Les Cadets du Brabant/03

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J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 86-106).


III


Ce lundi, lendemain de la Pentecôte, Mme Joseph Kaekebroeck entra dans la corderie vers trois heures de l’après-midi.

— Les enfants sont allés jusque le Parc, dit-elle en embrassant Mme Mosselman ; ils viendront me prendre ici tout à l’heure avec Pauline.

— Georges et Léion sont également en promenade, répondit Thérèse ; il faut en profiter n’est-ce pas tant qu’il fait beau… Mais montons vite, Jérôme nous attend.

Et elles s’élancèrent toutes deux dans l’escalier.

— Ouf, expira Adolphine en pénétrant dans le grenier, maintenant je ne sais plus !

Elle s’arrêtait essoufflée, toute rouge, comprimant à deux mains sa ferme gorge qui tendait voluptueusement le foulard bleu de son corsage.

— Och god, mais ça est le ciel !

Elle parlait de sa belle voix de contralto, les lèvres épanouies sur deux rangées de dents magnifiques.

— Hé, je t’avais prévenue, répartit gaîment la jolie Mme Mosselman d’un petit accent précieux, mais gentil et très piquant en somme. Non, ce n’est pas précisément à l’entresol. Aussi, je te prie de croire que je ne grimpe au pigeonnier que dans les grandes circonstances !

— Oeie, mais ça est drolle ici !

Et Mme Kaekebroeck jetait les yeux sur le faîtage et les poutres de brisure de ce grenier ogival.

Soudain, elle aperçut le vieux commis qui, à genoux sur une sorte de plateforme où l’on accédait par une échelle, épiait attentivement les pigeons par la clôture à claire-voie du colombier.

— Hé, bonjour Jérôme !

— Comment c’est vous, Mme Adolphine, fit le bonhomme en se retournant sur son juchoir. Ça est bien maintenant de venir voir mes pigeons !

Et tout joyeux de cette visite, il dégringola son échelle avec une prestesse que l’on n’eût guère soupçonnée chez un homme de son âge.

— Oui, expliqua Thérèse, nous venons aux nouvelles. Eh bien est-ce que tu n’as encore rien reçu ?

— Bé, filleke, je suis étonné ; j’attends toujours le premier pigeon. Je ne sais pas ce que ça veut dire… Mais venez seulement.

Il les poussa toutes deux vers l’échelle en les engageant à monter. Mais Adolphine se rebiffa d’abord et fit des cérémonies. Enfin, persuadée par Thérèse, elle se décida :

— Oui, mais, dit-elle en retroussant ses jupes, pas regarder mes mollets savez-vous !

— Je ferme mes yeux, répliqua Jérôme farceur, mais ça est dommage !

Quand elles furent installées tant bien que mal sur leur perchoir, il se hâta de venir les rejoindre et commença ses explications. Rien ne l’amusait davantage comme parler de ses chers pigeons.

— Tenez, dit-il, regardez une fois ce mince, là, sur la gauche, avec sa gorge de choux rouge, et bien ça est Kobeke, celui qui a gagné la course de Bordeaux. En dix heures, il était déjà de retour ici. Hein ça est un brave ! Je ne le vendrais pas contre une pièce de mille francs et Verhoegen non plus !

— Ça je veux croire, reconnut Adolphine ; ça serait dommage de lui donner un tour de casserole à celui-là !

Le colombier, aménagé sous le toit, était vaste, bien éclairé et se divisait en deux compartiments, l’un réservé aux pigeons sédentaires, l’autre aux voyageurs. Pour le moment, il ne contenait qu’une vingtaine de couples qui se toilettaient dans les rais de soleil, renflaient leurs gorges, lustraient leurs ailes, roucoulaient avec entrain.

Jérôme, très verbeux, montrait les espèces, les boulants au goitre énorme, les capucins, les trembleurs, etc., et contait une histoire sur chaque individu :

— Il y en a plus, savez-vous, dit-il en enfonçant sa musch sur sa tête d’un geste familier, mais Verhoegen et Ferdinand en ont emporté une dizaine avec à Mons ce matin…

Et tirant une grosse montre de son gousset :

— Il est maintenant quelque chose de trois heures. C’est tout de même drôle que le premier pigeon ne rentre pas. Il fait pourtant si beau… Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé un malheur !

— Oh, ne dis pas çà, Jérôme ! supplia Thérèse déjà tout apitoyée. Voyons, il n’est pas trop tard. C’est loin de Mons à Bruxelles…

— Et puis, déclara Adolphine, le concours ne saura pas être fini avant quatre heures. Joseph a aussi emporté des pigeons à Cappellemans. Et bien, François ne les attend que pour cinq heures…

Le vieux commis expliqua alors que Ferdinand devait lancer son premier pigeon aussitôt que la Cécilienne se serait fait entendre, afin d’informer Thérèse de la bonne exécution ; il lâcherait ensuite d’autres messagers, qui leur diraient ses impressions sur les harmonies concurrentes et ses pronostics. Enfin, Bolleke, un oiseau plusieurs fois primé, l’un des plus rapides voiliers de la compagnie, apporterait la décision du jury.

— Hein, s’écria Adolphine enthousiasmée d’avance, çà serait une affaire si Ferdinand et Joseph remportaient chaque un beau prix !

Le concours avait commencé depuis la veille, jour de la Pentecôte, entre les vingt et une sociétés inscrites, et se continuait aujourd’hui. La Cécilienne et les Cadets du Brabant, dont Joseph était enfin devenu le président — un président aussi actif et zélé que Mosselman — avaient été classées cinquième et sixième sur le rôle de la seconde division et devaient concourir selon toutes probabilités entre une et deux heures. Les craintes du vieux Jérôme avaient donc quelque fondement ; le premier pigeon de Mosselman était certainement en retard. Sans doute, il s’était dévoyé malgré que le ciel fût sans nuages. Après cela, la Cécilienne n’avait peut-être pas concouru aussi tôt qu’on le supposait.

— Mon Dieu que j’ai chaud ! s’écria Adolphine en s’épongeant avec son mouchoir ; c’est pour mourir ici ! Ça ne serait encore rien, mais j’ai les genoux tout capottes !

En effet, le soleil dardait sur les pannes bleues ; une chaleur sèche, torride, désagréablement parfumée de l’odeur des vieilles poutres et du colombin, régnait dans ce kotje aérien.

— Hé, dit le bon Jérôme en riant, on voit bien que vous n’êtes pas habituée. Nous autres, on sait là contre, hein petite ?

Il s’attendrit et serrant sa chère patronne contre lui :

— Te rappelles-tu, filleke, comme çà t’amusait de venir ici quand tu étais gamine ? Et dire maintenant que çà est une madame avec deux jolis mannekes !

Il avait toujours gardé avec elle ses façons de bon papa et vraiment Thérèse l’aimait autant que s’il eût été son père ; il était si tendre, si malin, si ingénieux surtout à lui complaire en toutes choses !

— Si, je me souviens ! répondit-elle de sa voix flûtée en tirant la barbiche du brave homme. On allait chercher les œufs ensemble… Tu me portais sur ton bras et je n’avais pas peur du tout quand tu montais à l’échelle !

Et sachant bien comment le flatter :

— Oui, mais, dit-elle en se tournant vers Adolphine, en ce temps-là, le colombier n’était pas aussi beau qu’il l’est aujourd’hui. C’est Jérôme, tu sais, qui a tripoté tout ça lui-même avec ses dix doigts ! Regarde comme c’est propre et bien entretenu ! On dirait que les pigeons sont fiers d’être logés dans ce palais. Et vois-tu les couveuses dans ces paniers accrochés au mur ? Il y aura des pigeonneaux dans quelques jours, hein Jérôme ?

— Oui, oui, répliqua le commis, et si Monsieur Joseph en veut une couple ou deux, il n’a qu’à le dire…

Comme il faisait cette offre obligeante, un grand et gras bruit d’ailes se fit entendre par-dessus le roucoulement des oiseaux enfermés. Un pigeon venait de s’abattre sur la planchette de la petite cage extérieure qui surplombait le toit.

— Enfin le voilà ! s’écria Jérôme rayonnant, ce n’est pas malheureux ! Chut, chut, maintenant, savez-vous…

On voyait très bien le bel oiseau. Quelques instants il demeura immobile, affaissé, comme pour reprendre haleine. Soudain, il se redressa sur ses pattes, tendit le cou et entra dans le colombier par la petite porte à cliquettes que Jérôme s’empressa de refermer au moyen d’un ressort.

— Vite, vite, conjurait Adolphine, je suis qu’a même si curieuse !

— Restez seulement bien tranquilles, dit Jérôme aux deux jeunes femmes, je vais aller le prendre.

Un moment après, par une trappe ménagée au milieu du plancher, il entrait dans la volière et, malgré l’affolement des oiseaux, s’emparait sans peine du gentil voyageur qu’il eut bientôt allégé de son petit tube à nouvelles.

— Tiens, filleke, voici la dépêche, dit-il en tendant à Thérèse un imperceptible rouleau de papier à travers une fente du lattis.

Tout émue, la jeune femme déroula le ruban et lut :

« Deux heures. Cécilienne bien joué. Impression très favorable. Mille baisers. Ferdinand ».

— Oh que je suis contente !

Elle rougissait de plaisir pensant surtout aux baisers.

— Bravo, bravo, s’écria Jérôme ravi de joie. Allo Netje, vous êtes une brave fille !

Et baisant l’oiseau sur le cou, il le déposa devant l’abreuvoir.

— Och arm ! Elle a si soif ! s’attendrit Adolphine en voyant la svelte pigeonne qui buvait avec une avidité coquette.

— Ça est une si brave petite bête ! dit le commis en venant reprendre sa place. Il y a même toute une histoire sur son compte…

— Oh oui, lança Thérèse tout animée par la bonne nouvelle, est-ce que tu la connais Adolphine ?

Alors elle conta que Netje avait participé il y a un an au fameux concours de Calvi en Corse. Mais elle n’était rentrée au colombier que dix jours après le lâcher : oui, elle avait failli être déchirée en route par un milan ou un épervier !

Elle était tombée à Avignon presque mourante. Mais là, une bonne jeune fille l’avait recueillie et si bien soignée qu’elle avait pu reprendre son vol au bout d’une huitaine de jours. Et sous son aile on avait trouvé ces mots pathétiques : « Tombé blessé à Avignon. Va maintenant, cher petit oiseau, à la grâce de Dieu ! ». Et c’était signé : Arlette.

— Mais que ça est gentil ! s’exclama Adolphine les yeux remplis de larmes. Comme je voudrais connaître cette petite Arlette !

— Oh j’ai écrit là-bas, ça tu peux croire, affirma Thérèse, mais la lettre m’est revenue. L’adresse, tu comprends n’était pas suffisante.

— Ah, déclara Jérôme que cette histoire émouvait toujours, il y a encore de braves cœurs sur la terre !

Cependant Mme Kaekebroeck n’en pouvait plus, disait-elle, et manifestait l’intention de redescendre pour voir si les enfants n’étaient pas arrivés avec sa sœur Pauline, lorsque deux pigeons rentrèrent en même temps au colombier.

L’un portait ces mots laconiques « Bon espoir ». Quant à l’autre il n’était chargé que de cette brève ligne mais significative : « Jury en délibération. Décision imminente ».

Enfiévrée par cette dernière dépêche, Adolphine ne voulut plus s’en aller et décida qu’elle attendrait le résultat définitif du concours.

Toutefois, pour se donner un peu de relâche, les jeunes femmes, très fatiguées et mal à l’aise, dévalèrent l’échelle et se mirent à arpenter le grenier, tandis que le vaillant Jérôme demeurait à son poste d’observation.

— Il est quatre heures, dit-il, en consultant sa grosse montre ; comme le dernier pigeon a été lancé à trois heures dix, les autres doivent être en route avec les résultats : je parie que c’est Bolleke qui arrivera bon premier !

Mais à quatre heures et demie, ni Bolleke ni aucun de ses compagnons n’étaient encore arrivés et Jérôme, désolé, se perdait en conjectures.

— Bah, disait Thérèse qui devenait inquiète elle-même, c’est que le jury délibère toujours. Ça prend du temps, sais-tu, pour juger vingt et une sociétés !

— Oeie, je suis si curieuse ! répétait à tout moment Adolphine qui ne tenait plus en place. Joseph et le vieux Pierre se sont donnés tant de mal ! Ils ont dû tout faire en six semaines ! Ah, s’ils auraient seulement le troisième prix, je serais déjà si contente !

— Oh répliqua Thérèse, moi, je suis sûre que la Cécilienne remportera un grand succès. Tu ne sais pas combien Ferdinand s’est démené depuis trois mois ! Mais je souhaite aussi beaucoup de chance à ton mari. Comme dit Ferdinand, il a montré vraiment du courage en acceptant de se mettre à la tête des Cadets du Brabant qui ne marchaient plus du tout. Et c’est très beau et très hardi de sa part d’avoir tout de même voulu concourir à Mons…

Elle disait cela simplement, sincèrement dans la pleine et entière gentillesse de son cœur, sans l’ombre d’une critique à l’adresse de Joseph Kaekebroeck. Et Adolphine, toute pétrie de bonté elle-même, le comprenait bien ainsi :

— Och oui, soupira-t-elle de nouveau en rabattant cette fois de ses prétentions, si Joseph aurait seulement une mention honorable comme il dit, ça lui ferait tant de plaisir !

— C’est drôle que les pigeons n’arrivent pas, maugréait Jérôme sur son perchoir. Est-ce que le jury ne sait pas dire ça tout de suite : premier prix à la Cécilienne, deuxième prix à…

Il n’acheva pas la proclamation de son palmarès imaginaire car en ce moment un garçonnet s’élança dans le grenier en criant :

— Madame Adolphine une lettre pressée pour vous !

C’était le petit Toone, l’apprenti de Cappellemans que l’on avait fait monter quatre à quatre.

— Mon Dieu, qu’est-ce que c’est ! fit la jeune femme ; ça me fait une émossion n’est-ce pas !

Fébrilement, elle déchira l’enveloppe, déplia le billet et lut à haute voix :

Chère Belle Sœur,

Mes pigeons sont arrivés. Les Cadets du Brabant ont le troisième prix…

— Ouye, ouye, quel bonheur ! s’écria Adolphine en interrompant sa lecture pour sauter de joie comme une petite fille. Vive Jefke, vive Jefke !

Puis, achevant de lire :

» Et la Cécilienne n’a rien du tout. Ça est dommage.

François.

À cette nouvelle brutale, Thérèse avait blêmi ; tout le sang quittait ses joues et lui refluait au cœur ; car chez cette petite femme constamment heureuse, ce banal événement de concours prenait tout à coup les proportions d’une immense catastrophe.

— Mon Dieu, mon Dieu, gémit-elle, ça n’est pas possible n’est-ce pas ?

Mme Kaekebroeck demeurait atterrée. Tout de suite, elle venait d’oublier sa joie. Elle saisit Thérèse dans ses bras :

— Ah, cher cœur, comme je suis triste maintenant !

Déjà, Jérôme dégringolait de son échelle et arrivait en courant. Très pâle, lui aussi, bouleversé, il s’empara de la petite patronne qu’il étreignit contre sa poitrine :

— Allo, allo, filleke, dit-il, en voyant une larme qui perlait aux cils de son enfant bien-aimée, est-ce que ça est permis !

Et tout à coup, la détente se produisit chez la jeune femme :

— Ah mon pauvre Ferdinand ! Mon pauvre Ferdinand ! s’écria-t-elle en éclatant en sanglots.