Les Caractères/Édition Flammarion 1880/Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle

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Flammarion (p. 53-56).
LES CARACTÈRES
OU
LES MŒURS DE CE SIÈCLE[1]

Je rends au public ce qu’il m’a prêté : j’ay emprunté de luy la matière de cet ouvrage, il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable et qu’il merite de moy, je luy en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ay fait de luy d’après nature, et, s’il se connoît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger. C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre ; mais, comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher[2] ; ils seroient peut-être pires s’ils venoient à manquer de censeurs ou de critiques, c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit. L’orateur et l’écrivain ne sçauroient vaincre la joye qu’ils ont d’être applaudis, mais ils devroient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avoient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges : outre que l’approbation la plus seûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la reformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent, on ne doit parler, on ne doit écrire, que pour l’instruction ; et, s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir si cela sert à insinuer et à faire recevoir les veritez qui doivent instruire. Quand donc il s’est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques reflexions qui n’ont ny le feu, ny le tour, ny la vivacité des autres, bien qu’elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l’esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d’ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu’il n’est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner et l’auteur les doit proscrire : voilà la règle. Il y en a une autre, et que j’ay intérêt que l’on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de veuë, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris : car, bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restraindre à une seule cour ni les renfermer en un seul païs, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étenduë et de son utilité, ne s’écarte du plan que je me suis fait dy peindre les hommes en general, comme des raisons qui entrent dans l’ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des reflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure ; contre les froids plaisans et les lecteurs mal intentionnez. Il faut sçavoir lire et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu’on a lu et ny plus ny moins que ce qu’on a lû ; et, si on le peut quelquefois, ce n’est pas assez, il faut encore le vouloir faire. Sans ces conditions, qu’un auteur exact et scrupuleux est en droit d’exiger de certains esprits pour l’unique recompense de son travail, je doute qu’il doive continuer d’écrire, s’il préfère du moins sa propre satisfaction à l’utilité de plusieurs et au zèle de la vérité. J’avoue d’ailleurs que j’ay balancé dés l’année M.DC.LXXXX, et avant la cinquième édition, entre l’impatience de donner à mon livre plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux caractères, et la crainte de faire dire à quelques-uns ; « Ne finiront-ils point, ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain ? » Des gens sages me disoient, d’une part : « La matière est solide, utile, agréable, inépuisable ; vivez longtemps et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez : que pourriez-vous faire de mieux ? Il n’y a point d’année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume. » D’autres, avec beaucoup de raison, me faisoient redouter les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j’ay néanmoins de si grands sujets d’estre content, et ne manquoient pas de me suggérer que, personne presque, depuis trente années, ne lisant plus que pour lire, il faloit aux hommes pour les amuser de nouveaux chapitres et un nouveau titre ; que cette indolence avoit rempli les boutiques et peuplé le monde, depuis tout ce temps, de livres froids et ennuyeux, d’un mauvais style et de nulle ressource, sans règles et sans la moindre justesse, contraires aux mœurs et aux bienséances, écrits avec précipitation et lus de même, seulement par leur nouveauté ; et que, si je ne sçavois qu’augmenter un livre raisonnable, le mieux que je pouvois faire était de me reposer. Je pris alors quelque chose de ces deux avis si opposez et je garday un tempérament qui les rapprochoit. Je ne feignis point d’ajouter quelques nouvelles remarques à celles qui avoient déjà grossi du double la première édition de mon ouvrage ; mais, afin que le public ne fût point obligé de parcourir ce qui étoit ancien pour passer à ce qu’il y avoit de nouveau, et qu’il trouvât sous ses yeux ce qu’il avoit seulement envie de lire, je pris soin de luy désigner cette seconde augmentation par une marque ((❡)) particulière ; je crus aussi qu’il ne seroit pas inutile de lui distinguer la première augmentation par une autre marque (❡) plus simple, qui servît à luy montrer le progrés de mes Caractères et à aider son choix dans la lecture qu’il en voudroit faire ; et, comme il pouvoit craindre que ce progrés n’allât à l’infini, j’ajoûtois à toutes ces exactitudes une promesse sincère de ne plus rien hazarder en ce genre. Que si quelqu’un m’accuse d’avoir manqué à ma parole en insérant dans les trois éditions qui ont suivi un assez grand nombre de nouvelles remarques, il verra du moins qu’en les confondant avec les anciennes par la suppression entière de ces differences qui se voyent par apostille, j’ay moins pensé à luy faire lire rien de nouveau qu’à laisser peut-être un ouvrage de mœurs plus complet, plus fini et plus régulier à la postérité. Ce ne sont point au reste des maximes que j’ay voulu écrire, elles sont comme des loix dans la morale, et j’avoue que je n’ay ny assez d’autorité ny assez de génie pour faire le législateur ; je sçay même que j’aurois péché contre l’usage des maximes, qui veut qu’à la manière des oracles elles soient courtes et concises ; quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étenduës : on pense les choses d’une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture : de là procède la longueur ou la brièveté de mes reflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crûs ; je consens, au contraire, que l’on dise de moy que je n’ay pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l’on remarque mieux.

  1. Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle ont pour épigraphe ce passage d’Érasme : Admonere voluimus, non mordere ; prodesse, non lœdere ; consulere moribus hominum, non officere.
  2. Le pronom le, qui semble omis ici, ne se trouve dans aucune des éditions contemporaines de La Bruyère, Reprocher quelqu’un est bien une expression usitée dans la langue du temps, mais nous ne connaissons pas d’exemple de reprocher à quelqu’un employé dans le sens général de lui faire des reproches.