Les Cahiers du capitaine Coignet (Larchey)/Cinquième cahier

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Texte établi par Lorédan LarcheyHachette (p. 182-255).

CINQUIÈME CAHIER

campagnes de prusse et de pologne. — entrevue de tilsit. — on me fait caporal. — campagnes d’espagne et d’autriche. — je suis nommé sergent.


Les princes alliés venaient faire leur cour à Napoléon, et il les régalait de belles revues. Nous montions la garde chez ces princes qui nous donnaient tous, plus ou moins. Pour les grands fonctionnaires, c’est Mgr Cambacérès qui était le moins généreux ; jamais plus d’une demi-bouteille au factionnaire qui était à l’entrée. Aussi, nous faisions la grimace lorsque notre tour tombait chez lui.

Nous étions surchargés de service : huit heures de faction et deux heures de patrouille, qui font dix heures par nuit : de planton pendant vingt quatre heures, sans se déshabiller ; il fallait descendre au premier coup de rappel et répondre : présent. Tous les jours la garde descendante avait vingt-quatre heures de planton à faire. Puis, c’étaient de grandes manœuvres qui nous tenaient toute la journée dans la plaine des Sablons et aux Tuileries.

L’Empereur fit venir beaucoup d’artillerie, des fourgons, des caissons, il les fit ouvrir pour s’assurer si rien n’y manquait. Il montait sur les roues pour voir si rien n’était oublié, surtout la pharmacie, les pelles et pioches ; il faisait l’inspection sévère, M. Larrey présent pour la pharmacie, et les chefs du génie pour les pelles et pioches ; il les menait durement si tout n’était pas complet. C’était l’homme le plus dur et le meilleur ; tous tremblaient et tous le chérissaient. L’ordre fut donné de passer la revue de linge et chaussures, et l’inspection des armes pour faire campagne. L’Empereur nous passa en revue, et nous eûmes l’ordre de nous tenir prêts à partir. Nos officiers nous disaient que nous partions pour un congrès, que l’empereur de Russie et le roi de Prusse s’y trouveraient réunis. Mais arrivés sur les frontières de Prusse, on nous lit à l’ordre que la guerre était déclarée avec la Prusse et la Russie.

Nous partîmes dans les premiers jours de septembre 1806 pour nous diriger sur Wurtzbourg où l’Empereur nous attendait. Cette ville est belle, elle a un château magnifique ; il y eut grande réception des princes par Napoléon. De là, les corps d’armée furent dirigés sur Iéna, à marches forcées ; nous y arrivâmes le 13 octobre, à dix heures du soir. Nous traversâmes cette ville sans la voir ; pas une seule lumière ne nous éclairait ; tout le monde était parti. Silence absolu. Arrivés contre la ville, au pied d’une montagne rapide comme le toit d’une maison, il fallut grimper et nous mettre en bataille de suite sur le plateau. Sur le bord de ce précipice, il fallait nous placer à tâtons ; personne ne se voyait. Il fallait faire le plus grand silence ; l’ennemi était près de nous. On nous fit mettre de suite en carré, l’Empereur au milieu de la garde. Notre artillerie arrivait au pied de cette terrible montagne, et, ne pouvant pas la franchir, il fallut élargir le chemin et couper les roches. L’Empereur était là qui faisait travailler le génie, il ne quitta que lorsque le chemin fut terminé et que la première pièce de canon passa devant lui attelée de douze chevaux, sans parler ni faire le moindre bruit.

On montait quatre pièces par voyage, et on les mettait de suite en batterie devant notre front de bandière. Puis, on retournait avec les mêmes chevaux au pied de cette montagne pour les atteler à d’autres. Une partie de la nuit fut employée à ce pénible travail, et l’ennemi ne s’en aperçut pas.

L’Empereur se plaça au milieu de son carré, et nous permit de faire deux à trois feux par compagnie. (Nous étions deux cent vingt par compagnie.) Il nous fut permis de partir pour aller chercher des vivres (à vingt par compagnie). Le voyage n’était pas long ; nous pouvions jeter une pierre du haut dans la ville. Toutes les maisons étaient désertes ; ces pauvres habitants avaient tout abandonné. Nous trouvâmes tout ce dont nous avions besoin : surtout du vin, du sucre. Il y avait des officiers pour maintenir l’ordre, et dans trois quarts d’heure nous étions en route pour remonter chargés de vin, sucre, chaudières, et des vivres de toutes espèces. Nous avions des bougies pour nous éclairer pour descendre dans les caves, et nous trouvâmes dans les gros hôtels beaucoup de vin cacheté. On fit porter du bois, et les feux s’allumèrent, avec le vin et le sucre dans les chaudières. Nous bûmes à la santé du roi de Prusse toute la nuit, et tout le vin cacheté fut partagé. Il y en avait en profusion ; chaque grenadier avait trois bouteilles : deux dans le bonnet à poil et une dans sa poche. Toute la nuit, on eut le vin chaud ; nous en portâmes à nos braves canonniers qui étaient morts de fatigue et ils nous remercièrent. Leurs officiers furent invités à venir prendre le vin chaud avec les nôtres, nos moustaches furent bien arrosées, mais défense de faire du bruit. Quelle punition pour nous de ne pouvoir parler, ni chanter : Tout le monde avait de l’esprit dans la tête.

L’Empereur nous voyait si sages que cela le rendait joyeux ; avant le jour, il était à cheval pour visiter son monde. L’obscurité était si profonde qu’il fut obligé de se faire éclairer pour se conduire, et les Prussiens voyant des lumières qui se promenaient le long de leur ligne, firent feu sur Napoléon, mais il continua sa course, rentra à son quartier général, et fit prendre les armes.

Le petit jour ne paraissait pas encore que les Prussiens nous souhaitèrent le bonjour (le quatorze octobre) par des coups de canon qui passèrent par-dessus nos têtes, et un vieux soldat d’Égypte dit ; « Les Prussiens sont enrhumés ; les voilà qui toussent. Il faut leur porter du vin sucré. »

Toute l’armée se porta en avant sans y voir d’un pas, il fallait tâter comme des aveugles, nous heurtant les uns contre les autres. Au bruit du mouvement qui s’entendait devant nous, on reconnut qu’il fallait faire halte et commencer l’attaque. Notre brave maréchal Lannes se fit entendre à notre gauche ; ce fut le signal pour toute la ligne, on ne se voyait qu’à la lumière de la fusillade. L’Empereur nous fit avancer rapidement contre leur centre. Il fut obligé de nous dire de nous modérer et de nous arrêter (leur ligne était percée comme celle des Russes à Austerlitz). Le maudit brouillard nous gênait, mais nos colonnes avançaient toujours et nous avions du terrain pour nous reconnaître. Sur les dix heures, le soleil vient nous éclairer sur un beau plateau. Là, nous pûmes nous voir en face.

Nous aperçûmes, à notre droite un beau carrosse et des chevaux blancs, on nous dit que c’était la reine de Prusse qui se sauvait. Napoléon nous fit arrêter pendant une heure, et nous entendîmes sur notre gauche une fusillade épouvantable. L’Empereur envoie de suite un officier pour savoir ce qui se passait, il était en colère, il prenait des prises de tabac et il piétinait devant nous. L’officier arrive et lui dit : « Sire, c’est le maréchal Ney qui est aux prises avec ses grenadiers et ses voltigeurs contre une masse de cavalerie. »

Il fit partir de suite sa cavalerie, et tout le monde marcha en avant : Lannes et Ney furent maîtres de la gauche ; l’Empereur s’y porta et il ne grogna plus.

Le prince Murât arrive avec ses dragons et ses cuirassiers ses chevaux tendaient la langue. On ramena une division entière de Saxons, c’était pitié à voir, car le sang ruisselait sur la moitié de ces malheureux. L’Empereur les passa en revue, et nous leur donnâmes tout notre vin, surtout aux blessés, ainsi qu’à nos braves cuirassiers et dragons. Nous avions bien encore mille bouteilles de vin cacheté, et nous leur sauvâmes la vie. L’Empereur leur donna le choix de rester avec nous ou d’être prisonniers, disant qu’il ne faisait pas la guerre à leur souverain.

L’Empereur, après la bataille gagnée, nous laissa à Iéna ; il partit pour voir les corps de Davoust et Bernadottc. Sur notre droite, on entendait le canon de très loin, et l’Empereur envoya l’ordre de nous tenir prêts à partir. Nous passâmes la nuit dans cette malheureuse ville déserte. L’Empereur revint, on ramassa les blessés et nous les emmenâmes sur Weimar, une belle ville. Nous eûmes une affaire sérieuse à l’attaque de Hassenhausen contre beaucoup de cavalerie, mais le prince Murât en fit son affaire. Nous marchâmes sur Erfurt, sans pouvoir rattraper les corps d’armée de Davoust et Bernadotte qui ramassèrent tous les bagages des Prussiens et des canons. Nous perdîmes beaucoup de monde.

Le 25, nous arrivâmes à Potsdam ; nous eûmes séjour le 26 et le 27 à Charlottembourg, beau palais du roi de Prusse qui fait face à Berlin. Cet endroit est boisé jusqu’à la porte d’entrée de cette belle capitale ; on ne peut rien voir de plus joli. Cette porte est surmontée d’un beau char de triomphe et les rues sont tirées au cordeau. De la porte de Charlottembourg pour arriver au palais, il y a une allée au milieu et des bancs pour les curieux.

L’Empereur fit son entrée, le 28, à la tête de 20,000 grenadiers et de nos cuirassiers, et de toute notre belle garde à pied et à cheval. On peut dire que la tenue était aussi belle qu’aux Tuileries ; l’Empereur était fier dans son modeste costume, avec son petit chapeau et sa cocarde d’un sou. Son état-major avait le grand uniforme, et c’était curieux pour des étrangers de voir le plus mal habillé maître d’une si belle armée.

Le peuple était aux croisées comme les Parisiens, le jour de notre arrivée d’Austerlitz. C’était magnifique de voir un si beau peuple se porter en foule sur notre passage et nous suivre.

On nous forma en bataille devant le palais qui est isolé devant et derrière par de belles places et un beau carré d’arbres où le grand Frédéric est sur un piédestal avec ses petites guêtres.

Nous fûmes logés chez les habitants et nourris à leurs frais, avec une bouteille de vin par jour. C’était terrible pour les bourgeois, car le vin valait trois francs la bouteille. Ils nous prièrent, ne pouvant pas se procurer de vin, de prendre de la bière en cruchon. À l’appel, tous les grenadiers en parlèrent à nos officiers, qui nous dirent de ne pas les contraindre à donner du vin, que la bière était excellente. Nous portâmes la consolation dans toute la ville, et la bière en cruchon ne fut pas épargnée (il n’est pas possible d’en boire de meilleure). La paix et la bonne harmonie régnaient partout ; il n’était pas possible d’être mieux, et tous les bourgeois venaient avec leurs domestiques nous apporter notre repas, et bien servi. La discipline était sévère ; le comte Hulin était gouverneur de Berlin : le service était rigoureux.

L’Empereur passa la revue de sa garde devant le palais, du côté de la statue du grand Frédéric, auprès de beaux tilleuls ; derrière la statue sont trois rangées de bornes de cinq pieds de haut, avec barres de fer enclavées. Nous étions en bataille devant le palais ; l’Empereur arrive, fait porter les armes, croiser la baïonnette (notre colonel répétait le commandement). Il commande : Demi-tour ! (le colonel répète) puis : « En avant, pas accéléré, marche ! » Et nous voilà arrêtés contre les bornes de cinq pieds de haut.

L’Empereur, nous voyant arrêtés, dit : « Pourquoi ne marches-tu pas ? » Le colonel répond : « On ne peut passer. — Comment t’appelles-tu ? — Frédéric. »

L’Empereur avec un ton sévère, lui dit : « Pauvre Frédéric ! Commande : En avant ! »

Et nous voilà sautant par-dessus les bornes et les barres de fer ; il fallait nous voir escalader. Le corps du maréchal Davoust fit son entrée dans Berlin le premier et marcha sur la frontière de Pologne. Nous apprîmes avant de partir de Berlin que Magdebourg s’était rendu. L’Empereur régla ses comptes avec les autorités de Berlin, et nous partîmes pour rejoindre les corps qui se portaient sur la Pologne. Arrivés à Posen, nous fîmes séjour. Nos corps marchaient sans relâche sur Varsovie. Les Russes eurent la bonté de nous céder ces deux belles villes, mais ils ne furent pas généreux pour les vivres ; ils emportèrent tout de l’autre côté et ravagèrent tout le pays, ne laissant que ce qu’ils ne purent emporter ; ils firent sauter tous les ponts, emmenèrent tous les bateaux. L’Empereur montra du mécontentement. Déjà, à Posen, je l’avais vu monter à cheval si en colère qu’il sauta par-dessus son cheval de l’autre côté, et donna un coup de cravache à son écuyer.

On nous fit mettre en position avant d’arriver à Varsovie. Nous aperçûmes les Russes de l’autre côté d’une rivière, sur une hauteur commandant la route. On rassembla 1,500 nageurs, on les fit passer à la nage avec leurs cartouches et leurs fusils sur leurs têtes ; à minuit, ils tombèrent sur les Russes endormis autour de leurs feux. On s’empara de la position et nous fûmes maîtres de la droite du fleuve ; mais les barques nous manquaient. Le maréchal Ney qui avait fait des prodiges sur Thorn, nous envoya des barques pour faire des ponts. L’Empereur fut au comble de sa joie, et dit : « Cet homme est un lion. »

L’Empereur fit son entrée la nuit dans Varsovie ; les grenadiers d’Oudinot et nous arrivâmes de jour ; ce bon peuple vint au-devant de nous pour voir cette belle colonne de grenadiers. Ils s’efforcèrent de bien nous recevoir. Les Russes leur avaient tout emporté. Il fallut acheter des grains et des bœufs pour nourrir l’armée, et les juifs firent de bonnes affaires avec Napoléon. Il nous arriva des vivres de tous côtés ; on fit faire du biscuit. On peut dire que les juifs sauvèrent l’armée tout en faisant leur fortune.

Lorsque l’Empereur fut en mesure pour recommencer la campagne et que ses troupes furent pourvues de vivres, il passa de grandes revues ; la dernière eut lieu par un froid des plus rigoureux. Il arrive pendant la revue un bel équipage ; un petit homme descend de voiture, et se présente à l’Empereur devant la garde, il avait cent dix-sept ans, et il marchait comme à soixante. L’Empereur voulut lui donner le bras. « Je vous remercie, Sire », dit-il. C’était, à ce qu’il paraît, le doyen de la Pologne[1].

Les gelées étant arrivées au point où on le désirait, on fit faire la distribution de biscuits pour quatorze jours. J’achetai du jambon pour vingt francs, et je n’en avais pas une livre ; personne ne pouvait rien avoir pour de l’argent.

Nous entrâmes par un temps des plus rigoureux, en décembre, dans un pays tout désert, couvert de bois, avec des routes de sable. On ne trouva personne dans ces malheureux villages ; les Russes nous faisaient place et nous trouvions leurs bivouacs déserts. On nous fit marcher la nuit, et nous arrivâmes près d’un château à minuit. Ne sachant pas où nous étions, nous posâmes nos sacs sous des noisetiers dans un bivouac abandonné par les Russes. En posant mon sac, je sens une petite hauteur, je tâte dans la paille. Dieu, quelle joie pour moi ! deux pains de munition de trois livres chacun. Je me mets à genoux devant mon sac, je l’ouvre, je prends un de mes pains, et le place dans mon sac. Pour l’autre, je le partage en morceaux. Il faisait si nuit que personne ne me vit. « Que faites-vous ? » dit mon capitaine Renard.

Lui prenant la main, et y mettant un morceau de pain, je lui dis : « Silence ! gardez mon sac et mangez… Je vais chercher du bois. »

Je partis avec quatre hommes de mon ordinaire, et nous trouvâmes une pièce de canon braquée devant le château. Nous démontâmes la pièce et nous apportâmes les roues et les affûts. Arrivés près de notre capitaine avec ces morceaux monstrueux, nous fîmes un feu pour toute la nuit. Quelle bonne nuit ! Nous fûmes nous cacher, nous deux mon capitaine, pour nous régaler de ce bon pain. Je lui dis : « J’en ai un dans mon sac, vous aurez votre part demain soir. »

Le lendemain, nous partîmes pour prendre à droite dans des sables et des bois, et voilà un temps affreux, neige, pluie et dégel. Voilà le sable qui plie sous nos pieds, et l’eau qui surnage sur le sable mouvant. Nous enfoncions jusqu’aux genoux. Il fallait prendre des cordes pour attacher nos souliers sur le cou-de-pied, et quand nous arrachions nos jambes de ce sable mouvant, les cordes cassaient et les souliers restaient dans la boue détrempée. Parfois, il fallait prendre la jambe de derrière pour l’arracher comme une carotte, et la porter en avant, puis aller rechercher l’autre avec ses deux mains et la rejeter aussi en avant, avec nos fusils en bandoulière pour pouvoir nous servir de nos mains. Et toujours la même manœuvre pendant deux jours.

Le découragement commençait à se faire sentir dans les rangs des vieux soldats ; il y en eut qui se suicidèrent dans le transport des souffrances. Nous en perdîmes bien soixante dans le trajet de deux jours pour arriver à Pultusk, un mauvais village couvert en paille. La chaumière que l’Empereur habitait ne valait pas mille francs. C’était là le but de notre misère, il ne fut pas possible d’aller plus loin.

Nous campâmes sur le front de ce pauvre village que l’on nomme Pultusk. Pour établir notre bivouac, nous fûmes chercher de la paille pour mettre sous nos pieds. N’en trouvant pas, nous prîmes des gerbes de blé pour pouvoir nous maintenir sur terre, et les granges furent pillées. Je fis plusieurs voyages, je rapportais une auge que les grenadiers à cheval n’avaient pu enlever ; ils me la chargèrent sur le dos, et j’arrive à mon bivouac en faisant trembler mes camarades qui étaient des colosses auprès de moi. Mais Dieu m’avait donné des jambes fines comme celles d’un cheval arabe. Je retourne encore au village, je rapporte un petit pot, deux œufs et du bois ; j’étais mort de fatigue.

Non ! jamais l’homme ne pourra peindre cette misère, toute notre artillerie était embourbée ; les pièces labouraient la terre ; la voiture de l’Empereur, avec lui dedans, ne put s’en tirer. Il fallut lui mener un cheval près de sa portière pour le sortir de ce mauvais pas pour se rendre à Pultusk, et c’est là qu’il vit la désolation dans les rangs de ses vieux soldats qui se faisaient sauter la cervelle. C’est là qu’il nous traita de grognards, nom qui est resté et qui nous fait honneur aujourd’hui.

Je reviens à mes deux œufs, je les mis dans mon petit pot devant le feu. Le colonel Frédéric qui nous commandait vint vers mon feu, car c’est moi qui, le plus courageux dans l’adversité, avais le premier fait un feu de maître. Voyant un aussi bon feu, il vint à notre bivouac, et voyant un petit pot devant, il dit : « Il va bien, le pot-au-feu ? — Oui, colonel, c’est deux œufs que j’ai trouvés. — Ah bien, dit-il, puis-je compter sur un ? — Oui, colonel. — Eh bien ! je reste près de votre feu. »

Je fus chercher deux gerbes de blé pour le faire asseoir, et je lui mets ses deux gerbes. Puis je vais prendre mes deux œufs et lui en donne un. En le prenant, il me donne un napoléon, et me dit : « Si vous ne prenez pas ces vingt francs, je ne mangerai pas votre œuf ; il vaut cela aujourd’hui. »

Je fus contraint de prendre les vingt francs pour un œuf.

Les grenadiers à cheval occupaient le village de Pultusk ; ils découvrirent un énorme cochon et le poursuivirent dans notre camp. Comme il passait devant notre bivouac, je me lance après cette bonne proie, le sabre à la main. Le colonel Frédéric qui parlait gras, me criait : « Coupe-lui le jarret. » Je me lance, le joins et lui coupe les deux jarrets, puis, je lui passe mon sabre au travers du cou. Le colonel arrive avec les grenadiers, et il fut décidé que, l’ayant arrêté, il m’en appartenait un quartier et les deux rognons. Je fus chercher de suite du sel chez l’Empereur, je trouvai mon lieutenant de service, je lui demandai du sel et un pot de la part du colonel, ajoutant que j’avais arrêté un gros cochon que les grenadiers à cheval poursuivaient. « C’est, me dit-il, le cochon de la maison. L’Empereur est furieux, on a enlevé son pot-au-feu. Heureusement, ses cantines viennent d’arriver et il a fini par en rire, mais il avait le ventre serré comme les autres. — Mon lieutenant, je vous apporterai une grillade dans une heure. — C’est bien, mon brave, allez vite la faire cuire ! »

Arrivé, je trouve le colonel qui m’attendait : « Voilà du sel et une grande marmite. — Nous sommes sauvés, dit-il. — Mais, colonel, c’est le cochon de la maison de l’Empereur, et on lui a pris son pot-au-feu. — Ça n’est pas possible. — C’est la vérité. »

Les grenadiers et les chasseurs à cheval partirent à la maraude pour tâcher d’avoir des vivres pour demain ; ils arrivèrent le soir avec des pommes de terre et l’on fut à la distribution. Faite par ordinaire, elle donna vingt pommes pour dix-huit hommes. C’était pitié, pour chacun une pomme de terre. Le colonel et mon petit capitaine Renard furent bien chauffés, et mangèrent chacun un rognon ; tout fut partagé en famille. Le colonel me prit à l’écart et me demanda si je savais lire et écrire : « Non, lui répondis-je. — Que c’est fâcheux ! je vous aurais fait passer caporal. — Je vous remercie. »

L’Empereur fit appeler le comte Dorsenne et lui dit : « Tu vas partir avec ma garde à pied et rentrer à Varsovie, voilà la carte. Il ne faut pas suivre la même route, tu perdrais mes vieux grognards. Tu me feras ton rapport des manquants. Vois ta route pour rentrer à Varsovie. »

Nous partîmes le lendemain par des chemins de traverse, toujours d’un bois à l’autre. Nous arrivâmes à trois lieues de Varsovie dans un état de misère la plus complète, les yeux caves et les joues enfoncées, la barbe pas faite. Nous ressemblions à des cadavres sortant du tombeau. Le général Dorsenne nous fit former le cercle autour de lui et nous fit des reproches sévères, disant que l’Empereur était mécontent de ne pas voir plus de courage dans l’adversité, qu’il avait tout supporté comme nous : « Aussi, dit-il, il vous traite de grognards. » Nous criâmes : « Vive le Général ! »

Les habitants de Varsovie nous reçurent à bras ouverts le 1er janvier 1807 ; le peuple ne savait que nous faire, et l’Empereur nous laissa reposer dans cette belle ville. Mais cette petite campagne de quatorze jours nous avait vieillis de dix ans.

Après avoir passé quelque temps à Varsovie, on nous fit partir en avant, dans de mauvais villages. Les habitants avaient tout emporté, et emmené leurs bestiaux dans des forêts très-éloignées de leurs villages. Comme la faim met le loup hors du bois, étant réduits à la dernière misère, nous partîmes douze hommes bien armés pour fouiller la forêt à une lieue de notre village, par des neiges d’un pied de haut. Arrivés là, nous trouvâmes les pas d’un homme, nous les suivîmes, et nous arrivâmes dans un camp de paysans sur le revers d’une montagne. Tous leurs animaux étaient attachés, et les marmites au feu ; ils furent saisis et n’osèrent faire feu sur nous. Il y avait des chevaux, des vaches, des moutons : tout fut détaché, et nous prîmes de la farine et du pain en très petite quantité. Nous arrivâmes à notre village avec 208 bêtes, et le partage se fit moitié pour nous, moitié pour les paysans. On leur laissa tous leurs chevaux, moins quatre pour faire la correspondance d’un village à l’autre, et quatre paysans pour nous servir de guides. Ce furent les conditions du partage, et les malheureux repartirent avec leur part. Nous fîmes du pain de suite, il y avait si longtemps que nous en avions mangé qu’aussitôt sorti du four, mes camarades le mangèrent au point d’en être victimes ; deux étouffèrent ; nous ne pûmes les sauver. Nous trouvâmes dans notre maison des pommes de terre sous le carrelage d’une chambre, à six pieds de profondeur ; cela nous sauva la vie.

Nous n’avons pas à nous louer des Polonais, ils avaient tout enfoui ; tous leurs villages étaient déserts ; ils auraient laissé périr un soldat à leur porte sans le secourir. Les Allemands ne quittaient jamais leurs maisons, c’est l’humanité en personne. J’ai vu un maître de poste tué dans sa maison par un Français, et sa maison servir d’ambulance, le maître était sur le lit de mort, tandis que sa fille et sa femme cherchaient du linge pour panser nos blessés. Elles disaient : « C’est la volonté de Dieu. » Ce trait est sublime.

Dans les derniers jours de janvier, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prêts à partir. Les Russes avaient fait un mouvement sur Varsovie. Quelle joie pour des affamés ! on va donc nous sortir de la misère. Le général Dorsenne reçut l’ordre de faire lever les cantonnements et de partir le 30 janvier. L’Empereur était parti le même jour peur se porter en avant ; nous ne le joignîmes que le 2 février, il s’en alla de suite ; le 3, nous partîmes pour le rattraper. On nous dit que nous marchions sur Eylau et que les Russes gagnaient la ville de Kœnigsberg pour s’embarquer, mais ils nous attendaient dans une position en avant d’Eylau qui nous coûta cher. Les bois et les hauteurs furent emportés, et on les serrait de près ; ils prirent La route qui conduit à Eylau à droite sur des mamelons, là, ils se battirent en déterminés. Ils perdirent enfin leurs positions : le prince Murât et le maréchal Ney les poursuivirent dans Eylau pêle-mêle dans les rues. La ville fut occupée par nos troupes malgré les efforts faits pour la reprendre. Le 7 février, l’Empereur nous fit camper sur une hauteur en face d’Eylau ; il nous fit faire son feu. Nous portâmes du bois, des bottes de paille, et il nous demanda une pomme de terre par ordinaire : nous lui en portâmes une vingtaine. Il s’assit au milieu de ses vieux grognards sur une botte de paille, un bâton à la main. Nous le voyions retourner ses pommes de terre, en faire le partage à ses aides de camp.

Le 8 février, les Russes nous souhaitèrent le bonjour du grand matin par des bordées de canon. Tout le monde sur pied ; l’Empereur, à cheval, nous fit porter en avant sur le lac avec toute notre artillerie et toute la cavalerie de sa garde. La foudre venait nous trouver sur ce lac gelé ; ils avaient vingt-deux pièces de siège amenées de Kœnigsberg qui nous foudroyaient ; les obus traversaient les maisons et faisaient des ravages épouvantables dans nos rangs. Il n’est pas possible de souffrir davantage que d’attendre la mort sans pouvoir se défendre. Un beau trait de notre fourrier, un boulet lui emporte la jambe ; il coupe un peu de chair qui restait, et nous dit : « J’ai trois paires de bottes à Courbevoie, j’en ai pour longtemps. » Il prit deux fusils pour se servir de béquilles, et fut à l’ambulance tout seul. À force de perdre du monde, l’Empereur nous fit porter en avant sur la hauteur, notre gauche appuyée à l’église, et lui présent avec son état-major près de cette église et observait l’ennemi. Il eut la témérité de se porter près du séminaire où il se passait un carnage horrible et répété. Ce cimetière fut le tombeau d’une quantité considérable de Français et de Russes. Nous fumes les maîtres de cette position. Mais, à droite en face de nous, le 14e de ligue fut taillé en pièces, les Russes pénétrèrent dans leur carré et ce fut un carnage horrible. Le 43e de ligne perdit la moitié de son monde. Un boulet vint couper le bâton de notre aigle entre les jambes du sergent-major, et fit un trou à sa redingote par devant et par derrière ; heureusement il ne fut pas blessé.

Nous criâmes : « En avant ! Vive l’Empereur ! » Comme il était dans le péril aussi, il se décida à faire partir le 2e régiment de grenadiers et les chasseurs commandés par le général Dorsenne. Les cuirassiers avaient enfoncé des carrés et fait un carnage épouvantable ; nos grenadiers tombèrent à la baïonnette sur la garde russe sans tirer un seul coup de fusil, et en même temps l’Empereur fit charger deux escadrons de grenadiers à cheval et deux de chasseurs. Ils se portèrent si rapidement en avant que les grenadiers traversèrent toutes leurs lignes et firent le tour de l’armée russe ; ils revinrent couverts de sang et perdirent quelques hommes démontés et faits prisonniers ; ils eurent pour prison Kœnigsberg, et le lendemain l’Empereur leur envoya cinquante napoléons.

Lorsque ces charges eurent repoussé les Russes et rabattu leur fureur, ils ne furent plus tentés de recommencer. Il était temps. Nos troupes étaient à bout, les rangs se dégarnissaient à vue d’œil ; sans la garde, notre bonne infanterie aurait succombé. Nous ne perdîmes pas le champ de bataille, mais nous ne le gagnâmes pas.

Le soir, l’Empereur nous ramena à notre position de la veille ; il fut enchanté de sa garde, et dit au général : « Dorsenne, tu n’as pas plaisanté avec mes grognards, je suis content de toi. » La faim et le froid nous firent passer une mauvaise nuit.

Le champ de bataille était couvert de morts et de blessés ; ce n’était qu’un cri. On ne peut se faire une idée de cette journée. Le lendemain fut consacré à faire des fosses pour enterrer les victimes et porter les blessés à l’ambulance. Sur le midi, il arrive des tonneaux d’eau-de-vie que des juifs amenaient de Varsovie, escortés par une compagnie de grenadiers. L’ordre fut établi pour que chacun puisse en avoir à son tour ; on mit un tonneau debout et défoncé. Deux grenadiers tenaient le sac, quatre à la fois laissaient tomber chacun six francs, et puisaient avec un verre réglé dans le tonneau. Et défense de recommencer ; puis venaient quatre autres, ainsi de suite : ces quatre tonneaux sauvèrent l’armée, et les juifs firent fortune. Ils furent escortés jusqu’à Varsovie par une compagnie de grenadiers, à trois francs par jour.

Une trêve fut convenue ; il n’était pas possible de continuer ; l’armée avait trop souffert. L’Empereur nous fit prendre nos cantonnements, mais avant de partir, on évacua les blessés et malades dans des traîneaux, ainsi que les pièces de canon prises à l’ennemi et les prisonniers. Le 17 février, nous partîmes pour Thorn et Marienbourg où nous trouvâmes de meilleurs cantonnements. Il était temps, car nous n’avions pas changé de linge depuis un mois. Nous vînmes dans un grand village désert nommé Osterode, c’était tout à fait misère, mais nous trouvâmes des pommes de terre. L’Empereur était logé dans une grange ; on finit par lui trouver un logement plus convenable et toujours au milieu de nous, il vivait souvent de ce que donnaient ses soldats. Les pauvres officiers, sans les soldats, ils seraient morts de faim. Les habitants avaient tout enfoui dans les forêts et dans leurs maisons. À force de chercher, nous finîmes par découvrir leurs cachettes. En sondant avec nos baguettes de fusil, nous découvrîmes des vivres de toute espèce, du riz, du lard, du blé, de la farine, des jambons ; on faisait de suite la déclaration à nos chefs, et ils présidaient à l’enlèvement des objets mis en ordre en magasin. Notre cher Empereur faisait tout pour se procurer des vivres, mais ils n’arrivaient pas, et les rations manquaient souvent. Alors il fallait aller à la maraude et par un temps rigoureux. « Allons, partons demain ! dis-je un jour. À une vingtaine, bien armés, nous fouillerons ces grandes forêts de sapins, on dit que nous trouverons des daims et des cerfs ! La neige nous fera découvrir du gibier. Il faut partir au petit jour, ne rien dire à personne, notre sergent répondra pour nous. — C’est décidé, dirent-ils ; notre petit intrépide veut manger du daim. Allons, en route ! »

Nos fusils bien chargés, nous nous enfonçâmes très loin. Voilà un troupeau de daims qui passe à deux cents pas, et puis beaucoup de lièvres, mais à balle on manquait à tout coup. Voyant un lièvre sauter, je me dis qu’il n’est pas loin, et comme il se trouvait là des petits sapins très épais de quatre à cinq pieds de haut, je les détourne pour voir mon lièvre au gîte. Voilà un sapin qui me reste dans la main, j’en prends un autre, il s’arrache aussi. Je continue, je me mets à appeler mes camarades : « Par ici ! par ici ! il y a du nouveau ; les sapins ne tiennent pas dans cet endroit. — Comment ? me dirent-ils. — Tenez, voyez ! »

Certains que c’était une cachette fameuse, nous voilà à sonder, mais nos baguettes de fusil n’étaient pas assez longues, et le carré était de cent pieds, quelle joie ! Je dis : « C’est pourtant mon lièvre qui est la cause de notre trouvaille, il faut marquer l’endroit. Il n’y a pas de chemin pour arriver ; comment ont-ils pu faire ? Les malins ont porté à dos. Maintenant il faut nous orienter. Lardons les sapins pour demain », et nous voilà avec nos sabres traçant notre chemin, enlevant l’écorce des sapins à droite et à gauche. Toujours le nez en l’air, je vois une planche clouée après un gros sapin, et puis une autre à vingt-cinq pieds de hauteur. Il faut voir cela. On coupe des sapins, on entaille leurs branches pour servir d’échelle. Arrivés à la boîte, on ôte la cheville qui tient la planche qui avait de cinq à six pieds de haut, et on trouve viandes salées, langues fourrées, oies, jambon, lard, miel, enfin deux cents boîtes remplies, avec des chemises en quantité. Nous emportâmes des chemises, des langues fourrées et des oies. Notre chemin marqué, mes camarades dirent : « Notre furet a bon nez. »

Nous arrivâmes fort tard, bien chargés, mais le cœur content. De suite, le sergent-major prévient les officiers de notre bonne journée. Le capitaine vient nous voir : « Voilà notre furet, dirent mes camarades, c’est lui qui a tout trouvé. — Oui, capitaine, une cachette de cent pieds de long, creusée à ne pouvoir la sonder avec nos baguettes de fusil. Voilà du jambon, du lard, de l’oie ; prenez votre part. Demain, nous partirons avec des voitures, des pelles et des pioches, et beaucoup de monde, et des vivres, car il faudra coucher dans le bois. — Les deux lieutenants iront avec cinquante hommes, dit notre capitaine, il faut aussi des sacs, des haches. Le lieutenant prendra mon cheval et une botte de foin ; s’il faut coucher, il reviendra rendre compte. »

Nous partîmes avec nos officiers et tous les sacs des ordinaires. Arrivés sur les lieux, on fit la découverte de cette cachette avec des peines inouïes. Quel trésor ! Nous restâmes vingt-quatre heures pour débarrasser cette cachette ; il fallait voir la joie sur toutes les figures. Des quantités de blé, de farine, de riz, de lard. Des grands tonneaux pleins de toile de chemises, des viandes salées de toutes espèces. Ils avaient replanté les sapins, replacé la mousse ; il fallait chasser un lièvre pour découvrir ce trésor. Le lieutenant partit pour faire son rapport et faire venir des voitures et du monde des autres compagnies. Ce trou renfermait vingt-cinq voitures à quatre chevaux ; il fallut faire un chemin pour arriver. Quelle fête pour nos grognards en voyant arriver les voitures. Ça fit renaître la gaîté sur toutes les figures. « Ce n’est pas tout, leur dis-je, il faut aller dénicher nos boîtes de miel que nous avons trouvées hier, et regarder en l’air pour découvrir des boîtes après les gros sapins. » La découverte fut riche ; plus de cent boîtes furent trouvées remplies de viandes salées, de linge et de miel. Et nous voilà à grimper et à remplir nos sacs. De retour, avec toutes nos provisions, on fit un bon feu pour cuire les grillades et se régaler aux dépens des Polonais qui voulaient nous faire mourir de faim. Car dans nos cantonnements d’hiver, nous avons été cinquante jours sans goûter de pain. Ils avaient quitté leurs demeures, s’il en restait quelques-uns, c’était pour surveiller leurs cachettes. Quand nous leur demandions des vivres, c’était toujours non ! C’est une race sans humanité, l’homme mourait à leurs portes. Vivent nos bons Allemands toujours résignés, qui jamais n’abandonnèrent leurs maisons ! À mon cantonnement, je fus fêté de tout le régiment. Le riz fut distribué aux grenadiers ; le blé fut moulu pour faire du pain. Ce fut la cause de grandes recherches, les sondes faisaient leur jeu, toutes les granges furent fouillées, les maisons, décarrelées ainsi que les écuries. Partout des cachettes ! partout des vivres ! Les Russes mouraient de faim aussi, et ils venaient mendier des pommes de terre à nos soldats ; ils ne pensaient plus à se battre, et nous laissaient tranquilles dans nos quartiers. Ce malheureux hiver nous coûta bien des souffrances.

Voyant un paysan regarder dans un jardin tous les matins, j’en fis la remarque et je fus sonder. Je rencontre un objet qui faiblit, je vais prévenir mes camarades. De suite à l’œuvre, nous découvrîmes deux vaches pourries ; c’était une infection. Mais, sous ces charognes, il y avait de gros tonneaux remplis de riz, de lard et de jambon, avec tous les outils du village : scies, haches, pelles et pioches, enfin tout ce dont nous avions besoin, et du raisiné pour notre dessert. Je sautais de joie d’avoir persisté à enlever ces maudites charognes (le cœur en sautait ) ; on en fit la déclaration à nos officiers ; cela donna plus de quinze cents livres de riz et des bandes de lard. L’Empereur voyant la fonte des neiges, fit venir ses ingénieurs pour dresser un camp dans une belle position en avant de Finkenstein. Des lignes furent tracées en forme de carré. Au milieu, une place pour faire un palais qui fut bâti en briques. Le plan fait, on alla chercher des planches pour nos baraques. Dans ce pays, les enclos sont fermés de gros poteaux et de planches de sapin de vingt pieds de long et d’un pied de large. Nous voilà à défaire planches et poteaux ; vingt voitures partaient, d’autres revenaient ; à trois lieues à la ronde, tous les enclos furent démolis. Dans quinze jours, nos baraques étaient montées, et le palais de l’Empereur était presque fini. Il n’était pas possible de voir un plus beau camp ; les rues portaient les noms des batailles remportées depuis le commencement de la guerre. Nos officiers étaient bien logés, et toute l’armée fut campée dans de belles positions. L’Empereur allait visiter et faire faire la manœuvre. De Dantzick, il fit venir de l’eau-de-vie et des vivres, du vin pour l’état-major : la joie était sur toutes les figures. Il venait souvent nous voir manger notre soupe : « Que personne ne se dérange ! disait-il, je suis content de mes grognards, ils m’ont bien logé et mes officiers ont des chambres parquetées. Les Polonais peuvent en faire une ville. » Comme nous avions trouvé des pièces de toile dans les cachettes, nous fîmes des pantalons et de beaux sacs de six pieds de haut pour coucher. Les Polonais venaient avec de belles dames en voiture pour voir cette ville en planches.

Nous passâmes le mois de mai à faire la belle jambe, frais et poudrés comme à Paris. Mais le 5 juin, notre intrépide maréchal Ney fut attaqué, et poursuivi par une forte armée russe. Le courrier arrive près de l’Empereur pour lui apprendre cette nouvelle ; de suite le camp fut levé et prêt à partir. Le 6, à trois heures du matin, on partit pour rejoindre l’armée. Arrivés le même jour, on nous mit de suite à notre rang de bataille avec notre artillerie. Nous étions près d’Eylau ; on nous fit prendre à droite et remonter pour rejoindre les Russes, dans la belle plaine de Friedland, au passage d’une rivière. Ils nous attendaient dans une belle position ; beaucoup de redoutes sur des hauteurs, avec des ponts derrière eux. Le brave maréchal Lannes arriva de Varsovie, fort mécontent des Polonais. Dans une discussion avec l’Empereur devant le front des grenadiers, nous entendîmes qu’il lui disait : « Le sang d’un Français vaut mieux que toute la Pologne. » L’Empereur lui répondit : « Si tu n’es pas content, va-t’en ! — Non ! lui répondit Lannes, tu as besoin de moi. »

Il n’y avait que ce grand guerrier qui tutoyait l’Empereur. Lui serrant la main, celui-ci dit : « Pars de suite avec les grenadiers Oudinot, ton corps et la cavalerie. Marche sur Friedland ; je t’envoie le maréchal Ney. »

Ces deux grands guerriers se trouvèrent contre des forces plus que doubles des leurs ; ils souffrirent jusqu’à midi. Les grenadiers, les voltigeurs et la cavalerie purent contenir l’ennemi jusqu’à notre arrivée ; mais il était temps. L’Empereur passa au galop devant toutes les troupes qui allaient au pas de course ; il traversait un bois où les blessés d’Oudinot passaient. « Allez vite, dirent-ils, au secours de nos camarades. Les Russes sont les plus forts dans ce moment. » L’Empereur trouvant les Russes près d’une rivière, voulut leur couper les ponts ; il donna cette tâche périlleuse à l’intrépide Ney qui partit au galop. Toutes les troupes arrivèrent ; l’Empereur donna une heure de repos, visita ses lignes, revient au galop vers sa garde, change de cheval et donne le signal de pousser les Russes sur tous les points. Les Russes se battirent comme des lions ; ils ne voulurent pas se rendre et préférèrent se noyer. Après cette mémorable journée, qui finit fort tard à la lueur de l’incendie de Friedland et des villages voisins, Je combat cessa, et ils profitèrent de la nuit pour battre en retraite sur Tilsitt. Notre Empereur coucha sur le champ de bataille comme de coutume pour faire ramasser ses blessés ; il fit poursuivre les Russes le lendemain sur le Niémen.

Nos soldats ne purent que joindre l’arrière-garde, les traînards ; ils firent prisonniers des sauvages que l’on nomme Kalmucks, avec de gros nez, des figures plates, des oreilles larges, et des carquois pleins de flèches. Ils étaient 1,800 hommes de cavalerie, mais nos gilets de fer tombèrent dessus et les chassèrent comme des moutons ; ils étaient commandés par des officiers et sous-officiers russes. Nous eûmes la permission d’aller les voir dans leur camp ; on leur faisait la distribution de viande, et de suite elle était dévorée par ces sauvages. Le 19 juin, nos troupes se trouvèrent en face des Russes qui avaient passé le Niémen et détruit tous les ponts. Le fleuve n’est pas large dans cet endroit ; il coule au bas d’une belle rue très large qui traverse Tilsitt et qui est fermée par une espèce de caserne où la garde russe était logée pour faire le service du souverain ; il était campé au bout d’un lac sur la droite de la ville. L’Empereur arriva sur le Niémen avec la cavalerie ; les Russes étaient de l’autre côté, sans pain ; nous fûmes obligés de leur faire passer des vivres qui nous coûtaient des courses de six à sept lieues.

Enfin, le 19 juin, un envoyé de l’empereur de Russie passe le fleuve pour parlementer, il fut présenté au prince Murat, et aussitôt à Napoléon qui répondit de suite, car il donna l’ordre de nous tenir prêts en grande tenue pour le lendemain. Le lendemain, arrive un prince de Russie, et les ordres furent donnés partout de prendre les armes pour recevoir l’empereur de Russie, devant toutes les troupes en grande tenue. On dit qu’on allait faire un radeau sur le fleuve, et que les deux empereurs allaient se voir pour faire la paix. Dieu, quelle joie pour nous ! tout le monde était fou.

Les officiers étaient parmi nous pour que rien ne manque à notre belle tenue : les queues bien faites et bien poudrées, les buffleteries bien blanches ; défense de s’éloigner. Lorsque tout fut prêt, nous eûmes l’ordre de prendre les armes à onze heures pour nous porter sur le fleuve. Là nous attendait le plus beau spectacle que jamais homme verra sur le Niémen. Sur le milieu du fleuve, se trouvait un radeau magnifique garni de belles tentures très larges, et sur le côté, à gauche, une tente. Sur les deux rives, une belle barque richement décorée et montée par les marins de la garde. L’Empereur arrive à une heure, et se place dans sa barque avec son état-major. Les Empereurs partirent au même signal, ils avaient chacun les mêmes degrés à monter et le même trajet à parcourir, mais le notre arriva le premier sur le radeau. On voit ces deux grands hommes s’embrasser comme deux frères revenant de l’exil. Ah ! quels cris de « vive l’Empereur ! » des deux côtés !

Cette entrevue fut longue, et ils se retirèrent chacun de leur côté… Le lendemain nous recommençâmes la même manœuvre, c’était pour recevoir le roi de Prusse ; heureusement que le grand Alexandre était là pour prendre sa défense, il avait l’air d’une victime. Dieu, qu’il était maigre, le vilain souverain ! mais aussi il avait une bien belle reine. Cette entrevue entre les trois souverains fut courte, et il fut convenu que notre Empereur leur donnerait dans la ville le logement et la table ; c’était glorieux après les avoir bien rossés, mais pas de rancunes ! La ville fut donc partagée par moitié, et le lendemain toute la garde sous les armes dans la belle rue de Tilsitt sur trois rangs de chaque côté. Notre Empereur fut au-devant de l’empereur de Russie au bord du fleuve avec des chevaux de selle pour faire monter l’empereur et les princes, mais le roi de Prusse n’y était pas ce jour-là. Quel beau coup d’œil que ces souverains, princes et maréchaux, avec le fier Murât qui ne cédait en rien en beauté à l’empereur de Russie, tous dans le plus beau costume. L’empereur de Russie vint devant nous et dit au colonel Frédéric : « Vous avez une belle garde, colonel. — Et bonne, Sire », dit-il à l’empereur qui répondit : « Je le sais. »

Le lendemain, il les régala d’une belle revue de sa garde et du troisième corps commandé par le maréchal Davoust, dans une plaine à une lieue de Tilsitt. Ce fut un beau jour, la garde était brillante comme à Paris, et le corps du maréchal ne laissait rien à désirer (toute sa troupe en pantalons blancs). Après la revue de ces trois souverains, on nous fit défiler par division ; on commença par le troisième corps ; puis les grognards (c’était un rempart mouvant). L’empereur de Russie, le roi de Prusse et tous leurs généraux saluèrent la garde, à chaque division qui passait.

On donna l’ordre de se préparer pour donner un repas à la garde russe, et de faire des tentes très longues et larges, avec toutes les ouvertures sur la même ligne, et des plantations de beaux sapins. La moitié partit avec des officiers pour en chercher, et l’autre moitié fit les tentes. On donna huit jours et huit lieues de pays en arrière pour se procurer des vivres. On partit en bon ordre ; et le même jour, les provisions étaient chargées… Le lendemain on arrivait au camp avec plus de cinquante voitures chargées et les paysans pour les conduire ; ils se prêtèrent de bonne grâce à cette réquisition, et ils furent renvoyés tous contents. Ils croyaient bien que les voitures traînées par des bœufs resteraient au camp, mais elles furent congédiées de suite, et ils sautaient de joie.

Le 30 juin 1807, notre repas était sur table à midi ; on ne peut pas voir des tables mieux décorées, avec des surtouts en gazon garnis de fleurs. Au fond de chaque tente, deux étoiles et les noms des deux grands hommes tracés en fleurs, avec les drapeaux français et russes.

Nous partîmes en corps pour aller au-devant de cette belle garde qui arrivait par compagnie ; nous prîmes chacun notre géant par-dessous le bras, et comme ils n’étaient pas aussi nombreux que nous, nous en avions un pour deux. Ils étaient si grands que nous pouvions leur servir de béquilles. Moi, qui étais le plus petit, j’en tenais un seulement ; j’étais obligé de regarder en l’air pour lui voir la figure ; j’avais l’air d’être son petit garçon. Ils furent confus de nous voir dans une tenue si brillante : il fallait voir nos cuisiniers bien poudrés, en tabliers blancs pour servir ; on peut dire que rien n’y manquait.

Nous plaçâmes nos convives à table, entre nous, et le dîner fut bien servi. Voilà la gaîté qui se fait parmi tout le monde !… Ces hommes affamés ne purent se contenir ; ils ne connaissaient pas la réserve que l’on doit observer à table. On leur servit à boire de l’eau-de-vie ; c’était la boisson du repas, et, avant de la leur présenter, il fallait en boire, et leur présenter le gobelet en fer-blanc qui contenait un quart de litre, son contenu disparaissait aussitôt ; ils avalaient les morceaux de viande gros comme un œuf à chaque bouchée. Ils se trouvèrent bientôt gênés ; nous leur fîmes signe de se déboutonner, en en faisant autant. Les voilà qui se mettent à leur aise ; ils étaient serrés dans leur uniforme par des chiffons pour se faire une poitrine large ; c’était dégoûtant à voir tomber ces chiffons.

Il nous arrive deux aides de camp, un de notre Empereur et un de l’empereur de Russie pour nous prévenir de ne pas bouger, que nous allions recevoir leur visite. Les voilà qui arrivent ; du signe de la main notre Empereur dit que personne ne bouge ; ils firent le tour de la table, et l’empereur de Russie nous dit : « Grenadiers, c’est digne de vous, ce que vous avez fait. »

Après leur départ, nos Russes qui étaient à leur aise recommencèrent à manger de plus belle. Nous voilà à les pousser en viande et en boisson, et comme ils ne peuvent plus manger tant de rôtis servis sur la table, que font-ils ? Ils mettent leurs doigts dans leurs bouches, rendent leur dîner en tas entre leurs jambes, et recommencent comme de plus belle. C’était dégoûtant à voir de pareilles orgies ; ils firent ainsi trois cuvées dans leur dîner. Nous reconduisîmes le soir ceux que nous pûmes emmener ; une partie resta dans ses vomissements sous les tables.

Un de nos farceurs voulut se déguiser en Russe, et fit quitter à un d’eux l’uniforme ? ils échangèrent et partirent bras dessus bras dessous. Arrivés dans la belle rue de Tilsitt, notre farceur quitte le bras de son Russe (habillé en Français), et va pour épancher de l’eau. Aussitôt fini, il court pour rejoindre et rencontre un sergent russe, auquel il ne fait pas de salut, et qui lui applique deux coups de canne sur les épaules. Se voyant frappé, il oublie son déguisement, saute sur le sergent, le terrasse, il l’aurait tué, si on l’avait laissé faire, sous le balcon des deux empereurs qui regardaient la troupe joyeuse. Cette scène les fit bien rire ; le sergent russe resta sur place et tout le monde fut content, surtout les soldats russes.

Lorsque l’Empereur eut terminé ses affaires, il fit ses adieux à l’empereur de Russie, et partit le 10 juillet de Tilsitt pour Kœnigsberg où il arriva le même jour. On nous mit de suite en route pour le rejoindre, nous passâmes par Eylau ; là nous vîmes les tombeaux de nos bons camarades morts pour la patrie ; nos chefs nous firent porter les armes en traversant le champ de repos avec un silence religieux. Nous arrivâmes à Kœnigsberg, belle ville maritime, et nous fûmes logés et nourris chez l’habitant. Les Anglais, ne sachant pas la paix faite, arrivèrent dans le port avec des bâtiments chargés de provisions pour l’armée russe. Un des bâtiments était chargé de harengs, et l’autre de tabac. On fit cacher les troupes dans les maisons le long du port. Aussitôt entrés dans le bassin, on fit feu dessus et ils se rendirent. Dieu, que de tabac et de harengs ! Toute la troupe fut pourvue de six paquets, et d’une douzaine de harengs par homme. Les Russes qui étaient à bord de cette belle prise, furent contents de se trouver pris, et notre Empereur les renvoya à leur souverain.

Nous reçûmes en ce moment l’ordre de planter des arbres le long de la grande rue et de la sabler pour recevoir la reine de Prusse qui venait rendre une visite à notre Empereur. Elle arriva à dix heures du soir. Dieu, qu’elle était belle avec son turban autour de la tête ! On pouvait dire que c’était une belle reine pour un vilain roi, mais je crois qu’elle était roi et reine en même temps. L’Empereur vint la recevoir au bas du grand perron et lui présenta la main, mais elle ne put le faire plier. J’eus le bonheur de me trouver le soir de faction au pied du perron pour la voir de près, et, le lendemain à midi, je me trouvais à mon même poste ; je la contemplai. Quelle belle figure, avec un port de reine ! à trente-trois ans, j’aurais donné une de mes oreilles pour rester avec elle aussi longtemps que l’Empereur. Ce fut la dernière faction que j’ai faite comme soldat.

Le général Dorsenne reçut alors l’ordre de nous faire distribuer des souliers et des chemises dans les magasins russes et prussiens, et de nous passer l’inspection, l’Empereur devant passer la revue de sa garde avant de partir. Tout fut mis en mouvement ; nous trouvâmes de tout dans cette belle ville. En propreté rien ne peut la rivaliser ; les dames françaises n’ont qu’à y passer pour voir des appartements brillants ; pelles, pincettes, entrées de portes, balcons, tout reluit ; il y a des crachoirs dans tous les coins d’appartements, et du linge blanc comme neige. C’est un modèle de propreté. La distribution de linge et de chaussures faite, le général fit prévenir les capitaines de passer leur inspection par compagnie ; à onze heures sur la place, on devait passer la revue. Le capitaine Renard fut trouver l’adjudant-major, M. Belcourt, pour s’entendre avec lui à mon sujet ; ils me firent venir pour me dire que j’allais passer caporal dans ma compagnie, qu’on voulait me récompenser : « Mais, leur dis-je, je ne sais ni lire, ni écrire. — Vous apprendrez. — Mais ça n’est pas possible ; je vous remercie. — Vous serez caporal aujourd’hui, et si le général vous demande si vous savez lire et écrire, vous lui répondrez : Oui, général, et je me charge de vous faire apprendre. J’ai des jeunes vélites instruits qui se feront un plaisir de vous montrer. »

J’étais bien triste, à trente-trois ans, d’apprendre à lire et à écrire ; je maudissais mon père de m’avoir abandonné. Enfin, à midi, M. Belcourt et mon capitaine furent au-devant du général et lui parlèrent de moi : « Faites-le sortir du rang. »

Il me toise des pieds à la tête, et, voyant ma croix, il me demande : « Depuis combien de temps êtes-vous décoré ? — Des premiers, je l’ai été aux Invalides. — Le premier ? me dit-il. — Oui, général. — Faites-le reconnaître caporal de suite. »

Il était temps ; je tremblais devant cet homme si dur et si juste. Toute la compagnie fut surprise en me voyant nommer caporal dans la même compagnie ; personne ne s’en doutait ; tous les caporaux vinrent m’entourer et me dire obligeamment : « Soyez tranquille, nous vous montrerons à écrire. »

Rentré dans mon logement, je fus de suite trouver mon sergent-major qui me prit la main : « Allons de suite chez le capitaine. »

Il me reçut avec amitié, et dit qu’il fallait me donner de suite un ordinaire de dix-neuf hommes et y mettre sept vélites des plus négligents, mais des plus instruits. « Il les dressera, dit-il au sergent-major, et ils lui montreront à lire et à écrire. Je vous charge de cette bonne œuvre ; il le mérite ; il nous a sauvé la vie ; c’était toujours à son bivouac que nous trouvions à manger ». Je rendis visite à M. Belcourt qui se rappela l’empressement avec lequel je lui avais remis une montre perdue. (Le voyant chercher au galop en arrière, je lui avais dit : « Où courez-vous, major, vous avez perdu votre montre, la voilà ! » )

« C’est de ces actions que l’on n’oublie pas, dit M. Belcourt. Allez, faites bien votre service ; vous ne resterez pas là. »

Dieu, que j’étais content de cette belle réception ! Me voilà donc chef d’ordinaire de 12 grognards et de 7 vélites instruits ; le sergent-major leur fit la leçon, car ils partirent de suite chez le libraire pour m’acheter papier, plumes, règle, crayon et un vieil évangile. Me voilà bien surpris de voir sept maîtres pour un écolier : « Eh bien ! me dirent-ils, voilà de quoi travailler. — Moi, dit le nommé Galot, je vous ferai des modèles. » Et le nommé Gobin dit : « Je vous ferai lire. — Nous vous ferons lire chacun à son tour, dirent-ils. — Allons ! je vous aime tous, leur dis-je. Je vous récompenserai en soignant votre tenue qui a besoin d’être rectifiée. »

Mais ce n’était pas fini. Voilà les sept caporaux de la compagnie qui m’apportent deux paires de galons, et le tailleur pour les coudre : « Allons de suite, dit-on, ôtez votre habit ! Ces galons viennent de nos deux camarades morts au champ d’honneur. — Eh bien ! leur dis-je, vous vous occupez donc tous de moi ; il faut les arroser. — Non, dirent-ils, nous sommes trop. — C’est égal, nous prendrons chacun une demi-tasse et le petit verre. Mais je vous prie de laisser venir mes maîtres et le tailleur qui a cousu mes galons. — Eh bien, soit ! dirent-ils, partons. »

Et me voilà avec mes quinze hommes au café ; je les fis mettre à table, et fus trouver le maître. Je lui dis : « C’est moi qui paie, vous m’entendez. — Ça suffit, dit-il. — De l’eau-de-vie de France, surtout. — Vous allez être servis. »

J’en fus quitte pour douze francs, et nous partîmes tous contents. Me voilà à mes études comme un enfant, commençant par faire des bâtons et apprendre mon évangile et le réciter à mon maître. Mais il fallut passer la revue du départ, et le lendemain, 13 juillet, nous partîmes pour Berlin, la joie dans l’âme. À Berlin, le peuple vint au-devant de nous ; il savait la paix faite. On nous reçut on ne peut mieux, nous fûmes bien logés, et la plus grande partie nous menèrent au café. Ils demandaient : « Eh ! les Russes ont donc trouvé leurs maîtres ? Ils disent cependant que nos soldats ne se battent pas bien.

— Ils sont aussi braves que les Russes, vos soldats, et l’Empereur a eu bien soin de vos blessés ; nous les portions à l’ambulance comme les nôtres. Vous avez aussi un grand général qui a eu bien soin de nos prisonniers. Notre Empereur le connaît bien. »

Et ils nous serraient les mains, disant : « C’est bien là les Français ! — Mais, leur dis-je, vos prisonniers sont plus heureux que vos soldats : bon pain, de l’ouvrage bien payé, pas battus. — Aimable caporal, vous nous comblez de joie, vous vous êtes conduits à Berlin comme des enfants du pays. — Je vous remercie pour mes camarades. »

Nous partîmes par étapes ; les grandes villes de Potsdam, Magdebourg, Brunswick, Francfort, Mayence nous fêtèrent ; la joie était sur toutes les figures ; les habitants des campagnes venaient sur les routes nous voir passer. Il y avait des rafraîchissements partout le long des villages. On peut dire que les villages rivalisaient avec les villes en soins. Bien nourris, bien fêtés, nous arrivons aux portes de notre capitale, c’est encore elle qui surpasse toutes celles que j’ai vues. Là nous attendaient des arcs de triomphe, des réceptions magnifiques, et la comédie, et les belles dames de Paris qui nous regardaient en dessous, cherchant à reconnaître leur favori.

L’Empereur voulut nous voir aux Tuileries avec nos habits râpés, mais propres. Puis, nous traversons le jardin des Tuileries pour nous mettre à table dans l’avenue de l’Étoile, et de là à Courbevoie pour prendre du repos. Mais l’Empereur ne nous laissa pas longtemps tranquilles, il forma de suite des écoles régimentaires, et il fit venir de Paris deux professeurs pour nous instruire, un le matin et l’autre le soir. Que cela faisait bien mon affaire ! De suite, je fis emplette d’une grammaire et d’une théorie. Deux fois par jour en classe, secondé par mes vélites, je fis des progrès ; je n’en quittais pas, sinon pour monter ma garde. Sorti de la classe, je partais me cacher dans le bois de Boulogne, dans un endroit bien retiré, et là j’apprenais ma théorie. Au bout de deux mois j’écrivais en gros, et je peux dire bien[2], les professeurs me disaient : « Si nous vous tenions pendant un an, vous en sauriez assez ; vous avez une bonne main. » Comme j’étais fier !

L’Empereur forma en même temps une école de natation pour nous apprendre à nager, il fit établir des barques près du pont de Neuilly, et là on mettait une large sangle sous le ventre du grenadier qui ne savait pas nager. Tenu par deux hommes dans chaque barque, ce militaire était hardi, et en deux mois il y avait déjà huit cents grenadiers qui pouvaient traverser la Seine. On me dit qu’il fallait que j’apprenne à nager, je répondis que je craignais trop l’eau : « Eh bien ! dit l’adjudant-major, il faut le laisser tranquille, ne pas le forcer. — Je vous remercie. »

L’Empereur donna l’ordre de tenir prêts les plus forts nageurs en petite tenue et pantalon de toile pour midi. Le lendemain, il arrive dans la cour de notre caserne ; on fait descendre les nageurs. Il était accompagné du maréchal Lannes, son favori ; il demande cent nageurs des plus forts. On nomme les plus avancés : « Il faut, dit-il, qu’ils puissent passer avec leurs fusils et des cartouches sur la tête. » Il dit à M. Belcourt : « Tu peux les conduire ? — Oui, Sire. — Allons, prépare-les, je vous attends. »

Il se promenait dans la cour ; me voyant si petit à côté des autres, il dit à l’adjudant-major : « Fais approcher ce petit grenadier décoré. » Me voilà bien sot : « Sais-tu nager ? me dit-il. — Non, Sire. — Et pourquoi ? — Je ne crains pas le feu, mais je crains l’eau. — Ah ! tu ne crains pas le feu. Eh bien ! dit-il à M. Belcourt, je l’exempte de nager. »

Je me retire bien content. Les cent nageurs prêts, on se rendit au bord de la Seine ; il y avait des barques montées par les marins de la garde pour suivre, et l’Empereur descendit à pied sur la berge.

Tous les nageurs passèrent au-dessous du pont, en face du château de Neuilly, sans accident.

Il n’y eut que M. Belcourt qui fut accroché par des grandes herbes qui traînent en deux eaux et qui s’entortillèrent autour de ses jambes, mais il fut secouru de suite par les bateliers, et il passa comme les autres. Arrivés de l’autre côté dans une île, les voilà à faire feu. L’Empereur part au galop, fait le tour et arrive ; il fait de suite donner du bon vin aux grognards et les fit repasser dans les barques. Il y eut distribution de vin pour tout le monde et vingt-cinq sous pour les nageurs. Il prit aussi fantaisie à l’Empereur de faire traverser la Seine à un escadron de chasseurs à cheval, en face des Invalides, avec armes et bagages, dans la même place qu’occupe le pont aujourd’hui. Ils passèrent sans accident et arrivèrent dans les Champs-Élysées ; l’Empereur fut ravi, mais les chasseurs et leurs bagages furent mouillés.

Je me multipliais dans mes fonctions de caporal : deux leçons par jour et une de mes deux vélites, sans compter ma théorie qu’il fallait réciter tous les jours. Je la savais en partant de l’endroit où je venais de l’apprendre, mais arrivé devant M. Belcourt, je ne savais plus le premier mot : « Eh bien ! disait-il… Allons, remettez-vous ! — Je la savais cependant. — Eh bien, voyons ! — J’y suis. »

Et je récitais sans manquer : « C’est cela, disait-il. Ça viendra. Demain, pas de théorie, nous apprendrons le ton du commandement. »

Le lendemain, rangés autour de lui : « Voyons, faisait-il, je vais commencer. » Il fallait répéter son commandement, chacun à son tour. Je déployai si bien ma voix qu’il en fut surpris, et me dit : « Recommencez, ne vous pressez pas. Je vais vous faire le commandement, vous n’aurez qu’à répéter après moi. Point de timidité ! nous sommes ici pour nous instruire. »

Me voilà à crier !… « C’est cela, dit-il. Voyez, Messieurs ! Le petit caporal Coignet fera un bon répétiteur. Dans un mois, il nous dépassera. — Ah ! major, vous me rendez confus. — Vous verrez, me dit-il, quand vous aurez de l’aplomb. »

Pour ma théorie, je n’eus pas bon temps, j’avais toujours le nez dedans, mais j’étais loin d’atteindre mes camarades qui récitaient comme des perroquets. En revanche, dans la pratique je les surpassais ; je devins fort pour montrer l’exercice et je me trouvais dédommagé de mon peu de savoir. J’avais fait emplette de deux cents petits soldats de bois que je faisais manœuvrer.

Quand on faisait la grande manœuvre, je retenais tous les commandements. Le brave général Harlay qui commandait, ne laissait rien à désirer ; on pouvait apprendre sous ses ordres. C’est la marche de flanc qui est la plus difficile ; par bataillon, il faut partir comme un seul homme, faire halte de même, front par un à gauche, tout le monde conservant sa distance, aussi bien aligné que les guides généraux sur la ligne. Aussi, il fallait bien préciser le commandement de marche, comme celui de halte, sur le pied gauche. De ces savantes manœuvres, je n’en perdis pas une syllabe. Je ne sortais pas de ma caserne.

À la fin d’août, l’Empereur fit faire de grandes manœuvres dans la plaine de Saint-Denis, des revues souvent. Nous nous aperçûmes qu’il prenait ses mesures pour rentrer en campagne. Les cartes se brouillaient du côté de Madrid.

Jusqu’au mois d’octobre 1808, nous eûmes le temps de faire la belle jambe à Paris, de passer de belles revues, de faire des cartouches, et moi de me fortifier dans mon écriture et ma théorie. Le général Dorsenne passait des inspections tous les dimanches ; il fallait voir ce général sévère visiter les chambres, passer le doigt sur la planche à pain. Et s’il trouvait de la poussière, quatre jours de salle de police pour le caporal ! Il levait nos gilets pour voir si nos chemises étaient blanches, il regardait si nos pieds étaient propres, si nos ongles étaient faits, et jusque dans nos oreilles. Il regardait dans nos malles pour s’assurer qu’elles ne renfermaient pas de linge sale ; il regardait sous les matelas ; il nous faisait trembler. Tous les quinze jours, il venait avec le chirurgien-major nous visiter dans nos lits. Il fallait se présenter en chemise, et défense de se soustraire à cette visite sous peine de prison ! S’il en trouvait qui avaient attrapé du mal, ils partaient de suite à l’hôpital ; il leur était retenu quatre sous par jour, et à leur sortie ils avaient quatre jours de salle de police.

Enfin l’Empereur, dans les premiers jours d’octobre, donna l’ordre de nous tenir prêts à partir sous peu de jours ; nos officiers firent faire nos malles pour les porter au magasin. Il était temps ; l’ordre arriva de partir pour Bayonne. Je dis à mes camarades : « Nous allons en Espagne, gare les puces et les poux ! ils soulèvent la paille dans les casernes, et se promènent comme des fourmis sur le pavé. Gare nos ivrognes ! le vin du pays rend fou, on ne peut le boire[3]. »

De Bayonne, nous allâmes à Irun, puis à Vittoria, jolie ville ; puis à Burgos où nous restâmes quelques jours. La ville est pourvue d’une belle église ; l’intérieur de l’édifice est de toute beauté : le cadran de l’horloge est en dedans ; à midi les deux battants s’ouvrent, et on voit défiler des objets curieux. La principale flèche de ce bel édifice est flanquée de petites tours qui forment quatre faces, et de jolies chambres qui communiquent l’une dans l’autre ; un petit escalier qui part d’un grand vestibule longe à gauche l’édifice ; au bout, est un beau jardin. Nos grenadiers à cheval placèrent leurs chevaux sous les beaux arceaux qui étaient occupés du côté gauche par des balles de coton. Ils allaient partir pour aller au fourrage, lorsqu’au pied du petit escalier, paraît un petit garçon de onze à douze ans qui se présente à nos grenadiers. Étant aperçu par un d’eux, il se retire pour regagner son escalier, mais le grenadier le suit et parvient à le joindre au haut de l’édifice. Arrivé sur le palier, le petit garçon fait ouvrir la porte et le grenadier entre avec lui. La porte se referme et les moines lui coupent la tête ; le petit garçon redescend, se fait voir encore et un autre grenadier le suit ; il subit le même sort. Le petit garçon revint une troisième fois, mais un grenadier qui avait vu monter ses camarades dit à ceux qui rentraient de la corvée du fourrage : « Voilà deux des nôtres montés au clocher qui ne reviennent pas. Nos camarades sont peut-être enfermés dans le clocher ; faut voir cela de suite. »

Les voilà partis poursuivre l’enfant ; ils prennent leurs carabines, montent le petit escalier étroit, et pour ne pas être surpris, ils font feu en arrivant en haut, enfoncent la porte et trouvent leurs deux camarades, la tête tranchée, baignant dans leur sang. Quelle fureur pour nos vieux soldats ! Ils firent un carnage de ces moines scélérats, ils étaient huit avec des armes et des munitions de toutes espèces, et des vivres et du vin, c’était une vraie citadelle. On jeta les capucins et le petit garçon par les lucarnes dans leur jardin. Après avoir rendu les derniers devoirs à nos camarades, nous partîmes de Burgos pour marcher en avant. À deux lieues nous trouvâmes le roi d’Espagne qui venait au-devant de son frère, notre Empereur, et ils partirent pour rejoindre l’armée qui se portait sur Madrid. On joignit l’avant-garde que l’on poursuivit l’épée dans les reins. Le 30 novembre 1808, eut lieu la bataille de la Sierra. C’était une position des plus difficiles, mais l’Empereur ne balança pas, il fit rassembler tous ses tirailleurs et les fit longer les montagnes. Lorsqu’il les vit arriver près du flanc de l’artillerie, il fait partir les lanciers polonais sur la grande route, avec les chasseurs à cheval de sa garde, et leur donna l’ordre de franchir la montagne sans s’arrêter. C’était hérissé de pièces de canon ; on part au galop, en culbutant tout. Le sol était jonché de chevaux et d’hommes. Les sapeurs désencombrèrent la route, en jetant tout dans les ravins.

Les Espagnols firent tous leurs efforts pour défendre leur capitale, mais l’Empereur fit tourner Madrid qui fut bloquée. La garnison était faible, mais le peuple et les moines avaient pris les armes ; ils s’étaient tous révoltés, avaient dépavé la ville et avaient monté les pavés dans leurs chambres. On nous fit camper près d’un château peu éloigné de Madrid, où nous restâmes deux jours ; le puits du château ne put nous fournir d’eau pour notre nécessaire ; il fallut partir chercher des vivres. Nous revînmes avec 200 ânes chargés d’outres en peau de bouc et nous fûmes obligés de faire nos barbes avec du vin. Nous attachâmes nos quadrupèdes à des piquets pour passer la nuit, mais le lendemain matin ils firent entendre une musique si bruyante que l’Empereur ne pouvait plus s’entendre ; il envoya un aide de camp pour faire cesser ce tintamarre. On lâcha ces pauvres bêtes ; se trouvant en liberté, elles se sauvèrent dans la plaine où elles se dévoraient les unes les autres, n’ayant pas de quoi manger.

Le canon ne cessait pas, on envoyait des boulets dans la ville de tous côtés, mais ils ne voulaient toujours pas capituler ; ils éprouvèrent des pertes si considérables qu’ils finirent par se rendre à discrétion. L’Empereur leur déclara que s’il tombait un pavé sur ses soldats, tout le peuple serait passé au fil de l’épée ; ils en furent quittes pour repaver leur grande rue.

La ville est grande et pas jolie : de grandes places garnies de vilaines baraques, mais il y en a une au midi de la ville qu’on ne peut voir sans l’admirer à cause de sa belle façade, de ses belles promenades et d’une belle fontaine ; voilà le plus beau. Pour le palais, les abords ne sont point dégagés, on entre dans une cour d’honneur très mesquine avec un corps de garde à gauche, le palais à droite est très bas du côté de la ville, il est bâti devant un ravin ou précipice d’une immense profondeur. La façade est superbe et l’on descend par un magnifique escalier ; le palais faisant face à la ville n’est qu’un rez-de-chaussée avec de beaux degrés pour y monter. Les salons sont magnifiques ; il y a une pendule en acier très riche.

Le maréchal Lannes fut chargé de prendre Saragosse, qui coûta des pertes considérables à notre armée ; toutes les maisons étaient crénelées, il fallut les enlever les unes après les autres. L’Empereur quitta Madrid avec toute sa garde, et nous arrivâmes au pied d’une montagne formidable avec de la neige comme au mont Saint-Bernard. Il fallut la franchir avec des peines inouïes. Avant d’arriver à ce terrible passage, nous fûmes saisis par une tempête de neige qui nous renversait ; personne ne se voyait ; on était obligé de se tenir les uns aux autres ; il fallait avoir un empereur à suivre pour y résister. Nous couchâmes au pied de cette montagne que notre artillerie eut toutes les peines du monde à franchir, et nous redescendîmes dans une plaine où étaient de mauvais villages dévastés par les Anglais. Arrivés au bord d’une rivière dont les ponts étaient coupés, nous la trouvons d’une rapidité sans pareille ; il fallut la passer au gué, et se tenir les uns aux autres, sans lever les pieds, crainte d’être entraînés par la rapidité du courant. Nos bonnets étaient couverts de givre. Comme c’était amusant de prendre un bain au mois de janvier ! en mettant le pied dans cette rivière, on en avait jusqu’à la ceinture. On nous recommanda d’ôter nos pantalons pour traverser les deux bras de cette rivière. Sortis de l’eau, nous avions les jambes et les cuisses rouges comme des écrevisses cuites.

De l’autre côté, était une plaine où notre cavalerie donnait une charge complète aux Anglais ; il fallut poursuivre pour la soutenir, et nous arrivâmes au pas de course, sans nous arrêter, jusqu’à Bénévent que nous trouvâmes ravagée par les Anglais ; ils avaient tout emporté. Notre cavalerie les poursuivit à outrance ; ils détruisirent tous leurs chevaux, abandonnèrent tout leur bagage et leur artillerie. L’Empereur donna l’ordre de repasser la terrible rivière. Deux bains dans une journée si froide, il y avait de quoi faire la grimace, mais il avait tout prévu et avait fait préparer des feux à une petite distance pour nous réchauffer.

Toute la garde se mit en route pour Valladolid, grande ville ; là, les moines avaient pris les armes, mais les couvents étaient déserts, et nous ne manquions pas de logements. On nous mit en grande partie dans ces beaux couvents en face des couvents de femmes qui tiennent les jeunes filles de l’âge de douze à dix-huit ans jusqu’à l’âge d’être mariées. Nos soldats cherchent dans les jardins avec leurs baguettes de fusil pour trouver la cachette des moines ; ils furent bien surpris de trouver à chaque pas des enfants nouveau-nés, en terre à deux ou trois pieds de profondeur dans le jardin même. Je frémis encore au souvenir d’avoir vu de pareilles horreurs ; elles donnent un aperçu de ce qui se passait dans ce pays.

Nous eûmes l’ordre de rentrer en France à marches forcées, et l’Empereur partit pour Paris ; il nous fit préparer une petite surprise qui nous attendait à notre arrivée dans Limoges, car il voulait conserver nos jambes et nos souliers. Nous fûmes reçus dans cette belle ville et nous y couchâmes ; le lendemain nos officiers disent : « Il faut démonter les batteries de nos fusils et les bien envelopper avec les vis et la baïonnette, crainte de les perdre. Toute la garde montera en voiture jusqu’à Paris. Les voitures sont prêtes hors la ville. »

En démontant mon fusil, je dis à notre capitaine : « Mais on nous prend donc pour des veaux pour nous mettre sur la paille. »

Il se mit à rire : « C’est vrai, dit-il, mais ça presse ! Les cartes se brouillent, nous ne sommes pas près de coucher dans un lit, et d’ici Paris, il ne faut pas y compter. »

Nos fusils démontés, nous voilà partis ; le peuple était là en foule. Hors de la ville, nous trouvâmes des charrettes garnies de bottes de paille. Les gendarmes les gardaient rangées sur un rang à droite de la route ; on était distribué par compagnies dans un ordre parfait ; on montait suivant ce que devait contenir la charrette (s’il y avait trois chevaux, c’était douze hommes). Arrivés aux relais, on donnait cinq francs par collier, et si le cheval périssait, trois cents francs étaient payés de suite. À la descente de la troupe, les payeurs se trouvaient pour tout solder ; d’autres charrettes étaient prêtes pour repartir. Les billets de rafraîchissements étaient donnés par compagnies ; les habitants étaient à l’arrivée du convoi avec le billet du nombre d’hommes qu’ils devaient avoir pour les faire manger, et les emmenaient de suite pour se mettre à table. Tout était prêt partout ; nous n’avions que trois quarts d’heure pour manger, et il fallait de suite partir. Le tambour-major était servi sur la place, jamais en retard. En partant, le bataillon s’allongeait sur la route de manière que chaque compagnie se trouvait en face de ses charrettes pour y monter et distribuer les ordinaires. Il n’y avait pas une minute de perte, chacun étant pénétré de son devoir. Nous faisions 25 lieues par jour, c’était la foudre qui partait du midi pour se porter au nord. Ce grand trajet de Limoges à Versailles fut bientôt fait.

Arrivés aux portes de cette jolie ville, on nous fit descendre des charrettes pour faire l’entrée il fallut remonter nos fusils, et traverser cette ville dans un état de misère et de fatigue complet (ni rasés ni brossés). Sortis de Versailles, nous pensions trouver des voitures. Pas du tout ! il fallut faire le voyage à pied pour aller coucher à Courbevoie, où morts de faim et de fatigue nous reçûmes des vivres et du vin.

Le lendemain fut employé à nous rapproprier, nous passâmes au magasin de linge et de chaussures, et le surlendemain l’Empereur nous passa en revue. Puis nous partîmes de suite, mais on nous fit une petite galanterie en nous faisant monter dans des fiacres qui avaient tous été mis en réquisition. Quatre grenadiers par fiacre avec nos sacs et nos fusils, c’était suffisant. Arrivés à Claye, on fit manger l’avoine à ces mauvaises rosses, et nous régalâmes notre cocher ; nous repartîmes par la même voiture. Et toujours le dîner sur la table partout !

Nous arrivâmes à la Ferté-sous-Jouarre où les grosses voitures de la Brie, avec de gros chevaux et de bonnes bottes de paille, nous attendaient (12 hommes par charrette). Ces maudites routes avaient des ornières profondes et de grosses pierres ; les cahots nous assommaient, nous culbutaient les uns sur les autres. Dieu, quelles souffrances !

Nous faisions toujours nos 25 et 26 lieues par jour. Arrivés en Lorraine, nous trouvâmes de petits chevaux légers et de petites voitures basses qui nous menaient ventre à terre ; ils passaient les uns devant les autres. Nous pouvions faire 30 lieues avec de pareils chevaux ; mais c’était effrayant de descendre des montagnes rapides, surtout celle qui tourne pour arriver à Metz. Arrivés aux portes de la ville, il fallut lui rendre les honneurs, remonter nos fusils et nous mettre en grande tenue, défaire les sacs pour changer de linge. Il y avait plus de dix mille âmes pour nous voir, surtout des dames qui n’avaient jamais vu la garde de l’Empereur. Nos fusils montés, nous défîmes nos sacs pour faire notre toilette ; il faisait un grand vent pour changer de chemise ; tout volait en l’air, de sorte que le champ fut bientôt libre, les dames criant à l’horreur en voyant les plus beaux hommes de France tout nus, mais nous ne pouvions pas faire autrement.

Notre entrée fut magnifique, nous fûmes tous logés chez le bourgeois et bien traités. L’Empereur dit que les chevaux de Lorraine avaient fait gagner 50 lieues à sa garde par leur vitesse. Nous partîmes de Metz pour ne plus nous arrêter ni jour ni nuit, nous étions conduits par la baguette des fées. Nous arrivâmes à Ulm de nuit, on nous donna nos billets de logement, mais après avoir mangé, la grenadière[4] battit, il fallut prendre les armes et partir de suite. Sur la route d’Augsbourg, on fit l’appel, de 9 à 10 heures du soir. Plus de voitures ! nous étions sur le pays ennemi. Il fallut nous dégourdir les jambes et marcher toute la nuit ; nous arrivâmes à un bourg, le matin sur les 9 heures ; on ne nous donna que trois quarts d’heure pour manger et partir de suite. Il fallut faire vingt et une lieues le premier jour avec notre pesant fardeau sur le dos ; rien qu’une halte d’une demi-heure ! Le lendemain, point de repos que le temps de manger et de repartir. Nous avions encore vingt lieues au moins à faire pour arriver à Schœnbrunn ; après avoir fait quinze à seize lieues, en avant d’un grand village, on nous fit mettre en bataille, et là on demanda vingt-cinq hommes de bonne volonté pour aller rejoindre l’Empereur aux portes de Vienne et monter la garde au château de Schœnbrunn. Je le connaissais et j’y avais fait faction bien des fois. Je sortis du rang le premier. « Je pars, dis-je à mon capitaine. — C’est bien, dit le général Dorsenne, le plus petit montre l’exemple. »

On fut au complet de suite, et en route ! On nous promit une bouteille de vin à trois lieues de Vienne. Nous y arrivâmes sur les 9 heures du soir, bien fatigués et bien altérés, comptant sur la bouteille promise. Mais point de vin ! il fallut passer tout droit sans s’arrêter. Je me détournai de la route pour trouver de l’eau pour étancher la soif qui me dévorait. Je longe une rue, et je rencontre un paysan qui venait de mon côté… En me voyant, il entre dans une maison d’apparence où se trouvait un factionnaire ; il portait un baquet plein ; je passe mon chemin, mais au détour de la rue, je me blottis le long du mur. Mon paysan revient avec son baquet ; je l’arrête en lui parlant sa langue. Quelle surprise ! Son baquet était plein de vin. Il fut contraint de s’arrêter devant moi, tenant son baquet des deux mains, et moi, l’arme aux pieds, je me mets à boire à grands traits, et recommence une seconde fois. Je puis dire n’avoir jamais bu si avidement, cela me donna des jambes pour faire mes trois lieues, et je rejoignis mes camarades le cœur content.

Nous arrivâmes au village de Schœnbrunn à minuit ; nos officiers eurent l’imprudence de nous laisser reposer à un quart d’heure de chemin du château pour prendre les ordres de l’Empereur qui fut surpris d’une pareille nouvelle et furieux : « Comment, vous ayez fait faire à mes vieux soldats quarante et des lieues dans deux jours ? Qui vous a donné l’ordre ? Où sont-ils. — Près d’ici. — Faites-les venir que je les voie ! »

Ils vinrent aussitôt nous faire lever, mais nos jambes étaient raides comme des canons de fusil, nous ne pouvions plus avancer, il fallut prendre nos fusils pour nous servir de béquilles pour finir d’arriver. Lorsque l’Empereur nous vit courbés sur la crosse de nos fusils, pas un de droit, tous la tête penchée, ce n’était plus un homme, c’était un lion : « Est-il possible de voir mes vieux soldats dans un pareil état ! Si j’en avais besoin ! Vous êtes des… » Ils furent traités de toutes les manières. Il dit aux grenadiers à cheval : « Faites de suite de grands feux au milieu de la cour, allez chercher de la paille pour les coucher ; faites-leur chauffer des chaudières de vin sucré ! »

De suite, on mit les grandes marmites au feu pour nous faire la soupe ; il fallait voir tous les cavaliers se multiplier, et l’Empereur faire tout apporter. Dans le bombardement de Vienne, les habitants de la ville avaient sauvé des voitures d’épicerie qui étaient devant les portes du château ; il s’y trouvait du sucre et des quatre mendiants. Voilà le sucre qui paraît ; on en fait mettre dans les bassines de vin chaud, on apporte des tasses de toutes sortes. L’Empereur ne quittait pas, il resta plus d’une heure ; les tasses prêtes, les grenadiers à cheval arrivèrent autour des feux pour nous faire boire. Ne pouvant nous soulever, ils furent obligés de nous tenir la tête pour que nous puissions boire ; les malins grenadiers se moquaient de nous : « Eh bien ! les dessous-de-pieds et les bretelles de vos sacs vous ont anéantis. Allons, buvez à la santé de l’Empereur et de vos bons camarades ! nous passerons la nuit près de vous à vous soigner ; tout à l’heure, nous vous donnerons encore à boire et vous pourrez dormir ; la soupe se fait ; demain il n’y paraîtra plus. »

L’Empereur remonta dans son palais ; à cinq heures, on nous mit sur notre séant pour nous faire manger la soupe, de la viande, du pain et du bon vin. À neuf heures, l’Empereur descendit pour nous voir, il dit aux officiers de nous faire lever, mais il fallait deux hommes pour nous promener ; les jambes étaient raides. L’Empereur tapait des pieds de colère, les grenadiers se moquaient de nous et nos officiers n’osaient se faire voir par crainte d’être mal reçus. Le soir, on nous donna des logements dans ce beau village très riche ; toute la garde arriva et fut bien logée.

Le bombardement de Vienne avait cessé, nos troupes avaient pris la capitale : les armées d’Autriche avaient fait sauter les ponts après avoir passé de l’autre côté du Danube. On prit toutes les mesures pour recommencer ; il fallait aller les trouver et se faire un passage sur ce terrible fleuve qui avait augmenté et était d’une force effrayante ; l’eau était à pleins bords ; on eut de la peine à maintenir les grosses barques avec des ancres, il fallait des bateaux assez forts pour établir un pont d’une longueur démesurée, avec un courant si rapide. Tous ces préparatifs demandèrent du temps ; l’Empereur fît descendre ces grandes barques à trois lieues, dit-on, au-dessous de Vienne, en face de l’île Lobau et la plaine d’Essling. Les deux ponts établis, l’Empereur fit descendre le corps du maréchal Lannes pour attendre les ordres de passage ; il mit dans Vienne cent mille hommes pour maintenir la capitale, s’emparer de tous les édifices de manière que personne ne pouvait faire aucun signe au prince Charles de l’autre côté. On faisait des patrouilles considérables dans les rues, tout le peuple était renfermé. Puis on fit des démonstrations de passage en face de Vienne pour maintenir l’armée du prince Charles en face de sa capitale, et les empêcher de descendre du côté d’Essling.

Lorsque tout fut prêt, l’Empereur fit faire les promotions dans la garde ; je fus nommé sergent le 18 mai 1809 à Schœnbrunn. Ce fut une joie que je ne puis exprimer de me voir sous-officier, rang de lieutenant dans la ligne, avec droit, arrivé à Paris, de porter l’épée et la canne. Je restais dans ma même compagnie, mais je n’avais point de galons de sergent ; il fallut rendre mes galons de caporal à mon remplaçant, et me voilà simple soldat, mais patience ! il s’en trouvera. L’Empereur donna l’ordre au maréchal Lannes de faire passer le grand pont du Danube à son corps d’armée et de se porter en avant de l’autre côté d’Essling ; les fusiliers de la garde, le maréchal Bessières et un parc d’artillerie étaient en position dès le matin. Les Autrichiens ne s’en aperçurent que lorsque notre intrépide Lannes leur souhaita le bonjour à coups de canon, leur faisant tourner le dos à leur capitale, pour venir au-devant de notre armée qui avait passé sans leur permission. Toute l’armée du prince Charles arriva en ligne sur la nôtre, et le feu commença de part et d’autre.

Plus de cent mille hommes arrivèrent sur le corps du maréchal Lannes, la foudre tombait sur nos troupes, mais il se maintint jusqu’à la dernière extrémité. L’Empereur nous fit partir dès le matin de Schœnbrunn pour le Danube ; toute l’infanterie de la garde et lui à la tête. À onze heures, il donnait l’ordre de passer et de mettre nos bonnets à poil. Comme ça pressait, en passant sur trois rangs le grand pont, nous nous défaisions nos bonnets[5] les uns les autres en marchant. Cette opération fut faite dans la traversée du pont, et tous nos chapeaux furent jetés dans le Danube, nous n’en avons jamais porté depuis. Ce fut la fin des chapeaux pour la garde.

Nous traversâmes la pointe de l’île et trouvâmes un second pont que nous passâmes au galop ; les chasseurs à pied passèrent les premiers, débouchèrent dans la plaine et firent un à-gauche en colonne au lieu d’un à-droite. La fausse manœuvre ne put se réparer, il fallut se mettre de suite en bataille, notre droite près du bras du Danube. Aussitôt en bataille, il arrive un boulet qui vient frapper la cuisse du cheval de l’Empereur ; tout le monde crie : « À bas les armes, si l’Empereur ne se retire pas sur-le-champ ! » Il fut contraint de repasser le petit pont, et se fit établir une échelle en corde attachée en haut d’un sapin ; de là il voyait tous les mouvements de l’ennemi et les nôtres.

Un second boulet frappa le sergent-tambour ; un de mes camarades fut de suite lui ôter ses galons et ses épaulettes et me les apporta, je le remerciai en lui donnant une poignée de main. Ce n’était que le prélude ; l’ennemi plaça devant nous cinquante canons sur la gauche d’Essling. L’envie me prend de faire mes besoins, mais défense d’aller en arrière ! il fallait se porter en avant de la ligne de bataille. Arrivé à la distance voulue pour les bienséances, je pose mon fusil par terre, et me mets en fonctions, tournant le derrière à l’ennemi. Voilà un boulet qui fait ricochet et m’envoie beaucoup de terre sur le dos, je fus accablé par ce coup terrible ; heureusement j’avais gardé sac au dos, ce qui me préserva.

Je ramasse mon fusil d’une main, ma culotte de l’autre, et reviens, les reins meurtris, rejoindre mon poste. Mon commandant me voyant dans cet état, arrive au galop près de moi : « Eh bien, me dit-il, êtes-vous blessé ? — Ce n’est rien, commandant ; ils voulaient me nettoyer le derrière, mais ils n’ont pas réussi. — Allons, buvez un coup de rhum pour vous remettre. »

Il me présente une bouteille d’osier qu’il prend dans ses fontes de pistolets et me la présente : « Après vous, s’il vous plaît. — Buvez un bon coup ! Vous reviendrez bien seul ? — Oui », lui dis-je. — Il part au galop, et j’arrive à mon poste mon fusil d’une main, ma culotte de l’autre, en serre-file ; c’était mon poste ; là je me rétablis.

« Eh bien, me dit le capitaine Renard, vous l’avez échappé belle. — C’est vrai, capitaine, leur papier est bien dur ; je n’ai pu m’en servir. Ce sont des butors. » Et voilà des poignées de main qui m’arrivent de tous mes chefs et camarades.

Les cinquante pièces de canon des Autrichiens tonnaient sur nous sans que nous puissions faire un pas en avant, ni tirer un seul coup de fusil. Qu’on se figure les angoisses que chacun endurait dans une pareille position, on ne pourra jamais le dépeindre ; nous avions quatre pièces de canon devant nous, et deux devant les chasseurs pour répondre à cinquante. Les boulets tombaient dans nos rangs et enlevaient des files de trois hommes à la fois, les obus faisaient sauter les bonnets à poil à 20 pieds de haut. Sitôt une file emportée, je disais : « Appuyez à droite, serrez les rangs ! » Et ces braves grenadiers appuyaient sans sourciller et disaient en voyant mettre le feu : « C’est pour moi. — Eh bien, je reste derrière vous, c’est la bonne place, soyez tranquilles. »

Il arrive un boulet qui emporte la file, et les renverse tous les trois sur moi ; je tombe à la renverse : « Ce n’est rien, leur dis-je, appuyez de suite ! — Mais, sergent, votre sabre n’a plus de poignée ; votre giberne est à moitié emportée.

— Tout cela n’est rien, la journée n’est pas finie. »

Nos deux pièces n’avaient plus de canonniers pour les servir. Le général Dorsenne les remplaça par douze grenadiers et leur donna la croix, mais tous ces braves périrent près de leurs pièces. Plus de chevaux, plus de soldats du train, plus de roues ! les affûts en morceaux, les pièces par terre comme des bûches ! impossible de s’en servir ! Il arrive un obus qui éclate près de notre bon général et le couvre de terre, il se relève comme un beau guerrier : « Votre général n’a point de mal, dit-il, comptez sur lui, il saura mourir à son poste. »

Il n’avait plus de chevaux, deux avaient péri sous lui. À de tels hommes que la patrie soit reconnaissante ! Et la foudre tombait toujours… Un boulet emporte une file près de moi, je suis frappé au bras, mon fusil tombe ; je crois mon bras emporté, je ne le sens plus. Je regarde ; je vois attaché à ma saignée un morceau de chair. Je crois que j’ai le bras fracassé. Pas du tout ! c’était un morceau d’un de mes braves camarades qui était venu me frapper avec tant de violence qu’il s’était collé à mon bras.

Le lieutenant arrive près de moi, me prend le bras, me le remue et le morceau de viande tombe ; je vois le drap de mon habit. Il me secoue et dit : « Il n’est qu’engourdi. » On ne peut se figurer ma joie de remuer les doigts. Le commandant me dit : « Laissez votre fusil, prenez votre sabre. — Je n’en ai plus, le boulet qui m’a renversé a emporté la poignée. » Je prends mon fusil de la main gauche.

Les pertes devenaient considérables ; il fallut mettre la garde sur un rang pour faire voir a l’ennemi la même ligne sur le terrain. Sitôt cette opération faite, il arrive sur notre gauche un brancard porté par des grenadiers qui déposèrent au centre de la garde leur précieux fardeau. L’Empereur, du haut de son sapin, avait reconnu son favori ; il avait quitté son poste d’observation et était accouru pour recevoir les dernières paroles du maréchal Lannes, frappé à mort à la tête de son corps d’armée. L’Empereur mit un genou à terre pour le prendre dans ses bras, et le fit transporter dans l’île, mais il ne put supporter l’amputation. Là finit la carrière de ce grand général. Tout le monde fut dans la consternation d’une pareille perte.

Il restait de notre côté le maréchal Bessières qui était comme les autres démonté ; il parut devant nous. La canonnade continuait ; un de nos officiers est frappé par un boulet qui lui emporte la jambe, le général donne la permission à deux grenadiers de le porter dans l’île, ils le mettent sur deux fusils, ils n’avaient pas fait 400 pas qu’un boulet les tue tous les trois. Mais voilà un plus grand malheur qui nous arrive : le corps du maréchal Lannes battait en retraite ; une partie vint se jeter sur nous, tous épouvantés et couvrant notre ligne de bataille. Comme nous étions sur un rang, nos grenadiers les prenaient par le collet et les mettaient derrière eux en disant : « Vous n’aurez plus peur. »

Heureusement, ils avaient tous leurs armes et des cartouches : le village d’Essling était en notre pouvoir quoique pris, repris et incendié, les braves fusiliers en restèrent les maîtres toute la journée. Le calme étant un peu rétabli chez les soldats qui étaient derrière notre rang, le maréchal Bessières vint les prendre, et les rassurant leur dit : « Je vais vous mener en tirailleurs et je serai, comme vous, à pied. »

Tous ces soldats partent avec ce bon général, il les fait mettre sur un rang, à portée de fusil des cinquante pièces qui faisaient feu sur nous depuis onze heures du matin. Voilà une ligne de tirailleurs qui protégeait le feu de file commencé sur l’artillerie autrichienne. Le brave maréchal, les mains derrière le dos, n’arrêtant pas d’un bout à l’autre, fit taire pour un moment leur furie contre nous. Cela nous donne un peu de répit, mais le temps est bien long quand on attend la mort sans pouvoir se défendre. Les heures sont des siècles. Après avoir perdu un quart de nos vieux soldats sans avoir brûlé une amorce, je ne fus plus en peine d’avoir des galons et des épaulettes de sergent, mes grenadiers m’en donnèrent plein mes poches. Cette cruelle journée vit des pertes considérables… Le brave maréchal resta derrière ses tirailleurs plus de quatre heures ; le champ de bataille ne fut ni perdu ni gagné. Nous ne savions pas que les ponts sur le grand fleuve étaient emportés, et que notre armée passait le Danube à Vienne.

À neuf heures, le feu cessa. L’ordre de l’Empereur fut de faire chacun son feu pour faire croire à l’ennemi que toute notre armée était passée. Le prince Charles ne savait pas notre pont emporté, car il nous aurait tous pris à son premier effort et n’aurait pas demandé une trêve de trois mois qui lui fut accordée de suite, car nous étions, on peut le dire, dans une cage, il pouvait nous bombarder de tous les côtés. Tous nos feux bien allumés, nous eûmes l’ordre de repasser dans l’île sur notre petit pont, et d’abandonner nos feux ; nous passâmes la nuit à nous placer dans des endroits sans feux pour attendre le jour. Le matin, de grosses pièces passèrent devant nous et furent braquées à la tête de notre petit pont. Quelle fut notre surprise de ne plus voir le grand pont que nous avions passé la veille ! Tout était parti comme nos chapeaux que nous avions jetés dans le Danube.

Sur le fleuve, en face de Vienne, on avait lâché les moulins qui sont sur bateaux, et ôté les roues qui les faisaient marcher ; on les avait chargés de pierres, et ces masses lancées par le fleuve emportèrent le grand pont. Le grand sacrifice de leurs moulins nous bloqua trois jours dans l’île, sans pain ; nous mangeâmes tous les chevaux qui avaient échappé à la mort, il n’en resta pas un ; les prisonniers faits le matin eurent pour leur part les têtes et les boyaux. Il ne restait plus à nos chefs que la bride et la selle ; on ne peut se figurer une pareille disette, et nous entendions des cris déchirants près de nous… C’était M. Larrey qui faisait ses amputations ; c’était affreux à entendre.

L’Empereur fit sommer la ville de Vienne de réunir tous ses bateaux, et de les redescendre pour faire le pont. Le quatrième jour, nous fûmes délivrés : nous repassâmes ce terrible fleuve avec joie et avec des figures bien pâles. Les vivres nous attendaient à Schœnbrunn où nous arrivâmes le soir. Tout était prêt pour nous recevoir et nos billets de logement préparés. Nous eûmes le temps de nous rétablir pendant trois mois de trêve ; puis les travaux commencèrent dans l’île Lobau : cent mille hommes se mirent à faire des redoutes, des chemins couverts ; on ne peut se faire une idée de la terre remuée pendant ces trois mois. Les Autrichiens en firent de bien plus considérables encore en face de nous. L’Empereur partait de son palais à cheval avec son escorte, il arrivait dans l’île Lobau et montait au haut de son sapin ; de là il voyait tous leurs travaux et faisait exécuter les siens : il revenait satisfait et joyeux, ça se voyait à son arrivée, il parlait à tous ses vieux soldats en se promenant dans la cour les mains derrière le dos. Il recompléta sa garde, et comme il avait fait venir des acteurs de Paris, il donna la comédie dans le château ; les belles dames de Vienne furent invitées avec cinquante sous-officiers. C’était un coup d’œil magnifique, mais c’était trop petit pour tant de monde. Pendant ces trois mois, mon bras étant remis de son engourdissement, je me mis à écrire sans relâche ; je fis des progrès. Mes maîtres étaient contents de moi. Personne de la garde ne mit le pied dans Vienne, pas même l’Empereur, mais il faisait de fréquentes visites à l’île Lobau pour voir les grands préparatifs, il faisait faire la manœuvre à toute son armée pour la tenir prête à rentrer en campagne. Lorsque tout fut prêt, il fit voir un échantillon de son armée aux amateurs de Vienne, dans une revue de cent mille hommes sur les hauteurs à gauche de la ville. Là, il fit venir notre colonel Frédéric, et le reçut général en lui disant : « Je te ferai gagner tes épaulettes. » Tous les corps reçurent l’ordre du départ pour se rendre le 5 juillet dans l’île Lobau. Le bonheur voulut que le prince Eugène avec l’armée d’Italie arrivât pour le passage du Danube le 6 juillet, à dix heures du matin. Tout fut réuni dans la même plaine.

L’Empereur avait fait faire des radeaux qui pouvaient contenir deux cents hommes, pour prendre une île occupée par les Autrichiens qui gênaient son mouvement ; il ne pouvait passer sans être vu de l’armée autrichienne. Tous les préparatifs étaient prêts, les voltigeurs et les grenadiers sur leur radeau, avec le général Frédéric : on les lâcha à minuit sonné pour être dans son droit, la trêve finissant le 6 juillet. Voilà la pluie qui tombe par torrents ; les soldats autrichiens vont se mettre dans leurs abris ; nos radeaux arrivent en travers de l’île sur le sable. N’ayant d’eau qu’aux mollets, on la prit sans brûler une amorce : tous les Autrichiens furent faits prisonniers et alors l’ennemi ne put voir notre mouvement. Deux mille sapeurs furent chargés de faire avec le génie un chemin pour faire passer les pontons et l’artillerie, les arbres qui gênaient le passage fondaient sous la hache et la scie. Au jour, nous étions à trois lieues au-dessous des travaux de l’ennemi et des nôtres sans que l’ennemi s’en doutât. Dans un quart d’heure, trois ponts étaient établis, et à dix heures du matin, cent mille hommes avaient passé dans la plaine de Wagram. À midi, toute notre armée était en ligne avec sept cents pièces de canon en batterie ; les Autrichiens en avaient autant. On ne s’entendait pas. C’était drôle de nous voir faire face à Vienne, et les Autrichiens tourner le dos à leur capitale ; on peut dire à leur louange qu’ils se battirent en déterminés. On vint dire à l’Empereur qu’il fallait remplacer la grande batterie de sa garde, que les canonnier étaient détruits : « Comment ! dit-il, si je faisais relever l’artillerie de ma garde, l’ennemi s’en apercevrait et redoublerait d’efforts pour percer mon centre. De suite, des grenadiers de bonne volonté pour servir les pièces ! »

Vingt hommes par compagnie partirent aussitôt ; on fut obligé de faire le compte ; tous voulaient y aller. On ne voulut pas de sous-officiers, rien que des grenadiers et des caporaux. Les voilà partis au pas de course pour servir la batterie de cinquante pièces ; sitôt arrivés à leur poste, les coups de canon se firent entendre, l’Empereur prit sa prise de tabac et se promena devant nous. Pendant ce temps, le maréchal Davoust s’empare des hauteurs et rabattait l’ennemi sur nous, en filant sur le grand plateau, pour leur couper la route d’Olmutz. L’Empereur voyant le maréchal lui faire face, n’hésita pas à faire partir tous les cuirassiers en une seule masse pour enfoncer leur centre ; cette masse s’ébranle, passe devant nous ; la terre tremblait sous nos pieds. Ils ramenèrent cinquante pièces de canon toutes attelées et des prisonniers. Le prince de Beauharnais va au galop vers l’Empereur lui apprendre que la victoire est certaine. Il embrasse son fils.

Le soir quatre grenadiers rapportaient le colonel qui commandait la batterie de cinquante pièces où l’Empereur avait envoyé ses grognards ; ce brave était blessé depuis onze heures. On l’avait fait porter en arrière de sa batterie : « Non, dit-il, reportez-moi à mon poste, c’est ma place. » Et sur son séant, il commandait.

La garde fut formée en carré et l’Empereur coucha au milieu ; il fit ramasser tous les blessés et les fit conduire à Vienne. Le lendemain, nous trouvions des trente boulets à la suite dans le même endroit ; on ne peut se faire idée de cette bataille. Le 23, toutes les colonnes partirent de grand matin, les Autrichiens étaient partis après des pertes considérables, ils furent obligés de venir demander la paix sur les hauteurs d’Olmutz, où l’Empereur avait fait dresser sa belle tente. Le feu cessa de part et d’autre. Nous partîmes pour Schœnbrunn, et là on traita de la paix ; les armées restèrent en présence pendant que l’Empereur réglait ses affaires.

  1. Nous avons cherché la confirmation de ce fait singulier. Le bonhomme s’appelait Naroçki et prétendait en effet être né en 1690. Mais son grand âge n’était invoqué que pour obtenir une pension.
  2. La vue du manuscrit autographe de Coignet nous force à dire qu’il se vantait un peu.
  3. C’est ce qui arriva. Au bout de huit jours de séjour à Valladolid, il fallut faire manger la soupe à nos ivrognes, ils tremblaient et ne pouvaient tenir leurs cuillers. (Coignet.)
  4. Batterie des tambours de grenadiers.
  5. Ils étaient renfermés dans des étuis sur le sac.