Les Caractères, édition 1872/Chapitre 1
LES CARACTÈRES
OU
LES MŒURS
DE CE SIÈCLE
CHAPITRE PREMIER.
DES OUVRAGES DE L’ESPRIT
1. Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes.
2. Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise.
3. C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule : il faut plus que de l’esprit pour être auteur. Un magistrat alloit par son mérite à la première dignité, il était homme délié et pratique dans les affaires : il a fait imprimer un ouvrage moral, qui est rare par le ridicule.
4. Il n’est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’est déjà acquis.
5. Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau aux conditions d’être rendu de même, s’il est médiocre, passe pour merveilleux ; l’impression est l’écueil.
6. Si l’on ôte de beaucoup d’ouvrages de morale l’avertissement au lecteur, l’épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.
7. Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le discours public.
Quel supplice que celui d’entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l’emphase d’un mauvais poëte !
8. Certains poëtes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu’il y comprend moins l’admire davantage ; il n’a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d’applaudir. J’ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l’amphithéâtre, que leurs auteurs s’entendaient eux-mêmes, et qu’avec toute l’attention que je donnais à leur récit, j’avais tort de n’y rien entendre : je suis détrompé.
9. L’on n’a guère vu jusques à présent un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs : Homère a fait l’Iliade, Virgile l’Énéide, Tite-Live ses Décades, et l’Orateur romain ses Oraisons[1].
10. Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement.
11. Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes ; ou pour mieux dire, il y a peu d’hommes dont l’esprit soit accompagné d’un goût sûr et d’une critique judicieuse.
12. La vie des héros a enrichi l’histoire, et l’histoire a embelli les actions des héros : ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l’histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens.
13. Amas d’épithètes, mauvaises louanges : ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter.
14. Tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse[2], Homère, Platon, Virgile, Horace, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images : il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.
15. On a dû faire du style ce qu’on a fait de l’architecture. On a entièrement abandonné l’ordre gothique, que la barbarie avoit introduit pour les palais et pour les temples ; on a rappelé le dorique, l’ionique et le corinthien : ce qu’on ne voyoit plus que dans les ruines de l’ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même, on ne sauroit en écrivant rencontrer le parfait, et s’il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation.
Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel !
Ose nourrit des anciens et des habiles modernes ; on les presse, on en tire le plus que l’on peut, on en renfle ses ouvrages ; et quand enfin l’on est auteur, et que l’on croit marcher tout seul, on s’élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé, qui battent leur nourrice.
Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple : il tire la raison de son goût particulier, et l’exemple de ses ouvrages.
Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu’ils soient, ont de beaux traits ; il les cite, et ils sont si beaux qu’ils font lire sa critique.
Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes ; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l’antiquité : on les récuse.
16. L’on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer.
Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage est un pédantisme.
Il faut qu’un auteur reçoive avec une égale modestie les éloges et la critique que l’ont fait de ses ouvrages.
17. Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est foible, et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre.
Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l’expression qu’il cherchoit depuis longtemps sans la connoître, et qu’il a enfin trouvée, est celle qui étoit la plus simple, la plus naturelle, qui sembloit devoir se présenter d’abord et sans effort.
Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages. Comme elle n’est pas toujours fixe, et qu’elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu’ils ont le plus aimés.
18. La même justesse d’esprit qui nous fait écrire de bonnes choses nous fait appréhender qu’elles ne le soient pas assez pour mériter d’être lues.
Un esprit médiocre croit écrire divinement ; un bon esprit croit écrire raisonnablement.
19. « L’on m’a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à Zoïle, je l’ai fait ; ils l’ont saisi d’abord et avant qu’il ait eu le loisir de les trouver mauvais, il les a loués modestement en ma présence, et il ne les a pas loués depuis devant personne. Je l’excuse, et je n’en demande pas davantage à un auteur ; je le plains même d’avoir écouté de belles choses qu’il n’a point faites. »
Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d’auteur, ont ou des passions ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les conceptions d’autrui : personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n’est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage.
20. Le plaisir de la critique nous ôte celui d’être vivement touchés de très belles choses.
21. Bien des gens vont jusques à sentir le mérite d’un manuscrit qu’on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusques à ce qu’ils aient vu le cours qu’il aura dans le monde par l’impression, ou quel sera son sort parmi les habiles : ils ne hasardent point leurs suffrages, et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude. Ils disent alors qu’ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis.
Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu’ils ont de la capacité et des lumières, qu’ils savent juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains ; c’est un premier ouvrage, l’auteur ne s’est pas encore fait un grand nom, il n’a rien qui prévienne en sa faveur, il ne s’agit point de faire sa cour ou de flatter les grands en applaudissant à ses écrits ; on ne vous demande pas, Zélotes, de vous récrier : C’est un chef-d’œuvre de l’esprit ; l’humanité ne va pas plus loin : c’est jusqu’où la parole humaine peut s’élever : on ne jugera à l’avenir du goût de quelqu’un qu’à proportion qu’il en aura pour cette pièce ; phrase outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l’abbaye ; nuisibles à cela même qui est louable et qu’on veut louer. Que ne disiez-vous seulement : « Voilà un bon livre » ? Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l’Europe et qu’il est traduit en plusieurs langues : il n’est plus temps.
22. Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n’ont pas compris le sens, et qu’ils altèrent encore par tout ce qu’ils y mettent du leur ; et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs expressions, ils les exposent à la censure, soutiennent qu’ils sont mauvais, et tout le monde convient qu’ils sont mauvais :mais l’endroit de l’ouvrage que ces critiques croient citer, et qu’en effet ils ne citent point, n’en est pas pire.
23. « Que dites-vous du livre d’Hermodore ? — Qu’il est mauvais, répond Anthime. — Qu’il est mauvais ? — Qu’il est tel, continue-t-il, que ce n’est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. — Mais l’avez-vous lu ? — Non », dit Anthime. Que n’ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l’ont condamné sans l’avoir lu, et qu’il est ami de Fulvie et de Mélanie ?
24. Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes, et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais : occupé et rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles : élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux ames communes le mérite d’une vie suivie et uniforme ; et il n’est responsable de ses inconstances qu’à ce cercle d’amis qui les idolâtrent : eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire. Il n’y a point d’autre ouvrage d’esprit si bien reçu dans le monde, et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu’il veuille approuver, mais qu’il daigne lire, incapable d’être corrigé par cette peinture, qu’il ne lira point.
25. Théocrine sait des choses assez inutiles ; il a des sentiments toujours singuliers, il est moins profond que méthodique, il n’exerce que sa mémoire ; il est abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même de ceux qu’il croit ne le valoir pas. Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage, il l’écoute. Est-il lu, il me parle du sien. « Et du vôtre, me direz-vous, qu’en pense-t-il ? » — Je vous l’ai déjà dit, il me parle du sien.
26. Il n’y a point d’ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l’endroit qui leur plaît le moins.
27. C’est une expérience faite, que s’il se trouve dix personnes qui effacent d’un livre une expression ou un sentiment, l’on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s’écrient : « Pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable » ; et ceux-là affirment, au contraire, ou qu’ils auroient négligé cette pensée, ou qu’ils lui auroient donné un autre tour. « Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré, et qui peint la chose au naturel ; il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d’ailleurs ne signifie pas assez ce