne saurait en fournir autant. Ainsi, pour enlever tout ce que le flot y dépose de nuisible à la navigation, il ne manque à l’agriculture que le développement de la canalisation, et la fécondation de la contrée est prête à devenir l’instrument du curage de la baie.

On recueille aujourd’hui dans le Petit-Vay, derrière des digues longitudinales qui ont servi de modèle à celles entre lesquelles s’approfondit et se régularise sous nos yeux le cours de la Seine maritime, des alluvions qui atteignent, dès qu’elles sont cultivables, une valeur d’au moins 4,000 francs par hectare. Autant le tracé de ces digues exige d’art et de précision, autant la construction en est simple et facile. Quand des calculs fondés sur l’observation attentive du volume et des tendances des eaux à discipliner ont déterminé la mesure et la direction du lit à leur ouvrir, des levées submersibles en pierres détachées dessinent au travers des grèves les bords du futur chenal. Les levées, étant enracinées au rivage, compriment entre elles le courant, le calme s’établit en arrière, l’érosion de la cunette et les dépôts latéraux avancent simultanément. Dans ce travail des eaux, le revêtement affouillé glisse au bas des levées, les chausse en s’affaissant, et, remplacé par des approvisionnemens disposés à cet effet, il prend de lui-même la forme de plus grande stabilité. Cependant les digues progressivement exhaussées finissent par dominer les marées ; le chenal creusé sous la compression de la veine fluide se fixe et se perfectionne pour la navigation, et les grèves remblayées livrent des terres fertiles à l’agriculture. Telle est la transformation promise à la baie entière des Vays par le futur asservissement de ses eaux troubles et vagabondes.

La justice oblige à rappeler ici que le premier auteur des projets de conquête agricole des Vays et de dessèchement des marais adjacens par l’approfondissement des chenaux de la baie est le vainqueur de Jemmapes, qui, commandant à Cherbourg de 1778 à 1789, a porté pendant ces onze années, qu’il estimait les plus heureuses de sa vie, sa vive et féconde attention sur tous les grands intérêts économiques et militaires de la contrée. Il voulait, avec une hardiesse peut-être excessive, barrer la baie, des roches de Grand-Camp à Ravenoville, par une digue percée d’un pont. « Dans l’hiver de 1787 à 1788, dit le général Dumouriez, les patriotes hollandais, après le mauvais succès de leur insurrection, vinrent en grand nombre chercher un asile en France. Comme le gouvernement qui avait causé leur ruine en était embarrassé, M. de Saint-Priest proposa d’en établir une colonie à Cherbourg, et adressa à Dumouriez une députation de ces malheureux bannis. Celui-ci réfléchit que les habitudes et le caractère des Hollandais les rendaient plus propres qu’aucune autre nation aux travaux des Grands-Vays, et il se persuada que le ministre accorderait facilement cette concession à 4 ou 5,000 hommes utiles, riches et laborieux, de La Luzerne, alors ministre de la marine, était très ardent sur les projets ; il était propriétaire de la grande terre de Beuzeville, près Isigny, et connaissait parfaitement les Vays. Dumouriez lui proposa de rassembler les Hollandais, de leur concéder les Vays, qu’ils mettraient en polders, et la construction du pont du Grand-Vay, de leur tracer sur le côté de la presqu’île qui offre des pâturages et un climat analogue à la Hollande le plan d’une ville qu’on nommerait Batavia. La Luzerne rejeta ce projet utile à l’humanité et à la France, justement parce qu’il était grand propriétaire riverain des Vays; il prévit qu’une colonie aussi laborieuse bornerait les conquêtes que lui-même faisait en petit tous les ans sur la mer, et pour l’appât de quelques milliers de livres et de quelques arpens de prairies de plus, cet homme déjà riche de 100,000 livres de rente sacrifia l’établissement des Hollandais, la salubrité de ses voisins, la globe et l’avantage de sa patrie[16]. »

La révolution mit bientôt hors de cause les bannis, le projet, le ministre et sa terre. « C’est la seule grande tentative de Dumouriez, ajoute le narrateur avec un peu de vanité, qui ait aussi complètement et irrévocablement échoué. » — Irrévocablement non. — Il n’y a de perdu que du temps, et la faute n’en est pas à M. de La Luzerne tout seul. On attaque aujourd’hui les Vays par des moyens plus sûrs que ceux de 1789, et quoi que fassent les coalitions d’intérêts et de préjugés, une valeur territoriale de 15 à 20 millions finira par s’ajouter à celles dont les produits alimentent déjà dans la baie un mouvement maritime de 36,000 tonneaux.


IV. LA HOUGUE. — SAINT-VAAST. — BARFLEUR.

Des Vays à La Hougue, de riches endiguemens à perfectionner, quelques dunes étroites à fixer, n’assignent de tâche à remplir qu’à l’agriculture; mais les trois lieues de côte de La Hougue à la pointe de Barfleur sont le siège d’un établissement maritime auquel le voisinage de celui de Cherbourg n’a pas enlevé toute son importance.

L’extrémité de la presqu’île du Cotentin oppose aux attaques de l’Océan un rempart de granit, qui, sur son revers oriental, embrasse dans ses dentelières les ports de Barfleur, de Saint-Vaast et de La Hougue. Cette espèce d’armure des terrains friables de l’intérieur est hérissée de roches sous-marines qui se prolongent au nord-est de la pointe de Barfleur : les courans du raz se précipitent au travers de ces bancs avec une vitesse de 4 à 5 mètres par seconde dans les marées des syzygies, ils bondissent sur leur dos, et quand les vents les prennent à contre-sens, la mer devient affreuse à une grande distance de la terre. Le cap de Barfleur est célèbre par les naufrages dont il a été le théâtre, à commencer par celui de la Blanche-Nef, dans lequel furent engloutis en 1129, avec la fleur de la noblesse de la Normandie, et presque sous les yeux de Henri Ier leur père, qui les devançait, Guillaume et Richard, les deux petits-fils de Guillaume le Conquérant. Le récit de cet événement, qui couvrit de deuil les deux rivages de la Manche et porta le trouble dans la transmission de la couronne d’Angleterre, remplit comme un long gémissement les chroniques et les poésies du temps[17]. Un grand nombre de naufrages moins illustras ayant appelé sur le cap l’attention de Louis XIV, il y fit élever un phare en 1669 ; la tour en est à présent abandonnée, et depuis 1836 un feu à éclipses, dont la mer vient battre le pied, projette d’une hauteur de 72 mètres ses rayons tutélaires à dix lieues de distance.

À trois kilomètres au sud du phare, une église posée sur une pointe avancée domine une batterie rasante enveloppée d’une ceinture de roches aiguës et jette au travers du bruit des vents et des flots le son amical de ses cloches : elle signale l’entrée de la passe de Barfleur. Le port est un creux de six hectares ouvert dans le roc vif. Au temps où de nombreuses armées se transportaient sur des barques assez légères pour accoster les criques de ce rivage, il a joué un grand rôle dans nos guerres avec les Anglais. C’est ainsi qu’en 1003, Ethelred le Saxon y fit débarquer une armée de 40,000 hommes, qui devait lui ramener enchaîné Richard H, duc de Normandie, son beau-frère. Nigel, vicomte de Coutances, appela aux armes le Cotentin tout entier, enveloppa les Anglais, les tailla en pièces, et quand Ethelred demanda le duc Richard aux premiers messagers échappés du massacre : « De duc, répondirent-ils, nous n’en avons point vu ; c’est bien assez pour notre perte d’avoir eu sur les bras la population furieuse d’un seul comté. Nous n’avons pas seulement trouvé des hommes terribles les armes à la main, mais encore des femmes guerrières qui font jaillir sous les coups de leurs bâtons à porter les cruches les cervelles de leurs ennemis[18] : c’est surtout par elles que vos soldats ont été détruits. » Le beau sexe de la côte n’a pas cessé d’être remarquable par ses grâces robustes, et si dans les siècles suivans les Anglais n’ont pas toujours été reçus dans le Cotentin comme en 1003, il ne faut pas oublier que la conquête de la Grande-Bretagne par Guillaume de Normandie avait changé la nature des rapports entre les deux pays, et que la légitimité des liens établis par le droit féodal n’était point contestée à cette époque. La valeur militaire du port de liai-fleur a beaucoup diminué quand le matériel naval s’est transformé, et son commerce se réduit aujourd’hui à fournir des navires et des matelots à des places plus favorisées. Ouvert au sommet d’un angle saillant, la mer occupe les trois quarts de son horizon; elle est son domaine bien plus que la terre; il l’exploite par l’intrépidité de ses pêcheurs, et vient en aide au commerce par le refuge qu’il offre aux navires en danger d’être affalés à l’entrée de la baie de la Seine.

L’âpreté des roches et des écueils sur lesquels se brise la mer au sud de Barfleur contraste avec la richesse des campagnes qui s’étendent en arrière. La formation granitique se termine par les deux longues pointes en dents de scie de Ré ville et de Saint-Vaast. L’angle rentrant compris entre elles, abrité du nord et de l’ouest par la côte, du sud-est par l’île rocheuse de Tatihou, et du sud par la jetée de Saint-Vaast, est rempli par la vaste grève de La Coulége, où sont réunis les plus anciens et les meilleurs étalages d’huîtres de nos côtes. Ils ont reçu en 1852 par le cabotage, sans les apports directs de la pêche locale, 520 millions d’huîtres (433,292 quintaux), et la preuve de l’essor que prend cette industrie, la seule à peu près qui s’exerce à Saint-Vaast, est dans le mouvement du port, qui, de 1847 à 1852, est passé de 48,546 tonneaux à 70,967. Les navires trouvent un très bon échouage sur le revers septentrional de la jetée, et quand ils ont à charger ou à décharger sur les étalages, ils viennent à la haute mer et par un temps calme se placer au-dessus, s’abaissent avec la marée au point où doit s’opérer le mouvement de leur cargaison, et le font à sec avec autant d’économie que de promptitude. Tout considérables que sont les étalages de La Coulége, le commerce qu’ils alimentent pourrait sextupler sans avoir à recourir à la grève voisine, mais un peu moins bonne, de La Hougue.

Le revers méridional de l’établissement maritime de Saint-Vaast comprend le port, la forteresse et la rade de La Hougue. Il est tout plein d’amers et glorieux souvenirs : la bataille qui en porte le nom n’a pourtant point été donnée, comme on le croit assez généralement, dans la rade; celle-ci n’a vu que le dernier acte de ce terrible événement

La campagne maritime de 1692 devait décider si la couronne d’Angleterre resterait à Guillaume III ou reviendrait à Jacques II. Tourville attendait dans la Manche, avec la double mission d’en protéger les côtes et d’y détruire la. marine ennemie, le moment de reconduire le roi Jacques dans son pays. Le comte d’Estrées, retardé par des tempêtes d’une violence inouïe, venait de la Méditerranée se ranger sous ses ordres avec quarante-cinq vaisseaux, et les forces britanniques avaient, tant qu’il était éloigné, une immense supériorité sur les nôtres; mais, confiant dans les assurances réitérées que lui donnait le crédule Jacques II qu’à l’heure du combat la moitié de la flotte anglaise, se déclarant pour lui, se tournerait contre les défenseurs de Guillaume, Louis XIV s’inquiétait peu de cette inégalité.

Tel était l’état général des choses, lorsque, le 29 mai, au lever du soleil, Tourville, longeant par une brise de sud-ouest la côte septentrionale du Cotentin, aperçut du détour du cap de Barfleur la flotte ennemie croisant en bel ordre à sept lieues à l’est de Barfleur et de La Hougue. La sienne se rallia au signal du voisinage de l’ennemi, et bientôt un conseil composé des plus braves capitaines du temps se réunit à bord du Soleil-Royal. Pendant ce mouvement, on s’était compté : l’ennemi avait 99 vaisseaux de ligne, dont 36 hollandais, avec 37 frégates ou brûlots, et Tourville 44 vaisseaux et 13 brûlots seulement. Attaquer une flotte aguerrie avec une flotte moindre de moitié, c’était marcher à une perte presque certaine, c’était mettre les côtes à la discrétion de l’ennemi et sacrifier notre marine en détail ; battre au contraire en retraite pour rallier le comte d’Estrées, c’était rétablir l’équilibre et assurer la victoire. Tous furent sans hésitation d’avis d’éviter le combat. Tourville seul n’avait point parlé. — Il déplia, avec une douleur comprimée et sans discourir, un ordre de la main du roi : cet ordre prescrivait de combattre l’ennemi fort ou faible et quoi qu’il pût arriver. Un morne silence en suivit la lecture. « Messieurs, reprit Tourville, le roi nous ordonne de mourir aujourd’hui pour lui ! » Un cri puissant de vive le roi ! s’élança de ces mâles poitrines, et chacun, résolu d’obéir, alla prendre à son bord les dispositions prescrites pour le combat.

La flotte laissa arriver sur les Anglais ; à dix heures du matin, elle en était à portée de mousquet. Un coup de canon par lequel le Saint-Louis répondit à l’attaque d’un vaisseau hollandais servit de signal ; les canonniers étaient partout à leurs pièces, et dans l’instant le feu éclata sur toute la ligne. Que dire des prodiges d’intelligence, de tactique et de courage de cette fatale journée, si ce n’est qu’à dix heures du soir on se battait encore au clair de la lune, et que malgré la prodigieuse infériorité de notre armée nous n’avions pas perdu un seul vaisseau, tandis que les Anglais en avaient deux de coulés ? Que fût-il donc arrivé si d’Estrées se fût trouvé là et qu’au lieu d’être 57 contre 136, on eût combattu à forces égales !

La flotte française avait payé cher l’honneur de garder sa place sur le champ de cette lutte inégale : à commencer par le Soleil-Royal, qui, monté par Tourville, avait soutenu l’assaut simultané de l’amiral anglais, de deux vaisseaux à trois ponts et de cinq brûlots, elle n’avait pas un vaisseau qui n’eût été aux prises avec plusieurs ennemis ; des mâts et des vergues rompus, des cordages hachés, des voies d’eau désespérantes, des ponts inondés de sang et encombrés de blessés, voilà le spectacle qu’elle présentait. Cinq vaisseaux commandés par M. de Pannetier avaient, par une manœuvre habile. empêché pendant sept heures vingt-cinq vaisseaux anglais de prendre part au combat; ceux-ci formaient pour le lendemain une réserve accablante, et, si maltraité que fût l’ennemi lui-même, aucune illusion n’était permise sur l’issue d’une seconde journée. A une heure du matin, une légère brise souffla de l’est ; un coup de canon partit du Soleil-Royal, et à ce signal l’armée, coupant ses câbles, rompit sa ligne d’embossage ; chaque vaisseau suivit le pavillon de commandement le plus voisin, et cinq groupes de forces diverses partirent dans des directions différentes pour se rallier à Brest, seul refuge assez vaste pour recueillir les débris d’un si grand désastre. M. de Cabaret s’éleva avec sept vaisseaux vers la côte d’Angleterre pour se rabattre sur celle de Bretagne. Tourville emmena huit vaisseaux, le marquis de Villette douze, et le marquis d’Amfreville quinze. Ces trente-cinq vaisseaux, dont deux ne purent pas aller plus loin, mouillèrent le 30 mai, à six heures du soir, devant Cherbourg. Tourville, voyant l’ennemi manœuvrer pour lui couper la route de Brest en doublant les Casquets[19], leva l’ancre à onze heures du soir pour se jeter avec le jusant dans ce terrible Raz-Blanchard, qui règne entre la presqu’île du Cotentin et le soulèvement d’Aurigny : vingt vaisseaux le franchirent heureusement; treize autres en étaient à portée de canon quand le flot se retourna, et les efforts qu’ils firent, dans le délabrement de leurs agrès, pour y résister, furent impuissans; ils revinrent sur Cherbourg, et y laissèrent tout mutilés l’Admirable, le Triomphant et le Soleil-Royal. Tourville atteignit le 31 au soir, avec dix vaisseaux, la rade de La Hougue, où M. de Nesmond en avait laissé deux. Il était suivi par quarante vaisseaux anglais, qui en reçurent bientôt dix-sept de renfort. Les ennemis étaient cinq contre un; l’impossibilité de résister était manifeste : on débarqua les équipages, les agrès, les munitions; six des vaisseaux furent échoués au sud de l’îlet de Tatihou, et les six autres en arrière de La Hougue. Tourville fit plus : il voulut donner à ces ruines glorieuses les honneurs d’une défense désespérée; mais il ne se trouva que quelques barques de pêche et douze chaloupes en état d’être armées. Villette, le brave Coëtlogon, Tourville lui-même, jouant sa vie pour une cause perdue, et ce fut la seule faute qu’il commit dans ces néfastes journées, montèrent ces embarcations et se battirent comme des matelots. Le 2 juin au soir, les Anglais, bien reposés et bien préparés, mirent deux cents chaloupes à la mer, et le combat finit par l’incendie des vaisseaux de l’îlet. La sonde en trouve encore les restes ensevelis dans la vase, et la marée extraordinaire du 7 mars 1833 a même tiré pour un moment de dessus trois d’entre eux leur humide linceul. Le lendemain matin, les Anglais entrèrent en force avec le flot dans le port de La Hougue et brûlèrent les six derniers vaisseaux. Ce fut non une bataille, mais une exécution.

En résumé, des 44 vaisseaux commandés par Tourville, 20 ayant passé par le Raz-Blanchard, gagnèrent Saint-Malo et n’y furent point attaqués; 7 entrèrent à Brest avec M. de Gabaret; 5 échoués dans l’anse de Cherbourg y furent brûlés par 17 vaisseaux et 8 brûlots ennemis; 12 le furent à La Hougue par 57 vaisseaux aidés de brûlots[20]. Pas un seul ne fut pris.

Telle fut la bataille de La Hougue[21]. De tous les événemens du règne de Louis XIV, aucun n’eut en Europe un plus grand retentissement, et les braves qui succombèrent sous le nombre eurent beau couvrir leur défaite de gloire, elle n’en fut pas moins le commencement du déclin de l’astre du grand roi. Cette catastrophe apprit à tout le monde ce que le cardinal de Richelieu prévoyait dès 1639, que, faute d’un refuge dans la Manche, nous pouvions y perdre en vaisseaux au-delà de ce qu’il en eût coûté pour le créer. L’attention était attirée sur la rade de La Hougue; Vauban reçut ordre d’y jeter les fondemens d’un grand établissement maritime et militaire.

De la pointe de Saint-Vaast, où s’enracine aujourd’hui la jetée qui se dirige à l’est vers l’île de Tatihou, la formation granitique se prolonge au sud par la roche sauvage qui porte le nom de La Hougue. C’est de la crête de cette roche que Jacques II contempla dans le lointain la bataille dont sa couronne était l’enjeu. En arrière est un vaste et bon échouage ouvert au sud, et, quoiqu’il semble menacé d’envasement par les remous du raz de Barfleur, on peut conclure de la concordance des observations faites sur la montée de l’eau en 1640 par M. d’Infreville, et en 1833 par M. Beautems-Beaupré, qu’en deux cents ans le niveau de cette grève n’a pas sensiblement varié. La rade s’étend au sud-est; elle est couverte de ce côté par un banc de sable qui sert de tête à ceux de Saint-Marcouf, du nord par l’île de Tatihou, de l’ouest par La Hougue et par la terre; l’ancrage en est excellent; l’étendue en est de 300 hectares, sur lesquels 25 peuvent recevoir des vaisseaux de premier rang.

Vauban se rendit sur les lieux en 1694. Il jugea que l’établissement proposé ne pouvait pas coûter moins de 16 millions, et qu’un vice irrémédiable, celui de sa position, l’empêcherait de jamais rendre des services proportionnés à cette dépense. Il montra que les vents d’ouest rendaient souvent ce prétendu refuge inaccessible, que ceux de l’est et du nord y favoriseraient l’attaque, y paralyseraient la défense, qu’en un mot une station difficile à gagner, difficile à quitter, où la retraite était incertaine et la faculté d’entreprendre compromise, manquait des premières qualités d’un bon établissement militaire; mais en condamnant la position de La Hougue, il désigna comme admirablement pourvue de tous les avantages qui s’y faisaient regretter celle de Cherbourg. Il réduisit donc les travaux de La Hougue à ce que comportaient la nature des services qu’il était permis d’en attendre et la protection due à la côte de Normandie, dont cette plage était, ainsi que l’avaient prouvé les descentes de 1346 et de 1562, le point le plus vulnérable. C’est en se conformant à cette sagesse de vues que le génie a enveloppé l’île et l’inutile lazaret de Tatihou d’une enceinte bastionnée, établi sur la roche de La Hougue une forte place d’armes, et garni l’atterrage de batteries rasantes, dont la plus remarquable est celle qui forme une ceinture à l’église de Saint-Vaast. La rade et l’atterrage, battus par des feux croisés, sont intenables pour une escadre de débarquement, et les navires qui s’y réfugient sont à l’abri de toute insulte. C’était là le seul but que Vauban se proposât d’atteindre; mais les avantages des travaux qu’il a conçus vont maintenant au-delà de ce qu’il avait calculé. Les caprices des vents, dont il avait eu tant de compte à tenir, sont aujourd’hui vaincus par la puissance de la vapeur : l’atterrage de La Hougue est par là relevé d’une partie de ses infirmités naturelles, et il devient pour le port de Cherbourg une annexe dont des éventualités de guerre, grâce à Dieu plus éloignées aujourd’hui que jamais, révéleraient bientôt le prix.


Le port de Saint-Vaast et de La Hougue est le seul de la côte que nous venons de parcourir qui soit à peu près ce qu’il peut être, et, malgré de remarquables travaux, l’insuffisance de l’établissement maritime contraste partout ailleurs avec la richesse du territoire qu’il doit desservir. Quoique cette condition laisse beaucoup à désirer et à faire, elle vaut mieux que celle d’une contrée stérile d’un plus commode accès; les défauts des atterrages sont plus aisés à corriger que ceux du sol, et les succès obtenus sont ici la garantie de ceux auxquels nous devons prétendre. Lorsque le cardinal de Richelieu eut fait faire dans ces parages la recherche infructueuse d’un emplacement propre à l’établissement d’un grand port de guerre, la conclusion d’une conférence qu’eurent avec lui le 7 février 1640 les habiles explorateurs qu’il avait chargés de cette mission fut que « si l’on voulait tenir de grandes forces navales en toute ladite côte, il faudrait accommoder les vaisseaux pour les ports, puisque les ports ne se pouvaient accommoder pour de grands vaisseaux[22]. » En nous inspirant de la constance et de la sagesse du grand cardinal, nous avons déjà fait plus qu’il n’osait souhaiter. Notre temps dispose de ressources qui manquaient au sien : non-seulement aujourd’hui les ports s’accommodent aux navires, la preuve en est à Cherbourg, mais les navires s’accommodent aux ports dans des conditions que n’entrevoyait pas le XVIIe siècle; la preuve en est à Paris. Ces trois-mâts qui viennent de Londres et de Bordeaux s’amarrer aux quais du Louvre sont les précurseurs des relations étroites qu’une révolution dans le matériel nautique va créer entre des ports jusqu’à présent étrangers les uns aux autres, et les rivages les plus déshérités par la nature seront ceux auxquels profitera le plus le progrès de l’art. Des bâtimens de 700 tonneaux, comme le Laromiguière, aborderont à Caen avec plus de facilité que ne le faisaient, sous les yeux de Vauban, des bâtimens de 70; mais il faut que les travaux hydrauliques viennent en aide aux progrès des constructions navales et à l’action des chemins de fer. Par un heureux concours de circonstances, à l’embouchure de l’Orne, sur la côte du Bessin, dans les Vays, l’amélioration des atterrages est aussi le moyen d’assainir la contrée et d’accroître la production agricole. Encore quelques efforts, et la côte inhospitalière dont Caen est la métropole rendra en personnel maritime à notre établissement militaire de la Manche ce qu’elle en reçoit en sécurité. N’oublions pas d’ailleurs que nous avons ici la meilleure des conditions de toute prospérité navale : je veux dire l’intelligence, la vigueur et la persévérance de la population, et quand ces qualités existent, on ne saurait leur ouvrir trop largement la carrière.


J.-J. BAUDE.
BEAUX-ARTS





L’APOTHÉOSE DE NAPOLÉON


ET


LE SALON DE LA PAIX.





LES DEUX ÉCOLES DE PEINTURE A L’HOTEL-DE-VILLE.





MM. Ingres et Delacroix viennent d’achever pour l’Hôtel-de-Ville de Paris deux plafonds qui sont un curieux sujet d’étude et qui soulèvent de nombreuses discussions. La diversité du style donne lieu, comme on devait s’y attendre, à des objections nombreuses. Je tâcherai, en examinant ces deux ouvrages, qui se recommandent par une importance capitale, de me tenir constamment dans les limites de l’impartialité. Ceux qui ont voué à l’antiquité une prédilection exclusive sont naturellement portés à condamner le plafond de M. Delacroix en raison même de leur admiration pour M. Ingres. D’autre part, ceux qui se préoccupent avant tout de l’invention accusent trop facilement M. Ingres de froideur. Le devoir de la critique, si je ne me trompe, est de juger ces deux artistes éminens en tenant compte des facultés qui leur sont particulières. Toute autre méthode nous mènerait nécessairement à l’injustice. Toutes les grandes écoles de l’Italie se recommandent par des qualités diverses : si nous tentions de les estimer au nom d’un type unique, nous serions condamnés à ne pas

  1. Voyez deux autres études sur ces côtes, les Falaises de Normandie, dans la livraison du 15 juin 1848, et les Côtes de la Manche, dans celle du 1er juillet 1851.
  2. Le terme de raz désigne dans la Manche les conrans, en certains lieux fort violens, que forme aux détours des caps la chute des marées. Il est superflu de rappeler que ces courans marchent alternativement vers l’ouest par le flot, vers l’est par le jusant; que leur vitesse s’accélère ou se ralentit suivant les différences de niveau de l’eau d’un revers à l’autre des caps qu’ils doublent, et qu’ils s’amortissent à la molle-eau, c’est-à-dire aux momens où les marées atteignent leur point le plus haut ou leur point le plus bas.
  3. Bibliothèque du Louvre. Manuscrits.
  4. Les Origines de la ville de Caen et des lieux circonvoisins. Rouen, 1712.
  5. Villa potens, opulenta, situ speciosa, decora
    Fluminibus, pratis et agrorum fertilitate,
    Merciferasque rates portu capiente marino,
    Seque tot ecclesiis, domibus et civibus ornans
    Ut se Parisiis vix annuat esse minocem.
    (Philippidos.)

  6. Assiète des feux de la ville et vicomte de Caen en 1371. Gaignières, t. II, no 671. Bibliothèque impériale. Manuscrits.
  7. Mémoire sur la généralité de Caen, par M. Foucault, intendant, 1698. Bibliothèque impériale. Manuscrits.
  8. Mémoire sur la côte de Normandie, 1700. Manuscrits. Archives de la guerre.
  9. Le tonnage, entrée et sortie comprises, a été :
    En 1846, de 165,102 tonneaux.
    En 1847, de 175,820
    En 1848, de 139,192
    En 1849, de 159,457
    En 1850, de 121,931
    En 1851, de 145,953
    En 1852, de 164,153
    La moyenne annuelle est de 153,086 tonneaux.
  10. Le tonnage moyen du port de Cette pendant les sept années 1846-1852 a été de 359,144 tonneaux.
  11. Chroniques d’Alain et de Jehan Chartier.
  12. « Dedans le Pont-Douve (Carentan) entra messire Bertrand, qui messire Huet de Calwerley et les autres Anglois et Navarroys print à sa mercy ; mais ceux qui François estoient, qui le parti de Navarre avoient tenu, eurent briefvement les testes tranchées en la place du marchié. » (Chronique de Du Guesclin.)
  13. Tableaux du Commerce de la France, publiés par l’administration des douanes.
  14. Mémoire sur la généralité de Caen, par M. Foucault. Bibliot. imp. Mss.
  15. La canalisation de la Vire a 23 kilomètres de longueur, et le canal de la Vire à la Taute en a 12.
  16. Mémoires de Dumouriez, l. II, ch. 5.
  17. Orderic Vital, Historia Ecclesiastica, l. XII. La Blanche-nef s’est perdue sur la roche de Quillebeuf, qui gît à 1,600 mètres au nord du chenal de Barfleur.
  18. « ….. Sed et fœminæ pugnatrices robustissimos quosque hostium vectibus hydriarum suarum excerebrantes. » (Gulielmus à Ginsagiis.)
  19. Îlots à 10 kilomètres à l’ouest d’Aurigny, sur lesquels se dressent aujourd’hui trois phares qui forment un triangle équilatéral.
  20. Les vaisseaux brûlés à La Hougue étaient l’Ambitieux, le Bourbon, le Fier, le Fort, le Foudroyant, le Gaillard, le Magnifique, le Merveilleux, le Saint-Louis, le Saint-Philippe, le Terrible, le Tonnant.
  21. Voici comment en parle Saint-Simon : « Le roi d’Angleterre était sur les côtes de Normandie, prêt à passer en Angleterre, suivant le succès. Il compta si parfaitement sur ses intelligences avec la plupart des chefs anglais, qu’il persuada au roi de faire donner la bataille, qu’il ne crut pouvoir être douteuse par la défection de plus de la moitié des vaisseaux anglais pendant le combat. Tourville, si renommé par sa valeur et sa rapacité, représenta par deux courriers au roi l’extrême danger de se lier aux intelligences du roi d’Angleterre, si souvent trompées, la prodigieuse supériorité des ennemis et le défaut de ports et de tout lieu de retraite si la victoire demeurait aux Anglais, qui brûleraient la flotte et perdraient le reste de la marine du roi. Ses représentations furent inutiles : il eut ordre de combattre fort ou faible, où que ce fût. Il obéit; il fit des prodiges, que ses seconds et subalternes imitèrent; mais pas un vaisseau ennemi ne mollit et ne tourna. Tourville fut accablé du nombre, et quoiqu’il sauvât plus de navires qu’on ne pouvait espérer, tous furent perdus ou brûlés après le combat de La Hogue. Le roi d’Angleterre, du bord de la mer, voyait le combat, et il fut accusé d’avoir laissé échapper de la partialité en faveur de sa nation, quoique aucun d’elle ne loi eût tenu les paroles sur lesquelles il avait emporté de faire donner le combat. » (Mémoires, t. Ier, ch. II.)
  22. Bibliothèque impériale, manuscrit petit in-folio. S. E. 87.