Les Caractères/Théophraste - Caractères, Les Belles Lettres/Caractère

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Traduction par Octave Navarre.
Les Belles Lettres (p. 21-81).
Caractères

I

LE DISSIMULÉ

L'εἰρωνεία, prise en un sens général, est une affectation d’humilité dans les actes et dans les paroles[1]. [2] Et voici quelle sorte d’homme est l'εἴρων (le dissimulé)[2]. Il aborde ses ennemis, afin de ne pas laisser paraître qu’il les hait. Il vante, quand elles sont là, les personnes qu’il vient d’attaquer en secret ; et, si elles ont perdu un procès, il leur exprime ses condoléances. Il affecte de ne pas en vouloir à ceux qui l’ont diffamé ; et les propos hostiles dont il est l’objet ne le mettent pas en colère. [3] Avec les gens qui, ayant subi quelque tort, viennent s’en plaindre[3], il garde dans la conversation un ton impassible. Si l’on insiste pour le voir sur l’heure, il fait dire de repasser plus tard. [4] Il ne confie rien de ses affaires et prétend toujours qu’il n’a pas encore pris parti. « Il ne fait, dit-il, qu’arriver ; il était trop tard ; il a été malade. » [5] Aux personnes qui sollicitent un prêt à intérêt ou un prêt d’amitié…[4]. Quand il vend quelque chose sur le marché, il dit qu’il ne vend pas ; et, au contraire, quand il ne vend pas, qu’il vend. Ce qu’il a entendu, il prétend ne l’avoir pas entendu ; ce qu’il a vu, ne l’avoir pas vu ; ou, s’il en convient, il feint du moins de ne pas s’en souvenir. Il répond tantôt qu’« il réfléchira », tantôt qu’« il ne sait pas », tantôt que « cela l’étonne », tantôt qu’« il avait eu déjà, lui aussi, cette pensée ». [6] Bref, c’est un homme qui excelle dans les formules de ce genre : « Je ne suis pas convaincu. — Je ne crois pas. — Tu me vois stupéfait. — D’après ce que tu dis, il aurait bien changé. — À vrai dire, ce n’est pas de cette façon qu’il m’exposait la chose. — Voilà qui me paraît bien invraisemblable. — Va dire cela à un autre. — J’ai peine à ne pas te croire, comme à le mal juger ; tu m’embarrasses fort. — Prends garde d’être trop vite crédule. »

[7] [Voilà le langage, les détours, les reprises que l’on doit attendre du dissimulé. Ces caractères doubles et artificieux, il faut s’en garder plus que des vipères.][5]


II

LE FLATTEUR

On peut définir la flatterie un commerce honteux, mais profitable au flatteur[6]. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le flatteur. « Remarques-tu, dit-il à son compagnon de promenade, comme tout le monde a les regards fixés sur toi ? C’est une chose qui n’arrive à personne autre dans la ville, — Hier, on a fait ton éloge sous le Portique[7]. I y avait là plus de trente personnes rassemblées. La question s’étant posée, quel est le plus honnête homme de la ville, tous les assistants, à mon exemple, tombèrent d’accord sur ton nom. » [3] Et, tout en tenant ces propos, il enlève un duvet du manteau de son compagnon, ou bien il cueille sur sa barbe quelque brin de paille que le vent y a fait voler : « Tu vois, dit-il avec un sourire : depuis deux jours que je ne l’avais rencontré, voilà ta barbe toute semée de fils blancs. N’empêche qu’autant qu’un autre, pour ton âge, tu as encore le poil noir ! » [4] Et, dès que cette même personne prend la parole, il impose à tous silence. Si elle chante, il la complimente et, à chaque arrêt, s’écrie « bravo ! » A-t-elle fait quelque froide plaisanterie, il éclate de rire et s’enfonce son manteau dans la bouche, comme s’il ne pouvait se contenir. [5] Tous les gens qu’il rencontre, il les invite à s’arrêter pour laisser passer « Monsieur »[8].[6] Aux petits enfants de la maison il apporte des pommes et des poires qu’il a achetées, les leur distribue sous les yeux du père, et les embrasse en disant : « À bon père, bonne couvée ! »[9] [7] S’il accompagne un acheteur chez le cordonnier : « Ton pied, dit-il, a bien meilleur galbe que cette chaussure ! » [8] S’agit-il de rendre visite à un ami, vite il prend les devants : « Un tel vient te voir, » dit-il ; puis, rebroussant chemin : « J’ai annoncé ta venue. » [9] Il va de soi encore que c’est un homme capable de faire lui-même, et sans reprendre haleine, les courses du marché aux femmes[10]. [10] De tous les invités il est le premier à vanter le vin : « Quel fin gourmet tu fais ! » dit-il ; et prenant quelqu’un des mets sur la table : « Regarde, quel beau morceau ! » Il presse de questions son hôte : « N’a-t-il pas froid ? ne veut-il pas son manteau ? » et, joignant l’acte à la parole, il le lui met sur les épaules. Penché à son oreille, il lui chuchote quelque confidence ; et il ne le quitte pas des yeux, même pour adresser la parole à autrui. [11] Au théâtre, il arrache les coussins des mains de l’esclave et les dispose lui-même[11]. [12] Et il complimente sa dupe sur la belle architecture de sa maison, sur le bon entretien de ses plantations, sur la ressemblance de son portrait.

[13] [En résumé, vous verrez le flatteur dire et faire toutes les choses par lesquelles il espère se rendre agréable.][12]


III

LE BAVARD

Le bavardage est la manie de parler beaucoup et inconsidérément. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le bavard. Assis à côté d’un inconnu, il fait pour commencer l’éloge de sa femme ; puis, il raconte le songe qu’il a eu la nuit précédente ; ensuite, il passe à son dîner, dont il détaille exactement le menu ; [3] enfin, de propos en propos, il déclare que les hommes d’aujourd’hui sont bien loin de valoir ceux d’autrefois ; que le blé ne se vend pas bon marché sur l’agora ; qu’il y a en ville une affluence d’étrangers ; qu’à partir des Dionysies la mer devient navigable[13] ; qu’un peu de pluie, s’il plaisait à Zeus, ferait du bien aux produits de la terre ; quels champs il cultivera l’année prochaine ; que la vie matérielle devient bien difficile ; que c’est Damippos qui, aux Mystères[14], a consacré le plus grand cierge ; et quel est le nombre des colonnes de l’Odéon[15]. « Hier, reprend-il, j’ai eu une indigestion. » Ou bien : « Quel jour est-ce aujourd’hui ? » Il vous apprendra encore que c’est au mois de Boédromion[16] qu’ont lieu les Mystères, au mois de Pyanopsion les Apaturies[17], au mois de Posidéon les Dionysies rustiques[18]. [4] Et, si on supporte son bavardage, il est homme à ne plus vous lâcher.

[5] [Les bavards de cette espèce, il faut les fuir à toutes jambes[19], si l’on veut éviter la fièvre. Ce n’est pas chose aisée que de tenir bon contre des gens qui ne savent pas discerner le temps de votre loisir et celui de vos affaires.][20]


IV

LE RUSTRE

La rusticité est, semble-t-il, une grossièreté qui ignore les bienséances. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le rustre. Avant d’aller à l’assemblée, il absorbe son kykéon, [3] et… soutient qu’il n’y a pas de parfum qui vaille le pouliot[21]. [1] Il porte des souliers trop larges pour son pied. [5] Il a le verbe haut. [6] Défiant à l’égard de ses amis et de ses proches, il fait à ses domestiques la confidence de ses plus grands secrets ; et, quand il revient de l’assemblée, il raconte aux mercenaires qui travaillent dans ses champs tout ce qui s’y est passé. [7] En s’asseyant, il retrousse son manteau au-dessus du genou, sans souci de laisser apercevoir sa nudité. [8] Rien dans les rues[22] ne l’étonne ni ne le frappe ; mais qu’il rencontre un bœuf, un âne, un bouc, le voilà en arrêt pour les contempler. [9] A l’occasion, il ira à l’office pour y prendre son repas sur place. C’est un homme qui boit sec. [10] Il fait on cachette la cour à la boulangère, et l’aide ensuite à moudre la farine nécessaire à lui-même et à toute la maison[23]. [11] Tout en déjeunant, il va par la même occasion donner le fourrage aux bêtes. [12] Si l’on frappe à sa porte, il vient en personne ouvrir[24], et, accompagné de son chien qu’il tient par la gueule : « C’est, dit-il, le gardien du domaine et du logis. » [13] Reçoit-il de l’argent d’un débiteur, il refuse la monnaie sous prétexte qu’elle n’a pas le poids[25], et en exige d’autre à la place, [14] A-t-il prêté sa charrue, une corbeille, une faux, un sac, ce souvenir le tient éveillé la nuit et il se lève pour aller les réclamer. [15] Quand il descend à la ville, il interroge le premier passant sur le prix des peaux et du poisson salé[26], et…[27] ; puis il ajoute que, dès son arrivée en ville, il se fera tailler les cheveux, et qu’en passant, puisque c’est son chemin, il rapportera de chez Archias[28] du poisson salé. [16] Dans l’établissement de bains, il chante. [17] Il garnit de clous ses souliers.


V

LE COMPLAISANT

La complaisance, si on veut la définir, est un commerce qui ne se soucie pas de l’honnête et ne vise qu’à procurer de l’agrément. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le complaisant. Du plus loin qu’il aperçoit une personne, il la salue par son nom, la qualifie d’éminente, lui prodigue les compliments, la retient par les deux mains sans la lâcher ; et ce n’est qu’après lui avoir fait un bout de conduite et s’être informé du jour où il la reverra qu’il prend enfin congé, en la louant encore. [3] Appelé à un arbitrage, il se préoccupe de complaire non seulement à la partie qu’il représente, mais encore à l’adversaire, afin de paraître impartial[29]. [4] Parlant à des étrangers, il accorde qu’ils ont raison contre ses concitoyens[30]. [5] Invité à un repas, il prie son hôte de faire venir ses enfants[31] ; dès leur entrée, il déclare qu’une figue ne ressemble pas plus à une figue[32] que ces enfants à leur père ; il les attire à lui, les embrasse, les assied à ses côtés ; et, pendant qu’il joue avec les uns, disant : « À qui la petite outre ? À qui la petite hache[33] ? » les autres, sans qu’il proteste, s’endorment sur son estomac qu’ils écrasent[34].


VI

LE CYNIQUE

Le cynisme est l’assurance avec laquelle on fait ou on dit des choses honteuses. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le cynique. Prompt à jurer, perdu de réputation, toujours prêt à l’invective ; pour les mœurs, c’est un pilier des halles, débraillé, capable de tout. [3] Il est homme à danser le cordace[35], même à jeun[36]. [4] Dans les spectacles forains, il recueille le prix des places[37], allant d’un spectateur à l’autre, et fait le coup de poing avec ceux qui, n’ayant point de billet, prétendent voir gratis. [5] Tour à tour cabaretier, tenancier de mauvais lieu, collecteur d’impôts, aucun métier, si infâme qu’il soit, ne lui répugne ; il sera, à l’occasion, crieur public, cuisinier, joueur de dés. [6] Il laisse mourir de faim sa vieille mère[38] ; il se fait arrêter pour vol ; il habite plus souvent en prison que chez lui. [7] C’est un de ces individus qui rassemblent autour d’eux la foule, et qui, d’une grosse voix éraillée, apostrophent les passants, les invectivent où entament la conversation avec eux ; pendant ce temps, les uns s’approchent du cercle, les autres passent sans écouter ; celui-ci n’attrape que le commencement de l’histoire, tel autre la fin, un troisième quelque autre partie. Et, afin de mieux étaler son cynisme, notre homme choisit pour cette scène un jour de fête publique. [8] Il est homme à mener à la fois plusieurs procès, soit comme défendeur, soit comme demandeur ; de l’un il se débarrasse par un déclinatoire[39], et dans l’autre il comparait, portant dans le pli de sa tunique une boite pleine de dossiers et, en ses mains, toute une liasse de paperasses enfilées. [9] Il ne rougit pas de se faire le meneur des gens du marché ; il est leur prêteur et exige 25 pour 100 d’intérêt par jour[40] ; on le voit faire sa ronde chez les taverniers, chez les marchands de poisson et de salaisons, pour toucher ses intérêts ; et la monnaie qu’il recueille de ce trafic, il se la fourre dans la bouche[41].

[10] [Bien incommodes sont ces gens, dont la langue est alerte à l’invective et qui ont le verbe haut au point de faire retentir de leurs cris la place et les boutiques[42].]


VII

LE LOQUACE

La loquacité pourrait, semble-t-il, être définie une incontinence de parole. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le loquace[43]. De quoi que l’entretienne une personne qu’il a rencontrée : « Ce n’est pas cela, dit-il ; je sais, moi, toute l’affaire, et pour peu que lu veuilles m’écouter, tu en seras instruit. » Et, tandis que l’autre poursuit, il l’interrompt : « Il y a là quelque chose à dire ; garde-toi de l’oublier. — Merci de m’avoir rappelé ce détail. — Comme il y a avantage à causer, n’est-ce pas ? — C’est un point qui m’avait échappé. — Tu as en vite fait, vraiment, de saisir la chose, — Voilà un moment que je t’attendais là pour voir si tu aboutirais à la même conclusion que moi. » Et autres interventions du même genre qui ne laissent pas à l’interlocuteur le temps de souffler. [3] Et, quand il a ainsi assommé les individus, il est homme à s’attaquer aux groupes et à mettre en fuite les personnes assemblées pour causer d’affaires. [4] Entrant dans les écoles et dans les palestres, il trouble les enfants dans leurs exercices, tant il bavarde avec les pédotribes[44] et les maîtres d’école. [5] Qu’on vienne à lui dire : « Je te quitte, » il est capable de vous suivre et de vous reconduire jusqu’à votre porte. [6] L’interroge-t-on sur ce qui s’est passé à l’assemblée, il ne se borne pas à en faire le récit ; il continue par celui de la fameuse lutte entre les deux orateurs qui eut lieu jadis sous l’archonte Aristophon, et…[45] ; ensuite il passe aux harangues qu’il a lui-même prononcées autrefois, et avec tant de succès, devant le peuple ; et il entre-mêles a narration d’invectives contre la multitude : en sorte que ses auditeurs oublient à mesure ses paroles, ou bien s’endorment, ou bien lui quittent la place et s’en vont. [7] Au tribunal il empêche ses voisins de juger, au théâtre de regarder, à table de manger : il avoue que le silence, pour un bavard de son espèce, est un supplice ; que sa langue est comme un poisson dans l’eau[46] ; et que, au risque de passer pour plus bavard qu’une hirondelle, il ne saurait se taire. [8] Il supporte même là-dessus les railleries de ses propres enfants, qui, quand le sommeil leur vient, ne manquent pas de l’exciter à parler : « Papa, raconte-nous quelque histoire qui nous fasse dormir ».


VIII

LE NOUVELLISTE

La λογοποιία est une invention de propos et de faits contraires à la réalité, auxquels le λογοποιός essaie de donner créance[47]. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le λογοποιός (le nouvelliste). Rencontre-t-il un ami, aussitôt, l’air épanoui et avec un sourire entendu, il l’interroge : « D’où viens-tu ? Que racontes-tu ? Quoi, tu ne sais rien de l’événement du jour ? » Et, insistant : « On ne raconte aucune nouvelle ? Il y en a pourtant, et d’excellentes. » {3] Puis, sans laisser à l’autre le temps de répondre : « Comment ? Tu n’as rien appris ? Eh bien, je vais te régaler, je crois, de grandes nouveautés. » [4] Et alors, ou bien c’est d’un tel, soldat, qu’il tient la chose, on bien d’un esclave d’Astéios, le joueur de flûte, ou bien de Lycon l’entrepreneur, tous gens qui ne font qu’arriver de la bataille[48]. Dans ses histoires, il a toujours ainsi des garants qu’on ne saurait atteindre. [5] Il raconte donc, d’après leur témoignage, que Polyperchon et le roi ont été vainqueurs et que Cassandre est prisonnier[49]. [6] Et, si on lui objecte : « Mais tu crois à ces nouvelles ? » il vous répondra que la chose est sûre, que ce n’est qu’un cri par toute la ville, que le bruit prend de plus en plus de consistance, qu’il n’y a pas une voix discordante, qu’on donne partout les mêmes détails et que la bataille a été une véritable boucherie. [7] « Les figures de nos gouvernants en disent, du reste, assez long ; je les vois tout bouleversés ». Il a pu savoir secrètement, ajoute-t-il, qu’ils tiennent caché près d’eux dans une maison un homme qui est revenu, voilà cinq jours déjà, de la Macédoine et qui possède tout le détail des faits. [8] Et à son récit il mêle, de la façon la plus naturelle qu’il peut, des exclamations pathétiques : « Infortuné Cassandre ! Malheureux prince ! Reconnais-tu là les coups de la fortune ? Et pourtant il était bien puissant[50] ! — [9] Ce que je dis là, conclut-il, garde-le pour toi seul ! » Et il court déjà le répandre par toute la ville.

[10] [Ces gens-là m’étonnent ; je me demande quel but ils poursuivent en forgeant ces nouvelles. Car non seulement ils mentent, mais il ne leur en revient aucun profit. [11] Il est arrivé à plusieurs, pendant qu’ils provoquaient autour d’eux un rassemblement dans les bains, d’être dépouillés de leur manteau. D’autres, au moment où sous le Portique[51] ils remportaient force victoires de terre et de mer, ont été condamnés par défaut. [12] D’autres encore, qui en paroles prenaient d’assaut des villes, ont manqué leur dîner. [13] Bien misérable, en vérité, est l’occupation de ces gens-là. Quel est le portique, la boutique, le quartier de l’agora, où ils ne passent tout le jour, poussant à bout leurs auditeurs, [14] tant ils les assomment par leurs impostures[52].]


IX

L’HOMME SANS SCRUPULE

L’ἀναισχυντία peut être définie le mépris de l’opinion en vue d’un profit honteux. [2] Et voici quelle sorte d’homme est l’ἀναίσχυντος (l’homme sans scrupules)[53]. Premièrement, s’il est une personne qu’il ait frustrée, c’est à celle-là qu’il s’adresse pour un emprunt, Ensuite…[54]. Le jour où il a sacrifié aux dieux, il va dîner en ville, après avoir fait saler et mettre en conserve les viandes du sacrifice[55]. [3] Là, appelant le serviteur qui l’a accompagné[56], il prend sur la table de la viande et du pain, et lui donne le tout en disant, sans souci qu’on l’entende : « Régale-toi, Tibios. » [4] Va-t-il aux provisions, il rappelle au boucher quelque service rendu, et, posté près de la balance, y jette de préférence un morceau de viande, ou, à défaut, un os pour son bouillon. Si le coup réussit, rien de mieux ; sinon, dérobant sur l’étal un bout de boudin, il s’esquive avec des éclats de rire. [5] Quand il a loué pour le compte d’étrangers, ses hôtes, des places au théâtre, il s’y introduit lui aussi sans avoir payé sa part ; et, le lendemain, il y amène même ses enfants et leur pédagogue[57]. [6] Si vous avez fait un marché avantageux, il en réclame une part. [7] Est-il allé emprunter chez un voisin de l’orge ou de la paille, il exige encore du prêteur le transport à domicile. [8] Aux bains, il s’approche des chaudières, plonge le broc dans l’eau chaude, et, malgré les protestations du baigneur, s’asperge lui-même de la tête aux pieds : « Me voilà lavé, dit-il en partant, et je ne te dois pour cela nul gré ! »


X

LE MESQUIN

La mesquinerie est une économie poussée au delà de la mesure. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le mesquin[58]. Sans attendre la fin du mois, il va au domicile d’un débiteur lui réclamer une demi-obole[59]. [3] Dans un repas à frais communs[60], il s’inquiète du nombre de coupes vidées par chacun des convives, et aucun n’offre aussi parcimonieusement que lui les prémices à Artémis. [4] Si, ayant fait pour lui des achats avantageux, vous lui en présentez le compte : « Superfluités que tout cela », dit-il[61]. [5] Que l’un de ses serviteurs vienne à casser un pot ou un plat, il lui en retient le prix sur sa nourriture. [6] Sa femme a-t-elle laissé tomber un sou, il déplace tout, meubles, lits, coffres, et fouille le plancher. [3] Lorsqu’il met quelque chose en vente, c’est toujours à un prix tel que le profit ne sera pas pour l’acheteur. [8] Défense de cueillir une figue dans son jardin, de traverser ses terres, d’y ramasser une olive ou une datte tombées. [9] Chaque jour, il va vérifier si les bornes de sa propriété sont toujours à leur place. [10] Il est homme, dès qu’un débiteur est en retard, à le faire saisir, et à exiger les intérêts des intérêts. [11] Quand il reçoit à sa table les membres de son dème[62], il a soin de faire couper en menus morceaux les viandes qu’il leur sert. [12] Va-t-il aux provisions, il rentre au logis, sans avoir rien acheté. [13] Sa femme n’a le droit de rien prêter, ni sel, ni mèche de lampe, ni cumin, ni origan[63], ni grains d’orge, ni bandelettes[64], ni gâteaux de sacrifice : « Toutes ces bagatelles, dit-il, ne laissent pas de faire une grosse somme à la fin de l’année. » [14] En résumé, on voit chez les individus de cette sorte les coffres à argenterie moisir, les clés se rouiller ; quant à eux, ils portent des manteaux qui n’arrivent pas jusqu’aux cuisses ; une toute petite fiole d’huile leur suffit pour leurs frictions ; ils se font tailler les cheveux ras, et ne se chaussent qu’à partir de midi ; et, quand ils portent leur manteau chez le foulon, ils lui recommandent de n’y pas ménager l’argile, afin qu’il prenne moins rapidement les taches[65].


XI

L’INCONGRU

La βδελυρία n’est pas difficile à définir ; c’est une façon de plaisanter choquante et qui s’étale. [2] Et voici quelle sorte d’homme est le βδελυρός (l’incongru)[66]. Rencontre-t-il des femmes libres, il se retrousse de façon à exhiber sa virilité. [3] Au théâtre, il bat des mains quand les autres s’arrêtent ; il siffle les acteurs qui ont la faveur du public ; au milieu du silence général, se renversant en arrière, il lâche un hoquet pour obliger toute l’assistance à se retourner. [4] Sur le marché, à l’heure de la plus grande affluence, il s’approche des boutiques où l’on vend des noix ou des baies de myrte ; et là, debout, il grappille sur l’étal, en faisant la causette avec le marchand. Une personne passe qu’il ne connait pas : il l’interpelle par son nom. [5] Une autre arrive d’un air pressé : il l’engage à s’arrêter. [6] Un plaideur sort du tribunal, où il a perdu un gros procès : il l’aborde et lui présente ses félicitations. [7]. C’est lui qui fait en personne[67] son marché, qui loue des joueuses de flûte[68] ; et à tous ceux qu’il rencontre il montre ses provisions et les invite à la fête[69]. [8] Il s’arrête devant la boutique du barbier ou du parfumeur, et déclare aux clients qu’il a dessein aujourd’hui de faire bombance…


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  1. Sur le sens exact de cette définition, voy. Rev. des ét. gr., art. cité, p. 404.
  2. Le mot « dissimulé » ne rend qu’une partie du terme grec εἴρων, Voy. ibid., p. 405.
  3. Dans l’espoir que leur indignation trouvera près de lui un écho.
  4. C’est-à-dire sans échéance fixe et sans intérêt. La lacune peut être comblée avec vraisemblance par : « il donne, tout en objectant qu’il n’est pas riche ».
  5. Moralité apocryphe : de même, à la fin des Car, II, III, VI, VIII, XXVII, XXIX. À l’époque byzantine, les Caractères avaient, semble-t-il, été introduits, comme livre de morale, dans les écoles.
  6. Dans le genre flatterie Théophraste distingue deux espèces : le κόλαξ, qui est guidé par le profit, et l'ἄρεσκος où complaisant (car. V),qui agit sans vue intéressée, par désir inné de plaire.
  7. Le portique du Pécile, une de ces galeries couvertes, pourvues de bancs en pierre, où se réunissaient volontiers pour causer les oisifs.Cf. VIII, 12 ; 14.
  8. Cet anachronisme m’a paru le seul équivalent exact du pronom αύτός, employé par les serviteurs grecs en parlant du maître.
  9. Proverbe grec ; nous disons à peu près de même: « bon chien chasse de race. »
  10. Le marché où se vendaient les objets et parures à l’usage féminin : la présence d’un acheteur masculin y était sans doute insolite.
  11. Les sièges des théâtres grecs étaient en bois ou en pierre ; les riches, pour les rembourrer, se faisaient apporter des coussins par leurs esclaves. CF, XXII, 13.
  12. Moralité byzantine.
  13. Les Grandes Dionysies ou Dionysies de la ville, qui se célébraient au mois d’élaphébolion (mars-avril). Chez les anciens, la navigation restait à peu près interrompue pendant les mois d’hiver.
  14. Les Mystères d’Éleusis, en l’honneur de Déméter.
  15. On appelait odéons des théâtres couverts, spécialement destinés aux auditions musicales. Il s’agit de celui qu’avait fait bâtir Périclès :c’était une construction circulaire, à toit conique supporté par une forêt de colonnes.
  16. Septembre-octobre.
  17. Les Apaturies, fête en l’honneur d’Athéna et d’Héphestos, se célébraient en pyanopsion, c’est-à-dire en octobre-novembre.
  18. Les Dionysies rustiques, célébrées à la campagne, dans les dèmes, au mois de posidéon (déc.-janv.).
  19. Le texte grec dit littéralement: « en agitant les bras et en écartant les jambes. »
  20. Moralité byzantine.
  21. Le kykéon (littéralement « mixture ») paraît avoir été un régal des paysans attiques : il y entrait du vin, de la farine, du miel, du pouliot (menthe sauvage). Dans la lacune supposée, un voisin se plaignait sans doute de l’odeur de pouliot qu’exhalait le rustre.
  22. De la ville, évidemment.
  23. Il s’agit d’une des servantes de la maison, affectée spécialement à la fabrication du pain.
  24. Faisant ainsi office servile.
  25. Par suite d’usure.
  26. Deux articles essentiels de l’habillement et de l’alimentation despaysans grecs.
  27. Une ligne altérée, inintelligible.
  28. Nom réel ou fictif d’un marchand de salaisons.
  29. Les arbitres privés, où amiables compositeurs, étaient d’ordinaire au nombre de trois, deux choisis par les parties et un surarbitre désigné par les deux autres. Leur décision était sans appel.
  30. Soit dans un procès privé, soit dans un différend politique entre un État étranger et Athènes.
  31. En règle générale, les femmes et les enfants ne prenaient pas leurs repas avec les hommes.
  32. Le proverbe français correspondant dit : « se ressembler comme deux gouttes d’eau ».
  33. Jeu inconnu.
  34. Après cette phrase, les manuscrits insèrent un développement, que nous avons transporté à la fin du car. XXI(§§ 6-10) : ce qui est, croyons-nous, sa vraie place.
  35. Le cordace était une danse, réservée originairement à la comédie et caractérisée par des déhanchements lascifs. Du théâtre, elle s’était introduite dans les banquets.
  36. L’absence d’ivresse est ici une circonstance aggravante. Voyez XII, 14 et la note.
  37. Littéralement « il recueille les chalques » : petite monnaie, valant le le huitième d’une obole (deux centimes environ).
  38. Ne pas subvenir à la nourriture de ses parents était un crime, puni de dégradation civique.
  39. Le terme grec (ἐξωμοσία) désigne ici le serment prêté par le défendeur pour opposer à la plainte dont il était l’objet une fin de non-recevoir. Plus loin (XXIV, 4) il a un autre sens.
  40. L’intérêt légal, à Athènes, était normalement de 12 à 18 pour 100 par an.
  41. Habitude des gens du peuple, à laquelle les comiques font souvent allusion.
  42. Moralité byzantine.
  43. Dans le genre bavardage Théophraste distingue jusqu’à quatre variétés : l’ἀδολέσχης (III), qui est un sot ; le λάλος ; (VII), ou le « grand parleur » (trad. de La Bruyère), qui veut paraître informé de toutes choses ; le λογοποιός : 6 ; (VIII), ou le nouvelliste ; et le κακολόγος ; (XXVII), ou le médisant, la mauvaise langue.
  44. Maître de gymnastique.
  45. Ces deux orateurs sont Démosthène et Eschine : allusion au procès de la Couronne, plaidé en effet sous l’archontat d’Aristophon (330 av. J.-C.). Suit une phrase tronquée ; il y était, semble-t-il, question de la célèbre séance de l’assemblée du peuple, où, sous la pression du Lacédémonien Lysandre, les Athéniens furent contraints de substituer à la démocratie le régime oligarchique des Trente tyrans (404 av. J.-C).
  46. Littéralement « que sa langue est dans l’humide ».
  47. La seconde partie de cette définition est restituée par conjecture.
  48. La bataille, réelle ou imaginaire, dont il va être question dans la suite.
  49. Polyperchon, régent de Macédoine après Antipater, fut enguerre avec Cassandre, fils de son prédécesseur, perdant une dizained’années (319-309). Des trois rois qui, pendant celle période, occupèrentnominalement le trône de Macédoine, Alexandre IV, Héraclès et Philippe Arrhidée, il est malaisé de dire lequel est ici désigné. Vraisemblablement il s’agit du dernier. Voy. édit. de Leipzig, p. LVIII sq.
  50. Traduction conjecturale : le texte grec paraît tronqué.
  51. Voyez II, 2 et la note.
  52. Très supérieure par le style et la pensée aux précédentes, cette moralité a été estimée authentique par de bons juges. Ce n’en est pas moins une amplification de rhétorique, tout à fait étrangère à la manière objective de Théophraste.
  53. Le mot grec ἀναίσχυντία ; signifie simplement « l’éhonté », mais tout le développement de ce caractère prouve que Théophraste entend ici l’homme sans scrupules en matière d’intérêt.
  54. Lacune probable.
  55. Quiconque n’était pas un ladre faisait servir ces viandes à un banquet et en distribuait des portions à ses amis.
  56. C’était l’usage à Athènes qu’un esclave suivit le maître dans toutes ses sorties. Tibios, nom d’esclave fréquent chez les comiques.
  57. On appelait pédagogue l’esclave chargé d’accompagner au dehors les enfants (en particulier à l’école) et de veiller sur leur conduite.
  58. Théophraste décrit deux couples d’avares : le μικρολόγος ; (X) et l’ἀνελεύθεμος ; (XXII), qui sont des ladres ; l’ἀναίσχυντος ; (IX) et l’αίσχροκερὅής (XXX), qui sont des cupides.
  59. D’intérêts : en Grèce, les intérêts étaient payables par mois.
  60. D’Artémisiastes, sans doute, c’est-à-dire de chasseurs réunis en corporation sous le patronage d’Artémis.
  61. Texte douteux.
  62. Les dèmes étaient des circonscriptions, nous dirions des communes de l’Attique.
  63. Le cumin ou anis âcre, l’origan où marjolaine sauvage : plantes aromatiques, dont la cuisine grecque faisait grand usage comme condiments.
  64. Dans les sacrifices, des grains d’orge étaient jetés dans les flammes de l’autel et sur la tête de la victime et distribués aux assistants. Les bandelettes servaient à parer la victime et l’autel.
  65. Les foulons ne traitaient pas seulement les étoffes neuves ; ils nettoyaient les vêtements usagés, au moyen de l’argile smectique ou terre à foulon.
  66. Le personnage décrit dans ce caractère n’est pas seulement grossier, mal élevé (ce qui est le sens ordinaire du mat βδελυρός) ; c’est en même temps un mauvais plaisant, un farceur. Il m’a semblé que le mot français « incongru » réunissait ces deux sens. Une autre traduction, qui conviendrait mieux peut-être à certains traits, serait « le voyou ».
  67. Il n’était pas malséant pour un Athénien d’aller lui-même au marché ; mais il se faisait accompagner, en ce cas, d’un esclave pour rapporter les provisions (IX, 4 ; X, 12 ; XVII, 2 ; XXII, 7).
  68. La musique et la danse étaient au premier rang des divertissements par lesquels se terminaient les banquets grecs.
  69. Invitation ironique, semble-t-il.